jeudi 22 mai 2025

[Autissier, Isabelle] La fille du grand hiver

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La fille du grand hiver

Auteur : Isabelle AUTISSIER

Parution :  2025 (Paulsen)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Elle a sept ans et connaît déjà la faim. Dans la nuit polaire, sa mère assouplit la corde qu’elle devra lui passer autour du cou. Une bouche de moins à nourrir sauvera peut-être le reste de la famille. Mais au dernier moment, son frère s’interpose. Arnarulunguaq vivra.          

Des années plus tard, des Blancs se sont installés dans son village du Groenland. Le comptoir qu’ils ont ouvert modifie le quotidien des Inuits. Mais la jeune femme aux yeux pétillants n’a qu’une envie : participer à leurs expéditions. En 1921, Arnarulunguaq ose, et part en traîneau à travers le Grand Nord avec le charismatique Knud Rasmussen, à la rencontre des peuples d’au-delà de la mer.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est notamment l'autrice de Seule la mer s’en souviendra (Grasset, 2009), Soudain, seuls (Stock, 2015), Le Naufrage de Venise (Stock, 2022), et avec Erik Orsenna, Salut au Grand Sud (Stock, 2006) ainsi que Passer par le Nord (Paulsen, 2014). Elle est présidente d'honneur de la fondation WWF France.

 

 

Avis :

Première navigatrice à avoir bouclé un tour du monde en course en solitaire, passionnée de nature et d’écologie, Isabelle Autissier est aussi un écrivain accompli. Après notamment le Grand Nord russe dans Oublier Klara, elle nous emmène cette fois au Groenland, lorsqu’au tournant du XXe siècle, cette terre encore libre, seul le Sud en ayant alors été colonisé par les Danois, découvre les comportements et les objets occidentaux. L’auteur nous décrit ce point de bascule vers un nouveau mode de vie, sans plus de famines mais massivement acculturé, au travers d’une figure réelle hautement symbolique : l’Inuite Arnarulunguaq qui, participant dans les années 1920 à la plus vaste expédition de l’explorateur Knud Rasmussen dans l’Arctique canadien, l’aida dans ses observations ethnologiques.

Dans l’espoir de sauver les plus solides et les plus aptes à assurer la survie de la famille, la coutume aurait voulu que, plus jeune fille de sa fratrie, Arnarulunguaq fût sacrifiée lorsqu’à ses sept ans en 1903, la mort du père les laissa, elle et les siens, sans soutien. Sauvée par les pleurs d’un de ses frères qui attendrirent la mère, l’enfant eut la vie sauve et devint une jeune femme si vive et déterminée que le Danois de mère inuite Knut Rasmussen l’emmena dans sa cinquième expédition Thulé, du nom de la base qu’il installa sur l’île où elle vivait avec son peuple. De 1921 à 1924, le jeune femme partagea  les conditions très difficiles d’un voyage qui devait traverser l’Arctique canadien d’Est en Ouest en traîneau et, au contact des différents peuples Esquimaux rencontrés, collecter des données ethnologiques et biologiques.

Inspiré du propre livre de Rasmussen, mais aussi d’écrits sur les us et coutumes des peuples de l’Arctique canadien, le roman redonne vie à Arnarulunguaq enfant, puis adulte, laissant une large place au mode de vie et aux représentations du monde de ces peuples si bien adaptés aux conditions critiques du Grand Nord. Le froid, la pêche et la chasse orchestrent un quotidien rude et précaire réchauffé par la vie de clan, ses festivités et l’ivresse d’une vie libre au contact d’une nature aussi extrême dans ses splendeurs que dans ses rigueurs. Mais surviennent les premiers Blancs, avec d’abord de la farine, du sucre et d’étranges tasses en porcelaine, puis tant d’autres marchandises qui facilitent l’existence. Bientôt, plus rien de la vie d’avant ne supporte la comparaison avec ce qu’apportent les étrangers. C’est le début d’une « dépendance que seul l’argent peut combler » et d’une assimilation par la déculturation.

Sans autre commentaires que les observations étonnées d’Arnarulunguaq, bien placée pour appréhender le fossé séparant la lutte pour leur survie des peuples de l’Arctique et l’abondance occidentale, le récit n’est autre que celui d’un point de bascule. Avant tout fascinée par les apports des Blancs, elle n’en perçoit pas moins la condescendance et le racisme plus ou mois ouverts, rit des étranges exigences de ces Catholiques quant au mariage et à la morale, et s’interroge sur ce qu’elle perçoit déjà de la transformation de son peuple. Son expérience s’avère d’autant plus touchante pour le lecteur que lui sait ce qu’il adviendra par la suite et qui n’est encore qu’embryonnaire ici : la christianisation et la sédentarisation, les maladies et l’alcool, l’accès au commerce global, et un mal profond né de la destruction de l’identité inuite.

Bel hommage à cette femme emblématique, un roman historique passionnant pour une immersion dans une culture qui avait su s’adapter aux rigueurs de son environnement avant de sombrer face aux Occidentaux, et qui, avec sa passion pour la nature, la neige et l’aventure, fera forcément penser au Rapt et à La dernière migration de Frison-Roche racontant la sédentarisation des Samis en Laponie. (4/5)

 

 

Citations :

Car lorsqu’il devient évident que tous ne peuvent survivre, un choix s’impose. Aleqasersuaq aussi se sait confrontée à l’inéluctable. Elle devra donner la mort pour qu’une partie d’entre eux conserve une chance. Unique adulte, il lui incombe de décider et d’accomplir les gestes fatals.
La désignation des sacrifiés répond à un ordre séculaire. Le privilège de la vie revient d’abord aux chasseurs adultes, seuls à même de rapporter de la nourriture, puis aux femmes capables de coudre, tanner, nourrir et soigner. Les vieux s’éloignent souvent d’eux-mêmes, quand leur vue ne porte plus assez pour détecter le gibier, que leurs dents usées ne peuvent plus mâcher les cuirs, que leur vie a déjà suivi son cours. Ils sautent du traîneau et partent sous les étoiles. Parmi les enfants, les petits mâles seront un jour chasseurs. Restent les filles. Celles proches de la puberté ont déjà occasionné bien des soins et une éducation, elles seront rapidement des épouses à la charge d’un autre foyer. Les plus jeunes figurent tout en bas de la liste.


Ensuite arrivent, selon les hôtes, quelques délices : des œufs d’eiders gelés croqués comme des pommes ; du gongulaq, ce foie de morue conservé un an dans du blanc de baleine, bien vert, servi chaud et qui sent si fort qu’il coupe la respiration ; du mattak, ces petits carrés de peau de narval, noirs et caoutchouteux sur le dessus et d’un blanc nacré en dessous, qui fondent sur la langue ; enfin les fameux mergules fermentés que l’on presse dans la bouche pour que gicle un gras au goût subtil. Selon la croyance, ces dons de la nature circulant dans le corps s’y mélangent et retissent ainsi une harmonie entre l’individu et le monde extérieur.


Un matin, la baie se couvre d’une fine pellicule, le frasil, qui apaise les vagues. Une gadoue mi-eau mi-glaçon chuinte sur la côte au gré des courants et la marée abandonne des cristaux translucides qui scintillent dans le soleil oblique, formant comme un pointillé entre terre et mer. Ensuite apparaissent des plaques de glace hexagonales qui ondulent encore, donnant l’impression qu’un animal respire sous la surface, aux portes de l’hibernation. Enfin, tout s’égalise, scellant pour de longs mois l’accès à la vie marine. En quelques semaines le froid s’installe. La banquise frêle et sombre cède la place à une solide couverture blanche qui donne le signal de la chasse hivernale.


Les vies de leurs amis s’étalent au gré des récits, crues, drôles, tragiques. La lutte incessante pour survivre quelques mois, parfois quelques jours, mobilise toute leur science et toute leur énergie. Ils racontent la vie ou la mort avec la bonhomie de ceux qui parleraient d’une farce de leurs enfants :
— La vieille Mequpaluk a les lèvres bleues, car elle a mangé de l’humain. Son mari était mort de faim, il devait être sacrément dur à mâcher !
— La famille ne voulait pas me donner l’épouse, alors je les ai tous tués. C’est une bonne épouse…
— C’est un bon mari, renchérit celle-ci. Ils en éclatent de rire.
Qu’il est bon de rire, au chaud dans l’igloo, une soupe de renne dans l’estomac ! Dehors la tempête hurle et gronde, mais ne réussit qu’à renforcer cette joie vitale. Certains ne passeront pas l’hiver, à bout de privations, mais d’autres gigotent déjà dans le ventre des femmes.
 
 
Autant Miteq reste le simple et avisé chasseur qu’il a toujours été, seulement intéressé par l’échange des techniques avec ses amis, autant Arnarulunguaq continue à s’interroger : ainsi ce sont eux, ses ancêtres vivants, qui auraient cheminé au gré des proies le long des rivages de l’Arctique, jusqu’à peupler le Groenland ? La rencontre est vertigineuse. Imagine-t-on des Européens côtoyer des chevaliers en armure ?
Ces hommes et ces femmes ne paraissent pas si différents d’elle. Ou plutôt, pas si différents de ce qu’elle était dans sa jeunesse. Soudain, elle mesure tout ce qui a changé depuis l’arrivée de Knud et Peter à Thulé. Le commerce a modifié les buts de chasse, l’irruption de nouveaux outils, d’ustensiles, de biens alimentaires a reconfiguré l’intérieur des igloos, le travail et même les menus. Il n’a suffi que de quelques années. Elle sait que ces changements permettent d’éviter fatigue et famine, mais elle se rend aussi compte que son peuple oublie petit à petit ses coutumes et ses techniques. Elle se sent comme au milieu d’un immense gué, loin d’une rive et encore incapable d’apercevoir l’autre.


Profitant de la dévalaison estivale, des Blancs en tous genres se sont répandus, marchands, trappeurs et aventuriers. Avec eux est arrivé le dieu dollar. Tout se vend, tout s’achète, bien au-delà de ce qu’Arnarulunguaq a connu à Thulé. Les Inuits se rengorgent de faire feu sur tout ce qui bouge : renards rouges et argentés, martres, lynx, castors, rats musqués, hermines… La concurrence fait monter les prix, instillant l’idée de thésauriser cette monnaie qui ne moisira jamais. D’une économie de pénurie au jour le jour, on en vient à une forme d’abondance où l’on se met à envisager les mois, parfois les années à venir. Miteq et Arnarulunguaq découvrent avec effarement des chasseurs qui envisagent sérieusement d’être un jour assez riches pour arrêter de travailler et jouir de leur argent jusqu’à leur vieillesse.
— Mais alors que feras-tu toute la journée ?
— Je chasserai pour mon plaisir !


Arnarulunguaq, qui a eu l’impression d’explorer son passé, a maintenant le sentiment d’être projetée dans son avenir. Voilà sans doute ce qui va advenir à Thulé. Elle écoute, perplexe :
— À quoi bon mâcher des peaux qui abîment les dents quand on peut avoir des tissus et une machine à coudre ? — Un bateau à moteur est plus rapide et moins fatigant que pagayer.
— Les lampes à pétrole éclairent mieux et sentent moins mauvais. En plus, les visiteurs blancs adorent nos vieilles lampes à huile et les achètent à bon prix.
— J’utilise un rasoir, c’est quand même plus élégant qu’une vilaine barbe.
Au hasard des rencontres et des discussions, ces phrases étonnent Arnarulunguaq, parfois la heurtent. Toute leur vie d’avant, jusque dans les moindres détails, semble devenue méprisable ou inutile, incapable de soutenir la comparaison avec les techniques des Blancs. Elle est frappée de constater que tous s’entourent maintenant d’objets qu’ils sont incapables de fabriquer, créant une dépendance que seul l’argent peut combler. Mais à Thulé aussi, on a eu vite fait de délaisser la lance pour le fusil. Tout se vend, tout s’achète, jusqu’aux légendes que les vieux commercialisent 25 dollars pièce. Dès que la nouvelle que Knud recherchait des objets anciens s’est propagée, des pilleurs de tombes se sont mis à l’ouvrage.

 

 

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