dimanche 29 décembre 2024

[Adrian, Pierre] Hotel Roma

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Hotel Roma

Auteur : Pierre ADRIAN

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je pardonne à tous et à tous je demande pardon. Ça va ? Pas trop de bavardages. »
Le 27 août 1950, Cesare Pavese se donne la mort dans la chambre 49 de l’Hotel Roma, à Turin. Il laisse un mot d’excuse, des poèmes et un journal intime, Le Métier de vivre.
Pierre Adrian a retracé le dernier été d’un écrivain hanté par le suicide. Il a cherché dans sa vie et dans ses livres de quoi nous apprendre, malgré tout, le douloureux métier de vivre. Pavese apparaît au fil des pages comme un compagnon de route taciturne, drôle, sincère. Au cours de ces errances en ville et dans les collines, on croise Monica Vitti et Antonioni, Calvino, des actrices américaines… Mais aussi « la fille à la peau mate », qui déambule aux côtés du narrateur sur les traces d’une ombre, dans ce Piémont devenu le lieu éblouissant des retrouvailles avec l’être aimé.
Avec ce nouveau récit au charme furieux, Pierre Adrian nous donne à contempler une Italie d’après-guerre en noir et blanc, où la littérature et la politique sont une question de vie ou de mort, où rien n’est jamais grave mais où le tragique finit par s’inviter.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Pierre Adrian est né en 1991 et vit à Rome. Il est notamment l’auteur de La piste Pasolini (prix des Deux Magots, prix François Mauriac de l’Académie française). Son dernier roman, Que reviennent ceux qui sont loin, paru aux Éditions Gallimard en 2022, a obtenu le prix Michel Déon.

 

 

Avis :   

Cesare Pavese lui avait déjà soufflé le titre de son précédent et magnifique roman, Que reviennent ceux qui sont loin. Cette fois, c’est un ouvrage entier que Pierre Adrian consacre à l’écrivain italien, l’un de ceux, avec Pasolini, qu’il a élus avec passion au rang de véritables compagnons littéraires, d’amis même, puisque « qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte », à qui l’on « demande de nous aider à vivre, de nous tenir compagnie ». Après un premier fervent pèlerinage en Italie sur La Piste Pasolini, nous voilà donc à la suite de l'auteur français sur les pas de cet autre grand nom de la littérature italienne, un homme tourmenté qui, en 1950, mettait fin à ses jours dans une chambre de l’Hotel Roma, à Turin.

Si Pasolini fut « l’écrivain de [s]es vingt ans », Pavese est maintenant pour Adrian celui de sa trentaine, « sans doute, écrit-il, parce que je ne cherchais plus de maître à penser mais seulement un ami pour me tenir compagnie. » Lui qui a fait du Métier de vivre l’un de ses livres de chevet, cette « lecture morcelée, intranquille, deven[ue] aussi la recherche d’un reflet, d’une correspondance avec [s]a propre réalité », se rend donc avec la femme qu’il aime – « la fille à la peau mate » – sur les lieux fréquentés par le maître dans les dernières années de sa vie pour tracer de lui un portrait sensible et personnel, enrichi de citations.

Emporté au gré des pérégrinations du couple entre ses lieux de vie et ceux qui furent les témoins de la descente au fond du désespoir d’un homme qui, solitaire et sans amour durable, en vint à considérer que « Mon lot à moi, c’est d’étreindre des ombres », l’on est bien vite frappé par le contraste entre l’accablement qui, parti du constat de sa mort littéraire – « Ma part publique, je l’ai accomplie. J’ai fait ce que je pouvais. J’ai travaillé. J’ai donné de la poésie aux hommes. J’ai partagé les peines de beaucoup. » Maintenant « Tout cela me dégoûte. — Pas de paroles. Un geste. Je n'écrirai plus. » – devait mener l’écrivain au suicide, et la manière dont, trois quarts de siècle plus tard, son œuvre alimente l’existence et la pensée d’Adrian, comme si les deux hommes, aussi vivants l’un que l’autre, se rencontraient régulièrement.

La passion d’Adrian est communicative. Bientôt c’est le lecteur qui, entre ombre et lumière, entre ce qui aiguillonna et assombrit l’existence de Pavese, perçoit la présence de son fantôme et le poids de son héritage littéraire. Outre une formidable incitation à lire l’auteur italien, le récit est, au travers des citations choisies, un puissant révélateur des ressorts présidant au parcours d’Adrian, à sa mélancolie – si palpable dans Que reviennent ceux qui sont loin – et à la magnificence de son écriture. Sans doute l’aîné n’aurait-il pas renié cet héritier si imprégné de son reflet. En tous les cas, sous le charme, l’on se plonge avec plaisir dans cet ouvrage, à la fois récit de voyage, enquête et quête, qui, par-delà la mort par suicide d’un écrivain, célèbre l’élan de vie que son œuvre continue d’alimenter. (4/5)

 

 

Citations :

À Rome, seul dans cette ville en ruine qui parfois vous étouffe, j’allais parfois rêver devant le panneau des prochains départs. Je pensais que lorsqu’on se sentait seul et qu’on avait le cœur gros, la gorge serrée, hanté par le démon de midi, il fallait se rendre à la gare centrale pour voir où l’on ne partirait pas. 


Les souvenirs n’ont ni date ni heure et le ciel y est toujours bleu.


C’était comme si Pavese, cet homme malheureux, n’intéressait plus vraiment une époque où se sentir bien, être heureux, avait fini par devenir une injonction. J’avais pensé qu’il fut une des fiertés de Turin, un de ses personnages, mais on n’entretenait même plus sa mémoire dans la jolie librairie qu’il fréquentait. Preuve encore, s’il en était besoin, qu’un écrivain demeurait par son œuvre, exclusivement, et que chercher son ombre à chaque coin de rue était une bataille perdue. 


Elle m’expliqua que Pavese était un écrivain expérimental. Il aimait s’essayer, changer d’air, se mettre à l’épreuve. Et s’il s’était donné la mort entre deux âges, ni vieux ni jeune, c’était aussi pour cela, parce qu’il lui semblait avoir tout dit, tout écrit. Son dernier livre, La Lune et les Feux, était sa Divine Comédie. Il en avait fini avec la littérature, et donc avec la vie.


Pavese se cramponna à la moindre relation sentimentale pour combattre sa solitude, appelant « mon amour » la première fille rencontrée au bal. Chaque rupture devenait une persécution morale, un martyre qui réveillait le souvenir heureux de l’autre et l’abandonnait dans un passé lointain. Quand elle cicatrise, la joie devient de la mélancolie.


Pavese criait. Il voulait qu’on lui réponde. Il écrivait comme on se déleste de ses cartouches. Et peut-être que Marco Pantani grimpait les cols mains en bas, les yeux levés vers le prochain lacet, pour décharger lui aussi son propre fusil. Des pages et des kilomètres en plus, des tourments en moins. Sa souffrance, Pavese sembla la garder pour lui, même s’il céda aussi à la tentation très masculine de la culpabilisation. Elle était une affaire personnelle et, en lecteur vorace, je ne pris jamais ses propres mots à mon compte. Il ne faut pas croire que les livres désespérés nous rendent forcément tristes. Thomas Mann dit même que les livres écrits contre la vie offrent une tentation de la vivre. Pavese ne célébra ni la solitude ni le désespoir. Il les supportait sans complaisance. Et comme on ne devinera jamais la douleur endurée par le cycliste qui gravit la montagne – elle ne se communique pas –, on ne compatit pas tout à fait aux malheurs de ceux qui écrivent. C’est la raison pour laquelle ceux qui souffrent finissent seuls ; la souffrance est un sentiment qui se lit mais ne se partage pas.


Pavese, le 24 novembre 1938 : « On dit que la jeunesse est l’âge de l’espoir, justement parce que, quand on est jeune, on espère confusément quelque chose des autres comme de soi-même – on ne sait pas encore que les autres sont précisément les autres. On cesse d’être jeune quand on distingue entre soi et les autres ; c’est-à-dire quand on n’a plus besoin de leur compagnie. » Cet automne-là, Pavese venait d’avoir trente ans.
 
 
Pendant l’hiver, à moins d’être vaillant, il n’y a rien à faire une fois qu’on a atteint la mer. On la regarde en regrettant l’été et en espérant le suivant. Surgit alors, hors saison, la douce mélancolie des littoraux qui est le regret de ce qui n’est plus et l’attente de ce qui sera. Nous fîmes quelques pas pieds nus dans le sable. Ce n’était pas très beau mais on ne crachait jamais sur la mer. Celle-là, qui remuait sans limpidité, portant sur le rivage des morceaux de bois, vilaine, rappelait toutes les autres malgré tout.


Chez Giono comme chez Pavese, on revenait toujours aux collines. Et puis Giono s’était perdu en étouffant l’espace sous des descriptions assommantes. Il avait oublié d’écrire pour décrire. Le Hussard sur le toit m’avait agacé et je craignais de relire Un roi sans divertissement, lecture qu’il fallait sans doute laisser aux souvenirs de l’adolescence. Je pensais avec Pavese qu’écrire était une épreuve de renoncement et d’aridité contrainte. Il s’agissait de s’abstenir. Je m’étonnais que Giono ait fait le chemin contraire. Je préférais ses débuts.


Il faut avoir un pays, ne serait-ce que pour le plaisir d’en partir. Un pays, ça veut dire ne pas être seul et savoir que chez les gens, dans les arbres, dans la terre, il y a quelque chose de vous, qui, même quand on n’est pas là, vous attend patiemment. [Pavese]


On ne se débarrassait pas d’un pays comme on dépoussière sa veste, d’un revers de la main. La terre de l’enfance nous habitait pour toujours. Il y avait les nôtres au-dedans de nous. À celui qui s’en va, la lecture de Pavese enseignait cette chose magnifique, ce pressentiment qui guidait chaque voyageur : il y a quelque part une maison qui nous attend.


Pour que la gloire soit agréable, il faudrait que les morts ressuscitent, que les vieux rajeunissent, que reviennent ceux qui sont loin. Nous l’avons rêvée dans un petit cadre, parmi des visages familiers qui, pour nous, étaient le monde et nous voudrions voir, maintenant que nous avons grandi, le reflet de nos entreprises et de nos paroles dans ce cadre. Ils ont disparu, ils sont dispersés, ils sont morts. Ils ne reviendront jamais plus. Et alors nous cherchons autour de nous, désespérés, nous cherchons à reconstituer ce cadre, ce petit monde qui nous ignorait mais qui nous aimait et devait être étonné par nous. Mais il n’existe plus. [Pavese]


En paraphrasant André Gide, je songeai que Pavese était resté un petit garçon qui s’amuse, doublé d’un homme désespéré qui l’ennuie.


Il s’agissait d’une des plus belles définitions de l’amitié. Être certain qu’il existait quelque part un ami pour qui la vie était encore plus dure, pour lequel elle était un défi, chaque matin, et que cet ami tenait le coup malgré tout ; cette personne, son souvenir, nous aidait à vivre. Le grand mystère de l’amitié était de recevoir de l’autre ce qu’il ne cherchait pas à donner. On pouvait en vouloir à Pavese d’avoir abandonné les siens. Mais dans les lettres de Calvino et dans les yeux de Ferrarotti, je lisais l’admiration et la gratitude, une idée du compagnonnage. Oui, une définition de l’amitié. En grandissant, j’avais appris que l’ami était d’abord une présence, proche ou lointaine, et qu’il ne fallait pas en exiger davantage. 


Ferrarotti m’avait conforté dans la conviction qu’un écrivain peut être l’ami qui vous réconforte et vous aide à tenir. Pavese était devenu un compagnon de route. Je m’étais lié à lui. On ne demande pas à nos amis de nous ressembler. On leur demande de nous aider à vivre, de nous tenir compagnie. En serrant fort la main de Ferrarotti, je pensai que nous avions désormais un ami commun.


En somme, pourquoi désire-t-on être grand, être des génies créateurs ? Pour la postérité ? Non. Pour se promener dans la foule et être montré du doigt ? Non. Pour soutenir la tâche quotidienne de se persuader que tout ce que l’on fait vaut la peine, que c’est quelque chose d’unique. Pour aujourd’hui, non pour l’éternité. [Pavese]

 

 

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