J'ai beaucoup aimé
Titre : La forme et la couleur des sons
Auteur : Ben SHATTUCK
Traduction : Héloïse ESQUIE
Parution : 2025 (Agullo)
Pages : 384
Présentation de l'éditeur :
Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le
signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles
dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse
brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient
d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors
de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de
ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et
la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la
forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.
Du Nantucket du XVIIIe siècle aux forêts contemporaines du New Hampshire, La Forme et la Couleur des sons est une ode à la Nouvelle-Angleterre de David Henry Thoreau autant qu’une méditation sur la quête incessante d’un foyer.
Un mot sur l'auteur :
Né en 1984, Ben Shattuck est un écrivain, peintre et conservateur américain. Il a écrit deux
livres.
Avis :
Un des films les plus attendus du festival de Cannes 2025 a été The History of Sound, adapté de la nouvelle qui entame et donne le ton à ce mélancolique recueil de douze histoires entrelacées se déroulant en Nouvelle-Angleterre entre le XVIIe siècle et nos jours.S’inspirant de la structure poétique et musicale du « hook-and-chain », en vogue il y a trois siècles dans cette partie de l’Amérique qu’il connaît bien, Ben Shattuck use de ses nouvelles comme de couplets mariés deux à deux, la première donnant sa tonalité à l’ensemble et la dernière fermant la boucle en lui répondant par-delà le temps, le tout sur la petite musique de la désillusion et de la perte.
Ainsi, le premier amour tragique d’un jeune chanteur synesthète pour un collectionneur de chansons traditionnelles au début du XXe siècle se retrouve lié, bien des années plus tard et par le biais des cylindres de gramophone qu’ils ont enregistrés, au désenchantement d’une femme ayant pour sa part vécu dans le chagrin pour avoir justement épousé son premier amour. Entre ces deux échos mélancoliques ouvrant et fermant le recueil, le son des peines et des joies ricoche d’une histoire à l’autre, dans un incessant va-et-vient dans le temps et entre différents lieux du nord-est des Etats-Unis.
Et chacune, comme les airs captés et conservés par les premiers personnages du livre, d’apporter sa ligne musicale à la polyphonie de la vie et des émotions, chaque fois une trajectoire irrémédiablement solitaire et éphémère ne laissant comme traces que les quelques objets qui lui survivent – enregistrements musicaux, tableau, vieilles photographies… –, mais traçant toutes ensemble la mémoire fantôme des âmes et des sentiments évanouis. Un peu comme si le livre captait la vibration des ondes laissées par toutes ces vies écoulées et nous la restituait en ses pages comme d’autres empêchent les vieilles chansons oubliées de mourir en les enregistrant.
Un livre à la construction subtilement ouvragée pour peindre, non sans mélancolie, la diversité et la fugacité de nos existences et de nos ressentis pourtant si pressants sur le moment, et s’en faire la chambre d’écho comme s’il s’agissait d’une musique, aux formes et aux couleurs de la vie. Splendide. (4/5)
Citations :
J’aurais voulu le son de tous les sillons manquants. Les vibrations libérées dans le monde sans jamais se concentrer dans le tube du phonographe et se transmettre au stylet, sans jamais être gravées dans la cire. J’aurais voulu un enregistrement des années passées. La première fois que David m’avait dit son nom, au pub. David m’invitant chez lui. Me demandant un soir, très tard, s’il devait partir à la guerre ou pas, et moi qui avais dit oui, car je croyais que c’était ce qu’il voulait entendre. La forme et la couleur des sons, perdues quotidiennement. J’ai commencé à voir la Terre comme un cylindre de cire et le Soleil comme une aiguille qui, posée sur notre planète, faisait résonner la musique du jour – le bruit des gens qui se disputaient, cuisinaient, riaient, chantaient, gémissaient, pleuraient, flirtaient. Et en fond, la rumeur silencieuse de millions de dormeurs se répandant sur la planète comme des parasites sonores.
J’allais épouser Maggie Pinkham. J’allais aider Paul à repeindre le phare quand il le faudrait. La maladie de ma mère allait peut-être s’aggraver, mais peut-être pas. Mon père continuerait à ne pas revenir de l’étang. Sadie attraperait de nouveau des puces. Les moutons feraient des petits. Les phoques continueraient de nous fixer depuis les vagues. Ça pouvait durer encore quarante ans, tout ça. Les seules choses imprévisibles, dans une vie, sont celles qu’apportent la guerre et la maladie. C’est ce que j’ai constaté.
J’entends bien que ça peut paraître égoïste, ou cruel. Mais il faut connaître un peu de souffrance, dans la vie – les humains sont faits pour souffrir un peu. Les choses qui se terminent, disons, comme les saisons, comme l’hiver. C’est là qu’on trouve le meilleur. Il faut être déchiré pour pouvoir sentir la réparation. Il n’y a pas d’équivalent. Je ne souhaiterais pas une vie sans histoire à mon pire ennemi.
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