jeudi 5 décembre 2024

[Pavicic, Jurica] Mater Dolorosa

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Mater Dolorosa          

Auteur : Jurica PAVICIC

Traduction : Olivier LANNUZEL

Parution :  en croate en 2022,
                   en français en
2024 (Agullo)

Pages : 395

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

" Mater Dolorosa. Mère de toutes les mères, une mère qui souffre comme chacune des femmes ici. "Automne 2022. Après la saison touristique, Split se dirige lentement vers l'hibernation d'après-saison. Ines est une jeune femme qui travaille à la réception d'un hôtel. Sa mère, Katja, est femme de ménage et s'occupe de la maison, d'Ines et de son jeune frère. Zvone est un policier prometteur qui reçoit un appel du travail. Un corps a été retrouvé dans une usine désaffectée à proximité de la ville. Il s'agit du corps d'une jeune fille de 17 ans, Viktorija, fille d'un éminent médecin. Le meurtre de la jeune fille bouleversera à jamais le destin des trois personnages principaux....
Que sommes-nous prêts à sacrifier pour protéger ceux que nous aimons, et quelles en seront les conséquences inévitables ?

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Jurica Pavičić est un écrivain, chroniqueur et critique de cinéma croate. Il est diplômé d'histoire et de littérature à l'Université de Zagreb.

 

 

Avis :

Depuis L’eau rouge, son premier livre traduit en français, l’écrivain croate Jurica Pavicic est connu chez nous comme un grand auteur de polars. Avec leurs personnages à la psychologie fouillée et le décor désenchanté d’une Croatie mal cicatrisée de son passé socialiste et de la guerre concomitante à la dislocation de la Yougoslavie, ses romans, bien noirs, se font aussi sociaux et politiques, comme ce tout dernier où l’honneur du sang prime encore sur la loi.

Quand, à la fin de la saison, l’effervescence touristique s’éteint, « la vérité terne apparaît toute nue » aux habitants de Split, « Babylone » soudain rendue à l’état de « ville fantôme », son décor médiéval désormais aussi clinquant qu’une « maquette en polystyrène qu’on aurait déposée au pied d’un sapin de Noël ». C’est là qu’à vingt-cinq ans, Inès vit avec sa mère Katja et son frère Mario, le père ayant été tué dans un accident des années plus tôt. Rien ne semble devoir changer leur routine sans avenir, la jeune femme à la réception d’un hôtel de tourisme, sa mère femme de ménage dans un hôpital et son frère sans autre intérêt apparent que ses jeux vidéo.

Mais le cadavre d’une jeune fille de bonne famille est découvert dans les vastes décombres de la vieille usine désaffectée qui, tombée en faillite après avoir autant empoisonné que fait vivre les anciennes générations, fait plus que jamais figure de « dent pourrie dans le paysage ». Dès le début, l’enquête ne laisse guère de place au doute, ni chez le jeune policier Zvone, ni chez Inès et Katja qui ont tout de suite compris, malgré l’impassible indifférence du garçon, l’implication de Mario. Pourtant, plus commodément orientée par les autres inspecteurs de police vers un suspect que sa précédente condamnation pour viol désigne comme coupable idéal à la vindicte populaire et médiatique, elle laisse une échappatoire inespérée au vrai coupable.

Que va-t-il se passer dès lors ? La police finira-t-elle par faire son travail correctement ? La mère et la sœur garderont-elles le silence jusqu’au bout ? Alternant les points de vue entre le jeune flic consciencieux mais débordé par l’emballement médiatique et par l’incurie de ses collègues, la mère fortifiée en Mater Dolorosa par l’amour inconditionnel qui la rend prête à tout pour protéger son fils, et la sœur déchirée entre sa conscience et l’amour des siens alors que des problèmes personnels font déjà vaciller sa vie et la moindre de ses certitudes, la narration plombée par les non-dits et les silences avance au rythme crépitant de ses phrases lapidaires, tandis que les péripéties accélèrent leur incontrôlable tourbillon.

Plus que l’enquête sans grand mystère, l’intérêt du livre tient en la psychologie nuancée des personnages sur le fond d’une Croatie contemporaine encore groggy de son passé et de ses ruines. Une simple phrase suffit à y creuser des abîmes, qu’il s’agisse des mentalités stigmatisées en quelques mots forts et choisis – les anciens « sont furieux que la patrie se soit réduite à une grande déception, qu’elle n’ait pas été à la mesure de leur héroïsme et de leur gloire » – ou de l’actualité quotidienne résumée avec une lucidité  froide – « un ministre a encore été pris la main dans le sac dans une affaire de corruption, l’opposition demande sa démission. Des habitants s’insurgent contre un projet de barrage et des ouvriers contre la fermeture annoncée de leur raffinerie. Un jour sans rien de spécial, un jour comme beaucoup d’autres. »

Toujours surnage l’image désabusée d’une ville et d’un pays où tout demeure inachevé, «  les maisons, le travail, les ambitions, les vies », et qui, à l’image de cette Mater Dolorosa à laquelle Katja s’identifie pour mieux tromper sa mauvaise conscience, se ment effrontément pour justifier des moyens employés, quels qu’ils soient, pour se construire un avenir sur les ruines du passé. Ce qui commençait comme un polar s’achève ainsi sur une dénonciation politique et sociale d’une rare dureté, que l’on pourrait conclure avec ces mots : « Mais… tout ça, ça ne va pas s’en aller comme ça. Vous le savez. À la fin, tout ça va ressortir. » Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

La partie ancienne du cimetière, petite, modeste et belle, est repliée autour de la chapelle, clôturée par un mur de pierre. La partie récente n’est ni modeste ni belle. À moitié achevée et rudimentaire, elle s’est incrustée comme une excroissance sauvage sur le terrain de cailloux à côté. Délimitée par un mur de béton gris d’où émergent des agrafes métalliques destinées aux pierres de parement. Mais les attaches pointent en l’air de manière absurde. Il n’y a pas de carreaux de pierre et il n’y en aura pas de sitôt car ni le village ni la paroisse ne sont assez riches. Et donc le cimetière est inachevé, comme est inachevé tout ce qui l’entoure ici : les maisons, le travail, les ambitions, les vies.


Quand les touristes sont partis, les restaurants ferment dans le centre de Split, de même les bars, les boutiques de souvenirs et les snacks. Les armées de serveurs, de cuisinières, d’hôtesses et de femmes de ménage déguerpissent, et une fois que tous ces gens s’en sont allés, la vérité terne apparaît toute nue : ce centre n’est pas un centre et, hormis les touristes et ceux qui les servent, il n’y vient jamais personne. Des lumières clignotent dans les rares boutiques restées ouvertes comme le souvenir d’une époque où cette ville était vraiment une ville où des gens venaient vraiment dans le centre. Ces rares boutiques sont comme des sentinelles qui gardent la ville jusqu’à l’été.


 

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