Coup de coeur đ
Titre : Bien-ĂȘtre (Wellness)
Auteur : Nathan HILL
Traduction : Nathalie BRU
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023,
en français en 2024 (Gallimard)
Pages : 688
Présentation de l'éditeur :
Ă lâaube des annĂ©es 1990 Ă Chicago, en pleine bohĂšme artistique, un
homme et une femme vivent lâun en face de lâautre et sâĂ©pient en
cachette. Rien ne semble les relier â elle est Ă©tudiante en psychologie,
lui photographe rebelle. Mais lorsquâils se rencontrent enfin, le
charme opĂšre et lâhistoire dâamour dĂ©marre aussitĂŽt entre Elizabeth et
Jack. Ils ont la vie devant eux et, mĂȘme si leurs rĂȘves et leurs milieux
divergent, ils sont convaincus que leur amour rĂ©sistera Ă lâĂ©preuve du
temps.
Mais quâen est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple sâest embourgeoisĂ©, quâil se dĂ©bat avec un fils tyrannique, que le dĂ©sir sâĂ©teint Ă petit feu et que les rĂȘves sâoublient ? Lâachat dâun appartement sur plan devient alors le rĂ©vĂ©lateur de tous les dĂ©saccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, Ă©taient-ils faits lâun pour lâautre ?
BĂąti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-ĂȘtre est la fresque Ă©patante dâun amour dont le dĂ©cor, Chicago, perd son Ăąme Ă mesure que les sentiments sâabĂźment. Nathan Hill y dĂ©cortique le couple et lâĂ©tat de la middle class avec un panache, une ingĂ©niositĂ© et un humour irrĂ©sistibles. Du grand roman amĂ©ricain au souffle palpitant.
Mais quâen est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple sâest embourgeoisĂ©, quâil se dĂ©bat avec un fils tyrannique, que le dĂ©sir sâĂ©teint Ă petit feu et que les rĂȘves sâoublient ? Lâachat dâun appartement sur plan devient alors le rĂ©vĂ©lateur de tous les dĂ©saccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, Ă©taient-ils faits lâun pour lâautre ?
BĂąti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-ĂȘtre est la fresque Ă©patante dâun amour dont le dĂ©cor, Chicago, perd son Ăąme Ă mesure que les sentiments sâabĂźment. Nathan Hill y dĂ©cortique le couple et lâĂ©tat de la middle class avec un panache, une ingĂ©niositĂ© et un humour irrĂ©sistibles. Du grand roman amĂ©ricain au souffle palpitant.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
A partir dâune simple histoire dâamour, analyser de fond en comble la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine : câest le tour de force que rĂ©ussit Nathan Hill dans cet ample et passionnant roman de prĂšs de sept cents pages.
Elizabeth et Jack sont Ă©tudiants lorsquâils se rencontrent Ă Chicago. Lui vient de la campagne profonde du Kansas et rĂȘve de percer dans les arts plastiques. Elle, en rupture avec sa famille bourgeoise, sâintĂ©resse Ă la psychologie cognitive et aux neurosciences. Leurs aspirations contestataires et leur vie bohĂšme les rapprochent, câest le coup de foudre. Deux dĂ©cennies plus tard, leur quartier sâest gentrifiĂ© et leur vie professionnelle stabilisĂ©e, Ă huit ans leur fils Toby dĂ©joue toutes leurs thĂ©ories Ă©ducatives et le couple sâapprĂȘte Ă acheter un nouvel appartement configurĂ© pour lui permettre de faire chambre Ă part. Quand sâest donc Ă©teinte la mĂ©lodie du bonheur ?
La premiĂšre grande force du roman tient en la crĂ©dibilitĂ© des personnages et en lâexploration de leur psychologie profonde. RĂ©unis par leur dĂ©termination Ă sortir de leurs milieux respectifs, persuadĂ©s de leur anti-conformisme alors quâils ne font quâexorciser les fantĂŽmes de leur enfance, ils projettent sur ces atomes crochus le mythe de lâamour parfait et Ă©ternel jusquâĂ ce que leur embourgeoisement vienne justement saper ce qui prĂ©cisĂ©ment les rapprochait. Nathan Hill excelle Ă souligner les dĂ©terminismes initiaux et les malentendus qui en dĂ©coulent, lâamour et le couple semblant fonctionner exactement comme les placebos dont Elizabeth sâest faite la spĂ©cialiste dans son institut du bien-ĂȘtre, câest-Ă -dire par lâautosuggestion et lâenvie de croire aveuglĂ©ment aux mythologies du bonheur auxquelles la sociĂ©tĂ© nous biberonne.
Des mythologies qui sont loin de se cantonner Ă lâamour, puisque, Ă©tendant le raisonnement, lâauteur dĂ©ploie ce qui sâimpose comme lâautre force du roman : le dĂ©corticage des phĂ©nomĂšnes qui font la sociĂ©tĂ© contemporaine, comme lâenvahissement des pratiques numĂ©riques et la propagation algorithmique des pseudo-informations complotistes sur les rĂ©seaux sociaux, la tyrannie du bonheur et tous les faux-semblants quâelle traĂźne dans son sillage, ou encore lâimpasse des discours post-modernistes. PrĂ©cis et factuel, le texte nâoublie rien des derniĂšres mutations, tendances et façons de penser, et si lâensemble, dâun pessimisme froid malgrĂ© lâhumour, peut souvent sembler dâune sĂ©cheresse quasi mĂ©dicale, lâon reste impressionnĂ© par lâampleur et la clartĂ© de cette analyse si Ă©vocatrice et instructive.
Miroir impitoyable d'une Ă©poque abusĂ©e encore loin du bout de ses mutations numĂ©riques, un roman qui dĂ©crypte magistralement les dĂ©sarrois et le mal-ĂȘtre d'une sociĂ©tĂ© qui, derriĂšre les façades riantes affichĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, semble ne jamais avoir Ă©tĂ© moins heureuse. Coup de coeur. (5/5)
Elizabeth et Jack sont Ă©tudiants lorsquâils se rencontrent Ă Chicago. Lui vient de la campagne profonde du Kansas et rĂȘve de percer dans les arts plastiques. Elle, en rupture avec sa famille bourgeoise, sâintĂ©resse Ă la psychologie cognitive et aux neurosciences. Leurs aspirations contestataires et leur vie bohĂšme les rapprochent, câest le coup de foudre. Deux dĂ©cennies plus tard, leur quartier sâest gentrifiĂ© et leur vie professionnelle stabilisĂ©e, Ă huit ans leur fils Toby dĂ©joue toutes leurs thĂ©ories Ă©ducatives et le couple sâapprĂȘte Ă acheter un nouvel appartement configurĂ© pour lui permettre de faire chambre Ă part. Quand sâest donc Ă©teinte la mĂ©lodie du bonheur ?
La premiĂšre grande force du roman tient en la crĂ©dibilitĂ© des personnages et en lâexploration de leur psychologie profonde. RĂ©unis par leur dĂ©termination Ă sortir de leurs milieux respectifs, persuadĂ©s de leur anti-conformisme alors quâils ne font quâexorciser les fantĂŽmes de leur enfance, ils projettent sur ces atomes crochus le mythe de lâamour parfait et Ă©ternel jusquâĂ ce que leur embourgeoisement vienne justement saper ce qui prĂ©cisĂ©ment les rapprochait. Nathan Hill excelle Ă souligner les dĂ©terminismes initiaux et les malentendus qui en dĂ©coulent, lâamour et le couple semblant fonctionner exactement comme les placebos dont Elizabeth sâest faite la spĂ©cialiste dans son institut du bien-ĂȘtre, câest-Ă -dire par lâautosuggestion et lâenvie de croire aveuglĂ©ment aux mythologies du bonheur auxquelles la sociĂ©tĂ© nous biberonne.
Des mythologies qui sont loin de se cantonner Ă lâamour, puisque, Ă©tendant le raisonnement, lâauteur dĂ©ploie ce qui sâimpose comme lâautre force du roman : le dĂ©corticage des phĂ©nomĂšnes qui font la sociĂ©tĂ© contemporaine, comme lâenvahissement des pratiques numĂ©riques et la propagation algorithmique des pseudo-informations complotistes sur les rĂ©seaux sociaux, la tyrannie du bonheur et tous les faux-semblants quâelle traĂźne dans son sillage, ou encore lâimpasse des discours post-modernistes. PrĂ©cis et factuel, le texte nâoublie rien des derniĂšres mutations, tendances et façons de penser, et si lâensemble, dâun pessimisme froid malgrĂ© lâhumour, peut souvent sembler dâune sĂ©cheresse quasi mĂ©dicale, lâon reste impressionnĂ© par lâampleur et la clartĂ© de cette analyse si Ă©vocatrice et instructive.
Miroir impitoyable d'une Ă©poque abusĂ©e encore loin du bout de ses mutations numĂ©riques, un roman qui dĂ©crypte magistralement les dĂ©sarrois et le mal-ĂȘtre d'une sociĂ©tĂ© qui, derriĂšre les façades riantes affichĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, semble ne jamais avoir Ă©tĂ© moins heureuse. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Le problĂšme Ă©tait, bien sĂ»r, que les victoires quâon doit garder secrĂštes perdaient leur statut de victoires. Une victoire impossible Ă partager nâest quâun autre genre de dĂ©faite.
La plupart du temps, la rĂ©ponse de ces artistes fut dâignorer ces paysages. Ils passaient leur chemin, continuaient vers lâouest jusquâaux Rocheuses et ses rĂ©compenses : des lieux en phase avec ce quâils avaient appris de la peinture. VoilĂ pourquoi la prairie Ă©tait sous-reprĂ©sentĂ©e dans le canon de lâart paysager amĂ©ricain. Pas parce quâelle nâĂ©tait pas belle, dans des lettres et dans leurs journaux, la plupart des peintres admettaient la trouver trĂšs attrayante, mais plutĂŽt parce quâelle ne correspondait pas aux standards de beautĂ© traditionnels des paysagistes. Faute de trouver les forĂȘts, montagnes et plages quâils savaient peindre, les peintres dĂ©crĂ©taient le paysage « vide ».
Ils ne voyaient pas ce qui Ă©tait lĂ . Ils voyaient au contraire ce qui nây Ă©tait pas.
Jack cherche Ă en faire une leçon sur la diffĂ©rence entre rĂ©alitĂ© et reprĂ©sentation de la rĂ©alitĂ©. La beautĂ©, dit-il Ă ses Ă©tudiants, est une condition non pas intrinsĂšque mais construite. Ce que nous trouvons agrĂ©able Ă regarder nâest que ce qui a Ă©tĂ© agrĂ©ablement reprĂ©sentĂ©. Le reste, faute de reprĂ©sentation, nâest pas vu. Il ne pĂ©nĂštre jamais dans lâimagination. Et dĂšs lors devient un rien.
â Nâest-ce pas incroyable ? Au fil des ans, je me suis rendu compte que les individus ont tendance Ă agir et Ă penser automatiquement, mais si on leur demande de donner une explication, ils se ruent dans le nĂ©ant et en tirent une histoire, Ă laquelle, incroyablement, ils se mettent eux-mĂȘmes Ă croire.
â MĂȘme si lâhistoire nâest pas vraie.
â Elle nâa pas besoin dâĂȘtre vraie. Il suffit quâelle soit satisfaisante. Nous le faisons tous, dans une certaine mesure. Entre le monde et nous, il y a une histoire, un rĂ©cit. Souvent beau, qui nous satisfait et nous plaĂźt. Prenez votre pĂšre, par exemple.
â Mon pĂšre ?
â Il est tout simplement faux de dire que les petits Ă©checs mĂšnent Ă de plus grands. Il trouve en revanche de la satisfaction, sans doute, Ă se dire que les gens qui lâentourent, et vous en particulier, ne sont pas Ă la hauteur.
â Pourquoi ?
â Qui sait quel mal est tapi dans le cĆur des hommes, ma chĂšre. Je constate juste que les gens ont un besoin trĂšs fort de donner du monde une explication qui leur permettra de se sentir mieux, ou plus en sĂ©curitĂ©, ou plus puissants, ou plus apprĂ©ciĂ©s, ou plus aux commandes, sans que cette explication soit forcĂ©ment vraie. HĂ©las, dâun point de vue psychologique, la vĂ©ritĂ© a trĂšs peu dâimportance. Nous sommes vraiment de bien sottes crĂ©atures. »
La plupart de leurs discussions tournaient autour dâun seul et mĂȘme sujet : partout, en gĂ©nĂ©ral, les gens Ă©taient fous. Ou en tout cas bien plus fous que les cours dâĂ©conomie dâElizabeth ne le laissaient entendre. Car dans le monde de lâĂ©conomie, les humains Ă©taient des agents rationnels qui Ćuvraient avec rĂ©solution et intelligence Ă la satisfaction de leurs propres besoins. Dans le monde de Sanborne, en revanche, ces mĂȘmes gens Ă©taient des dingues en proie Ă toutes sortes dâillusions, victimes des stimuli les plus infimes, des pigeons, des ĂȘtres contradictoires, rois de lâautosabotage, indignes de confiance, impulsifs et mallĂ©ables Ă merci, qui ignoraient eux-mĂȘmes les motivations de leurs actes et pourrissaient la vie de leur prochain. Dans les manuels de microĂ©conomie, le monde se rĂ©sumait Ă une poursuite du bonheur rationnelle et structurĂ©e. Dans celui quâoffrait Sanborne, ledit bonheur Ă©tait une fiction satisfaisante que lâesprit posait sur ses motivations les plus sombres, et cela correspondait plutĂŽt bien aux observations dâElizabeth, Ă sa perplexitĂ© face aux affects brouillons et contradictoires de ceux qui lâentouraient.
« Prenez lâamour, par exemple », lui dit Sanborne, le jour de leur premiĂšre rencontre. « Savez-vous, ma chĂšre, ce qui arrive vraiment aux gens amoureux ?
â Eh bien, dans mon expĂ©rience, ils deviennent nerveux, pris de vertiges, ils transpirent beaucoup.
â Oui, bien sĂ»r, tout cela est vrai. Mais les nerfs ? La transpiration ? Ce sont des manifestations extĂ©rieures dâun phĂ©nomĂšne intĂ©rieur. Et vous savez quel est ce phĂ©nomĂšne ?
â Je crois que non.
â Au-delĂ de la poĂ©sie, au-delĂ des chansons, voilĂ ce quâest lâamour, ma chĂšre : une dilatation du moi. Le moment oĂč les limites du moi sâĂ©tendent pour inclure quelquâun dâautre et faire, de cet autre, soi-mĂȘme.
â Ăa a lâair bien.
â Ăa fait du bien, assurĂ©ment ! Ăa fait un bien fou dâidentifier une qualitĂ© chez autrui â son charisme, son charme, son tempĂ©rament, son point de vue, sa culture, ses ressources, son aspect physique â et de vouloir la possĂ©der aussi. Et les limites de notre moi se mettent alors Ă dĂ©border vers cette personne, comme une amibe, comme le blob dans ce film sur le blob. Et on sâaccroche Ă cette autre personne, on lâencercle, on lâengloutit, on lâincorpore et on la digĂšre lentement au fil des mois.
â Dit comme ça, ça nâa plus lâair si bien.
â On identifie chez une autre personne quelque chose quâon aime et on absorbe ce quelque chose Ă lâintĂ©rieur des limites conceptuelles de notre moi. Notre expĂ©rience subjective de ce processus, lâillusion que lâesprit nous offre en guise dâexplication, câest cela que nous avons appelĂ© âamourâ.
â Donc, dit Elizabeth, si je comprends bien, vous nâĂȘtes pas un de ces indĂ©crottables romantiques.
â Oh que non ! Ce que les autres appellent romance, je lâappelle annexion.
Et, le hasard faisant bien les choses, elle est justement en train de lire un passage sur la question du dĂ©sir : que veulent les gens ? Quâest-ce qui les rend heureux ? Questions auxquelles la rĂ©ponse semble tout simplement ĂȘtre : plus. Plus de machins. Plus de choses. « Lâindividu et son dĂ©sir naturel dâaccumuler les biens matĂ©riels », câest ainsi que le formule Buckley, et cela fait sens, parce que câest ce Ă quoi Elizabeth sâattend en ce jour dâanniversaire : une accumulation de biens matĂ©riels. Chaque annĂ©e, son pĂšre la couvre de ces choses et de ces machins, une frĂ©nĂ©sie dâachats annuelle quâelle nâattend pas avec une franche impatience, malgrĂ© ce que dit William F. Buckley du dĂ©sir naturel des gens.
La rumeur se rĂ©pandit parmi les thĂ©rapeutes de la ville que la clinique avait mis au point un Ă©trange philtre dâamour, et bientĂŽt le bureau croula sous les appels de maris et de femmes faisant Ă©tat des mĂȘmes symptĂŽmes : pas exactement malheureux, mais souffrant malgrĂ© tout. Ils Ă©taient amis avec leur moitiĂ© mais sans passion, aimaient mais sans flamme, Ă©taient fidĂšles mais sâennuyaient, voyaient en lâautre un ou une colocataire dĂ©vouĂ©e, ils Ă©taient des parents se comportant moins comme des amants que comme les cofondateurs dâune entreprise Ă domicile dont le produit Ă©tait les enfants, pas complĂštement sans joie mais largement insatisfaits, ignorant quoi faire, déçus, mais restant ensemble pour Ă©pargner les enfants.
Pour vraiment enfoncer le clou, et montrer Ă quel point il se sentait sincĂšrement indĂ©pendant, pour rendre concrĂšte sur son corps la rĂ©alitĂ© physique et matĂ©rielle de sa philosophie, le jeune Jack Baker dĂ©cida de se faire tatouer. Un gros tatouage outrancier. Ses amis lui dirent quâil le regretterait. Ils lui conseillĂšrent dây renoncer. Ce Ă quoi Jack rĂ©torqua quâil ne deviendrait jamais du genre Ă regretter un tatouage. « Si un jour je le regrette, assura-t-il Ă ses amis, câest que je ne serai plus moi-mĂȘme. » Il dĂ©cida que seul un ĂȘtre jeune, audacieux et bizarre apprĂ©cierait ce tatouage. Alors, si dâaventure celui-ci finissait par ne plus lui plaire, cela signifierait quâil nâĂ©tait plus jeune, ni audacieux, ni bizarre, et donc plus fondamentalement lui-mĂȘme. Quâil serait devenu un ĂȘtre honni du jeune Jack. Le tatouage Ă©tait donc, en ce sens, une insulte lancĂ©e droit dans le futur. Il cherchait la bagarre Ă cette autre personne : le vieux Jack exĂ©crable que le jeune Jack pourrait un jour devenir.
Il voyait le vieux Jack Ă travers les yeux du jeune et il se sentait trahi. Il avait un crĂ©dit immobilier, maintenant, une Ă©pargne retraite, un boulot pour lequel il sâhabillait correctement, il Ă©tait mariĂ©, un enfant. Le vieux Jack avait renoncĂ© Ă tous les principes du jeune. Il dĂ©coupait des bons de rĂ©duction dans les journaux. Se levait tĂŽt. Portait des pantalons en toile. PossĂ©dait une montre. Et il regrettait son tatouage. Comment deux personnes aussi dissemblables pouvaient-elles occuper le mĂȘme corps ?
Il prit conscience que les gens, et les mariages, et les quartiers, Ă©taient autant dâentitĂ©s modulables, dont certaines piĂšces pouvaient ĂȘtre retirĂ©es. Dans la rue, un magasin familial ferme, vite remplacĂ© par la boutique dâune enseigne internationale et, si la scĂšne se reproduit plusieurs fois chaque annĂ©e, câest toute la rue qui devient mĂ©connaissable. Les gens aussi Ă©taient comme ça, bourrĂ©s de contradictions qui nâattendaient que de faire surface. Le Jack du moment â qui semblait plutĂŽt stable, adaptĂ© et plus ou moins vrai â nâĂ©tait pas plus vrai que le jeune. Un jour, un autre Ă©mergerait, un inconnu, et autour de lui de nouveaux amis, une nouvelle ville, ainsi quâune nouvelle femme et un nouveau fils qui feraient dâeux tous rĂ©unis une autre famille. Les gens quâil aimait, se dit-il, Ă©taient des visiteurs de passage, et Ă lâintĂ©rieur dâeux sommeillait quelquâun dâautre, meilleur ou pire, connu ou inconnu. Sa femme, son fils, ses amis, ses collĂšgues â il ne pouvait compter sur la constance de personne.
Avec le recul, il lui sembla soudain quâelle sâĂ©tait soumise sa vie entiĂšre au test de la guimauve, Ă reporter et reporter encore, Ă toujours attendre un avenir meilleur que ce que lui offrait le prĂ©sent, quel que soit le prĂ©sent du moment. Enfant, elle se disait : Si seulement je pouvais quitter mes parents, je serais heureuse. Puis elle avait quittĂ© ses parents pour sâinstaller Ă Chicago et sâĂ©tait dit : Si seulement je trouvais les amis, le quartier, le mĂ©tier, le mec quâil me faut, je serais heureuse. Et elle avait trouvĂ© toutes ces choses et sâĂ©tait dit : Si seulement je me mariais, je serais heureuse. Puis, une fois mariĂ©e : Si seulement on fondait une famille, je serais heureuse. Et pour finir : Si seulement on avait un plus chouette appartement, lâappartement parfait, un appartement pour la vie, je serais heureuse. Elle songea Ă tous ses derniers plans compliquĂ©s â le Shipworks, Le Club â et se demanda sâils Ă©taient finalement si diffĂ©rents de lâattachement excessif de Brandie Ă son tableau de visualisation. Elizabeth se croyait bien plus cartĂ©sienne que Brandie, bien moins bercĂ©e dâillusions, mais peut-ĂȘtre quâen rĂ©alitĂ©, sur un point tout Ă fait crucial, elles Ă©taient pareilles. Lâune comme lâautre gĂ©rait la douleur dâaujourdâhui en investissant tout dans un lendemain fantasmĂ©.
(âŠ) lâhypertexte nâa finalement pas bouleversĂ© la littĂ©rature. Non, il a bouleversĂ© la rĂ©alitĂ©. VoilĂ ce que Jack se dit en voyant son pĂšre perdre la boule : le monde actuel est devenu un grand hypertexte que plus personne ne sait lire. Une foire dâempoigne oĂč les gens construisent lâhistoire qui leur chante Ă partir des innombrables bribes de monde Ă leur disposition.
En sâaccrochant trop Ă ce quâon veut voir, on passe Ă cĂŽtĂ© de ce qui est vraiment lĂ .
Et je crois que câest ce que font les gens la plupart du temps, dans la vie. Ils trouvent un point de vue sur le monde qui correspond au leur, un endroit douillet, et sây plantent pour ne plus en bouger. Parce que sâils bougeaient, leurs certitudes et la sĂ©curitĂ© quâils ressentent se dĂ©sagrĂ©geraient, une perspective effrayante et douloureuse. Les gens prĂ©fĂšrent donc leurs illusions â que le monde est une simulation, que lâacupuncture a un effet, que les cures dĂ©toxifiantes fonctionnent, ou quâEbola a Ă©tĂ© créé par le gouvernement. Une revendication de souverainetĂ© au milieu du chaos. Face aux menaces insurmontables, Ă une prĂ©caritĂ© Ă©prouvante et Ă la douleur, le corps est, plus que de toute autre chose, en recherche de certitudes. On pourrait dire que la certitude est finalement le cĂŽtĂ© face de la douleur â ce Ă quoi la douleur ressemble quand elle est rĂ©flĂ©chie par un miroir dĂ©formant. Quand je vois des gens sur Facebook exprimer avec violence leurs certitudes inflexibles sur telle ou telle question politique, je me dis quâen rĂ©alitĂ© ils sont en train de dire Je souffre, et tout le monde sâen fiche.
Peut-ĂȘtre que le docteur Sanborne avait raison : la certitude nâĂ©tait quâune histoire que lâesprit fabriquait pour se dĂ©fendre contre la douleur de vivre. Ce qui impliquait, presque par dĂ©finition, que cette mĂȘme certitude Ă©tait une façon dâĂ©viter de vivre. On pouvait choisir dâĂȘtre certain, ou on pouvait choisir dâĂȘtre en vie.
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