J'ai beaucoup aimé
Titre : L'avenue de verre
Auteur : Clara BRETEAU
Parution : 2025 (Seuil)
Pages : 224
Présentation de l'éditeur :
Sur l’avenue de verre qui traverse la ville, il a passé sa vie à effacer des traces. Après sa mort, Anna tente, elle, de retrouver d’autres signes estompés, ceux de la relation qui les a unis mais également ceux du monde qu’il a quitté, de l’autre côté de la mer. Ceux d’un drame qu’elle suspecte mais qui demeure voilé.
Dans cette émouvante quête intime, Clara Breteau renoue avec un père dont le métier était de faire corps avec les vitrines qu’il nettoyait – tour à tour cloisons qui séparent et surfaces où les signes se déposent. En jouant sur les transparences et les opacités de l’histoire familiale et coloniale, l’écriture touche au plus près ce qui était resté scellé, pour mieux retisser la mémoire.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Avis :
Béance à l’état civil, absence en pointillés de plus en plus espacés au quotidien, il finit même par ne plus traverser la vie d’Anna que sous la forme régulièrement entraperçue d’une silhouette caractéristique sillonnant la ville sur son scooter hérissé de son échelle et de son béret rouge. Mais voilà, « c’est lorsque l’on efface que soudain tout résonne. » « C’est lorsqu’on les dénude que les parois se mettent à parler. » Ce père champion du gommage de vitres comme de sa mémoire et aujourd’hui décédé, Anna désormais professeur de géographie ne peut se résoudre à le laisser s’évaporer comme un mirage. Ces traces qu’il s’est avec tant de soin évertué sa vie durant à effacer, elle n’aspire qu’à les faire resurgir, espérant ainsi combler les blancs qu’il lui a laissés en héritage.
Alors, la jeune femme enquête, interroge, cherche le révélateur de cette encre sympathique avec laquelle il a écrit sa vie et, du coup, une partie de la sienne aussi. Elle se voit comme un « boomerang » qui, un jour « inverserait son trajet, reviendrait s’écraser à son point d’origine. » On la perçoit comme un insecte se cognant désespérément à la vitre invisible de l’opacité et du silence. Car au vide répond obstinément le « rien », celui qui a pris la place de ses origines, à-demi gommées par ce qu’elle devine du massacre de ses grands-parents et par le couvercle jeté sur les atrocités de la guerre coloniale.
Joliment porté par la finesse et la poésie d’une plume tout en retenue jonglant entre opacités et effets de transparence, ce premier roman d’inspiration manifestement autobiographique peut, par certains côtés, faire penser à Archipels d’Hélène Gaudy. A défaut de se laisser percer, l’énigme paternelle aura, dans les deux cas, entre émotion et réflexion, suscité de fort beaux ouvrages littéraires. (4/5)
Citations :
Elle parle à des amis de son père, des anciens collègues, des familles arrivées d’Algérie à la fin de la guerre, comme lui. Elle sait qu’elle oublie vite, alors elle note, collecte. Pour, dit-elle au début, lutter contre le silence. Comme s’il s’agissait d’une force qui serait extérieure à nous, d’une de ces vilaines maladies qui masquent les visages.
Une grande artère de verre qui court, d’un fleuve à l’autre, à travers les différents quartiers de la ville. C’était ça, son domaine. C’était elle qui avait remplacé l’Algérie. Avec ses pharmacies, ses banques, ses salles de sport, ses magasins de lunettes, vêtements et chocolats. Et, plaquée sur tout ça, cette grande carapace vitrée dont il était l’écuyer, qu’il entretenait jour après jour, sur ses deux faces ; en récurant les parois mal articulées, grattant les empreintes de colle et de poussière, éliminant les toiles d’araignées avec, pendant l’été, tous les pollens de platanes blonds et brillants qui se prenaient dedans.
Elle repensait à son père, à son béret, à tous les insignes du bon Français – jusqu’au déjeuner baguette camembert – qu’il avait adoptés pour ne pas se faire remarquer. Cette chambre remplie d’échos le dit bien, pourtant : c’est lorsque l’on efface que soudain tout résonne. Que les fantômes se lèvent. C’est lorsqu’on les dénude que les parois se mettent à parler.
Pendant longtemps, Anna avait cru que rien ne bougerait.Que les corps en dessous resteraient enfouis dans le sable. Que les rambardes fragiles tiendraient contre le courant. Quelque chose pourtant s’était enclenché dont on ne pouvait plus arrêter la course. La vie d’Anna était un boomerang. Un jour, elle inverserait son trajet, reviendrait s’écraser à son point d’origine. Même s’il lui était impossible de savoir quand et comment cela se produirait.
Ça doit signifier quelque chose, « kara-oke », en japonais. Tout autour d’Anna, sur le trottoir, il y a les mots que la lignée algérienne a projetés, par la bouche de son père, jusque sur son visage. Elle ne sait pas si cela augmente ou allège la douleur, de ne pas trop savoir d’où elle vient, qui l’envoie. Orchestration du vide. « Kara-oke », c’est ça que ça veut dire. Ce qui vient de s’échapper du visage de son père n’est pas vraiment une malédiction. C’est une gomme, le néant jeté en lettres sonores au travers de la rue.
Dans le pays de son père, il arrivait qu’un nouveau-né reçoive pour prénom et date de naissance ceux de son frère aîné si celui-ci, décédé, n’avait pas été déclaré. Anna se demande dans ce cas lequel absorbait l’autre. C’était comme si le mort mourait une deuxième fois. Mais c’était aussi le vivant, lui semble-t-il, qu’on vidait de sa substance, lorsqu’on le glissait sans bruit dans l’habit du défunt.
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