mardi 31 décembre 2024

[Bourbon Parme, Amélie] L'ascension

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les trafiquants d'éternité 2 -
            L'ascension

Auteur : Amélie de BOURBON PARME

Parution :  2024 (Gallimard)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au commencement du XVIᵉ siècle s’ouvre le pontificat de Jules II, ennemi déclaré des Borgia. Alessandro Farnese doit gagner la confiance du nouveau chef de l’Église et de son clan pour asseoir son influence au sein du Sacré Collège et pour établir durablement sa descendance au sein de la haute aristocratie romaine.
Audace, prudence et loyauté. Telle sera sa profession de foi dans une Rome corrompue par le commerce des sacrements, capitale du vice dénoncée par Martin Luther. Car la Rome des Médicis est aussi sulfureuse que l’était celle des Borgia. Intrigues amoureuses, complots et compromissions achèvent de ruiner le crédit des papes. Mais pas l’amour que se vouent Alessandro et Silvia, mère de ses enfants, envers et contre tout.
Propulsé dans les plus hautes sphères de l’Église, l’aîné des Farnese conseille les papes Jules II, Léon X et même Clément VII, son ancien rival. Alors que Charles Quint et François Ier se disputent l’Italie, que l’intransigeance protestante submerge les consciences et menace de faire sombrer la papauté, Alessandro a la conviction que l’humanisme peut triompher de tout, même de ses propres excès : cette certitude le mènera à devenir pape, en 1534.
Avec ce nouveau tome des Trafiquants d’éternité, Amélie de Bourbon Parme poursuit le portrait éblouissant d’Alessandro Farnese au cœur d’une Renaissance italienne tourmentée par la peur du Jugement dernier mais dont va émerger notre modernité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Amélie de Bourbon Parme est historienne et écrivaine. Après L’ambition (prix Maurice Druon 2024), L’ascension est le deuxième volet de la trilogie Les trafiquants d’éternité.

 

 

Avis :

Après L’ambition, premier volet de la trilogie Les trafiquants d’éternité, Amélie de Bourbon-Parme poursuit la biographie romancée de son ancêtre Alessandro Farnèse avec L’ascension, le récit mouvementé de sa longue progression vers le trône papal, qu’il occupera – mais ce sera l’affaire du tome trois – sous le nom de Paul III.
 
Le premier tome l’avait vu s’évader du château Saint-Ange et, réfugié chez les Médicis à Florence, y faire ses humanités avant de rejoindre la curie romaine pour, sans renoncer à sa maîtresse Silvia Ruffini qui lui donnera quatre enfants, commencer à y enchaîner des charges épiscopales de plus en plus lucratives et prestigieuses.

Nous sommes désormais au début du XVIe siècle. Les Médicis succèdent aux Borgia et, en fin observateur des luttes de clans où l’on manie aussi bien la calomnie et la corruption que l’épée et le poison, pendant qu’enflent aussi bien la contestation luthérienne que le fracas de nouvelles guerres où les puissants du moment, François 1er et Charles Quint en tête, se disputent à la curée une Italie en miettes, le cardinal Alessandro Farnèse use si bien de sa clairvoyance diplomatique pour consolider patiemment richesse, prestige et influence, qu’à soixante-six ans, il s’impose comme le seul homme de la situation à Rome. Elu pape à l’unanimité en 1534, soit seulement sept ans après le traumatique sac de Rome qui profana et remit en cause le siège de la papauté, sous pression politique et religieuse face à la situation en Europe et à la montée du protestantisme, il nous laisse impatients de le voir à l’oeuvre dans l’ultime volet de la trilogie.

C’est donc peu de dire que l’intérêt du lecteur ne fléchit pas durant cette deuxième et copieuse part de narration où, sur le fond d’une époque formidablement restituée dans son foisonnement, ses troubles et son agitation, se précise peu à peu le portrait de plus en plus fascinant d’un homme clairement au-dessus de la mêlée. Fluide et rythmée, la plume d’Amélie de Bourbon-Parme plonge dans l’encre de l’Histoire avec un naturel qui ne s’acquiert qu’au terme d’une longue imprégnation et qui nous enchante autant qu’il nous instruit. Loin d’un long fleuve spirituel, l’histoire de la papauté a tout à voir avec la folie des hommes. (4/5)

 

 

Citations :

Lorsqu’il quitta Jean ce matin-là, le malaise ressenti à l’approche de Florence ne s’était toujours pas dissipé. Alessandro se rappela cette autre maxime que lui avait soufflée Nicolas Machiavel : « Le mal est un instrument nécessaire en politique. » Était-il naïf de croire qu’on pouvait garder l’âme pure tout en servant ses intérêts ou était-ce seulement hypocrite, comme l’avait sous-entendu Jules de Médicis la veille ? Avant de descendre l’escalier, il fit un tour par la petite chapelle pour y admirer la procession des rois mages qu’il aimait tant. Face aux lignes presque vivantes de cette fresque, éclairée par le rayon traversant du vitrail, il préférait penser que la conquête du pouvoir était un art avant d’être une guerre.
 

Les journées passèrent ainsi, à la recherche d’un consensus impossible, entrecoupées de discussions et de messes basses dans la salle des pas perdus. Les camériers réduisaient chaque jour les rations de nourriture pour affamer les électeurs et les forcer à se mettre d’accord. (…)
Dehors, les esprits étaient échauffés par des satires qu’alimentaient les pronostics les plus inquiétants. Des libelles et des épigrammes se moquant des électeurs, aussi bien que des candidats, de leurs vices et de leurs défauts, étaient placardés dans les rues, sur les portes des maisons. Soutenu par Jules de Médicis, l’Arétin produisait ces écrits et dirigeait une officine de poètes satiriques dont les textes injurieux, diffusés dans toute la ville, décrédibilisaient les autres cardinaux. Des paris sur les candidats étaient lancés tous les jours, les banques prêtaient de l’argent aux joueurs. Devant le Vatican avait été accrochée une pancarte « À vendre ». (…)
Les électeurs étaient enfermés depuis près de dix jours dans le palais apostolique. Une atmosphère oppressante régnait dans la grande salle divisée en cellules. Malgré le froid, on ouvrait les fenêtres pour aérer, faire circuler l’air engourdi par les scrutins interminables, le bourdonnement des conjectures. Les prières des cardinaux n’étaient plus que des soupirs de lassitude. À l’extérieur aussi, le vide se remplissait de toutes sortes de menaces : la vacance du pouvoir pontifical voyait se déliter l’autorité du Saint-Siège sur les territoires conquis. Les armées françaises se rapprochaient de Florence pour reprendre la cité.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 29 décembre 2024

[Adrian, Pierre] Hotel Roma

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Hotel Roma

Auteur : Pierre ADRIAN

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. »
Le 27 août 1950, Cesare Pavese se donne la mort dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, à Turin. Il laisse un mot d’excuse, des poèmes et un journal intime, Le Métier de vivre.
Pierre Adrian a retracé le dernier été d’un écrivain hanté par le suicide. Il a cherché dans sa vie et dans ses livres de quoi nous apprendre, malgré tout, le douloureux métier de vivre. Pavese apparaît au fil des pages comme un compagnon de route taciturne, drôle, sincère. Au cours de ces errances en ville et dans les collines, on croise Monica Vitti et Antonioni, Calvino, des actrices américaines… Mais aussi « la fille à la peau mate », qui déambule aux côtés du narrateur sur les traces d’une ombre, dans ce Piémont devenu le lieu éblouissant des retrouvailles avec l’être aimé.
Avec ce nouveau récit au charme furieux, Pierre Adrian nous donne à contempler une Italie d’après-guerre en noir et blanc, où la littérature et la politique sont une question de vie ou de mort, où rien n’est jamais grave mais où le tragique finit par s’inviter.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Pierre Adrian est né en 1991 et vit à Rome. Il est notamment l’auteur de La piste Pasolini (prix des Deux Magots, prix François Mauriac de l’Académie française). Son dernier roman, Que reviennent ceux qui sont loin, paru aux Éditions Gallimard en 2022, a obtenu le prix Michel Déon.

 

 

Avis :   

Cesare Pavese lui avait déjà soufflé le titre de son précédent et magnifique roman, Que reviennent ceux qui sont loin. Cette fois, c’est un ouvrage entier que Pierre Adrian consacre à l’écrivain italien, l’un de ceux, avec Pasolini, qu’il a élus avec passion au rang de véritables compagnons littéraires, d’amis même, puisque « qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte », à qui l’on « demande de nous aider à vivre, de nous tenir compagnie ». Après un premier fervent pèlerinage en Italie sur La Piste Pasolini, nous voilà donc à la suite de l'auteur français sur les pas de cet autre grand nom de la littérature italienne, un homme tourmenté qui, en 1950, mettait fin à ses jours dans une chambre de l’Hotel Roma, à Turin.

Si Pasolini fut « l’écrivain de [s]es vingt ans », Pavese est maintenant pour Adrian celui de sa trentaine, « sans doute, écrit-il, parce que je ne cherchais plus de maître à penser mais seulement un ami pour me tenir compagnie. » Lui qui a fait du Métier de vivre l’un de ses livres de chevet, cette « lecture morcelée, intranquille, deven[ue] aussi la recherche d’un reflet, d’une correspondance avec [s]a propre réalité », se rend donc avec la femme qu’il aime – « la fille à la peau mate » – sur les lieux fréquentés par le maître dans les dernières années de sa vie pour tracer de lui un portrait sensible et personnel, enrichi de citations.

Emporté au gré des pérégrinations du couple entre ses lieux de vie et ceux qui furent les témoins de la descente au fond du désespoir d’un homme qui, solitaire et sans amour durable, en vint à considérer que « Mon lot à moi, c’est d’étreindre des ombres », l’on est bien vite frappé par le contraste entre l’accablement qui, parti du constat de sa mort littéraire – « Ma part publique, je l’ai accomplie. J’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé. J’ai donné de la poésie aux hommes. J’ai partagé les peines de beaucoup. » Maintenant « Tout cela me dégoûte. — Pas de paroles. Un geste. Je n'écrirai plus. » – devait mener l’écrivain au suicide, et la manière dont, trois quarts de siècle plus tard, son œuvre alimente l’existence et la pensée d’Adrian, comme si les deux hommes, aussi vivants l’un que l’autre, se rencontraient régulièrement.

La passion d’Adrian est communicative. Bientôt c’est le lecteur qui, entre ombre et lumière, entre ce qui aiguillonna et assombrit l’existence de Pavese, perçoit la présence de son fantôme et le poids de son héritage littéraire. Outre une formidable incitation à lire l’auteur italien, le récit est, au travers des citations choisies, un puissant révélateur des ressorts présidant au parcours d’Adrian, à sa mélancolie – si palpable dans Que reviennent ceux qui sont loin – et à la magnificence de son écriture. Sans doute l’aîné n’aurait-il pas renié cet héritier si imprégné de son reflet. En tous les cas, sous le charme, l’on se plonge avec plaisir dans cet ouvrage, à la fois récit de voyage, enquête et quête, qui, par-delà la mort par suicide d’un écrivain, célèbre l’élan de vie que son œuvre continue d’alimenter. (4/5)

 

 

Citations :

À Rome, seul dans cette ville en ruine qui parfois vous étouffe, j’allais parfois rêver devant le panneau des prochains départs. Je pensais que lorsqu’on se sentait seul et qu’on avait le cœur gros, la gorge serrée, hanté par le démon de midi, il fallait se rendre à la gare centrale pour voir où l’on ne partirait pas. 


Les souvenirs n’ont ni date ni heure et le ciel y est toujours bleu.


C’était comme si Pavese, cet homme malheureux, n’intéressait plus vraiment une époque où se sentir bien, être heureux, avait fini par devenir une injonction. J’avais pensé qu’il fut une des fiertés de Turin, un de ses personnages, mais on n’entretenait même plus sa mémoire dans la jolie librairie qu’il fréquentait. Preuve encore, s’il en était besoin, qu’un écrivain demeurait par son œuvre, exclusivement, et que chercher son ombre à chaque coin de rue était une bataille perdue. 


Elle m’expliqua que Pavese était un écrivain expérimental. Il aimait s’essayer, changer d’air, se mettre à l’épreuve. Et s’il s’était donné la mort entre deux âges, ni vieux ni jeune, c’était aussi pour cela, parce qu’il lui semblait avoir tout dit, tout écrit. Son dernier livre, La Lune et les Feux, était sa Divine Comédie. Il en avait fini avec la littérature, et donc avec la vie.


Pavese se cramponna à la moindre relation sentimentale pour combattre sa solitude, appelant « mon amour » la première fille rencontrée au bal. Chaque rupture devenait une persécution morale, un martyre qui réveillait le souvenir heureux de l’autre et l’abandonnait dans un passé lointain. Quand elle cicatrise, la joie devient de la mélancolie.


Pavese criait. Il voulait qu’on lui réponde. Il écrivait comme on se déleste de ses cartouches. Et peut-être que Marco Pantani grimpait les cols mains en bas, les yeux levés vers le prochain lacet, pour décharger lui aussi son propre fusil. Des pages et des kilomètres en plus, des tourments en moins. Sa souffrance, Pavese sembla la garder pour lui, même s’il céda aussi à la tentation très masculine de la culpabilisation. Elle était une affaire personnelle et, en lecteur vorace, je ne pris jamais ses propres mots à mon compte. Il ne faut pas croire que les livres désespérés nous rendent forcément tristes. Thomas Mann dit même que les livres écrits contre la vie offrent une tentation de la vivre. Pavese ne célébra ni la solitude ni le désespoir. Il les supportait sans complaisance. Et comme on ne devinera jamais la douleur endurée par le cycliste qui gravit la montagne – elle ne se communique pas –, on ne compatit pas tout à fait aux malheurs de ceux qui écrivent. C’est la raison pour laquelle ceux qui souffrent finissent seuls ; la souffrance est un sentiment qui se lit mais ne se partage pas.


Pavese, le 24 novembre 1938 : « On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même – on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres. On cesse d’être jeune quand on distingue entre soi et les autres ; c’est-à-dire quand on n’a plus besoin de leur compagnie. » Cet automne-là, Pavese venait d’avoir trente ans.
 
 
Pendant l’hiver, à moins d’être vaillant, il n’y a rien à faire une fois qu’on a atteint la mer. On la regarde en regrettant l’été et en espérant le suivant. Surgit alors, hors saison, la douce mélancolie des littoraux qui est le regret de ce qui n’est plus et l’attente de ce qui sera. Nous fîmes quelques pas pieds nus dans le sable. Ce n’était pas très beau mais on ne crachait jamais sur la mer. Celle-là, qui remuait sans limpidité, portant sur le rivage des morceaux de bois, vilaine, rappelait toutes les autres malgré tout.


Chez Giono comme chez Pavese, on revenait toujours aux collines. Et puis Giono s’était perdu en étouffant l’espace sous des descriptions assommantes. Il avait oublié d’écrire pour décrire. Le Hussard sur le toit m’avait agacé et je craignais de relire Un roi sans divertissement, lecture qu’il fallait sans doute laisser aux souvenirs de l’adolescence. Je pensais avec Pavese qu’écrire était une épreuve de renoncement et d’aridité contrainte. Il s’agissait de s’abstenir. Je m’étonnais que Giono ait fait le chemin contraire. Je préférais ses débuts.


Il faut avoir un pays, ne serait-ce que pour le plaisir d’en partir. Un pays, ça veut dire ne pas être seul et savoir que chez les gens, dans les arbres, dans la terre, il y a quelque chose de vous, qui, même quand on n’est pas là, vous attend patiemment. [Pavese]


On ne se débarrassait pas d’un pays comme on dépoussière sa veste, d’un revers de la main. La terre de l’enfance nous habitait pour toujours. Il y avait les nôtres au-dedans de nous. À celui qui s’en va, la lecture de Pavese enseignait cette chose magnifique, ce pressentiment qui guidait chaque voyageur : il y a quelque part une maison qui nous attend.


Pour que la gloire soit agréable, il faudrait que les morts ressuscitent, que les vieux rajeunissent, que reviennent ceux qui sont loin. Nous l’avons rêvée dans un petit cadre, parmi des visages familiers qui, pour nous, étaient le monde et nous voudrions voir, maintenant que nous avons grandi, le reflet de nos entreprises et de nos paroles dans ce cadre. Ils ont disparu, ils sont dispersés, ils sont morts. Ils ne reviendront jamais plus. Et alors nous cherchons autour de nous, désespérés, nous cherchons à reconstituer ce cadre, ce petit monde qui nous ignorait mais qui nous aimait et devait être étonné par nous. Mais il n’existe plus. [Pavese]


En paraphrasant André Gide, je songeai que Pavese était resté un petit garçon qui s’amuse, doublé d’un homme désespéré qui l’ennuie.


Il s’agissait d’une des plus belles définitions de l’amitié. Être certain qu’il existait quelque part un ami pour qui la vie était encore plus dure, pour lequel elle était un défi, chaque matin, et que cet ami tenait le coup malgré tout ; cette personne, son souvenir, nous aidait à vivre. Le grand mystère de l’amitié était de recevoir de l’autre ce qu’il ne cherchait pas à donner. On pouvait en vouloir à Pavese d’avoir abandonné les siens. Mais dans les lettres de Calvino et dans les yeux de Ferrarotti, je lisais l’admiration et la gratitude, une idée du compagnonnage. Oui, une définition de l’amitié. En grandissant, j’avais appris que l’ami était d’abord une présence, proche ou lointaine, et qu’il ne fallait pas en exiger davantage. 


Ferrarotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. On ne demande pas à nos amis de nous ressembler. On leur demande de nous aider à vivre, de nous tenir compagnie. En serrant fort la main de Ferrarotti, je pensai que nous avions désormais un ami commun.


En somme, pourquoi désire-t-on être grand, être des génies créateurs ? Pour la postérité ? Non. Pour se promener dans la foule et être montré du doigt ? Non. Pour soutenir la tâche quotidienne de se persuader que tout ce que l’on fait vaut la peine, que c’est quelque chose d’unique. Pour aujourd’hui, non pour l’éternité. [Pavese]

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 27 décembre 2024

[Offutt, Chris] Les fils de Shifty

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les fils de Shifty (Shifty's Boys)

Auteur : Chris OFFUTT

Traduction : Anatole PONS-REUMAUX

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2022
                  en français en 2024 (Gallmeister)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Mick Hardin se remet d’une blessure de guerre chez sa sœur Linda, shérif de Rocksalt dans le Kentucky, lorsque le cadavre d’un dealer local est découvert. Il s’agit de l’un des fils de Shifty Kissick, une veuve que Mick connaît depuis longtemps. La police refusant d’enquêter, Shifty demande à Mick de découvrir le coupable. Se débattant entre un divorce difficile et son addiction aux antidouleurs, ce dernier commence à fouiner dans les collines, avec la ferme consigne de ne pas gêner la réélection de sa sœur. Il comprend vite que le meurtre a été mis en scène, et bientôt un deuxième fils de Shifty est abattu. Pourquoi le sort s’acharne-t-il ainsi sur la famille Kissick ? Le temps presse et Mick le sait, car dans cette communauté basée sur un code moral intransigeant, la violence appelle la violence.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Chris Offutt naît en 1958 et grandit dans le Kentucky, sur les contreforts des Appalaches, au sein d'une ancienne communauté minière. Il est issu d’une famille d'ouvriers. Une fois son diplôme en poche, il entreprend un voyage en stop à travers les États-Unis et exerce différents métiers pour vivre.
En 1992, il publie un premier recueil de nouvelles, Kentucky Straight, qui est encensé par Jim Harrison, James Salter et Larry Brown. Cet ouvrage est suivi en 1997 par Le bon frère, son premier roman.
Pendant les vingt années suivantes, Chris Offut délaisse la littérature pour le cinéma. Il travaille à Hollywood, où il est scénariste de plusieurs séries télévisées, parmi lesquelles True Blood et Weeds. Il revient au roman avec Nuits Appalaches, lauréat du Prix Mystère de la critique et du Grand Prix du Roman Noir Étranger du festival de Beaune 2020. Son roman suivant Les gens des collines, reçoit le prix Marianne - Un aller-retour dans le Noir. Il est également l'auteur de chroniques parues dans de nombreuses revues et journaux, dont le New York Times et Esquire.
Il vit aujourd'hui dans le Mississippi sur une vaste propriété isolée, et partage son temps entre l'enseignement, l'écriture et le jardinage.

 

Avis :

C’est un coin d’Amérique profonde, une région rurale et plutôt déshéritée, mais qui, au coeur de ses collines des contreforts des Appalaches, abrite une nature généreuse et sauvage, à l’écart du monde et de son tapage. L’on y vit encore selon des codes ancestraux prônant l’ardeur au travail et l’honneur du sang, prêt à se défendre bec et ongle contre ce qui viendrait troubler un ordre depuis longtemps figé. Hommes taiseux et femmes teigneuses ne craignant rien ni personne, tous dans la petite localité de Rocksalt se connaissent ainsi de près ou de loin malgré leur distance bourrue et n’hésiteront pas à se prêter main forte face à l’étranger malveillant.

C’est là qu’en convalescence après une blessure de guerre, l’enquêteur militaire Mick Hardin, déjà protagoniste des Gens des collines, le précédent et premier tome de ce qui sera à terme une trilogie policière, est revenu cohabiter avec les fantômes de son enfance autant qu’avec sa sœur, première femme shérif du comté en pleine campagne pour sa réélection. Alors qu’il se morfond, abusant un peu trop des antidouleurs sans pouvoir se résoudre à signer les papiers de son divorce, Shifty Kissick, une veuve âgée qui le renvoie au souvenir du grand-père qui l’a élevé, lui l’orphelin, dans sa cabane au milieu des bois, lui demande d’enquêter sur la mort de son fils, un dealer sans envergure que la police a déjà classé aux pertes et profits des règlements de comptes entre rivaux.

Ses vieux réflexes militaires aussitôt réveillés pour le bien de « ceux qui n’ont pas encore été tués », voilà notre homme embarqué dans les péripéties musclées d’une affaire aux ramifications inattendues, susceptibles de l’entraîner, selon la vieille loi locale de l’honneur et du sang, dans un exercice d’auto-justice au prix exorbitant. Rondement menée dans un suspense sans faille, l’action laisse les pages se tourner d’elles-mêmes. Mais si, comme à la fin de toute intrigue policière, les coupables trouvent leur châtiment, ce n’est ici, dans une mélancolie déchirée entre l’attachement viscéral à la beauté paisible des lieux et la violence employée pour la défendre, que pour mieux souligner l’insoluble tragédie d’un homme rattrapé malgré lui par les atavismes culturels qu’il s’était évertués à fuir au loin.

Comme à son habitude, Chris Offutt signe avec ce dernier ouvrage bien plus qu’un polar addictif et enlevé. Peinture de l’Amérique rurale du Kentucky comme figée dans un autre temps, sa prose est aussi une réflexion mélancolique et fervente sur ce qui nous pousse, malgré la douleur, à rompre avec nos attachements et nos racines, à envisager l’avenir plutôt que le passé. (4/5)

 

Citations :

Jadis un solide gaillard, Oncle Billy n’était plus qu’un pâle sac d’os sous les couvertures. Sa respiration était laborieuse et s’achevait souvent par une toux prolongée qui effrayait Johnny Boy, comme si son oncle pouvait éjecter une partie de ses poumons abîmés. Il avait travaillé dans une mine de charbon pendant vingt ans mais n’avait pas droit aux allocations fédérales pour l’anthracose. Une nouvelle loi faisait du Kentucky le seul État empêchant les spécialistes d’étudier les radios de poumons endommagés. 


Dans l’avion, son regard se perdit à travers le hublot et il tenta de focaliser ses pensées. Il avait arrêté le rejet de déchets toxiques. Il avait guéri sa jambe, posté des pancartes pour sa sœur et découvert qui avait tué les frères Kissick. Il avait rendu Peggy heureuse en divorçant. Il avait débarrassé Shifty des menaces de Charley Flowers et aidé Jaybird à se sortir du pétrin au Dollar General. La liste était trop courte pour tout le sang versé entretemps. Douze morts, et il était là à se vanter de petites choses. Il se demanda combien de gens essayaient de se convaincre que le meurtre était acceptable au nom d’un Bien supérieur. Il n’était pas dupe. Le Bien supérieur n’existait pas, sinon en tant qu’excuse.


Il n’était jamais aussi à l’aise qu’à l’étranger, où il était parfaitement normal d’être différent.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 25 décembre 2024

[Dulude, Sébastien] Amiante

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Amiante

Auteur : Sébastien DULUDE

Parution : 2024 (La peuplade)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Thetford Mines, ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, été 1986. Steve Dubois, neuf ans, et le petit Poulin, dix ans, s’abandonnent aux plaisirs de l’amitié. La belle saison est rythmée d’aventures sur les hauts terrils et d’évasions à travers les paysages mi-forestiers mi-lunaires. Les journées des deux inséparables s’écoulent dans l’oisiveté et l’innocence, sur leurs vélos ou allongés dans leur cabane parmi les pins. Or, l’année 1986 est riche en tragédies, et l’une d’entre elles affecte le cours de la vie de Steve comme nulle autre. Cinq ans plus tard, on le retrouve en proie à son obsession : reconstituer son paradis évanoui.

Maniant une langue précise et sensuelle, Sébastien Dulude fait le récit d’une jeunesse fragile et inflammable dans un American Dream ouvrier en perte d’élan.

La mine, c’est la violence sur certains parents, puis la violence sur certains enfants ; la mine, c’est l’isolement des enfants, et l’isolement, c’est l’ennui, et l’ennui, c’est la violence qui m’a enlevé mon ami.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Montréal en 1976, Sébastien Dulude a grandi dans le quartier Mitchell à Thetford Mines de six à seize ans. Écrivain et éditeur, il est l’auteur de trois recueils de poésie dont ouvert l’hiver (La Peuplade, 2015). Amiante est son premier roman.

 

Avis :

Alors encore capitale mondiale de l’amiante, Thetford Mines a vu grandir le poète et éditeur québécois Sébastien Dulude. Son premier roman Amiante raconte la tendresse de l’enfance comme une bulle merveilleuse et précaire dans un monde abrasif voué inévitablement à la faire éclater.

L’amiante du titre est en ces pages partout et nulle part. Partout parce que c’est elle qui modèle le paysage en un désert lunaire, comme recraché par un volcan. Et nulle part parce que, présence sournoise ourdissant longuement ses coups, elle inquiète d’emblée davantage le lecteur que les personnages, jetant sur le récit la prescience d’une catastrophe en complet contraste avec la fragile innocence des huit ans de Steve Dubois, le narrateur.

Dans cette ville minière, impossible donc d’échapper à la présence de l’amiante. De ses montagnes de résidus empoisonnés percées d’abrupts cratères s’échappe au moindre souffle d’air une poussière grise, opaque et collante, aussi invasive que le grondement sourd des explosions qui rythment le quotidien. Ces coups de canon et l’humeur brutale d’un père harassé, mal payé et inquiet des rumeurs de fermeture, sont avec ces crassiers interdits – terrain de jeux d’autant plus attirant pour les jeunes garçons du coin – à peu près tout ce qui émerge d’un monde dont Steve n’a pas encore pris la mesure de ses implacables cruautés.

Fort symboliquement, ce sera donc encore l’amiante qui, au mitan du livre, sous la forme d’une photographie en double page montrant une vue aérienne de l’immense mine à ciel ouvert, marquera la transition entre les deux versants de l’histoire. Mais d’abord, place à l’insouciance et au bonheur, avec le feu clair et joyeux d’une amitié d’autant plus lumineuse qu’elle fleurit à contre-pied de la solitude et de la crainte. Echappant à une violence paternelle quasi intériorisée comme ordinaire et laissée sans contrepoids par une absence maternelle que lui ne devine pas dépressive, Steve vit avec son indéfectible ami Charlélie, dit « Petit Poulin », un été de liberté fait de courses en BMX à travers les « dompes » interdites, d’orgies de gommes aux cerises et de passion pour les albums de Tintin lus de concert à l’abri de leur cabane-refuge dans un grand pin. Seule intrusion du monde extérieur dans leur bulle de rêve, ils collectionnent, comme d’autres les vignettes autocollantes, les articles consacrés à des catastrophes, pour eux encore fascinantes d’irréalité. Jusqu’à ce jour où le drame frappe dans la vie réelle.

L’illustration médiane franchie et avec elle cinq ans de la vie de Steve, la narration reprend depuis le rivage de l’adolescence, dans un mûrissement où nostalgie et culpabilité se mêlent. Avec la sortie de l’éden viennent la capacité à mettre des mots sur le vécu, tandis qu’à l’amitié perdue succèdent les timides vibrations de l’amour. Mais rien ne viendra jamais effacer le temps perdu du bonheur innocemment partagé, qu’avec une poésie sans pareille, magnifique de simplicité tendre, l’écrivain déroule depuis les profondeurs, en partie autobiographiques, d’une jeunesse faite de solitude, entre euphorie et douleur.

Un roman éblouissant touchant à l’universel, où bien plus qu’un minéral toxique, l’amiante se fait le symbole de la dure réalité du monde, celle qui s’impose à nous lorsque l’enfance commence à s’effriter sur l’adolescence. Coup de coeur. (5/5)

 

Citation :

La poussière fibreuse de la ville d'amiante se soulevait sous nos pas et se fichait en une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur. Nos mollets étaient couverts de ce talc qu'on dit cancérigène - pays de l'or blanc.


 

lundi 23 décembre 2024

[Sola, Irene] Je t'ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres

 



J'ai moyennement aimé

 

Titre : Je t'ai donné des yeux et tu as
            regardé les ténèbres
            (Et vaig donar ulls i vas mirar
            les tenebres)

Auteur : Irene SOLA

Traduction : Edmond RAILLARD

Parution : en catalan en 2023,
                   en français en 2024 (Seuil)

Pages : 192

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Entre les falaises des montagnes catalanes, se cache le mas Clavell. Dans cette maison reculée, à l’aube, une femme âgée, exagérément âgée, entame son dernier jour. Et toutes les femmes nées et mortes entre ces murs sont là pour la veiller. Joyeuses, elles préparent une fête en l’honneur de celle qui au soir viendra les rejoindre. Cette seule journée contient dès lors quatre siècles de souvenirs. Ceux de Joana, qui voulait un mari. Ceux de Bernadeta, dont les yeux voient ce qu’ils ne devraient pas. Ceux d’Àngela, qui n’a jamais mal. Ceux de Margarida, qui au lieu d’un cœur entier a un cœur aux trois quarts, plein de rage. Ou ceux de Blanca, née sans langue, la bouche comme un nid vide, qui se contente d’observer. Ou d’autres encore.

Après Je chante et la montagne danse, Irene Solà signe un roman vivant et drôle, peuplé de légendes et profondément poétique. De sa prose puissante et musicale, elle célèbre la lumière et les ténèbres, la vie et la mort, la mémoire et l’oubli.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Irene Solà est une écrivaine, poétesse et artiste née en 1990 en Catalogne. Je chante et la montagne danse a obtenu quatre prix littéraires, dont le prix de Littérature de l’Union européenne en 2020, et a été traduit en vingt-sept langues. Je t’ai donné des yeux et tu as regardé les ténèbres a reçu le prix Finestres 2023 de littérature en catalan.

 

Avis :

Au mas Clavell cloué au plus inaccessible des sombres plis des montagnes catalanes, la vieille Bernedeta se meurt, veillée à son insu par les mortes de la famille qui, s’apprêtant à l’accueillir dans l’au-delà, lui mitonnent un banquet de bienvenue en convoquant avec entrain leurs souvenirs.

Pendant qu’en autant de chapitres, aube, matin, midi, après-midi, soir et nuit égrènent les lentes heures de son agonie, toutes ces femmes en réalité sorcières depuis qu’il y a quatre cents ans, « mont[ée] en graine comme une laitue, sans trouver d’homme qui veuille d’elle », la repoussante Margarida s’est résolue à passer un pacte avec le diable, toutes ces hideuses créatures se chicanent, éreintent les vivants sans comprendre ni même savoir nommer leurs pratiques et possessions modernes, et dévident leurs vieilles histoires qui, imprégnées du folklore catalan, de ses mythes et de ses légendes, réactivent quatre siècles d’histoire régionale.

Présent furtivement au travers des silhouettes, plus ombres que personnages, des hommes du passé – chasseurs de loups, bandits de grand chemin, soldats des guerres carlistes, déserteurs de la guerre civile, ou encore ouvriers assignés aux grands chantiers de l’époque franquiste – et de nos semblables contemporains – évoqués, avec nos voitures sans chevaux et nos petits miroirs emplis de lutins parlants, sous l’angle d’une altérité qui nous exclut de ce huis clos vernaculaire –, c’est le réel qui se fait ici fantomatique pour laisser s’incarner, au fil d’une mémoire transmise uniquement par les femmes et donc polarisée sur les thèmes de la maternité, de la filiation et de la sororité, un tissu complexe de vieilles croyances et superstitions, toute une mythologie populaire empreinte de magie et de démons et résistant encore, tout au moins jusqu’à la disparition de la dernière habitante du mas Clavell, au rationalisme moderne.

Intelligent dans sa construction, nourri jusque dans sa langue d’une longue imprégnation de la culture populaire catalane, mais labyrinthique et désarçonnant dans son exploration de ce qui semble un brouillard de mysticisme, de sataniste, et même de scatologie, le roman pourtant séduisant dans sa démarche recrache son lecteur nauséeux et confus, pressé de regagner une réalité plus éclairée et nettement moins moyenâgeuse. (2,5/5)

 

Citation :

Le ciel se couvrit. Les premières brumes claires, effilochées, apparurent. Puis ce furent les châteaux sombres et chargés, avec leur cortège de rafales et de tourbillons, d’oiseaux dévoreurs d’insectes et d’insectes sans échappatoire. Les feuilles sèches et les brindilles volaient à ras de terre comme si elles voulaient fuir. Un lourd capuchon recouvrait les pics. Et tandis que les nuages se massaient sur le mas comme un troupeau rassemblé, le soleil glissait des doigts minces et orangés dans les trous et, chaque fois que les nuages les lui coupaient, les arbres tremblaient soudainement, comme si on les avait poussés. La maison, résignée et impassible, tournait le dos à la noirceur qui se concentrait sur sa toiture, comme pour la flairer.


 

samedi 21 décembre 2024

[Tibon, Amir] Les portes de Gaza

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Les portes de Gaza
            (The Gates of Gaza)

Auteur : Amir TIBON

Traduction : Colin REINGEWIRTZ

Parution : en anglais (Israël) et
                   en français en 2024
                   (Christian Bourgois)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au petit matin du 7 octobre, quand ils sont réveillés par le sifflement des missiles, Amir Tibon et son épouse vivent dans le kibboutz Nahal Oz depuis plusieurs années et ils connaissent les règles : il suffit de se précipiter dans la pièce sécurisée de la maison et d’attendre que la situation se calme. Mais ce samedi-là, quand ils se rendent compte qu’il ne s’agit pas seulement d’une attaque de mortier, et que des terroristes du Hamas ont envahi leur communauté, ils comprennent que la journée sera différente de toutes les autres alertes qu’ils ont connues.

Amir Tibon fait le récit des onze heures qui suivent avec une simplicité poignante : il faut tout d’abord calmer leurs deux filles, âgées de trois ans et de vingt mois. Communiquer avec les autres membres du kibboutz. Joindre les proches à Tel-Aviv. Ne pas paniquer quand on crible la maison de balles. Rester calme même quand on apprend les massacres commis dans le voisinage immédiat. Des atrocités dont Amir et sa femme deviennent aussi des témoins auditifs.

Les Portes de Gaza, cependant, ne nous offre pas seulement ce récit profondément personnel de la journée du 7 octobre, car, en alternance avec son témoignage, Amir Tibon condense ici son analyse du conflit israélo-palestinien, notamment par le prisme de l’histoire du kibboutz Nahal Oz qui devait fêter ses soixante-dix ans justement le soir du 7 octobre. Son analyse de la faillite à la fois sécuritaire et morale des années de gouvernance Netanyahou est aussi implacable et précise que sa connaissance des enjeux géopolitiques est vaste et limpide.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Amir Tibon, âgé de 35 ans, travaille en tant que correspondant diplomatique pour le quotidien israélien Haaretz et vivait dans le kibboutz Nahal Oz, situé à 700 mètres de la bande de Gaza, jusqu’au pogrome du 7 octobre 2023. Lui et sa famille ont été accueillis par un autre kibboutz au nord. Son livre sortira en traduction dans de très nombreux pays.

 

Avis :

Journaliste israélien survivant des attaques du 7 octobre par le Hamas, Amir Tibon met en perspective le récit de cette journée qui tua près de 1200 civils et soldats avec un panorama éclairant de l’histoire du conflit israélo-palestinien.

Installé depuis dix ans à Nahal Oz, le kibboutz le plus proche – à seulement sept cent mètres – de la frontière avec la bande de Gaza, Amir Tibon n’a cette nuit-là que quelques secondes pour gagner avec son épouse la pièce sécurisée où leurs deux filles – trois ans et demi et un an et neuf mois – ont, par précaution, l’habitude de dormir. C’est d’abord un déluge de roquettes et d’obus, puis le déferlement dans le kibboutz d’attaquants déterminés à débusquer, pour les abattre ou pour les emmener en otages, les habitants terrés dans leurs bunkers. Commence alors le récit d’une interminable journée d’épouvante. Le couple entend les terroristes parcourir leur maison, les tirs, les explosions. La porte de leur refuge résistera-t-elle ? Si elles se mettent à pleurer, les fillettes ne finiront-elles pas par révéler leur présence ? Ils ont beau préserver le plus longtemps possible la batterie de leur téléphone portable, les voilà bientôt totalement coupés du monde extérieur, à affronter leur terreur dans l’obscurité, sans plus d’autres informations sur les événements que les sons menaçants qui leur parviennent.

En même temps qu’il relate son confinement aveugle et précaire, Amir Tibon retrace le déroulement précis et documenté des attaques et de la défense qui se met en place avec son lot d’acteurs héroïques, comme, parmi d’autres, son père, général à la retraite forcé de reprendre du service. Tendues par le souvenir intact de sensations extrêmes, entre horreur, incertitude et urgence, les deux narrations s’entremêlent en une restitution factuelle, pudique et posée rendant fidèlement compte des événements. Documentaire d’autant plus remarquable de lucidité qu’écrit à chaud, l’ouvrage prend encore une toute autre ampleur en s’inscrivant aussi dans une mise en perspective historique des relations israélo-palestiniennes depuis 1948. Se dessine alors la chronologie d’une catastrophe annoncée.

Car, des signes avant-coureurs, il y en eut mais que les autorités israéliennes négligèrent. Et puis, journaliste au quotidien de centre gauche Haaretz, l’auteur détaille les ambiguïtés de la politique de Nétanyahou, son acceptation tacite d’un afflux massif d’argent qatari à Gaza tombant pourtant en grande partie directement dans l’escarcelle du Hamas et des islamistes, ceci par souci d’affaiblir l’Autorité palestinienne et d’écarter toute perspective de création d’un Etat palestinien, mais aussi en vue d'acheter une paix pourtant dangereusement hypothéquée et, s’assurant ainsi une réélection en avril 2020, échapper aux poursuites judiciaires qui le visaient au motif de collusion et de corruption. Nétanyahou s’allie alors avec l’extrême droite suprémaciste en la personne fort controversée d’Itamar Ben-Gvir, plusieurs fois poursuivi pour incitation à l’émeute et à la haine raciale, ainsi que pour que son soutien à des activités terroristes. 
 
Au lendemain des attaques, « le gouvernement n’était nulle part », souligne l’auteur, ni en soutien militaire sur le terrain, ni pour tenter de sauver les otages. « Le Hamas exigeait la libération de milliers de prisonniers des prisons israéliennes en échange des otages, ce qu’Israël ne manquerait pas de rejeter, mais même cette demande farfelue montrait que l’organisation était au moins ouverte à la négociation. Pouvait-on en dire autant de Nétanyahou ? » Répondant par une violence aveugle, « en l’espace de quelques semaines, Israël a transformé la ville de Gaza, dans sa quasi-totalité, en une étendue de terre brûlée. » 
 
Et de conclure : « Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du côté israélien, ni du côté palestinien. Ils sont remplacés par des psychopathes et des hommes égocentriques : certains d’entre eux rêvent d’une guerre sans fin et de l’anéantissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer à ceux qui nous ont tous entraînés dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de créer un avenir meilleur pour les générations à venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de réfugiés de Gaza. »

Mêlant expérience personnelle et analyse historique, un récit documenté, factuel et lucide qui, loin des passions aveuglant communément les débats, pose avec justesse la symétrie meurtrière entre Israël et le Hamas. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Dani, comme la plupart des habitants de Nahal Oz, désapprouvait les colonies, qu’il considérait comme un obstacle à la paix. « Nahal Oz est né en qualité de kibboutz de première ligne, dans le but de protéger la frontière, explique-t-il. Les colonies ont été construites dans le but d’effacer la frontière et de brouiller la distinction entre Israël et Gaza. Il s’agit de deux missions totalement différentes. »
 

Cette cohorte de nationalistes religieux, qui représentent aujourd’hui environ 10 % de la population israélienne, est composée d’individus allant des modérés libéraux aux extrémistes messianiques qui croient que la colonisation de l’ensemble d’Israël, l’incitation au conflit avec les Palestiniens et in fine leur expulsion du territoire sont des conditions préalables à l’arrivée du Messie juif, une figure sacrée qui fera entrer l’humanité dans une nouvelle ère. Ce dernier groupe a toujours été minoritaire au sein du spectre plus large des nationalistes religieux d’Israël, mais à partir des années 1980, il est devenu une force croissante parmi les colons, défiant et affaiblissant d’autres factions plus modérées.
 

Les islamistes, pour leur part, se sont tenus à l’écart de la résistance armée, du moins au début. Ils possédaient un plan à long terme et beaucoup de patience. Au cours des premières années de l’occupation, ils se sont concentrés sur la dawa’, un mot arabe que l’on peut traduire par « invitation à l’islam ». Les islamistes ont proposé à la population de Gaza un réseau de services d’éducation, de santé et d’aide sociale. Tout ce qu’ils demandaient en retour, c’était que les gens se « rapprochent » de l’islam et qu’ils adoptent un mode de vie plus religieux. Aux yeux des politiciens et militaires israéliens, les islamistes apparaissaient ainsi comme une option séduisante face aux nationalistes laïques belliqueux du Fatah et de l’OLP.
Ainsi, tandis que le Fatah était occupé à attaquer Israël, les islamistes travaillaient sur leur réseau d’institutions, se concentrant exclusivement sur la bataille des cœurs et des esprits – parfois avec l’encouragement et le soutien des autorités israéliennes, heureuses d’aider des concurrents de l’OLP à gagner en popularité et en crédibilité dans la rue. Il y a même eu des réunions entre des hauts fonctionnaires israéliens et des dirigeants islamistes, au cours desquelles les besoins de la population civile de Gaza ont été abordés. Les islamistes ont commencé à réunir d’importantes sommes d’argent en dehors de Gaza et à les acheminer vers la bande pour financer leurs projets éducatifs et sociaux. Peu à peu, ils ont pris le contrôle de mosquées, d’écoles et d’universités, sous l’œil vigilant des occupants israéliens.
 

À Gaza, l’année 1987 s’est avérée relativement violente, et ce, dès ses premiers jours. Des attaques armées ont été menées contre des colons et des soldats israéliens, ainsi que des opérations militaires israéliennes destinées à étouffer la résistance montante. L’historien français Jean-Pierre Filiu attribue cette montée de la violence à la « pression croissante » ressentie par les Palestiniens de Gaza en raison de l’expansion des colonies, qui ont accaparé toujours davantage de terres, de ressources en eau et de côtes, et qui ont nécessité une présence militaire de plus en plus importante dans la région. La plupart des experts israéliens y voyaient cependant le résultat de vingt ans d’occupation israélienne et le passage à l’âge adulte d’une nouvelle génération palestinienne qui avait vécu toute sa vie sous contrôle israélien et qui n’était pas disposée à s’y soumettre plus longtemps.
 
 
Sans utiliser ce terme, Sharon s’est rendu compte qu’Israël dérivait vers un avenir proche de l’apartheid, ce qu’il redoutait moins pour des raisons morales que pour des raisons politiques pragmatiques. Il craignait qu’au cas où Israël ne présenterait pas un plan audacieux pour modifier le statu quo de l’occupation après l’échec d’Oslo, les puissances mondiales essaieraient d’imposer une solution par l’intermédiaire du Conseil de sécurité des Nations unies et en conditionnant l’aide militaire à Israël. Un des scénarios que Sharon redoutait particulièrement était un consensus international sur la création d’un État palestinien dans les frontières régionales de 1967, une issue hypothétique que Sharon considérait comme un désastre du point de vue sécuritaire ; une option encore pire, selon lui, serait que l’on demande à Israël d’accorder la citoyenneté et des droits égaux à tous les Palestiniens vivant sous son contrôle, ce qui aurait pour conséquence de faire des Juifs une minorité dans le seul et unique État juif du monde.


En échange de l’argent qatari, le Hamas a accepté de donner à Nétanyahou ce dont il avait le plus urgemment besoin avant les prochaines élections israéliennes : le calme, acheté et payé avec l’aide du Qatar. Lorsque Lieberman a reproché à Nétanyahou d’avoir « acheté la tranquillité à court terme », c’est exactement à cela qu’il faisait allusion. Mais il était l’une des seules voix dans les hautes sphères d’Israël à s’opposer à cet arrangement.(…)
Nétanyahou a expliqué que les dons qataris aidaient le Hamas à rester au contrôle de Gaza – et que le maintien de l’organisation au pouvoir était essentiel pour éviter un regain de pression sur Israël en faveur d’une solution à deux États. La division palestinienne entre les parties de la Cisjordanie contrôlées par l’Autorité palestinienne et la bande de Gaza régie par le Hamas, a-t-il dit, était favorable à Israël à ce moment-là et devait être maintenue. (...)
Alors que Nétanyahou faisait face à des critiques croissantes à propos des paiements qataris, ses porte-parole dans les médias israéliens – des experts qui avaient été ses fidèles soutiens pendant des années, et dont certains ont ensuite été nommés à différents postes dans son gouvernement – ont utilisé son argument sur la division interne des Palestiniens pour défendre sa politique impopulaire. « Notez bien ce que je dis : Nétanyahou maintient le Hamas sur pied pour que notre pays tout entier ne devienne pas comme les communautés frontalières de Gaza, a écrit l’un d’entre eux fin 2018. Si le Hamas tombe, Abbas prendra le contrôle de Gaza, et les gens de gauche pousseront alors à la négociation et à la création d’un État palestinien. C’est pourquoi Nétanyahou n’élimine pas le Hamas. »
Alors que le soutien du Premier ministre de la part de ses concitoyens s’amenuisait, il a trouvé un partenaire improbable de l’autre côté de la frontière.


Avishay a ressenti un énorme soulagement lorsque le nouveau gouvernement est entré en fonction. Il a grandi dans une famille qui soutenait le Likoud et ses parents ont continué à voter pour Nétanyahou tout au long des quatre tours de scrutin. Mais au fil des ans, Avishay lui-même avait perdu ses illusions et fini par comprendre que cet homme n’était motivé que par le pouvoir, qu’il semblait déterminé à conserver à tout prix. Ce désir avait conduit Nétanyahou à autoriser les paiements en espèces du Qatar au Hamas, et à légitimer le raciste et violent Ben Gvir. 


Il n’y a plus de leaders dans ce pays aujourd’hui – ni du côté israélien, ni du côté palestinien. Ils sont remplacés par des psychopathes et des hommes égocentriques : certains d’entre eux rêvent d’une guerre sans fin et de l’anéantissement de l’autre camp, quel qu’en soit le prix ; d’autres sont trop faibles et incapables de s’opposer à ceux qui nous ont tous entraînés dans ce cauchemar. Ils ne se soucient pas le moins du monde de créer un avenir meilleur pour les générations à venir, et encore moins d’assurer la paix, aujourd’hui, pour mes filles et leurs amis, ou pour les innombrables enfants qui souffrent des horreurs de cette guerre dans les nouveaux camps de réfugiés de Gaza.


 

jeudi 19 décembre 2024

[Hill, Nathan] Bien-être

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Bien-être (Wellness)

Auteur : Nathan HILL

Traduction : Nathalie BRU

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023,
                   en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 688

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À l’aube des années 1990 à Chicago, en pleine bohème artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est étudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opère et l’histoire d’amour démarre aussitôt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, même si leurs rêves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour résistera à l’épreuve du temps.
Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple s’est embourgeoisé, qu’il se débat avec un fils tyrannique, que le désir s’éteint à petit feu et que les rêves s’oublient ? L’achat d’un appartement sur plan devient alors le révélateur de tous les désaccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, étaient-ils faits l’un pour l’autre ?
Bâti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-être est la fresque épatante d’un amour dont le décor, Chicago, perd son âme à mesure que les sentiments s’abîment. Nathan Hill y décortique le couple et l’état de la middle class avec un panache, une ingéniosité et un humour irrésistibles. Du grand roman américain au souffle palpitant.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nathan Hill, auteur originaire de l’Iowa, a connu un immense succès international dès son premier roman, Les fantômes du vieux pays, sacré Révélation étrangère du magazine Lire et récompensé par le prix des Libraires Folio-Télérama. Bien-être, récemment paru aux États-Unis et en Angleterre, a fait sensation auprès de la presse et du public.

 

Avis :

A partir d’une simple histoire d’amour, analyser de fond en comble la société américaine : c’est le tour de force que réussit Nathan Hill dans cet ample et passionnant roman de près de sept cents pages.

Elizabeth et Jack sont étudiants lorsqu’ils se rencontrent à Chicago. Lui vient de la campagne profonde du Kansas et rêve de percer dans les arts plastiques. Elle, en rupture avec sa famille bourgeoise, s’intéresse à la psychologie cognitive et aux neurosciences. Leurs aspirations contestataires et leur vie bohème les rapprochent, c’est le coup de foudre. Deux décennies plus tard, leur quartier s’est gentrifié et leur vie professionnelle stabilisée, à huit ans leur fils Toby déjoue toutes leurs théories éducatives et le couple s’apprête à acheter un nouvel appartement configuré pour lui permettre de faire chambre à part. Quand s’est donc éteinte la mélodie du bonheur ?

La première grande force du roman tient en la crédibilité des personnages et en l’exploration de leur psychologie profonde. Réunis par leur détermination à sortir de leurs milieux respectifs, persuadés de leur anti-conformisme alors qu’ils ne font qu’exorciser les fantômes de leur enfance, ils projettent sur ces atomes crochus le mythe de l’amour parfait et éternel jusqu’à ce que leur embourgeoisement vienne justement saper ce qui précisément les rapprochait. Nathan Hill excelle à souligner les déterminismes initiaux et les malentendus qui en découlent, l’amour et le couple semblant fonctionner exactement comme les placebos dont Elizabeth s’est faite la spécialiste dans son institut du bien-être, c’est-à-dire par l’autosuggestion et l’envie de croire aveuglément aux mythologies du bonheur auxquelles la société nous biberonne.

Des mythologies qui sont loin de se cantonner à l’amour, puisque, étendant le raisonnement, l’auteur déploie ce qui s’impose comme l’autre force du roman : le décorticage des phénomènes qui font la société contemporaine, comme l’envahissement des pratiques numériques et la propagation algorithmique des pseudo-informations complotistes sur les réseaux sociaux, la tyrannie du bonheur et tous les faux-semblants qu’elle traîne dans son sillage, ou encore l’impasse des discours post-modernistes. Précis et factuel, le texte n’oublie rien des dernières mutations, tendances et façons de penser, et si l’ensemble, d’un pessimisme froid malgré l‘humour, peut souvent sembler d’une sécheresse quasi médicale, l’on reste impressionné par l’ampleur et la clarté de cette analyse si évocatrice et instructive.

Miroir impitoyable d'une époque abusée encore loin du bout de ses mutations numériques, un roman qui décrypte magistralement les désarrois et le mal-être d'une société qui, derrière les façades riantes affichées sur les réseaux sociaux, semble ne jamais avoir été moins heureuse. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le problème était, bien sûr, que les victoires qu’on doit garder secrètes perdaient leur statut de victoires. Une victoire impossible à partager n’est qu’un autre genre de défaite.
 

La plupart du temps, la réponse de ces artistes fut d’ignorer ces paysages. Ils passaient leur chemin, continuaient vers l’ouest jusqu’aux Rocheuses et ses récompenses : des lieux en phase avec ce qu’ils avaient appris de la peinture. Voilà pourquoi la prairie était sous-représentée dans le canon de l’art paysager américain. Pas parce qu’elle n’était pas belle, dans des lettres et dans leurs journaux, la plupart des peintres admettaient la trouver très attrayante, mais plutôt parce qu’elle ne correspondait pas aux standards de beauté traditionnels des paysagistes. Faute de trouver les forêts, montagnes et plages qu’ils savaient peindre, les peintres décrétaient le paysage « vide ».
Ils ne voyaient pas ce qui était là. Ils voyaient au contraire ce qui n’y était pas.
Jack cherche à en faire une leçon sur la différence entre réalité et représentation de la réalité. La beauté, dit-il à ses étudiants, est une condition non pas intrinsèque mais construite. Ce que nous trouvons agréable à regarder n’est que ce qui a été agréablement représenté. Le reste, faute de représentation, n’est pas vu. Il ne pénètre jamais dans l’imagination. Et dès lors devient un rien.
 

— N’est-ce pas incroyable ? Au fil des ans, je me suis rendu compte que les individus ont tendance à agir et à penser automatiquement, mais si on leur demande de donner une explication, ils se ruent dans le néant et en tirent une histoire, à laquelle, incroyablement, ils se mettent eux-mêmes à croire.
— Même si l’histoire n’est pas vraie.
— Elle n’a pas besoin d’être vraie. Il suffit qu’elle soit satisfaisante. Nous le faisons tous, dans une certaine mesure. Entre le monde et nous, il y a une histoire, un récit. Souvent beau, qui nous satisfait et nous plaît. Prenez votre père, par exemple.
— Mon père ?
— Il est tout simplement faux de dire que les petits échecs mènent à de plus grands. Il trouve en revanche de la satisfaction, sans doute, à se dire que les gens qui l’entourent, et vous en particulier, ne sont pas à la hauteur.
— Pourquoi ?
— Qui sait quel mal est tapi dans le cœur des hommes, ma chère. Je constate juste que les gens ont un besoin très fort de donner du monde une explication qui leur permettra de se sentir mieux, ou plus en sécurité, ou plus puissants, ou plus appréciés, ou plus aux commandes, sans que cette explication soit forcément vraie. Hélas, d’un point de vue psychologique, la vérité a très peu d’importance. Nous sommes vraiment de bien sottes créatures. »
 
 
La plupart de leurs discussions tournaient autour d’un seul et même sujet : partout, en général, les gens étaient fous. Ou en tout cas bien plus fous que les cours d’économie d’Elizabeth ne le laissaient entendre. Car dans le monde de l’économie, les humains étaient des agents rationnels qui œuvraient avec résolution et intelligence à la satisfaction de leurs propres besoins. Dans le monde de Sanborne, en revanche, ces mêmes gens étaient des dingues en proie à toutes sortes d’illusions, victimes des stimuli les plus infimes, des pigeons, des êtres contradictoires, rois de l’autosabotage, indignes de confiance, impulsifs et malléables à merci, qui ignoraient eux-mêmes les motivations de leurs actes et pourrissaient la vie de leur prochain. Dans les manuels de microéconomie, le monde se résumait à une poursuite du bonheur rationnelle et structurée. Dans celui qu’offrait Sanborne, ledit bonheur était une fiction satisfaisante que l’esprit posait sur ses motivations les plus sombres, et cela correspondait plutôt bien aux observations d’Elizabeth, à sa perplexité face aux affects brouillons et contradictoires de ceux qui l’entouraient.


« Prenez l’amour, par exemple », lui dit Sanborne, le jour de leur première rencontre. « Savez-vous, ma chère, ce qui arrive vraiment aux gens amoureux ?
— Eh bien, dans mon expérience, ils deviennent nerveux, pris de vertiges, ils transpirent beaucoup.
— Oui, bien sûr, tout cela est vrai. Mais les nerfs ? La transpiration ? Ce sont des manifestations extérieures d’un phénomène intérieur. Et vous savez quel est ce phénomène ?
— Je crois que non.
— Au-delà de la poésie, au-delà des chansons, voilà ce qu’est l’amour, ma chère : une dilatation du moi. Le moment où les limites du moi s’étendent pour inclure quelqu’un d’autre et faire, de cet autre, soi-même.
— Ça a l’air bien.
— Ça fait du bien, assurément ! Ça fait un bien fou d’identifier une qualité chez autrui – son charisme, son charme, son tempérament, son point de vue, sa culture, ses ressources, son aspect physique – et de vouloir la posséder aussi. Et les limites de notre moi se mettent alors à déborder vers cette personne, comme une amibe, comme le blob dans ce film sur le blob. Et on s’accroche à cette autre personne, on l’encercle, on l’engloutit, on l’incorpore et on la digère lentement au fil des mois.
— Dit comme ça, ça n’a plus l’air si bien.
— On identifie chez une autre personne quelque chose qu’on aime et on absorbe ce quelque chose à l’intérieur des limites conceptuelles de notre moi. Notre expérience subjective de ce processus, l’illusion que l’esprit nous offre en guise d’explication, c’est cela que nous avons appelé “amour”.
— Donc, dit Elizabeth, si je comprends bien, vous n’êtes pas un de ces indécrottables romantiques.
— Oh que non ! Ce que les autres appellent romance, je l’appelle annexion. 


Et, le hasard faisant bien les choses, elle est justement en train de lire un passage sur la question du désir : que veulent les gens ? Qu’est-ce qui les rend heureux ? Questions auxquelles la réponse semble tout simplement être : plus. Plus de machins. Plus de choses. « L’individu et son désir naturel d’accumuler les biens matériels », c’est ainsi que le formule Buckley, et cela fait sens, parce que c’est ce à quoi Elizabeth s’attend en ce jour d’anniversaire : une accumulation de biens matériels. Chaque année, son père la couvre de ces choses et de ces machins, une frénésie d’achats annuelle qu’elle n’attend pas avec une franche impatience, malgré ce que dit William F. Buckley du désir naturel des gens.


La rumeur se répandit parmi les thérapeutes de la ville que la clinique avait mis au point un étrange philtre d’amour, et bientôt le bureau croula sous les appels de maris et de femmes faisant état des mêmes symptômes : pas exactement malheureux, mais souffrant malgré tout. Ils étaient amis avec leur moitié mais sans passion, aimaient mais sans flamme, étaient fidèles mais s’ennuyaient, voyaient en l’autre un ou une colocataire dévouée, ils étaient des parents se comportant moins comme des amants que comme les cofondateurs d’une entreprise à domicile dont le produit était les enfants, pas complètement sans joie mais largement insatisfaits, ignorant quoi faire, déçus, mais restant ensemble pour épargner les enfants.


Pour vraiment enfoncer le clou, et montrer à quel point il se sentait sincèrement indépendant, pour rendre concrète sur son corps la réalité physique et matérielle de sa philosophie, le jeune Jack Baker décida de se faire tatouer. Un gros tatouage outrancier. Ses amis lui dirent qu’il le regretterait. Ils lui conseillèrent d’y renoncer. Ce à quoi Jack rétorqua qu’il ne deviendrait jamais du genre à regretter un tatouage. « Si un jour je le regrette, assura-t-il à ses amis, c’est que je ne serai plus moi-même. » Il décida que seul un être jeune, audacieux et bizarre apprécierait ce tatouage. Alors, si d’aventure celui-ci finissait par ne plus lui plaire, cela signifierait qu’il n’était plus jeune, ni audacieux, ni bizarre, et donc plus fondamentalement lui-même. Qu’il serait devenu un être honni du jeune Jack. Le tatouage était donc, en ce sens, une insulte lancée droit dans le futur. Il cherchait la bagarre à cette autre personne : le vieux Jack exécrable que le jeune Jack pourrait un jour devenir.


Il voyait le vieux Jack à travers les yeux du jeune et il se sentait trahi. Il avait un crédit immobilier, maintenant, une épargne retraite, un boulot pour lequel il s’habillait correctement, il était marié, un enfant. Le vieux Jack avait renoncé à tous les principes du jeune. Il découpait des bons de réduction dans les journaux. Se levait tôt. Portait des pantalons en toile. Possédait une montre. Et il regrettait son tatouage. Comment deux personnes aussi dissemblables pouvaient-elles occuper le même corps ?


Il prit conscience que les gens, et les mariages, et les quartiers, étaient autant d’entités modulables, dont certaines pièces pouvaient être retirées. Dans la rue, un magasin familial ferme, vite remplacé par la boutique d’une enseigne internationale et, si la scène se reproduit plusieurs fois chaque année, c’est toute la rue qui devient méconnaissable. Les gens aussi étaient comme ça, bourrés de contradictions qui n’attendaient que de faire surface. Le Jack du moment – qui semblait plutôt stable, adapté et plus ou moins vrai – n’était pas plus vrai que le jeune. Un jour, un autre émergerait, un inconnu, et autour de lui de nouveaux amis, une nouvelle ville, ainsi qu’une nouvelle femme et un nouveau fils qui feraient d’eux tous réunis une autre famille. Les gens qu’il aimait, se dit-il, étaient des visiteurs de passage, et à l’intérieur d’eux sommeillait quelqu’un d’autre, meilleur ou pire, connu ou inconnu. Sa femme, son fils, ses amis, ses collègues – il ne pouvait compter sur la constance de personne.


Avec le recul, il lui sembla soudain qu’elle s’était soumise sa vie entière au test de la guimauve, à reporter et reporter encore, à toujours attendre un avenir meilleur que ce que lui offrait le présent, quel que soit le présent du moment. Enfant, elle se disait : Si seulement je pouvais quitter mes parents, je serais heureuse. Puis elle avait quitté ses parents pour s’installer à Chicago et s’était dit : Si seulement je trouvais les amis, le quartier, le métier, le mec qu’il me faut, je serais heureuse. Et elle avait trouvé toutes ces choses et s’était dit : Si seulement je me mariais, je serais heureuse. Puis, une fois mariée : Si seulement on fondait une famille, je serais heureuse. Et pour finir : Si seulement on avait un plus chouette appartement, l’appartement parfait, un appartement pour la vie, je serais heureuse. Elle songea à tous ses derniers plans compliqués – le Shipworks, Le Club – et se demanda s’ils étaient finalement si différents de l’attachement excessif de Brandie à son tableau de visualisation. Elizabeth se croyait bien plus cartésienne que Brandie, bien moins bercée d’illusions, mais peut-être qu’en réalité, sur un point tout à fait crucial, elles étaient pareilles. L’une comme l’autre gérait la douleur d’aujourd’hui en investissant tout dans un lendemain fantasmé.


(…) l’hypertexte n’a finalement pas bouleversé la littérature. Non, il a bouleversé la réalité. Voilà ce que Jack se dit en voyant son père perdre la boule : le monde actuel est devenu un grand hypertexte que plus personne ne sait lire. Une foire d’empoigne où les gens construisent l’histoire qui leur chante à partir des innombrables bribes de monde à leur disposition.


En s’accrochant trop à ce qu’on veut voir, on passe à côté de ce qui est vraiment là.


Et je crois que c’est ce que font les gens la plupart du temps, dans la vie. Ils trouvent un point de vue sur le monde qui correspond au leur, un endroit douillet, et s’y plantent pour ne plus en bouger. Parce que s’ils bougeaient, leurs certitudes et la sécurité qu’ils ressentent se désagrégeraient, une perspective effrayante et douloureuse. Les gens préfèrent donc leurs illusions – que le monde est une simulation, que l’acupuncture a un effet, que les cures détoxifiantes fonctionnent, ou qu’Ebola a été créé par le gouvernement. Une revendication de souveraineté au milieu du chaos. Face aux menaces insurmontables, à une précarité éprouvante et à la douleur, le corps est, plus que de toute autre chose, en recherche de certitudes. On pourrait dire que la certitude est finalement le côté face de la douleur – ce à quoi la douleur ressemble quand elle est réfléchie par un miroir déformant. Quand je vois des gens sur Facebook exprimer avec violence leurs certitudes inflexibles sur telle ou telle question politique, je me dis qu’en réalité ils sont en train de dire Je souffre, et tout le monde s’en fiche. 


Peut-être que le docteur Sanborne avait raison : la certitude n’était qu’une histoire que l’esprit fabriquait pour se défendre contre la douleur de vivre. Ce qui impliquait, presque par définition, que cette même certitude était une façon d’éviter de vivre. On pouvait choisir d’être certain, ou on pouvait choisir d’être en vie.