mardi 17 décembre 2024

[Breteau, Clara] L'avenue de verre

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'avenue de verre

Auteur : Clara BRETEAU

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Anna est née de père inconnu aux yeux de l’état civil. Ce père, elle le connaît pourtant. Arrivé d’Algérie en 1962, il travaillait comme laveur de carreaux. Anna croisait souvent sa silhouette, en scooter dans les rues de Tours, transportant sur son dos son matériel et son échelle.

Sur l’avenue de verre qui traverse la ville, il a passé sa vie à effacer des traces. Après sa mort, Anna tente, elle, de retrouver d’autres signes estompés, ceux de la relation qui les a unis mais également ceux du monde qu’il a quitté, de l’autre côté de la mer. Ceux d’un drame qu’elle suspecte mais qui demeure voilé.

Dans cette émouvante quête intime, Clara Breteau renoue avec un père dont le métier était de faire corps avec les vitrines qu’il nettoyait – tour à tour cloisons qui séparent et surfaces où les signes se déposent. En jouant sur les transparences et les opacités de l’histoire familiale et coloniale, l’écriture touche au plus près ce qui était resté scellé, pour mieux retisser la mémoire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Clara Breteau vit à Tours. L’avenue de verre est son premier roman.

 

Avis :

Par prévention contre le racisme disait-il, mais surtout parce qu’il menait une double vie, leur père n’a reconnu ni Anna ni son frère à la naissance. Ainsi poursuivait-il, lui le laveur de carreaux qui passa sa vie en France le nez sur des parois de verre à assurer leur transparence, l’oeuvre d’effacement que, depuis son arrivée à Tours en 1962, adoptant « tous les insignes du bon Français » « pour ne pas se faire remarquer » mais aussi pour tenter d’oublier cette Algérie devenue pour lui synonyme de mort et de cauchemar, il avait entrepris quant à son passé et à son identité.

Béance à l’état civil, absence en pointillés de plus en plus espacés au quotidien, il finit même par ne plus traverser la vie d’Anna que sous la forme régulièrement entraperçue d’une silhouette caractéristique sillonnant la ville sur son scooter hérissé de son échelle et de son béret rouge. Mais voilà, « c’est lorsque l’on efface que soudain tout résonne. » « C’est lorsqu’on les dénude que les parois se mettent à parler. » Ce père champion du gommage de vitres comme de sa mémoire et aujourd’hui décédé, Anna désormais professeur de géographie ne peut se résoudre à le laisser s’évaporer comme un mirage. Ces traces qu’il s’est avec tant de soin évertué sa vie durant à effacer, elle n’aspire qu’à les faire resurgir, espérant ainsi combler les blancs qu’il lui a laissés en héritage.

Alors, la jeune femme enquête, interroge, cherche le révélateur de cette encre sympathique avec laquelle il a écrit sa vie et, du coup, une partie de la sienne aussi. Elle se voit comme un « boomerang » qui, un jour « inverserait son trajet, reviendrait s’écraser à son point d’origine. » On la perçoit comme un insecte se cognant désespérément à la vitre invisible de l’opacité et du silence. Car au vide répond obstinément le « rien », celui qui a pris la place de ses origines, à-demi gommées par ce qu’elle devine du massacre de ses grands-parents et par le couvercle jeté sur les atrocités de la guerre coloniale.

Joliment porté par la finesse et la poésie d’une plume tout en retenue jonglant entre opacités et effets de transparence, ce premier roman d’inspiration manifestement autobiographique peut, par certains côtés, faire penser à Archipels d’Hélène Gaudy. A défaut de se laisser percer, l’énigme paternelle aura, dans les deux cas, entre émotion et réflexion, suscité de fort beaux ouvrages littéraires. (4/5)

 

Citations :

Les rares choses qu’il lui avait dites au fil des ans surnageaient dans la tête d’Anna : des histoires de mitraillettes, de mort qui colle aux trousses. Des slogans, pas vraiment des histoires : « Marche ou crève », « La vie est une jungle ». Ils dérivaient dans le vide comme des vêtements sans corps.
 

Elle parle à des amis de son père, des anciens collègues, des familles arrivées d’Algérie à la fin de la guerre, comme lui. Elle sait qu’elle oublie vite, alors elle note, collecte. Pour, dit-elle au début, lutter contre le silence. Comme s’il s’agissait d’une force qui serait extérieure à nous, d’une de ces vilaines maladies qui masquent les visages.
 

Une grande artère de verre qui court, d’un fleuve à l’autre, à travers les différents quartiers de la ville. C’était ça, son domaine. C’était elle qui avait remplacé l’Algérie. Avec ses pharmacies, ses banques, ses salles de sport, ses magasins de lunettes, vêtements et chocolats. Et, plaquée sur tout ça, cette grande carapace vitrée dont il était l’écuyer, qu’il entretenait jour après jour, sur ses deux faces ; en récurant les parois mal articulées, grattant les empreintes de colle et de poussière, éliminant les toiles d’araignées avec, pendant l’été, tous les pollens de platanes blonds et brillants qui se prenaient dedans.
 

Elle repensait à son père, à son béret, à tous les insignes du bon Français – jusqu’au déjeuner baguette camembert – qu’il avait adoptés pour ne pas se faire remarquer. Cette chambre remplie d’échos le dit bien, pourtant : c’est lorsque l’on efface que soudain tout résonne. Que les fantômes se lèvent. C’est lorsqu’on les dénude que les parois se mettent à parler.
 

Pendant longtemps, Anna avait cru que rien ne bougerait.Que les corps en dessous resteraient enfouis dans le sable. Que les rambardes fragiles tiendraient contre le courant. Quelque chose pourtant s’était enclenché dont on ne pouvait plus arrêter la course. La vie d’Anna était un boomerang. Un jour, elle inverserait son trajet, reviendrait s’écraser à son point d’origine. Même s’il lui était impossible de savoir quand et comment cela se produirait.
 

Ça doit signifier quelque chose, « kara-oke », en japonais. Tout autour d’Anna, sur le trottoir, il y a les mots que la lignée algérienne a projetés, par la bouche de son père, jusque sur son visage. Elle ne sait pas si cela augmente ou allège la douleur, de ne pas trop savoir d’où elle vient, qui l’envoie. Orchestration du vide. « Kara-oke », c’est ça que ça veut dire. Ce qui vient de s’échapper du visage de son père n’est pas vraiment une malédiction. C’est une gomme, le néant jeté en lettres sonores au travers de la rue.
 

Dans le pays de son père, il arrivait qu’un nouveau-né reçoive pour prénom et date de naissance ceux de son frère aîné si celui-ci, décédé, n’avait pas été déclaré. Anna se demande dans ce cas lequel absorbait l’autre. C’était comme si le mort mourait une deuxième fois. Mais c’était aussi le vivant, lui semble-t-il, qu’on vidait de sa substance, lorsqu’on le glissait sans bruit dans l’habit du défunt.


 

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