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mercredi 25 décembre 2024

[Dulude, Sébastien] Amiante

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Amiante

Auteur : Sébastien DULUDE

Parution : 2024 (La peuplade)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Thetford Mines, ville phare de l’industrie de l’amiante québécoise, été 1986. Steve Dubois, neuf ans, et le petit Poulin, dix ans, s’abandonnent aux plaisirs de l’amitié. La belle saison est rythmée d’aventures sur les hauts terrils et d’évasions à travers les paysages mi-forestiers mi-lunaires. Les journées des deux inséparables s’écoulent dans l’oisiveté et l’innocence, sur leurs vélos ou allongés dans leur cabane parmi les pins. Or, l’année 1986 est riche en tragédies, et l’une d’entre elles affecte le cours de la vie de Steve comme nulle autre. Cinq ans plus tard, on le retrouve en proie à son obsession : reconstituer son paradis évanoui.

Maniant une langue précise et sensuelle, Sébastien Dulude fait le récit d’une jeunesse fragile et inflammable dans un American Dream ouvrier en perte d’élan.

La mine, c’est la violence sur certains parents, puis la violence sur certains enfants ; la mine, c’est l’isolement des enfants, et l’isolement, c’est l’ennui, et l’ennui, c’est la violence qui m’a enlevé mon ami.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Montréal en 1976, Sébastien Dulude a grandi dans le quartier Mitchell à Thetford Mines de six à seize ans. Écrivain et éditeur, il est l’auteur de trois recueils de poésie dont ouvert l’hiver (La Peuplade, 2015). Amiante est son premier roman.

 

Avis :

Alors encore capitale mondiale de l’amiante, Thetford Mines a vu grandir le poète et éditeur québécois Sébastien Dulude. Son premier roman Amiante raconte la tendresse de l’enfance comme une bulle merveilleuse et précaire dans un monde abrasif voué inévitablement à la faire éclater.

L’amiante du titre est en ces pages partout et nulle part. Partout parce que c’est elle qui modèle le paysage en un désert lunaire, comme recraché par un volcan. Et nulle part parce que, présence sournoise ourdissant longuement ses coups, elle inquiète d’emblée davantage le lecteur que les personnages, jetant sur le récit la prescience d’une catastrophe en complet contraste avec la fragile innocence des huit ans de Steve Dubois, le narrateur.

Dans cette ville minière, impossible donc d’échapper à la présence de l’amiante. De ses montagnes de résidus empoisonnés percées d’abrupts cratères s’échappe au moindre souffle d’air une poussière grise, opaque et collante, aussi invasive que le grondement sourd des explosions qui rythment le quotidien. Ces coups de canon et l’humeur brutale d’un père harassé, mal payé et inquiet des rumeurs de fermeture, sont avec ces crassiers interdits – terrain de jeux d’autant plus attirant pour les jeunes garçons du coin – à peu près tout ce qui émerge d’un monde dont Steve n’a pas encore pris la mesure de ses implacables cruautés.

Fort symboliquement, ce sera donc encore l’amiante qui, au mitan du livre, sous la forme d’une photographie en double page montrant une vue aérienne de l’immense mine à ciel ouvert, marquera la transition entre les deux versants de l’histoire. Mais d’abord, place à l’insouciance et au bonheur, avec le feu clair et joyeux d’une amitié d’autant plus lumineuse qu’elle fleurit à contre-pied de la solitude et de la crainte. Echappant à une violence paternelle quasi intériorisée comme ordinaire et laissée sans contrepoids par une absence maternelle que lui ne devine pas dépressive, Steve vit avec son indéfectible ami Charlélie, dit « Petit Poulin », un été de liberté fait de courses en BMX à travers les « dompes » interdites, d’orgies de gommes aux cerises et de passion pour les albums de Tintin lus de concert à l’abri de leur cabane-refuge dans un grand pin. Seule intrusion du monde extérieur dans leur bulle de rêve, ils collectionnent, comme d’autres les vignettes autocollantes, les articles consacrés à des catastrophes, pour eux encore fascinantes d’irréalité. Jusqu’à ce jour où le drame frappe dans la vie réelle.

L’illustration médiane franchie et avec elle cinq ans de la vie de Steve, la narration reprend depuis le rivage de l’adolescence, dans un mûrissement où nostalgie et culpabilité se mêlent. Avec la sortie de l’éden viennent la capacité à mettre des mots sur le vécu, tandis qu’à l’amitié perdue succèdent les timides vibrations de l’amour. Mais rien ne viendra jamais effacer le temps perdu du bonheur innocemment partagé, qu’avec une poésie sans pareille, magnifique de simplicité tendre, l’écrivain déroule depuis les profondeurs, en partie autobiographiques, d’une jeunesse faite de solitude, entre euphorie et douleur.

Un roman éblouissant touchant à l’universel, où bien plus qu’un minéral toxique, l’amiante se fait le symbole de la dure réalité du monde, celle qui s’impose à nous lorsque l’enfance commence à s’effriter sur l’adolescence. Coup de coeur. (5/5)

 

Citation :

La poussière fibreuse de la ville d'amiante se soulevait sous nos pas et se fichait en une pellicule grise et crayeuse contre notre sueur. Nos mollets étaient couverts de ce talc qu'on dit cancérigène - pays de l'or blanc.


 

jeudi 9 novembre 2023

[Uzun, Maryna] Fière comme une batelière

 



 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : Fière comme une batelière

Auteur : Maryna UZUN

Parution : 2023 (Le Livre Actualité)

Pages : 150

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Née en 1926, au bord de la Sambre, une gamine est négligée et presque haïe par sa mère, cultivée et distinguée. Sa chance se révèle d’être belle, rebelle et intelligente ainsi que d’hériter la gnaque de son père, illettré. Sa curiosité universelle l’élèvera peu à peu et créera sa personnalité autodidacte. Elle s’impose avec le temps et sera la seule, dans sa fratrie batelière de onze enfants, à évoluer aussi fort. Si son adoré Raffaele, venu d’un coin magique mais pauvre de l’Italie, a eu le privilège d’être instruit, il n’a pas la détermination d’Irène qui, dès l’adolescence, a pris soin de ses parents vieillissants…
Dans un risque-tout juvénile, cette fiction parcourt l’itinéraire d’une batelière et son « tohu-bohu » époustouflant. Ôtez rigueur, exactitude et objectivité ! Accordez votre clémence à un certain toupet et à quelques incartades qui l’habitent et qu’elle conte dans son ivresse, tantôt plus lyrique tantôt plus joyeuse ! C’est le roman de la vie de cette femme qui s’est si bien accommodée à toutes les couches de la société, sans honte et avec panache, simplement en étant elle-même : Irène. C’est la chanson de l’amour que sa petite-fille lui porte au-delà de l’âge et des frontières. Une amie a généreusement permis à Maryna Uzun de connaître l’histoire d’Irène. À elle vont les humbles remerciements de
l’auteure.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née à Odessa (Ukraine), Maryna Uzun vit en France depuis 1997. Elle est pianiste concertiste, lauréate de la Fondation Cziffra, et compose des musiques pour enfants. Elle est l’auteure des recueils de poèmes : Le Carnaval des majuscules (en deux volumes), Une femme dans le grand Paris, Souviens-toi de ton Odessa, Pianissimo féroce, Tableaux de l’amour au goût de yaourt, L’insomnie est couchée dans mon lit et Les poèmes d’amour pour des premiers venus. Elle a écrit quatre romans : Le voyage impaisible de Pauline, Les silences d'Isis, Au piano Bigorneau qui représente la suite de Vous aimez les poètes, ne les nourrissez pas !

 

Avis :

Après l’émouvant Voyage impaisible de Pauline dont les pudiques accents autobiographiques rendaient charmantes jusqu’aux imperfections et petites inexactitudes de langage d’une Ukrainienne à Paris, Maryna Uzun s’est lancée dans ce que l’on pourrait appeler une autobiographie par procuration : elle se fait la voix, disparue au moment de l’écriture de ce livre, de la grand-mère d’une amie, pour relater, à la première personne du singulier, le récit de sa vie mouvementée.

La matière du récit, c’est Alicia, jeune femme fascinée par la personnalité et par le parcours de sa grand-mère Irène, qui l’a rassemblée par bribes, au gré des confidences que, profitant de leur grande complicité, elle s’est attachée à encourager chez la vieille dame. La narration reconstitue donc ces échanges, dévidant chronologiquement les souvenirs égrenés par Irène elle-même, ponctués des commentaires souvent exclamatifs de la plus jeune, clairement en adoration. Il faut dire que la belle Irène, frondeuse et passionnée, ne devait pas avoir la langue dans sa poche et son récit, débordant de verve, coule comme le fit sa vie, en un fleuve se moquant des obstacles.  

Née au quart du XXe siècle, entre Sambre et Meuse, d’un couple de bateliers, Irène grandit avec ses dix frères et sœurs dans une vie de dénuement, rude et nomade, alors que les péniches avancent encore au pas des chevaux et des hommes de trait. Jamais scolarisée, elle parvient à l’âge adulte avec pour tout bagage une dureté au travail et un tempérament de feu qui vont lui faire empoigner son destin à bras le corps. Comme sa mère avant elle avait tout quitté pour un coup de foudre irraisonné qui devait lui coûter cher en désillusions, la voilà qui, à la fin de la guerre, s’enfuit avec son amoureux, un beau Calabrais lui aussi plein de déceptions à venir. Alors, puisque décidément les hommes sont faibles en ce bas monde, c’est elle qui endossera dorénavant le rôle de chef de famille, tournant le dos à cette Calabre, en ruines après-guerre, qui n’attendait d’elle qu’effacement et résignation, pour se tailler une vie à sa mesure dans sa Belgique natale. Les houillères y accueillant à bras ouverts les travailleurs immigrés, elle élèvera courageusement ses enfants dans la misère des corons, tandis que son homme troquera le soleil méditerranéen pour l’obscurité poussiéreuse des mines de charbon. Une fois ce dernier vaincu par la silicose, elle s’usera sans compter à coiffer les femmes du quartier, ouvrant son propre salon et accédant enfin à un statut et à une aisance acquis de haute lutte.

Sur un fond historique et social assez sommairement esquissé, la narration s’attache avant tout au portrait, volontiers superlatif, de cette indomptable battante qui, tout en assumant sans broncher les conséquences de ses choix passionnés, sut triompher avec humour et bonne humeur de ses origines sociales, de sa privation d’éducation et de sa condition de femme. Quelques nuances se font bien jour, aussi brèves que tardives, quand, Alicia peinant à se remémorer le détail de ses conversations avec sa grand-mère désormais décédée, récolte des sons de cloche un peu moins univoques chez d’autres membres de la famille. Peu importe, la légende de la fière batelière restera ce qu’en auront retenu, avec peut-être un brin de naïveté et surtout pas mal d’emphase, Alicia et sa plume Maryna Uzun. Ces deux-là ont en commun l’exaltation presque enfantine de leur admiration, encore exacerbée par le lyrisme poétique d’une écriture aux envolées exubérantes. Et comme, cette fois sans légitimité dans l’histoire, les petites bizarreries de langage nées d’une expression originellement non francophone viennent pour le coup jouer les trouble-fête, l’on finit malgré soi avec le sentiment qu’une correction plus attentive, en même temps qu'un peu moins de candide impétuosité, aurait pu rendre ce livre bien meilleur.

Malgré ses imperfections, La fière batelière reste une histoire attachante, pleine de la tendresse d’une jeune femme pour une aïeule qui, sans ce livre, serait restée l’héroïne invisible et oubliée d’un quotidien modestement anonyme. (2,5/5)

 

Citation :

Maman, depuis des décennies, tu n’as du ravissement que pour Irène, tandis que tu es le portrait craché de Raffaele, par le visage ! Réfléchis : la douceur de vivre méridionale lui a joué un mauvais tour ainsi qu’à beaucoup de jeunets, du moins à cette époque. A-t-il, un jour, choisi son chemin ? Un père lunatique à la suite de la mort de sa première femme adorée,  une mère merveilleuse mais aveuglée par un charlatan, un pensionnat autoritaire, une guerre affreuse, une prison en Afrique, un transfert en Alsace, une batelière qui, sans crier gare, le désire à la folie, des copains qui l’attirent dans un farniente permanent, une mine de charbon où il est obligé à ramper au lieu de souffler dans la clarinette… Sa dernière contrainte est indéniablement la pire pour lui : pendant que le manque de respiration lui arrache  la  vie, voir Irène toujours dynamique et convoitée…

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 28 juin 2023

[Rivera Letelier, Hernán] L'autodidacte, le boxeur et la reine du printemps

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'autodidacte, le boxeur et la reine
            du printemps (El autodidacta)

Auteur : Hernán RIVERA LETELIER

Traduction : François GAUDRY

Parution : en espagnol (Chili) en 2019
                  en français en
2023 (Métailié)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Eleazar Luna est ouvrier dans l’une des dernières mines de salpêtre du désert d’Atacama. Il suit des cours du soir et découvre la poésie avec ferveur, et avec elle l’écriture, puis l’amour. Mais la jeune femme qui le fait chavirer s’intéresse à quelqu’un d’autre, un rival exceptionnel : un jeune boxeur qui fait tourner la tête de toutes les femmes de la ville.

Le cadre martien du désert d’Atacama où les fleurs n’éclosent qu’une fois par an et ne durent que 24 heures, la dureté du travail dans les mines de salpêtre, captivent le lecteur, les personnages extraordinaires et dérisoires sont très impressionnants et attachants. Le charme du conteur est incontestable, il nous prend dans ses filets immédiatement.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hernán Rivera Letelier est né en 1950 à Talca, il a toujours vécu dans le désert d'Atacama. Longtemps mineur dans des compagnies salpêtrières, à la fermeture de la mine "Pedro de ValdiviaI », il émigre à Antofagasta, il a 20 ans et suit des cours du soir pour apprendre à lire et à écrire, puis fait des études secondaires. Son premier roman, La Reine Isabel chantait des chansons d'amour (1994) a reçu le Prix de Littérature du Conseil National du Livre, récompense qu'il a obtenu aussi en 1996 pour Le Soulier rouge de Rosita Quintana, confirmant ainsi  son talent et sa voix exceptionnelle au sein de la littérature chilienne des années 1990.

 

 

Avis :

Mineur comme son père avant lui dans les mines de salpêtre du Chili, Hernan Rivera Letelier a appris à lire et à écrire en suivant des cours du soir. En 1988, alors presque quadragénaire, il s’est mis à écrire des poèmes, puis des romans, qui, bientôt remarqués, en ont fait une figure de la littérature chilienne. Ses livres font apparaître son double, Eleazar Luna, que l’on retrouve ici, adolescent plein de rêves et d’espoirs d’évasion, sur l’austère fond d’une éphémère bourgade minière, perdue en plein désert d’Atacama.

En ces lieux arides et reculés, parmi les plus hostiles de la planète, la vie ne s’accroche en îlots provisoires que le temps de l’extraction du nitrate. La pampa chilienne en recèle les plus grands gisements existants. Quand un site est épuisé, la Compagnie démonte les baraquements et la petite agglomération minière part s’installer plus loin, entraînant sa population ouvrière dans une nouvelle installation temporaire. Les conditions de travail sont rudes, tout particulièrement pour les poseurs de rail, réputés de vraies bêtes indomptables, dures à la tâche, immunisées contre la peur par leur résistance à l’alcool. C’est parmi ces brutes épaisses qu’Eleazar, le narrateur, doit faire ses preuves, puis, quand tous sont anéantis de fatigue, trouver encore l’énergie nécessaire à ses cours du soir. Le jeune homme inculte découvre dans les livres le plaisir de la connaissance, puis, bientôt, le pouvoir créatif des mots : une révélation pour cet humble qui n’a jusqu’ici connu qu’un monde brutal et dépourvu de beauté.

Mais Eleazar n’est pas le seul à aspirer à une vie meilleure. Son ami Rosario Fierro, désinvolte bourreau des coeurs au physique avantageux, compte sur son entraînement acharné de boxeur novice pour se faire un nom. « L’un représentant la force et l’autre la jugeote », tous deux se retrouvent rivaux dans la conquête de Leda, la fille de la patronne de leur pension, elle-même tout à ses rêves d’émancipation, fondés sur sa naïve confiance en sa beauté. A l’occasion de la Fête du Printemps et de l’organisation par la Compagnie de trois concours - poésie, boxe et beauté -, les trois jeunes gens, pour leur heur ou malheur, vont confronter leurs rêves à la réalité. Les espoirs d’une vie mènent parfois au meilleur comme au pire…

De son expérience, l’auteur a tiré un roman d’une frappante humilité, qui interroge sur les choix et les chances des uns et des autres dans la course de l’existence. Partis du même point avec chacun ses rêves et ses atouts, les trois personnages de cette sorte de fable, tantôt drôle, tantôt dramatique, ne parviendront pas tous à la destination espérée. Lui qui, au soir de sa vie, mesure le chemin parcouru, s’en souvient avec une émouvante modestie. (4/5)

 

 

Citations :

Être dans cette bibliothèque était pour moi comme m’installer dans la pièce préférée de la maison que je n’avais jamais eue. Je n’avais jusque-là jamais vécu dans ce que l’on pourrait appeler une maison à soi ; celles que nous occupions appartenaient à la Compagnie et, lorsque l’ouvrier était licencié ou lorsque la salpêtrière décidait l’arrêt des machines, la famille devait remettre les clés, emballer ses maigres affaires et partir. Il fallait s’en aller sans regarder en arrière. Dans le cas de cessation des activités, les campements étaient démontés, mis en caisse, et les matériaux restants vendus au prix de la ferraille. Les occupants ne revoyaient jamais leurs logements, leurs rues, le village où ils avaient grandi, s’étaient mariés, avaient eu des enfants et enterré leurs morts. Aussi fallait-il partir sans tourner la tête : nous risquions de connaître le sort de la femme de Loth.
 

On racontait dans les troquets que, autrefois, une autre de leurs facéties récurrentes consistait à se faire écraser les doigts par les roues du train pour toucher la prime d’assurance-accident et que leur menton n’était pas agité du moindre tremblement lorsque, à l’approche du train, ils posaient leurs doigts sur le rail. Chaque doigt avait son prix. Et le pire de tout était qu’ils faisaient cela simplement parce qu’ils n’avaient plus d’argent pour continuer à boire. Dans la tranchée, tous connaissaient l’histoire de don Arnoldo Tolosa, poseur de rails maintenant retraité, qui avait mis trois doigts sur la voie ferrée, l’annulaire, le majeur et l’index de sa main gauche. Mais c’était pour une raison plus louable, si l’on peut dire : il avait trois fils étudiants et besoin d’argent pour leur payer l’université. La chose révoltante n’était pas tant que ce brave don Arno se fût retrouvé mutilé, mais que ses trois salopards de fils, maintenant qu’ils étaient devenus ingénieurs diplômés, avec carnets de chèques et voitures dernier modèle, avaient honte du pauvre vieux. Et pour couronner le tout, ses camarades d’équipe, qui avaient le génie cruel des surnoms, ne s’étaient pas fait prier pour lui en coller un, considéré comme un des meilleurs de la mine : Conte Court, référence à ce jeu infantile où, en se prenant un par un les doigts de la main, on récite rythmiquement : Le petit doigt acheta un œuf, l’autre le mit dans la poêle, le suivant ajouta le sel, le quatrième remua et le pouce le mangea. Dans sa main mutilée le conte se réduisait à : Le petit doigt acheta un œuf et le pouce le mangea.
 

Le boxeur et moi étions aussi différents qu’une pierre du désert et une pierre de rivière, mais nous sommes devenus bons amis. Selon les copains de l’équipe, l’un représentait la force et l’autre la jugeote. Ce qu’ils justifiaient par la taille de nos mains : celles de Rosario Fierro grandes et larges comme des pelles ; les miennes longues et fines comme celles d’un pickpocket. Cependant nous sentions tous les deux que force et jugeote étaient la combinaison parfaite pour une amitié idéale.


 

lundi 19 décembre 2022

[Izagirre, Ander] Potosi

 




Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Potosi

Auteur : Ander IZAGIRRE

Traduction : Alfredo MALLET

Parution : en espagnol en 2015,
                  en français en 2022 (Baromètre)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le Cerro Rico, au pied de la ville de Potosí, est une montagne riche en argent et en étain. Ander Izagirre s’y est rendu pour enquêter sur les conditions de vie abominables des hommes, des femmes et des enfants qui exploitent ces gisements. Parmi les nombreux témoignages recueillis, celui d’Alicia est au premier plan. Travaillant depuis l’âge de 12 ans, cette jeune fille illustre à la fois le sort de ceux dont la subsistance dépend irrémédiablement de l’activité minière, mais également l’esprit de résilience qui anime certains habitants de Potosí, non résignés à se faire avaler par « la montagne qui dévore les hommes » – comme on surnomme le Cerro Rico.
Ander Izagirre ne se contente pas de dépeindre la situation précaire des mineurs et de leur entourage. Il cherche aussi à comprendre ses origines. Son enquête, enrichie de nombreux retours historiques, relate les principales étapes de l’exploitation des mines en Bolivie : des conséquences de la colonisation espagnole, apparues dès le XVIe siècle, jusqu’à la prolifération des coopératives minières d’aujourd’hui en passant par le soulèvement avorté de Che Guevara. Cet éclairage permet de saisir l’importance des enjeux politiques, sociaux et économiques que constitue l’extraction des ressources naturelles pour beaucoup de Boliviens.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ander Izagirre collabore avec de nombreux médias espagnols et étrangers. Il est l'auteur de nombreux ouvrages depuis 2001, principalement alimentés par ses voyages à travers les cinq continents. Randonneur infatigable, il conçoit aussi des guides touristiques pour arpenter les sentiers de son Pays basque natal.

 

Avis :

Lui qui a toujours joué un rôle de premier plan dans l’histoire de La Bolivie au point de figurer sur les armes du pays, le Cerro Rico menace aujourd’hui de s’effondrer, sapé de l’intérieur par cinq siècles d’exploitation minière. « Mont riche » en espagnol, « celui qui explose » en quechua, on le surnomme aussi « la montagne qui dévore les hommes », tant les mineurs et leur entourage – hommes, femmes et enfants – continuent de lui payer un lourd tribut humain pour des conditions de vie misérables. Après plusieurs années d’investigations et de rencontres, le journaliste espagnol Ander Isaguirre nous livre un reportage choc, assortissant son tableau apocalyptique de la précarité des mineurs boliviens d’un panorama historique et géopolitique qui éclaire les vastes enjeux de l’extraction des matières premières si abondantes dans le pays.

Parmi ses nombreuses rencontres de terrain autour de la ville de Potosi, au pied du Cerro Rico, l’auteur a choisi de centrer son récit sur Alicia, une jeune fille clandestinement employée à la mine depuis l’âge de douze ans, menant avec sa mère et ses frères et sœurs une existence de forçats ne leur assurant même pas de quoi subsister dignement. Son père tué par la silicose quand elle avait huit ans, l’adolescente s’éreinte – au sens propre du terme puisque la pollution des eaux lui a déjà coûté un rein – dans des conditions innommables et terriblement risquées, sans rémunération aucune au prétexte de la dette écrasante que la mine a abusivement attribuée à sa mère veuve. Leurs conditions de vie sont en-dessous de tout : à peine de quoi manger, un campement de fortune sur les pentes empoisonnées du terril où l’on avale et l’on respire une poussière mortifère chargée de métaux lourds, et un travail de bêtes : vers de terre s’infiltrant dans les galeries pour extraire argent et étain à l’ancienne, au simple pic et sans aucune mécanisation ; laborieuses fourmis broyant ensuite au marteau les pierres extraites, pour en tamiser les maigres traces de minerais.

Ils sont aujourd’hui cent vingt milles mineurs en Bolivie, employés dans des coopératives artisanales, à exploiter les gisements du Cerro Rico anarchiquement, sans encadrement, plan ni technologie, et au mépris des plus élémentaires règles de sécurité. A eux tous, qui y gagnent à peine de quoi survivre avec une espérance de vie moyenne inférieure à trente-cinq ans, ils ne représentent que 3 % de la production bolivienne de minerais, le reste étant extrait sans main d’oeuvre par une seule multinationale étrangère de pointe. De fait, depuis que l’exploitation des ressources minières boliviennes a commencé au XVIe siècle, elle n’a jamais profité au pays et à sa population. Les colons espagnols réduisirent les Indiens en esclavage pour mieux faire main basse sur les métaux précieux. Puis, les mines restèrent longtemps sous la coupe de quelques sociétés suffisamment puissantes pour faire et défaire les dictatures au gré de leurs intérêts : elles continuèrent ainsi à exploiter purement et simplement la main d’oeuvre locale, exportant les richesses extraites sans taxation ni retombées économiques pour le pays. Après la révolution de 1952, la gabegie au sein des mines nationalisées provoqua leur ruine et leur fermeture. Une seule fut reprise par un groupe japonais qui a su investir pour la moderniser, les autres furent émiettées en une constellation de coopératives non viables, mais où la population s’empresse de s’employer faute d’alternative.

Aujourd’hui, l’hémorragie se poursuit : la Bolivie n’a que ses ressources naturelles dont l’exploitation continue à lui échapper. Pris à la gorge par la spéculation sur les matières qui a ruiné tant de nations sous-développées, le pays dépend des crédits internationaux et des conditions imposées par ceux-là même qui l’ont étranglé. Et ses habitants, parmi les plus pauvres de toute l’Amérique du Sud avec 94 % d’entre eux incapables de pourvoir aux nécessités de base et même 46 % ne pouvant s’assurer une alimentation de survie, continuent à tomber comme des mouches, écrasés dans les effondrements de galeries, étouffés par la silicose, empoisonnés par l’air et l’eau contaminés, épuisés par la malnutrition et ces conditions de travail bestiales qui les attendent dès l’âge de douze ans.

Malheureusement sans illusion quant à l’impact de son livre dans l’indifférence du monde, Ander Izaguirre aligne implacablement ses constats les plus terribles de la situation des mineurs boliviens, peuplant son évocation de portraits saisis sur le vif, au plus près de la réalité du terrain. Choqué par le sort d’Alicia et des siens, pourtant capables d’une vitalité et d’une résilience confondantes, c’est avec un terrible sentiment d’impuissance désabusée que l’on parcourt le décryptage de l’Histoire et des intérêts politiques, financiers et économiques, qu’en toute objectivité et avec beaucoup de clarté, l’auteur nous propose comme impitoyable genèse de cette situation. Ce livre dont chaque page est une gifle émotionnelle en même temps qu’une éclairante analyse historique et géopolitique est un immense coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Il va, courbé avec les bras collés au corps, parce que dans ce tunnel minuscule… « ce n’est qu’une galerie de vers de terre ! » … parce que dans ce tunnel, il suffit d’écarter les coudes pour toucher le mur gauche et le mur droit en même temps ; il suffit de lever un peu le cou pour toucher le plafond avec le casque. Nous sommes dans une montagne. Autour de nos corps, il y a peu de centimètres d’air et des millions de tonnes de roche compactes. C’est ce qui ressemble le plus à être enterré : il reste seulement cet orifice pour retourner à la surface (pour celui qui sait s’orienter das le labyrinthe de galeries qui serpentent, se croisent, bifurquent, tournent, montent, descendent : il n’y a rien dans les tunnels, dans les grottes et dans les puits – aucune lumière, aucune brise, aucun son – qui indique si nous retournons à la vie ou si nous nous enfonçons encore plus profondément dans la montagne). On a l’impression qu’il suffirait d’un éternuement pour que la montagne se compacte et écrase cette galerie par laquelle nous avançons comme des insectes, tâtant les murs, marchant avec les pieds et avec les mains.
Difficile de respirer. Dans cette position, ainsi courbés, avec les bras collés au thorax, les poumons se gonflent avec peine. Chaque inspiration est un effort conscient : j’ouvre les fosses nasales et j’absorbe de l’air à quarante degrés, saturé d’humidité, collant comme des boules de coton trempées dans la térébenthine. Il me reste un goût métallique dans le palais, comme si j’étais en train de sucer des pièces de monnaie. C’est la copajira, la sueur acide de la mine, qui suinte le long des murs, qui forme des flaques de boue orange et qui flotte dans la buée.
 

Et ces poutres ? Elles sont pourries, pliées comme un « V » sous le poids de la montagne. Certaines ont déjà commencer à se briser.
- Les poutres ? Putain, trente ans qu’on ne les change pas. Plus personne n’a de l’argent pour investir dans la sécurité. Dans les équipes, nous sommes peu de mineurs et nous gagnons juste assez pour survivre. Nous exploitons un site, nous prions pour qu’il ne s’effondre pas, puis nous allons dans un autre site.
 

Le Cerro Rico est, entre autres choses, une forme. C’est la grande pyramide qui s’élève au-dessus de la ville de Potosi ; c’est la silhouette qui apparaît dans les armoiries nationales de la Bolivie, dans les sceaux, sur les affiches, sur les cartes postales et dans les paysages des tableaux baroques ; c’est un gigantesque monument triangulaire, l’icône des richesses terrestres et des pouvoirs divins. Mais il est en train de s’écrouler. Dans les journaux boliviens, les chroniqueurs manifestent leur crainte que le symbole national ne soit étêté, ou qu’il s’écroule : et là se greffent les métaphores.
Entre-temps, les 10 000 mineur , peu soucieux du blason national, entrent tous les jours dans la montagne.
Les habitants de Potosi ont peur de l’effondrement final, l’avalanche apocalyptique qui achèverait l’histoire du Cerro Rico. En son sein gisent les os, ou la poussière des os, de douzaines de milliers de mineurs – depuis le premier Indien esclave, du temps de la colonisation espagnole, jusqu’à Luis Characayo, le foreur qui apparaît dans le journal parce que hier on l’a trouvé écrasé par l’effondrement d’une galerie, mort d’un traumatisme cranio-encéphalique et d’asphyxie. On appelle le Cerro Rico de Potosi « la montagne qui dévore des hommes ».
 
 
Alicia Quispe [14 ans] n’est pas son vrai nom. Elle préfère le cacher afin de ne pas être expulsée de son travail clandestin – de ce travail qu’un certain dirigeant des coopératives minières me dira qu’il n’existe pas. Il n’existe pas, mais enfin, s’il existait, ce ne serait pas si grave, parce que les enfants, du moment qu’ils habitent ici sur le terrain de la mine, aident leurs familles comme nous autres avons fait, dit-on à la coopérative – comme on a toujours fait, parce que sinon, qu’est-ce qu’ils feraient les enfant du Cerro Rico ?
Alicia fait un travail qui n’existe pas, un travail pour lequel on la payait vingt pesos par jour – ou mieux, vingt pesos par nuit – un peu plus de deux euros. Maintenant, elle n’est plus payée, mais travaille gratuitement pour solder une dette que les mineurs de la coopérative attribuent à sa mère – une combine pour en faire des esclaves.


En 2011, le gouvernement bolivien a calculé qu’il y avait trois mille huit cents travailleurs dans les mines qui n’avaient pas atteint leur majorité. Cepromin les estimait à environ treize mille. Il est impossible de donner un chiffre précis (…), parce que les travailleurs sont clandestins, parce que les chiffres augmentent ou diminuent selon les cours du minerai. Ce qui est clair est que s’ils commencent à travailler à 12 ou 14 ans, ils n’atteindront sûrement pas leurs 35 ans. 


Le vent balaie les versants de la montagne, entraîne les roches triturées, fait craquer le terril. La poussière du Cerro Rico rentre dans les yeux, se met entre les molaires et se loge dans les poumons ; elle contient beaucoup d’arsenic, du zinc, du chrome et du plomb qui s’accumulent dans le sang, l’enveniment peu à peu, accélèrent les maladies, épuisent le corps. (…)
Ils ont effectué des analyses parmi plusieurs douzaines de voisins et ont découvert que leur sang est riche : très riche en arsenic, cadmium, mercure, zinc et chrome. Ils respirent de l’air chargé de métaux et boivent des eaux chargées de métaux. Ils développent des ulcères, des verrues et des protubérances dans les yeux, et leurs globules meurent. Ils souffrent d’anémies, d’ulcères, de fatigues chroniques, de douleurs musculaires, de dépressions, d’hallucinations, de perte des cheveux ; ils développent des tumeurs, et les bébés ont des problèmes neurologiques.


Potosi est le département le plus pauvre du pays, le plus pauvre de l’Amérique du Sud. Selon une étude du Fonds des Nations unies pour la population, 94 % des habitants de Potosi sont pauvres : ils ne peuvent pas pourvoir aux nécessités de base – bien se nourrir, vivre dans une maison digne, disposer d’eau potable, recevoir une attention sanitaire, aller à l’école. 46 % d’entre eux sont en état d’extrême pauvreté : ils ne gagnent pas assez d’argent pour s‘assurer une alimentation de survie. 


Alicia parle du gaz, des déraillements et d’autres choses qui lui font peur : les éboulements, les douleurs de dos qui durent des semaines entières, l’air chargé de poussière qui l’empoisonne à l’intérieur, qui lui a déjà paralysé un rein et qui a tué son père de silicose. Son père est mort quand elle avait huit ans : il toussait et toussait et ne pouvait pas s’arrêter de tousser. Il devenait très rouge ; il tâchait de respirer avec tout son corps, il étouffait. Il a fini par s’étouffer à la maison . Elle l’a vu. Elle parle, avec peu d’envie d’en parler, des mineurs qui boivent beaucoup et qui l’embêtent. Qu’est-ce qu’elle entend par « embêter », je lui demande : ça veut dire que deux de ses amies de 14 et 15 ans ont été violées par des mineurs et sont tombées enceintes. Elle accepte toutes ces peurs, parce qu’une autre peur plus grande la traque. « Il y a peu, dit-elle, un bébé est mort à Pallaviri parce qu’il n’avait pas à manger. »


Les hôtesses de l’air ont donné les instructions habituelles, y compris celle de mettre le gilet de sauvetage si nous tombions dans la mer. Je dis : un vol interne bolivien (…) On avait envie de crier : « La Bolivie jusqu’à la mer, nom d’un chien ! » - cette mer à laquelle ils renoncèrent définitivement par un traité en 1904, en bonne partie parce que cela convenait à l’oligarchie minière, parce qu’en échange de son renoncement perpétuel  la mer, le Chili les laissait construire une voie de chemin de fer pour sortir le minerai par cette côte-là, parce que l’État bolivien était dirigé par des hommes des entreprises minières et écartait n’importe quel intérêt qui ne fut pas le leur, parce que le pays accepta de rester cloîtré et de ne plus jamais protester, condamné  à l’isolement et à la pauvreté pour autant que les trains miniers puissent sortir à la mer, parce que l’abondance des matières premières a souvent été un malheur pour les pays faibles qui les possédaient et qui tombaient sous le joug de leurs propriétaires : parce que la richesse encore une fois fut cause de pauvreté.


[En 1915] Les machineries d’Uncia sont les plus modernes et celles assurant le plus haut rendement du pays. (…)
Maintenant, les mineurs extraient le minerai de manière artisanale. (…) Il n’y a ni électricité, ni moteurs, ni machines perforatrices, ni wagonnets, ni usines. Ils sont moins bien lotis qu’il y a cent ans.


Très rarement, quelque ministre ou même quelque président osait critiquer les privilèges des barons miniers et se risquait à dénoncer que ces derniers éludaient les impôts et qu’ils freinaient toute loi, essayant d’améliorer la vie des Boliviens quand cela ne les arrangeait pas. Ces ministres et ces présidents duraient peu de temps. Quand le président Gutierrez Guerra proposa une loi pour prélever des impôts sur l’industrie minière, les barons agirent d’un coup : ils cessèrent de transmettre au gouvernement les devises qu’ils devaient leur payer pour les exportations et poussèrent le pays au bord de la banqueroute jusqu’à ce qu’arrive opportunément un coup d’État dans ce moment de chaos. Batista Saavedra prit le pouvoir, un caudillo soutenu par le baron Aramayo. Les magnats de l’industrie minière passaient des alliances entre eux ou s’affrontaient avec des pactes variables ; ils se disputaient pour mettre au pouvoir leurs avocats et leurs généraux. C’est ainsi que la Bolivie vécut la première partie du XXe siècle, secouée par des coups d’État militaires instigués à maintes reprises par les oligarques de la mine.


Selon Soliz, depuis que la Comibol est partie, les mineurs travaillent où ils veulent, sans aucun plan. La Comibol (Corporacion Minera de Boliva) est l’entreprise d’État qui a dirigé les gisements du pays depuis la révolution de 1952 jusqu’à 1986 , date à laquelle elle s’est ruinée et où elle a abandonné toutes les mines sauf une. Maintenant, les mineurs travaillent des des coopératives avec un système très rudimentaire, sans technologie et sans ingénieurs pour dresser le plan des explorations. Une équipe arrive et perfore où elle veut ; parfois, les mineurs ne savent pas qu’il y a une autre galerie juste au-dessus, et elle leur tombe dessus – où ils perforent près des maisons et font céder le terrain..
Aujourd’hui c’est samedi : le jour pour mâcher les pierres.
Autour du campement, les femmes étendent des bâches sur le sol et apportent des brouettes pleines de cailloux. Elles les versent sur les bâches. Ce sont les roches que les mineurs ont extraites pendant la semaine et, maintenant, le moment est venu de les écraser, les émietter, les tasser et les triturer. Avant, ce travail était fait par les machineries mécanisées (…). Depuis 1986, l’année où l’État a fermé les machineries, les familles de Siglo XX triturent les roches avec la même technologie que les Incas : des massues et des broyeurs manuels.


Alvaro a commencé à travailler à l’âge de 14 ans. Tandis que d’autres adolescents poussaient des chariots, trituraient le minerai ou même aidaient les foreurs qui perçaient le mur avec un fracas assourdissant et un nuage de poussière asphyxiant, on demandait à Alvaro, fin et souple, de se glisser à travers ces étroites galeries « de vers de terre » par lesquelles ne passe pas un adulte. C’est un travail typique des adolescents : ils plongent la tête dans un trou au ras du sol, et passent les épaules ; ils s’allongent, la poitrine sur le rocher, et rampent, ils rampent avec les bras, sans lever le nez du sol. Ils traînent un marteau et une cale.  Dans ces trous, la température va au-delà de cinquante degrés et il n’y a pas de ventilation : le corps d’un adolescent remplit presque tout l’espace, de sorte qu’il a juste assez d’air pour clouer la cale sur le rocher, donner deux à trois coups de marteau et arracher quelques blocs de roche pendant cinq ou six minutes au cas où apparaîtrait une veine prometteuse à laquelle on pourrait mettre de la dynamite. Ensuite, il doit s’enrouler sur lui-même, s’il y a assez d’espace, ou reculer par le trou pour retrouver l’air et ses compagnons.


[Che Guevarra] refusait la paix injuste de l’après-guerre et réclamait un conflit planétaire « long et cruel » pour provoquer la « destruction de l’impérialisme » et établir un nouvel ordre mondial plus juste. Une pareille bataille exigeait d’utiliser  « la haine comme un facteur de lutte ; la haine intransigeante de l’ennemi, la haine qui pousse au-delà des limitations naturelles de l’être humain et le transforme en machine à tuer effective, sélective et froide. Nos soldats doivent être ainsi. Un peuple sans haine ne peut pas triompher d’un ennemi brutal » Le Che affirmait que le futur serait radieux si on réussissait à allumer « deux, trois, plusieurs Vietnam sur la surface du globe, avec son quota de morts et de tragédies immenses, avec son héroïsme quotidien, avec ses coups répétés contre l’impérialisme, sous le choc de la haine croissante des peuples du monde. » (…) 
« La Bolivie doit être sacrifiée pour que commencent les révolutions dans les pays voisins. Nous devons créer un nouveau Vietnam dans les Amériques, avec son centre en Bolivie. »


En 1985, les prix grimpaient à un taux annuel de 8170 %. Personne ne voulait du peso bolivien, pas même pour tapisser les murs. Si tu vas prendre deux bières dans un bar, disaient les Boliviens, demande-les et paye-les dès le départ, parce que, autrement, le prix va monter avant que tu ne termines la première.


L’économie connut une croissance : trop peu et trop lentement pour faire remonter la pente au pays. Pour certains Boliviens – ceux qui n’étaient pas pauvres – la situation était meilleure qu’avant ; pour la majorité, elle était bien pire. Plusieurs milliers d’individus devinrent chômeurs, d’autres continuèrent à travailler mais dans des conditions néfastes : très bas salaires, contrats précaires, grandes coupes dans les pensions, dans les indemnités de chômage et de maladie. La pauvreté s’étendit davantage.
La solution logique dans un marché libre fut de passer à la seule économie rentable : des milliers de Boliviens se sont consacrés à produire de la cocaïne, le seul secteur où la Bolivie était en réalité très productive. En quelques années, le pourcentage de paysans cultivant la feuille de coca grimpa de 17 % à 34 %, le nombre d’hectares destinés à  sa culture monta en flèche, et les exportations clandestines de drogue généraient plus de ressources pour le pays que toutes les exportations légales dans leur ensemble. Une personne sur dix travaillait dans un secteur en relation avec la coca et la cocaïne. 


La Bolivie continua à être enlisée dans son rôle de pays sans infrastructures, sans investissements, sans industrie – un pays qui était à peine un campement précaire pour extraire du pétrole, du gaz et des minerais, comme cela avait le cas depuis les derniers cinq cents ans.
Et sans aucune capacité à se défendre contre les spéculateurs internationaux qui jouent avec les matières premières et coulent des pays, avec ou sans l’intention de le faire, sans le moindre souci.


La spéculation dans les marchés secouaient les pays pauvres. Et quand ils étaient sur le point de se noyer, apparaissaient le FMI, la Banque mondiale et le Département du trésor des Etats-Unis, disposés à offrir les prêtes sauveurs en échange de pouvoir implanter leurs mesures de privatisation, de dérégulation et de coupes sociales, en échange de réduire l’État au minimum et de lui enlever la capacité de redistribuer la richesse et de protéger les plus nécessiteux, en échange d’éliminer toute entrave à l’entrée de produits et d’entreprises étrangères. Certains économistes du FMI et de la Banque mondiale affirmèrent, des années plus tard, que les privatisations et la libéralisation n’étaient pas des décisions incontournables pour stabiliser les pays. Simplement, ils profitaient de l’asphyxie économique qu’eux-mêmes avaient créée afin d’imposer ces recettes et ouvrir ces pays aux multinationales et au marché global sans règles dans lequel les spéculateurs obtiennent d’énormes bénéfices.
Les gouvernements et les courtiers en bourse spéculent avec les matières premières ; dans ce jeu, ils ruinent des pays sous-développés ; ces pays acceptent les aides internationales et leurs conditions pour être sauvés – par exemple, ils renoncent à intervenir sur le terrain des relations entre employé et employeur, ils renoncent à tout type de surveillance, et c’est ainsi qu’au bout de la chaîne, une fille de 12 ans entre travailler dans la mine.


Selon l’économiste Pablo Poveda, les mineurs boliviens sont à 90 % dans les coopératives… et ils apportent 3,29 % de la production minière du pays.
Dans le même temps, la mine à ciel ouvert de San Cristobal, à Potosi, extrait des quantités colossales d’argent, de plomb et de zinc : entre 2009  et 2012, elle apporta la moitié de toute la production minière de la Bolivie. Elle est exploitée par la multinationale japonaise Sumitomo qui travaille avec la technologie la plus avancée. (…) et elle emploie mille personnes.
Mille travailleurs apportent la moitié de la production minière de tout le pays. Ensuite, il y a cent vingt mille mineurs totalement superflus – cette multitude de membres de coopératives, journaliers et palliris qui détruisent leur vie en cassant des rochers, qui gagnent juste assez pour ne pas mourir de faim et qui produisent tous ensemble un insignifiant 3 % de la production. Ils pourraient disparaître et il n’arriverait rien au système.
De fait, beaucoup d’entre eux disparaissent et il ne se passe rien.


Coca, cigarette et brûle-poitrine [« alcool potable Guabira 96 degrés »] : c’est le combustible des mineurs – ce qui les maintient au travail six, sept, huit heures sans manger une bouchée. « Ici, dedans, la nourriture se contamine. C’est mieux de ne pas manger », explique Félix. « Ce n’est pas important, mec. Le mal de la mine va te tuer avant », répond Villca, et il éclate de rire. Puis, il me donne des explications. Au bout de huit ou dix ans de travail, le mineur a déjà la maladie professionnelle. S’il est membre de la coopérative, on lui paye sa retraite. Cependant, parfois, l’assurance dit que ce qu’il a n’est pas la silicose. Il doit alors continuer à travailler et ensuite, quand il meurt, on lui fait une autopsie, et on enlève des boules de minerai de ses poumons – comme ça, par poignées.

 

mercredi 27 juillet 2022

[Bertrand, Didier] Hit The Road, Jack !

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Hit The Road, Jack !

Auteur : Didier BERTRAND

Parution : 2022 (Auto-édition)

Pages : 300

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Quand un jeune historien épris de justice, spécialiste des guerres antiques entre Rome et Carthage, découvre des villes du même nom au Tennessee et qu’il apprend que des pontes des industries du charbon et du tabac s’y font la guerre, il ne faut pas s’attendre à ce qu’il reste les bras croisés, surtout quand la colère populaire gronde et que la canicule échauffe les esprits. Mais c’est sans compter les flics véreux et la corruption légale. Comment Jack va-t-il se sortir de ce panier de crabes?

 

Le mot de l'auteur sur lui-même :

"Je suis écrivain de romans à suspense décalés et joyeux dans les genres thriller, polar et fantasy. De la découverte, un peu de savoir, du voyage et parfois une pointe de romance…"

 

Avis :

Le moins que l’on puisse dire, c’est que Didier Bertrand a de l’humour, et surtout beaucoup d’imagination. Frappé de découvrir, dans un Tennessee doté d’importantes mines de charbon, deux villes nommées Rome et Carthage, comme les deux cités antiques que les guerres puniques firent s’affronter pour le contrôle de la Méditerranée occidentale, notamment des mines d’argent de la péninsule ibérique, l’auteur de polars joyeusement décalés s’est amusé à les relier sur une carte à d’autres communes du même état américain – Hannibal (décidément !), Nameless, Hot Coffee… - pour dessiner l’itinéraire de Jack, personnage jeté dans un road trip mouvementé par les conflits d’intérêts entre puissants de la région.

Ayant osé approcher de trop près Liza Vanderbilt, la fille du magnat de l’acier qui règne sur la ville ouvrière d’Elizabethville, Jack est chassé de son poste de professeur d’histoire antique à la fac, et, sous peine de représailles sur l’emploi de ses parents, contraint de s’éloigner. Tandis qu'il balise son errance à l’intention de Liza, comme un Petit Poucet, par la collection de noms remarquables d’agglomérations, ses pas le conduisent au fin fond de nulle part, dans une bourgade nommée Nameless, au coeur de ce qu’il ignore encore être un véritable marigot à crocodiles.

Car, une nouvelle opportunité minière relançant leur rivalité dans la possession des terres de la région, l’hostilité froide qui opposait le clan d’origine italienne de Scipio Varese, à la tête de la Varese Mining Company à Rome, et celui du Tunisien Nidhla Barca, puissant producteur de tabac à Carthage, vient de laisser la place à une guerre ouverte. Sur le fond bien réel de catastrophes minières et de désastres environnementaux, alors que la technique du MTR – Mountain Top Remowal – permet d’extraire le charbon à moindre coût en faisant exploser le sommet des montagnes plutôt qu’en creusant des tunnels, que la dénaturation du Clean Water Act mène à l’empoisonnement de l’eau du robinet, et que l’exposition à la nicotine et aux insecticides intoxique les enfants qui travaillent sans protection dans les plantations de tabac – autant de faits avérés au Tennessee et dans les Appalaches, documentés par les sources citées en fin d’ouvrage -, Jack se retrouve au beau milieu de règlements de comptes mafieux et d’un début de soulèvement populaire, dans une cascade de péripéties que l’auteur s’amuse à orchestrer en un joyeux divertissement, plein de rythme et de fantaisie.

Et, ma foi, l’on ne s’ennuie pas un instant dans cette lecture à classer en littérature « mauvais genre », gentiment décalée avec sa narration très orale où l’humour l’emporte sur la vraisemblance, mais aussi construite sur une idée originale qui permet incidemment de s’intéresser à quelques scandales écologiques bien réels aux Etats-Unis. A lire pour un petit moment de détente sans prétention, pas si idiot au fond si l’on enchaîne avec les articles listés en fin d’ouvrage. (3/5)

 

 

Citation : 

Je me suis levé pour préparer le café. L’eau du robinet était trouble et Hoffman m’a lancé :  
— Prenez une bouteille d’eau dans le coin. Vous allez tous nous empoisonner sinon. (...)     
— Vince n’exagère pas. L’eau est du poison ici. Tenez, attrapez ça.     
J’ai saisi le tube au vol. Elle venait de m’envoyer une lotion pour la peau. Je l’ai regardée, intrigué :   
— Si vous prenez une douche. Sinon, la peau va vous picoter et brûler comme si vous aviez des coups de soleil.     
Vince Hoffman s’est laissé tomber sur une chaise près de la grande table :     
— L’eau contient toute une panoplie de métaux lourds.     
Il a compté sur ses doigts :     
— Du béryllium, du cobalt, du plomb, du manganèse, du cadmium, du chlore, de l’arsenic et du mercure… et deux ou trois autres encore. Certains gamins, après leur bain, voient apparaître des éruptions cutanées sur tout leur corps. C’est à cause des compagnies minières ; elles lavent le charbon avec ces saloperies et balancent tous les déchets dans les rivières ou dans des puits de mine désaffectés. Les produits s’infiltrent dans les failles du sous-sol et finissent par atteindre les nappes phréatiques. Tout l’écosystème est contaminé et, au final, l’eau arrive dans nos robinets. (...)   
— Ce n’est pas possible. Comment peut-on laisser faire ça ? Il faut porter plainte !     
Le journaliste s’est renversé sur sa chaise :     
— Ah… C’est toute la beauté de la politique ! Le Clean Water Act est la loi fédérale qui protège l’eau, son intégrité physique, chimique et biologique. C’est l’une des plus anciennes et importantes lois sur la préservation de l’environnement dans ce pays. Eh bien… Tu sais quoi, Jack ?     
J’ai vu Hoffman basculer vers moi.     
— L’administration Bush a modifié le Clean Water Act ! Bush et sa clique ont autorisé les compagnies minières à déverser leurs déchets toxiques dans les vallées et les rivières. Des millions de tonnes de métaux lourds cancérigènes, bordel ! Et c’est complètement légal !     
Il a frappé du poing sur la table.     
— Plus de deux mille kilomètres de rivière ensevelis sous leur merde ! Et je ne parle pas des milliers d’autres où plus rien ne vit. Tout est mort, Jack ! Aujourd’hui, c’est une escroquerie, le Clean Water Act ! (...)      
— Vince, parle-lui de la Tennessee American Water Company.     
— Ah, la Water Company. Je suis en pleine enquête sur la Tennessee American Water Company, une entreprise privée. On pourrait penser qu’elle filtre et purifie un minimum l’eau qu’elle distribue, pas vrai ? Je suis en train de creuser, mais de fait, elle a le monopole sur l’eau dans cet État et elle ne se foule pas trop. Il n’y a qu’à voir la couleur de ce qui sort de nos robinets. Et elle a obtenu des dérogations pour que ses réservoirs ne soient pas inspectés. (...)      
— Et Randy travaillait activement sur ces sujets avec d’autres mineurs et des familles du coin. Est-ce que vous avez déjà parlé du taux de cancer du poumon dans la région ? Quand les compagnies comme celle de Varese décapitent les montagnes avec leur mélange de nitrate d’ammonium et de diesel, faut imaginer la quantité de poussières et de produits toxiques qui se dégagent dans l’atmosphère. Nous en avons tous dans les poumons, de cette poussière. Elle vient se coller aux artères, développa-t-il en nous rejoignant. Et les études montrent que les zones où l’on décapite les montagnes sont aussi celles où la mortalité liée aux maladies cardiovasculaires est la plus importante. Partout ailleurs dans le pays, le taux d’espérance de vie augmente depuis dix ans. Chez nous, elle chute !

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 


 


 

dimanche 4 juillet 2021

[Lamarche, Caroline] L'Asturienne

 

 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'Asturienne

Auteur : Caroline LAMARCHE

Parution : 2021 

Editeur : Les Impressions Nouvelles

Pages : 340

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Caroline Lamarche déroule la saga d’une famille apparue à Liège au début de la révolution industrielle et pionnière de la métallurgie du zinc dans la province espagnole des Asturies. Arpentant une époque qui annonce le grand capitalisme et son cortège d’inégalités, elle raconte les travaux et les jours de ces aventuriers, à la fine pointe d’une Europe qui nourrit encore des rêves d’expansion.
Les fortes personnalités qu’elle aborde, les voix féminines qu’elle relaie, l’hommage rendu à un père qui lui a ouvert le chemin des archives, font d’elle l’héritière éclairée d’une légende familiale passionnante et cosmopolite. Les témoins vivants qu’elle sollicite bousculent le tableau et en questionnent les pans cachés dont elle rend compte avec lucidité, consciente d’être égarée entre deux mondes.

 

Un mot sur l'auteur : 

Caroline Lamarche, née en 1955, est une écrivaine belge d’expression française. Après des études de philologie romane, elle a enseigné le français en Belgique et au Nigéria. Elle s’est consacrée à l’écriture au début des années 1990 et son premier roman Le Jour du chien (Minuit) a été publié en 1996. Elle est aussi l’auteur de La nuit l’après-midi (Minuit, 1998) et d’autres romans parus aux éditions Gallimard, dont La Chienne de Naha (2012). Elle a par ailleurs écrit des poèmes comme Entre deux (avec Hilde Keteleer, Le Fram, 2003), des nouvelles comme J’ai cent ans (Le Serpent à plumes, 1999), des textes pour la scène (théâtre du Festin, Montluçon, Paris) et des fictions radiophoniques comme L’Autre langue.
Explorant la condition humaine dans ses textes, Caroline Lamarche a rapidement été remarquée : elle a notamment obtenu le Prix Rossel pour Le Jour du chien. Reconnue comme une des voix les plus originales de la littérature francophone contemporaine, ses livres ont été publiés dans plusieurs langues. Depuis 2014, elle est membre de l’Académie royale de la langue et de littérature françaises de Belgique.

 

 

Avis :

L’Asturienne, ou plutôt la Compagnie Royale Asturienne des Mines, est une société belge fondée en 1853, qui, pendant cent cinquante ans, exploita les mines de charbon et de zinc de la province espagnole des Asturies. Pionnière de la métallurgie du zinc, également investie dans l’exploitation chimique des minerais, elle devint l’une des principales entreprises industrielles en Espagne et étendit ses activités à la France, la Norvège et l’Afrique du Nord. Le père de Caroline Lamarche en fut le dernier héritier, au terme d’une transmission familiale initiée de longue date, puisqu’au XVIIIe siècle déjà, la famille possédait, entre autres, une manufacture de tabac et exploitait les houillères de Liège, en Belgique. Son père mort et la compagnie ruinée après l’épuisement des mines, l’auteur s’est attelée à l’exploration des archives familiales, retraçant une impressionnante saga courant sur plusieurs siècles, avec ses gloires et ses pans d’ombre.

Il aura fallu à Caroline Lamarche des années de travail pour rassembler et décrypter les documents conservés par ses parents, mais aussi pour les confronter à d’autres sources et, ainsi, restituer toutes ses nuances à la légende familiale. Pour elle autant que pour nous, c’est un monde inconnu et révolu qui se dessine peu à peu, au fur et à mesure de ces fouilles documentaires qui nous font partager la curiosité et la fascination de l’auteur pour des ancêtres à des années-lumière de nos points de référence. A travers eux et leurs entreprises, se déroulent deux siècles d’une passionnante histoire européenne, de la révolution industrielle à nos jours, au cours de ce qui parut longtemps une phase illimitée de progrès et qui, malgré les vicissitudes des guerres et de la dictature espagnole, leur permit le plus grand faste et la fréquentation des plus grands de leur époque.

Un tel lustre s’assortit de faces moins glorieuses. Et c’est avec une émotion troublée que l’auteur s’entend rappeler par des témoins extérieurs les impitoyables conditions de travail et la dure intransigeance de ses ascendants lors des grèves ouvrières, le lourd tribut payé par les employés quand le rendement primait sur la sécurité, les compromissions avec les puissances politiques les moins recommandables, et enfin l’impact environnemental d’activités dont on ne se souciait alors pas du tout qu’elles étaient extrêmement polluantes.

Porté par la magnifique plume pleine d'esprit de l’auteur, ce récit soigneusement documenté, qui sait honnêtement faire la part des choses entre réalité et mémoire familiale, est à la fois un témoignage intéressant sur l’histoire industrielle des deux derniers siècles en Europe, un aveu sincère et sensible du poids de l’héritage et de la filiation chez une femme « déchue » du milieu social de ses ascendants, et un superbe hommage d’une fille à son père. (4/5)

 

Citations :

A l’arrière de ce qui avait été, un siècle plus tôt, la Fabrique de Fer, se trouvait une colline arborée nommée le Bois Saint-Jean. Là, Frédéric m’avait désigné, mangés par la broussaille, des vestiges imposants et sinistres, noirs résidus de coulées de fonderie qu’on eût pu croire ratées et qui étaient, en réalité, criminelles.
- Les gens les nomment les cloches-tombes, m’avait-il dit. (…) Des tombes en forme de cloches.
Les morts qui s’y trouvaient n’étaient pas nommés. Aucun mémorial ne les signalait, ils faisaient partie de la masse des anonymes de la sidérurgie, ceux qui travaillaient sous la menace du métal en fusion et dont la disparition n’avait laissé aucune trace, pas le moindre cadavre, pas le moindre ossement, pas même un tas de poussière. Cela se passait souvent de nuit. La fatigue, une glissade en sabots dont les ouvriers étaient chaussés avant-guerre, ou un débordement soudain de la fonte tel du lait porté à ébullition. Ces accidents individuels, tus par les sociétés, non archivés, demeuraient dans la mémoire des gens. Frédéric se souvenait avoir assisté, enfant, à des funérailles dont le cercueil de taille réduite ne contenait qu’une petite fraction sauvée du corps de l’homme qu’on n’avait pu retenir dans sa chute vers le gouffre à 1600 degrés. D’autres, brûlés sur certaines parties du corps, en étaient fiers comme de blessures de guerre. Mais qu’en était-il du métallo disparu sans laisser la moindre trace dans une coulée devenue sa seule tombe ? Un cri, une fumée crépitante, puis plus rien, la rivière en fusion poursuivait son chemin.
Je le raconte comme je l’ai compris. La fonte qui avait mangé un homme n’était pas utilisée. Elle était, cette porteuse de malheur, jetée au Bois Saint-Jean. On l’abandonnait, refroidie et durcie, sous les maigres arbres du terril. Autant de cônes sombres, de sculptures archaïques. Point de sépulture, donc, pour les dissous de la coulée, mais une cloche-tombe, une tombe qui offrait l’apparence d’une immense cloche, monstre mélancolique et noir rejoint bientôt par des carcasses de voitures, des déchets de construction, des détritus en tout genre dont il faudrait bien, un jour, nettoyer la zone.

C’était le cauchemar d’un homme qui, héritier d’une longue chaîne de pionniers de l’industrie, se trouvait le premier à ne pouvoir rejoindre cette illustre position. (…)
Mon père devait sa passion des archives au chagrin d’être né sur une planète en voie d’extinction.
 
La précision et la beauté des pages manuscrites, leur résilience dans le froid des caves, la touffeur des greniers, ce que j’imagine de la position des scripteurs, de leur manière de se placer sous une lumière rare, du geste de tremper la plume dans l’encrier, de la laisser courir, tout cela se révèle infiniment plus vivant que ce à quoi se résume aujourd’hui les échanges de courriels, les brèves de téléphone portable ou l’agitation des réseaux sociaux. Ces gens dont les phrases élégantes n’excluaient ni les émotions ni les doutes, me deviennent plus réels et plus chers que mes proches. (…)
L’écriture manuscrite est à l’imagination ce que le corps est à l’amour.

Isabelle II avait été mariée à l’âge de seize ans, pour des motifs dynastiques, à son cousin François d’Assise de Bourbon, dit Paquita, homosexuel notoire qu’elle trompa avec quelques gentilshommes dont l’identité nous est parvenue grâce à l’époux qui donnait leurs noms à ses chiens. Tout cela produisit en fin de compte onze enfants, dont le roi-consort saluait les naissances successives d’un sibyllin « Vous féliciterez Sa Majesté mon épouse d’être tombée enceinte et d’avoir heureusement accouché ».

Force est de constater que ces exercices de consanguinité lucrative, reconduits audacieusement à chaque génération, n’ont produit aucun rejeton taré. Pourtant je me souviens avoir été dûment chapitrée dans mon adolescence : se marier entre cousins produisait des idiots. On nous citait toujours un exemple à l’appui : dans telle ou telle famille « connue » on trouvait un individu qui bavait ou qui agitait les bras de manière désordonnée. Ou, pire, qui sans être zinzin avait l’air « commun ». Car chez nous, si personne ne rivalisait d’élégance, loin de là, il n’en fallait pas moins être bien bâti, ni trop gros ni trop maigre, se « tenir droit » et avoir « l’air distingué ». Je crois pouvoir dire que même les plus incultes avaient chez nous l’air « distingué » : on ne pouvait exister à moins. Quant aux femmes, Virginia Woolf aurait dit qu’elles « s’habillaient sans grâce mais se tenaient superbement ».

Le quittant pour replonger dans une soirée de plus consacrée aux coffres, malles et armoires de la maison de ma mère, je me dis que l’écart entre lui et moi n’est plus seulement ce qui nous a attirés autrefois, à savoir une complémentarité dynamique entre nos origines familiales respectives ou nos manières d’argumenter ou de nous divertir. Ce qui s’est révélé au fil de nos rangements fastidieux existe par une différence supplémentaire, à mes yeux la plus poignante : la classe possédante possède, en plus du reste, des archives. Les ouvriers, rien.  

A Reocin, le passé ne m’apparaît pas à la faveur d’une rencontre fortuite, mais grâce à un mémorial construit en bord de route, sur lequel je tombe, là aussi, par hasard. Dix-huit stèles en zinc, de différentes tailles, correspondant à autant de morts, trois hommes, six femmes, neuf enfants. J’apprends alors seulement, par un panneau explicatif, que ces gens ont été surpris, le 17 août 1960, à l’heure du coucher, par la rupture de la digue, dite de la Luciana, qui servait à retenir les résidus d’extraction que l’on nomme « stériles ». Plusieurs maisons et autant de familles anéanties sous trente mille tonnes de pierres et de boue. Le panneau reproduit des extraits de journaux de l’époque, ponctués de photos de cortèges funèbres. Un deuxième panneau, de même facture, placé à quelques pas du premier, résume les activités de l’Asturienne à Reocin en y mentionnant le souci du bien-être des travailleurs, photos du dispensaire médical et de l’économat à l’appui. De sorte que se côtoient, sur la même butte herbeuse, l’expression d’un deuil collectif et celle d’un bien-être planifié.

La légende familiale signale néanmoins la présence de Louis à Arnao sous une forme qui ne manque pas de panache, s’agissant de l’entretien de sa condition d’athlète. L’aube, dit-on, le voyait partir en courant, anticipant d’un demi-siècle la mode du jogging, sur le chemin côtier qui, de la Casona à San Juan de Nieva, longe la plage de Salinas, suivi de son chauffeur pilotant son automobile. Arrivé au terme de sa course, il se dépouillait de ses vêtements, se jetait dans la mer et revenait vers Arnao à la nage, suivi cette fois d’une barque mue par un rameur local. D’autres détails surnagent, tout aussi spectaculaires. Lorsque Louis s’installait avec Inès à la Casona, il emmenait deux Panhard et Levassor – la deuxième conduite par son chauffeur au cas où la première, pilotée par lui-même, tomberait en panne - , deux Citroëns contenant leur abondante garde-robe, plus une Jeep pour les deux labradors noirs qui suivaient le couple comme l’eussent fait des enfants, emmenés par un maître-chien qui ne se déplaçait jamais sans son moulin à viande.

(…) ces pierres de formes et de couleurs variées, jaunes, bleues, vertes, laiteuses ou caramel. J’aperçois dans un coin deux blendes dorées où dorment une abeille et un moustique pétrifiés depuis des milliers d’années dans leur goutte de caramel translucide, petit cercueil précieux qui semble prévu pour qu’à l’ère des pesticides qui les exterminent, ces deux-là soient nos pharaons minuscules.

La légion Condor, envoyée par Hitler en réponse à la demande d’aide de Franco, a détruit Guernica le 26 avril, faisant des centaines de victimes civiles, « car il n’y avait pas à cette époque d’autre endroit où procéder à nos expériences », dira le maréchal Göring lors de son procès à Nüremberg. En réalité le nord de l’Espagne sert de terrain d’essai à la jeune Luftwaffe en prévision de la Seconde guerre mondiale, d’où la première expérimentation du « tapis de bombes ».

Mon père m’aurait probablement répété ce que les directeurs de l’Asturienne, à l’instar de tous les industriels de la péninsule, avaient retenu de l’ère franquiste : le calme et la discipline revenus dans les usines, un redéploiement économique rapide, le décollage des investissements immobiliers qui enrichirait à millions Franco et ses amis, l’arrivée des autoroutes et du tourisme, le tout avec l’assentiment d’une population que la misère consécutive à la guerre civile avait réduite à la docilité. C’est ainsi qu’en mai 1946 Franco fit son entrée à Avilés où il se vit accueilli, comme la reine Isabelle II presqu’un siècle auparavant, par une foule nombreuse. Ceci en prémices à de plus vastes appuis, le Vatican, les Etats-Unis et même l’UNESCO, dans un monde hanté par la menace communiste.

Remontant dans le temps, il me fournit un mémoire universitaire intitulé « La droite belge et l’aide à Franco » où il apparaissait qu’en Belgique, pendant la guerre d’Espagne, la bourgeoisie s’était activée au sein d’associations charitables intitulées « Amitiés Belgo-Espagnoles » ou « Union hispano-belge » ou encore « Aide à la population espagnole » qui récoltaient des couvertures, des vêtements, des médicaments et des fonds à l’usage exclusif des troupes nationalistes. Venant de libéraux catholiques, sous un gouvernement qui refusait de prendre position et dans une Europe terrifiée par le péril rouge, tout cela était « normal », me dit Maurice. Même la France du Front Populaire, par son Pacte de non-intervention, s’était abstenue d’un soutien à la République espagnole. Quant à l’Angleterre, elle avait été la première à reconnaître, avant même sa victoire définitive, le gouvernement de Franco.