J'ai beaucoup aimé
Titre : Mémoires sauvées de l'eau
Auteur : Nina LEGER
Parution : 2024 (Gallimard)
Pages : 320
Présentation de l'éditeur :
En 1848, on découvre de l’or dans la Feather River, en Californie du
Nord. Une ville naît, baptisée Oroville ; la ruée vers l’or commence.
En 2020, Thea, géologue venue à Oroville pour travailler en aval du gigantesque barrage désormais construit sur la Feather River, doit fuir devant l’avancée des méga-feux. Alors qu’un monde vacille, la violence de son histoire resurgit.
Entourée de femmes aimées — une écrivaine de science-fiction, une descendante d’un peuple autochtone, une ingénieure coréenne —, Thea tente de remonter le fil des dévastations issues de la ruée vers l’or.
Porté par la langue puissante et tendre de Nina Leger, le chant ancien de la rivière se mêle aux voix d’un présent bouleversé pour faire entendre l’épopée d’une civilisation qui s’est construite en détruisant, au point de préparer sa propre ruine.
En 2020, Thea, géologue venue à Oroville pour travailler en aval du gigantesque barrage désormais construit sur la Feather River, doit fuir devant l’avancée des méga-feux. Alors qu’un monde vacille, la violence de son histoire resurgit.
Entourée de femmes aimées — une écrivaine de science-fiction, une descendante d’un peuple autochtone, une ingénieure coréenne —, Thea tente de remonter le fil des dévastations issues de la ruée vers l’or.
Porté par la langue puissante et tendre de Nina Leger, le chant ancien de la rivière se mêle aux voix d’un présent bouleversé pour faire entendre l’épopée d’une civilisation qui s’est construite en détruisant, au point de préparer sa propre ruine.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Nina Leger enseigne aux Beaux-Arts de Marseille, où elle vit. Après Antipolis, elle poursuit son enquête sur la fondation des villes. Mémoires sauvées de l'eau est son quatrième roman.
Avis :
De la ruée vers l’or à l’impasse climatique : après il y a deux ans le récit de la genèse de Sophia-Antipolis, c’est maintenant l’histoire de la ville d’Oroville, en Californie, qui permet à Nina Leger d’illustrer l’évolution de l’humanité depuis ses élans pionniers et sa confiance dans le progrès jusqu’à la douloureuse prise de conscience des effets destructeurs de son aveuglement.
Fondée en 1848 au moment de la ruée vers l’or en Californie, Oroville est aujourd’hui connue pour le barrage qui porte son nom. Le plus haut des Etats-Unis et le plus grand au monde au moment de sa construction, il fut érigé en 1968 en complément du Central Valley Project, un programme fédéral conçu dans les années trente pour réguler et stocker l’eau qui inonde alors régulièrement la Californie du Nord, et alimenter le Sud désertique au moyen d’un gigantesque « escalier électrique » composé d’aqueducs, de stations de pompage et de centrales hydroélectriques.
Tout commence lorsque de l’or est découvert dans l’American River. Feu de paille faisant la fortune de quelques uns et la défaite de nombreux autres, la ruée vers l’or initie en réalité la transformation du pays. On dompte d’abord l’eau pour les activités aurifères, puis hydroélectriques, et de fil en aiguille, l’on en vient à « faire couler les rivières à l’envers », transformant le Sud semi-aride de la Californie en riche région agricole où grandes villes et industries se développent. A l’époque, peu importent les dommages collatéraux sur les paysages, la faune et les populations amérindiennes que l’on a de toute façon entrepris d’éradiquer au nom du progrès : « Kennedy n’entendait pas céder à l’impudence des déserts. Depuis quand reculait-on devant les caprices du climat ? N’avait-on pas appris à résister, à modifier, à maîtriser pour posséder, à posséder par la maîtrise ? » C’est ainsi que, siphonnant toujours plus d’eau autour d’elle, la Californie devenue paradis de la high-tech s’est peu à peu enfermée dans une impasse où dérèglement climatique, sécheresses et mégafeux n’ont pas fini leurs ravages.
Nina Leger nous raconte cette histoire par les deux bouts, tissant habilement deux fils narratifs qui finissent par se rejoindre. Côté passé, les événements s’enchaînent au travers d’une galerie de personnages aux ressentis contrastés, géologue, ingénieur et entrepreneur face à trois garçons qui, telles des incarnations de leur pays, feront, non sans culpabilité ni mélancolie, l’apprentissage de la modernité au détriment de leur vie d’avant. Côté présent, sur le fond anxiogène du risque de rupture du barrage d’Oroville dont il fallut évacuer la population en 2017 et des ravages des mégafeux comme le Camp Fire en 2018 et le Bear Fire en 2020, Thea, venue s’occuper des saumons que les incubateurs ne parviennent pas à sauver de l’extinction depuis que « l’escalier électrique » les empêche de se reproduire en rivière, échange lettres et messages audio avec sa grand-mère, tout en s’entretenant avec une amie d’ascendance amérindienne. Entre l’expérience de la grand-mère – l’auteur de science-fiction Ursula K. Le Guin, fille de l’anthropologue Alfred Kroeber et de l’écrivain Theodora Kroeber – et celle de l’amie Susan, se creusent encre une fois hontes et culpabilités alors que l’une et l’autre reviennent à leur façon sur le destin de celui qui, capturé à Oroville, finit ses jours comme sujet d’étude au musée d’anthropologie de San Francisco : il était « le dernier des Yahi », l’ultime survivant de sa tribu et même des « Indiens sauvages » de Californie.
Documenté et brassant les points de vue, le texte doux-amer aux accents volontiers sardoniques explore son sujet sous toutes ses faces en y intercalant, reflets authentiques des opinions et des mentalités du moment, des extraits toujours frappants, souvent choquants, d’articles et de déclarations de chaque époque. Qu’elle est donc révélatrice, cette mise en perspective, de nos aveuglements d’humains cupides et présomptueux, capables au nom de ce qui faisait figure de progrès de détruire sans un regard une terre et ses habitants d’origine… Il n’est pas jusqu’au rythme travaillé dans ses sauts de ligne en cours de phrase pour exprimer le désarroi et le vacillement, du lecteur comme des personnages, face à tant d’aveugle arrogance et d’entêtement dans l’absurdité. Et pourtant, que faisons-nous de ce pesant héritage ? Continuerons-nous cette course en avant jusqu’à nous retrouver nous-mêmes sujets d’études des anthropologues de demain ? Comment sortir de l’impasse ?
Passionnant de bout en bout, ce roman historique qui réussit une mise en perspective particulièrement frappante et édifiante de nos erreurs et aveuglements quant à la notion de progrès ouvre une mine de questionnements d’une brûlante actualité. Combien d’autres « Californies » passées, présentes et à venir ? (4/5)
Fondée en 1848 au moment de la ruée vers l’or en Californie, Oroville est aujourd’hui connue pour le barrage qui porte son nom. Le plus haut des Etats-Unis et le plus grand au monde au moment de sa construction, il fut érigé en 1968 en complément du Central Valley Project, un programme fédéral conçu dans les années trente pour réguler et stocker l’eau qui inonde alors régulièrement la Californie du Nord, et alimenter le Sud désertique au moyen d’un gigantesque « escalier électrique » composé d’aqueducs, de stations de pompage et de centrales hydroélectriques.
Tout commence lorsque de l’or est découvert dans l’American River. Feu de paille faisant la fortune de quelques uns et la défaite de nombreux autres, la ruée vers l’or initie en réalité la transformation du pays. On dompte d’abord l’eau pour les activités aurifères, puis hydroélectriques, et de fil en aiguille, l’on en vient à « faire couler les rivières à l’envers », transformant le Sud semi-aride de la Californie en riche région agricole où grandes villes et industries se développent. A l’époque, peu importent les dommages collatéraux sur les paysages, la faune et les populations amérindiennes que l’on a de toute façon entrepris d’éradiquer au nom du progrès : « Kennedy n’entendait pas céder à l’impudence des déserts. Depuis quand reculait-on devant les caprices du climat ? N’avait-on pas appris à résister, à modifier, à maîtriser pour posséder, à posséder par la maîtrise ? » C’est ainsi que, siphonnant toujours plus d’eau autour d’elle, la Californie devenue paradis de la high-tech s’est peu à peu enfermée dans une impasse où dérèglement climatique, sécheresses et mégafeux n’ont pas fini leurs ravages.
Nina Leger nous raconte cette histoire par les deux bouts, tissant habilement deux fils narratifs qui finissent par se rejoindre. Côté passé, les événements s’enchaînent au travers d’une galerie de personnages aux ressentis contrastés, géologue, ingénieur et entrepreneur face à trois garçons qui, telles des incarnations de leur pays, feront, non sans culpabilité ni mélancolie, l’apprentissage de la modernité au détriment de leur vie d’avant. Côté présent, sur le fond anxiogène du risque de rupture du barrage d’Oroville dont il fallut évacuer la population en 2017 et des ravages des mégafeux comme le Camp Fire en 2018 et le Bear Fire en 2020, Thea, venue s’occuper des saumons que les incubateurs ne parviennent pas à sauver de l’extinction depuis que « l’escalier électrique » les empêche de se reproduire en rivière, échange lettres et messages audio avec sa grand-mère, tout en s’entretenant avec une amie d’ascendance amérindienne. Entre l’expérience de la grand-mère – l’auteur de science-fiction Ursula K. Le Guin, fille de l’anthropologue Alfred Kroeber et de l’écrivain Theodora Kroeber – et celle de l’amie Susan, se creusent encre une fois hontes et culpabilités alors que l’une et l’autre reviennent à leur façon sur le destin de celui qui, capturé à Oroville, finit ses jours comme sujet d’étude au musée d’anthropologie de San Francisco : il était « le dernier des Yahi », l’ultime survivant de sa tribu et même des « Indiens sauvages » de Californie.
Documenté et brassant les points de vue, le texte doux-amer aux accents volontiers sardoniques explore son sujet sous toutes ses faces en y intercalant, reflets authentiques des opinions et des mentalités du moment, des extraits toujours frappants, souvent choquants, d’articles et de déclarations de chaque époque. Qu’elle est donc révélatrice, cette mise en perspective, de nos aveuglements d’humains cupides et présomptueux, capables au nom de ce qui faisait figure de progrès de détruire sans un regard une terre et ses habitants d’origine… Il n’est pas jusqu’au rythme travaillé dans ses sauts de ligne en cours de phrase pour exprimer le désarroi et le vacillement, du lecteur comme des personnages, face à tant d’aveugle arrogance et d’entêtement dans l’absurdité. Et pourtant, que faisons-nous de ce pesant héritage ? Continuerons-nous cette course en avant jusqu’à nous retrouver nous-mêmes sujets d’études des anthropologues de demain ? Comment sortir de l’impasse ?
Passionnant de bout en bout, ce roman historique qui réussit une mise en perspective particulièrement frappante et édifiante de nos erreurs et aveuglements quant à la notion de progrès ouvre une mine de questionnements d’une brûlante actualité. Combien d’autres « Californies » passées, présentes et à venir ? (4/5)
Citations :
— Vous savez que ça fait cinq ans que l’état de sécheresse est déclaré en Californie ? Hiver, été, rien n’y change.
Jen regarde vers la vitrine ruisselante du café :
— Et toute cette pluie qui tombe depuis dix jours ?
— Trop tard. La terre est tellement dure qu’elle n’absorbe rien, l’eau ne pénètre pas les sols, ne gagne pas les nappes phréatiques, elle glisse directement dans les rivières. Celle du barrage d’Oroville est en crue et le lac a atteint un niveau jamais vu. Pour diminuer la pression, les ingénieurs ont ouvert le déversoir d’urgence. Regardez les images. L’eau tombe à toute berzingue et se fracasse dans la rivière des centaines de mètres plus bas. Ça va faire monter le niveau en aval et, comme les pluies continuent, Sacramento va se retrouver inondée.
Jen regarde vers la vitrine ruisselante du café :
— Et toute cette pluie qui tombe depuis dix jours ?
— Trop tard. La terre est tellement dure qu’elle n’absorbe rien, l’eau ne pénètre pas les sols, ne gagne pas les nappes phréatiques, elle glisse directement dans les rivières. Celle du barrage d’Oroville est en crue et le lac a atteint un niveau jamais vu. Pour diminuer la pression, les ingénieurs ont ouvert le déversoir d’urgence. Regardez les images. L’eau tombe à toute berzingue et se fracasse dans la rivière des centaines de mètres plus bas. Ça va faire monter le niveau en aval et, comme les pluies continuent, Sacramento va se retrouver inondée.
Vous voyez les incubateurs à saumons ? Ils ont été construits un peu partout quand on s’est aperçus, ô surprise, que les barrages empêchaient les saumons de remonter les cours d’eau. Les incubateurs sont censés compenser l’impact négatif des barrages, et le verbe m’a toujours laissée rêveuse parce qu’ils n’aident pas les saumons à remonter jusqu’au lieu de leur naissance mais composent avec le fait que la rivière ne peut plus être remontée en proposant un espace de reproduction factice en aval du barrage où les saumons sont forcés de s’arrêter et de donner naissance à des populations conditionnées pour accepter nos rivières bétonnées. Si compenser signifie réparer, les incubateurs sont un échec. En revanche, si ça veut dire s’enfoncer dans son erreur en réclamant, en plus, d’avoir bonne conscience, le terme est parfaitement choisi.
C’est étonnant comme on laisse souvent nos convictions à la porte de notre famille : on est pour l’indépendance des femmes, leur autonomie, leur libération, on écrit de grands textes, on prononce des conférences dans des universités en incitant les filles à prendre le pouvoir et à se faire un chemin pour elles-mêmes, mais on aimerait que sa maman ne cesse jamais de s’occuper de soi et on jalouse les objets qui la détournent du soin qui nous est dû.
Tu sais quand ça a commencé ? enchaîne Susan qui se lève et récupère leurs bâtons de glaces. Avec le barrage que John Sutter a fait construire sur l’American River. Le premier qui a détourné les eaux a démarré toutes les catastrophes. Les pionniers n’ont voulu voir que la richesse, ils ont ignoré les horreurs. Ils pouvaient se le permettre. Nous on n’avait pas le choix, on ne voyait que ça, on ne vivait que ça. La rupture du barrage ou le feu d’aujourd’hui sont la poursuite de cette étincelle-là. Aujourd’hui, la catastrophe se retourne contre la société qui l’a lancée, mais de l’or au feu, c’est le même mouvement de dévoration.
Très tôt, j’ai observé mon père composer avec l’objectivité attendue de l’anthropologue et j’ai décidé que ce n’était pas pour moi. Je ne suis pas bonne en objectivité ; s’il y a une chose à laquelle j’ai voulu échapper, c’est à ça, pas au monde. Je suis convaincue que le monde n’existe pas objectivement – ou en tout cas qu’on ne le rencontre jamais sous cette forme. Tout ce à quoi on accède est une somme de points de vue distincts, divergents et souvent contradictoires.
D’une extrémité à l’autre de l’État s’étire la grande Vallée qu’on dit centrale. Elle débute à Oroville, se termine à Los Angeles ; au nord, elle est marais, au sud, elle est aride. Inondable et inondée au nord, elle est désertique, mais certainement pas désertée, au sud – c’est d’ailleurs là que se masse la majeure partie de la population californienne, là aussi que se concentre – quelle drôle d’idée – l’agriculture californienne.
En observant les eaux monter aussi doucement que si elles n’étaient pas un événement, Billy devenu vieux comprend que la fin du monde se met toujours en chemin longtemps avant qu’on s’en aperçoive, qu’elle se tient en planque entre les choses et les réorganise à sa façon, délicate comme un chat qui tourne et se retourne sur une couverture pour l’arranger à son goût avant de s’y étendre et de s’y assoupir. Impossible alors de l’en déloger. La couverture n’appartient plus qu’au chat, le monde n’est plus qu’à sa fin.
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