jeudi 19 décembre 2024

[Hill, Nathan] Bien-ĂȘtre

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Bien-ĂȘtre (Wellness)

Auteur : Nathan HILL

Traduction : Nathalie BRU

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023,
                   en français en 2024 (Gallimard)

Pages : 688

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

À l’aube des annĂ©es 1990 Ă  Chicago, en pleine bohĂšme artistique, un homme et une femme vivent l’un en face de l’autre et s’épient en cachette. Rien ne semble les relier — elle est Ă©tudiante en psychologie, lui photographe rebelle. Mais lorsqu’ils se rencontrent enfin, le charme opĂšre et l’histoire d’amour dĂ©marre aussitĂŽt entre Elizabeth et Jack. Ils ont la vie devant eux et, mĂȘme si leurs rĂȘves et leurs milieux divergent, ils sont convaincus que leur amour rĂ©sistera Ă  l’épreuve du temps.
Mais qu’en est-il vingt ans plus tard ? Une fois que le couple s’est embourgeoisĂ©, qu’il se dĂ©bat avec un fils tyrannique, que le dĂ©sir s’éteint Ă  petit feu et que les rĂȘves s’oublient ? L’achat d’un appartement sur plan devient alors le rĂ©vĂ©lateur de tous les dĂ©saccords entre Elizabeth et Jack. Au fond, Ă©taient-ils faits l’un pour l’autre ?
BĂąti avec de malicieux va-et-vient dans le temps, Bien-ĂȘtre est la fresque Ă©patante d’un amour dont le dĂ©cor, Chicago, perd son Ăąme Ă  mesure que les sentiments s’abĂźment. Nathan Hill y dĂ©cortique le couple et l’état de la middle class avec un panache, une ingĂ©niositĂ© et un humour irrĂ©sistibles. Du grand roman amĂ©ricain au souffle palpitant.

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Nathan Hill, auteur originaire de l’Iowa, a connu un immense succĂšs international dĂšs son premier roman, Les fantĂŽmes du vieux pays, sacrĂ© RĂ©vĂ©lation Ă©trangĂšre du magazine Lire et rĂ©compensĂ© par le prix des Libraires Folio-TĂ©lĂ©rama. Bien-ĂȘtre, rĂ©cemment paru aux États-Unis et en Angleterre, a fait sensation auprĂšs de la presse et du public.

 

Avis :

A partir d’une simple histoire d’amour, analyser de fond en comble la sociĂ©tĂ© amĂ©ricaine : c’est le tour de force que rĂ©ussit Nathan Hill dans cet ample et passionnant roman de prĂšs de sept cents pages.

Elizabeth et Jack sont Ă©tudiants lorsqu’ils se rencontrent Ă  Chicago. Lui vient de la campagne profonde du Kansas et rĂȘve de percer dans les arts plastiques. Elle, en rupture avec sa famille bourgeoise, s’intĂ©resse Ă  la psychologie cognitive et aux neurosciences. Leurs aspirations contestataires et leur vie bohĂšme les rapprochent, c’est le coup de foudre. Deux dĂ©cennies plus tard, leur quartier s’est gentrifiĂ© et leur vie professionnelle stabilisĂ©e, Ă  huit ans leur fils Toby dĂ©joue toutes leurs thĂ©ories Ă©ducatives et le couple s’apprĂȘte Ă  acheter un nouvel appartement configurĂ© pour lui permettre de faire chambre Ă  part. Quand s’est donc Ă©teinte la mĂ©lodie du bonheur ?

La premiĂšre grande force du roman tient en la crĂ©dibilitĂ© des personnages et en l’exploration de leur psychologie profonde. RĂ©unis par leur dĂ©termination Ă  sortir de leurs milieux respectifs, persuadĂ©s de leur anti-conformisme alors qu’ils ne font qu’exorciser les fantĂŽmes de leur enfance, ils projettent sur ces atomes crochus le mythe de l’amour parfait et Ă©ternel jusqu’à ce que leur embourgeoisement vienne justement saper ce qui prĂ©cisĂ©ment les rapprochait. Nathan Hill excelle Ă  souligner les dĂ©terminismes initiaux et les malentendus qui en dĂ©coulent, l’amour et le couple semblant fonctionner exactement comme les placebos dont Elizabeth s’est faite la spĂ©cialiste dans son institut du bien-ĂȘtre, c’est-Ă -dire par l’autosuggestion et l’envie de croire aveuglĂ©ment aux mythologies du bonheur auxquelles la sociĂ©tĂ© nous biberonne.

Des mythologies qui sont loin de se cantonner Ă  l’amour, puisque, Ă©tendant le raisonnement, l’auteur dĂ©ploie ce qui s’impose comme l’autre force du roman : le dĂ©corticage des phĂ©nomĂšnes qui font la sociĂ©tĂ© contemporaine, comme l’envahissement des pratiques numĂ©riques et la propagation algorithmique des pseudo-informations complotistes sur les rĂ©seaux sociaux, la tyrannie du bonheur et tous les faux-semblants qu’elle traĂźne dans son sillage, ou encore l’impasse des discours post-modernistes. PrĂ©cis et factuel, le texte n’oublie rien des derniĂšres mutations, tendances et façons de penser, et si l’ensemble, d’un pessimisme froid malgrĂ© l‘humour, peut souvent sembler d’une sĂ©cheresse quasi mĂ©dicale, l’on reste impressionnĂ© par l’ampleur et la clartĂ© de cette analyse si Ă©vocatrice et instructive.

Miroir impitoyable d'une Ă©poque abusĂ©e encore loin du bout de ses mutations numĂ©riques, un roman qui dĂ©crypte magistralement les dĂ©sarrois et le mal-ĂȘtre d'une sociĂ©tĂ© qui, derriĂšre les façades riantes affichĂ©es sur les rĂ©seaux sociaux, semble ne jamais avoir Ă©tĂ© moins heureuse. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Le problĂšme Ă©tait, bien sĂ»r, que les victoires qu’on doit garder secrĂštes perdaient leur statut de victoires. Une victoire impossible Ă  partager n’est qu’un autre genre de dĂ©faite.
 

La plupart du temps, la rĂ©ponse de ces artistes fut d’ignorer ces paysages. Ils passaient leur chemin, continuaient vers l’ouest jusqu’aux Rocheuses et ses rĂ©compenses : des lieux en phase avec ce qu’ils avaient appris de la peinture. VoilĂ  pourquoi la prairie Ă©tait sous-reprĂ©sentĂ©e dans le canon de l’art paysager amĂ©ricain. Pas parce qu’elle n’était pas belle, dans des lettres et dans leurs journaux, la plupart des peintres admettaient la trouver trĂšs attrayante, mais plutĂŽt parce qu’elle ne correspondait pas aux standards de beautĂ© traditionnels des paysagistes. Faute de trouver les forĂȘts, montagnes et plages qu’ils savaient peindre, les peintres dĂ©crĂ©taient le paysage « vide Â».
Ils ne voyaient pas ce qui Ă©tait lĂ . Ils voyaient au contraire ce qui n’y Ă©tait pas.
Jack cherche Ă  en faire une leçon sur la diffĂ©rence entre rĂ©alitĂ© et reprĂ©sentation de la rĂ©alitĂ©. La beautĂ©, dit-il Ă  ses Ă©tudiants, est une condition non pas intrinsĂšque mais construite. Ce que nous trouvons agrĂ©able Ă  regarder n’est que ce qui a Ă©tĂ© agrĂ©ablement reprĂ©sentĂ©. Le reste, faute de reprĂ©sentation, n’est pas vu. Il ne pĂ©nĂštre jamais dans l’imagination. Et dĂšs lors devient un rien.
 

— N’est-ce pas incroyable ? Au fil des ans, je me suis rendu compte que les individus ont tendance Ă  agir et Ă  penser automatiquement, mais si on leur demande de donner une explication, ils se ruent dans le nĂ©ant et en tirent une histoire, Ă  laquelle, incroyablement, ils se mettent eux-mĂȘmes Ă  croire.
— MĂȘme si l’histoire n’est pas vraie.
— Elle n’a pas besoin d’ĂȘtre vraie. Il suffit qu’elle soit satisfaisante. Nous le faisons tous, dans une certaine mesure. Entre le monde et nous, il y a une histoire, un rĂ©cit. Souvent beau, qui nous satisfait et nous plaĂźt. Prenez votre pĂšre, par exemple.
— Mon pĂšre ?
— Il est tout simplement faux de dire que les petits Ă©checs mĂšnent Ă  de plus grands. Il trouve en revanche de la satisfaction, sans doute, Ă  se dire que les gens qui l’entourent, et vous en particulier, ne sont pas Ă  la hauteur.
— Pourquoi ?
— Qui sait quel mal est tapi dans le cƓur des hommes, ma chĂšre. Je constate juste que les gens ont un besoin trĂšs fort de donner du monde une explication qui leur permettra de se sentir mieux, ou plus en sĂ©curitĂ©, ou plus puissants, ou plus apprĂ©ciĂ©s, ou plus aux commandes, sans que cette explication soit forcĂ©ment vraie. HĂ©las, d’un point de vue psychologique, la vĂ©ritĂ© a trĂšs peu d’importance. Nous sommes vraiment de bien sottes crĂ©atures. Â»
 
 
La plupart de leurs discussions tournaient autour d’un seul et mĂȘme sujet : partout, en gĂ©nĂ©ral, les gens Ă©taient fous. Ou en tout cas bien plus fous que les cours d’économie d’Elizabeth ne le laissaient entendre. Car dans le monde de l’économie, les humains Ă©taient des agents rationnels qui Ɠuvraient avec rĂ©solution et intelligence Ă  la satisfaction de leurs propres besoins. Dans le monde de Sanborne, en revanche, ces mĂȘmes gens Ă©taient des dingues en proie Ă  toutes sortes d’illusions, victimes des stimuli les plus infimes, des pigeons, des ĂȘtres contradictoires, rois de l’autosabotage, indignes de confiance, impulsifs et mallĂ©ables Ă  merci, qui ignoraient eux-mĂȘmes les motivations de leurs actes et pourrissaient la vie de leur prochain. Dans les manuels de microĂ©conomie, le monde se rĂ©sumait Ă  une poursuite du bonheur rationnelle et structurĂ©e. Dans celui qu’offrait Sanborne, ledit bonheur Ă©tait une fiction satisfaisante que l’esprit posait sur ses motivations les plus sombres, et cela correspondait plutĂŽt bien aux observations d’Elizabeth, Ă  sa perplexitĂ© face aux affects brouillons et contradictoires de ceux qui l’entouraient.


« Prenez l’amour, par exemple Â», lui dit Sanborne, le jour de leur premiĂšre rencontre. Â« Savez-vous, ma chĂšre, ce qui arrive vraiment aux gens amoureux ?
— Eh bien, dans mon expĂ©rience, ils deviennent nerveux, pris de vertiges, ils transpirent beaucoup.
— Oui, bien sĂ»r, tout cela est vrai. Mais les nerfs ? La transpiration ? Ce sont des manifestations extĂ©rieures d’un phĂ©nomĂšne intĂ©rieur. Et vous savez quel est ce phĂ©nomĂšne ?
— Je crois que non.
— Au-delĂ  de la poĂ©sie, au-delĂ  des chansons, voilĂ  ce qu’est l’amour, ma chĂšre : une dilatation du moi. Le moment oĂč les limites du moi s’étendent pour inclure quelqu’un d’autre et faire, de cet autre, soi-mĂȘme.
— Ă‡a a l’air bien.
— Ă‡a fait du bien, assurĂ©ment ! Ça fait un bien fou d’identifier une qualitĂ© chez autrui – son charisme, son charme, son tempĂ©rament, son point de vue, sa culture, ses ressources, son aspect physique â€“ et de vouloir la possĂ©der aussi. Et les limites de notre moi se mettent alors Ă  dĂ©border vers cette personne, comme une amibe, comme le blob dans ce film sur le blob. Et on s’accroche Ă  cette autre personne, on l’encercle, on l’engloutit, on l’incorpore et on la digĂšre lentement au fil des mois.
— Dit comme ça, ça n’a plus l’air si bien.
— On identifie chez une autre personne quelque chose qu’on aime et on absorbe ce quelque chose Ă  l’intĂ©rieur des limites conceptuelles de notre moi. Notre expĂ©rience subjective de ce processus, l’illusion que l’esprit nous offre en guise d’explication, c’est cela que nous avons appelĂ© “amour”.
— Donc, dit Elizabeth, si je comprends bien, vous n’ĂȘtes pas un de ces indĂ©crottables romantiques.
— Oh que non ! Ce que les autres appellent romance, je l’appelle annexion. 


Et, le hasard faisant bien les choses, elle est justement en train de lire un passage sur la question du dĂ©sir : que veulent les gens ? Qu’est-ce qui les rend heureux ? Questions auxquelles la rĂ©ponse semble tout simplement ĂȘtre : plus. Plus de machins. Plus de choses. « L’individu et son dĂ©sir naturel d’accumuler les biens matĂ©riels Â», c’est ainsi que le formule Buckley, et cela fait sens, parce que c’est ce Ă  quoi Elizabeth s’attend en ce jour d’anniversaire : une accumulation de biens matĂ©riels. Chaque annĂ©e, son pĂšre la couvre de ces choses et de ces machins, une frĂ©nĂ©sie d’achats annuelle qu’elle n’attend pas avec une franche impatience, malgrĂ© ce que dit William F. Buckley du dĂ©sir naturel des gens.


La rumeur se rĂ©pandit parmi les thĂ©rapeutes de la ville que la clinique avait mis au point un Ă©trange philtre d’amour, et bientĂŽt le bureau croula sous les appels de maris et de femmes faisant Ă©tat des mĂȘmes symptĂŽmes : pas exactement malheureux, mais souffrant malgrĂ© tout. Ils Ă©taient amis avec leur moitiĂ© mais sans passion, aimaient mais sans flamme, Ă©taient fidĂšles mais s’ennuyaient, voyaient en l’autre un ou une colocataire dĂ©vouĂ©e, ils Ă©taient des parents se comportant moins comme des amants que comme les cofondateurs d’une entreprise Ă  domicile dont le produit Ă©tait les enfants, pas complĂštement sans joie mais largement insatisfaits, ignorant quoi faire, déçus, mais restant ensemble pour Ă©pargner les enfants.


Pour vraiment enfoncer le clou, et montrer Ă  quel point il se sentait sincĂšrement indĂ©pendant, pour rendre concrĂšte sur son corps la rĂ©alitĂ© physique et matĂ©rielle de sa philosophie, le jeune Jack Baker dĂ©cida de se faire tatouer. Un gros tatouage outrancier. Ses amis lui dirent qu’il le regretterait. Ils lui conseillĂšrent d’y renoncer. Ce Ă  quoi Jack rĂ©torqua qu’il ne deviendrait jamais du genre Ă  regretter un tatouage. « Si un jour je le regrette, assura-t-il Ă  ses amis, c’est que je ne serai plus moi-mĂȘme. Â» Il dĂ©cida que seul un ĂȘtre jeune, audacieux et bizarre apprĂ©cierait ce tatouage. Alors, si d’aventure celui-ci finissait par ne plus lui plaire, cela signifierait qu’il n’était plus jeune, ni audacieux, ni bizarre, et donc plus fondamentalement lui-mĂȘme. Qu’il serait devenu un ĂȘtre honni du jeune Jack. Le tatouage Ă©tait donc, en ce sens, une insulte lancĂ©e droit dans le futur. Il cherchait la bagarre Ă  cette autre personne : le vieux Jack exĂ©crable que le jeune Jack pourrait un jour devenir.


Il voyait le vieux Jack Ă  travers les yeux du jeune et il se sentait trahi. Il avait un crĂ©dit immobilier, maintenant, une Ă©pargne retraite, un boulot pour lequel il s’habillait correctement, il Ă©tait mariĂ©, un enfant. Le vieux Jack avait renoncĂ© Ă  tous les principes du jeune. Il dĂ©coupait des bons de rĂ©duction dans les journaux. Se levait tĂŽt. Portait des pantalons en toile. PossĂ©dait une montre. Et il regrettait son tatouage. Comment deux personnes aussi dissemblables pouvaient-elles occuper le mĂȘme corps ?


Il prit conscience que les gens, et les mariages, et les quartiers, Ă©taient autant d’entitĂ©s modulables, dont certaines piĂšces pouvaient ĂȘtre retirĂ©es. Dans la rue, un magasin familial ferme, vite remplacĂ© par la boutique d’une enseigne internationale et, si la scĂšne se reproduit plusieurs fois chaque annĂ©e, c’est toute la rue qui devient mĂ©connaissable. Les gens aussi Ă©taient comme ça, bourrĂ©s de contradictions qui n’attendaient que de faire surface. Le Jack du moment – qui semblait plutĂŽt stable, adaptĂ© et plus ou moins vrai â€“ n’était pas plus vrai que le jeune. Un jour, un autre Ă©mergerait, un inconnu, et autour de lui de nouveaux amis, une nouvelle ville, ainsi qu’une nouvelle femme et un nouveau fils qui feraient d’eux tous rĂ©unis une autre famille. Les gens qu’il aimait, se dit-il, Ă©taient des visiteurs de passage, et Ă  l’intĂ©rieur d’eux sommeillait quelqu’un d’autre, meilleur ou pire, connu ou inconnu. Sa femme, son fils, ses amis, ses collĂšgues – il ne pouvait compter sur la constance de personne.


Avec le recul, il lui sembla soudain qu’elle s’était soumise sa vie entiĂšre au test de la guimauve, Ă  reporter et reporter encore, Ă  toujours attendre un avenir meilleur que ce que lui offrait le prĂ©sent, quel que soit le prĂ©sent du moment. Enfant, elle se disait : Si seulement je pouvais quitter mes parents, je serais heureuse. Puis elle avait quittĂ© ses parents pour s’installer Ă  Chicago et s’était dit : Si seulement je trouvais les amis, le quartier, le mĂ©tier, le mec qu’il me faut, je serais heureuse. Et elle avait trouvĂ© toutes ces choses et s’était dit : Si seulement je me mariais, je serais heureuse. Puis, une fois mariĂ©e : Si seulement on fondait une famille, je serais heureuse. Et pour finir : Si seulement on avait un plus chouette appartement, l’appartement parfait, un appartement pour la vie, je serais heureuse. Elle songea Ă  tous ses derniers plans compliquĂ©s – le Shipworks, Le Club â€“ et se demanda s’ils Ă©taient finalement si diffĂ©rents de l’attachement excessif de Brandie Ă  son tableau de visualisation. Elizabeth se croyait bien plus cartĂ©sienne que Brandie, bien moins bercĂ©e d’illusions, mais peut-ĂȘtre qu’en rĂ©alitĂ©, sur un point tout Ă  fait crucial, elles Ă©taient pareilles. L’une comme l’autre gĂ©rait la douleur d’aujourd’hui en investissant tout dans un lendemain fantasmĂ©.


(
) l’hypertexte n’a finalement pas bouleversĂ© la littĂ©rature. Non, il a bouleversĂ© la rĂ©alitĂ©. VoilĂ  ce que Jack se dit en voyant son pĂšre perdre la boule : le monde actuel est devenu un grand hypertexte que plus personne ne sait lire. Une foire d’empoigne oĂč les gens construisent l’histoire qui leur chante Ă  partir des innombrables bribes de monde Ă  leur disposition.


En s’accrochant trop Ă  ce qu’on veut voir, on passe Ă  cĂŽtĂ© de ce qui est vraiment lĂ .


Et je crois que c’est ce que font les gens la plupart du temps, dans la vie. Ils trouvent un point de vue sur le monde qui correspond au leur, un endroit douillet, et s’y plantent pour ne plus en bouger. Parce que s’ils bougeaient, leurs certitudes et la sĂ©curitĂ© qu’ils ressentent se dĂ©sagrĂ©geraient, une perspective effrayante et douloureuse. Les gens prĂ©fĂšrent donc leurs illusions – que le monde est une simulation, que l’acupuncture a un effet, que les cures dĂ©toxifiantes fonctionnent, ou qu’Ebola a Ă©tĂ© créé par le gouvernement. Une revendication de souverainetĂ© au milieu du chaos. Face aux menaces insurmontables, Ă  une prĂ©caritĂ© Ă©prouvante et Ă  la douleur, le corps est, plus que de toute autre chose, en recherche de certitudes. On pourrait dire que la certitude est finalement le cĂŽtĂ© face de la douleur – ce Ă  quoi la douleur ressemble quand elle est rĂ©flĂ©chie par un miroir dĂ©formant. Quand je vois des gens sur Facebook exprimer avec violence leurs certitudes inflexibles sur telle ou telle question politique, je me dis qu’en rĂ©alitĂ© ils sont en train de dire Je souffre, et tout le monde s’en fiche. 


Peut-ĂȘtre que le docteur Sanborne avait raison : la certitude n’était qu’une histoire que l’esprit fabriquait pour se dĂ©fendre contre la douleur de vivre. Ce qui impliquait, presque par dĂ©finition, que cette mĂȘme certitude Ă©tait une façon d’éviter de vivre. On pouvait choisir d’ĂȘtre certain, ou on pouvait choisir d’ĂȘtre en vie.


 

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