lundi 15 août 2022

[Adrian, Pierre] Que reviennent ceux qui sont loin

 

 

 
 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Que reviennent ceux qui sont loin

Auteur : Pierre ADRIAN

Parution : 2022 (Gallimard)         

Pages : 192

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Là, sur la route de la mer, après le portail blanc, dissimulées derrière les haies de troènes, les tilleuls et les hortensias, se trouvaient les vacances en Bretagne. Août était le mois qui ressemblait le plus à la vie. »
Après de longues années d’absence, un jeune homme retourne dans la grande maison familiale. Dans ce décor de toujours, au contact d’un petit cousin qui lui ressemble, entre les après-midi à la plage et les fêtes sur le port, il mesure avec mélancolie le temps qui a passé.
Chronique d’un été en pente douce qui commence dans la belle lumière d’août pour finir dans l’obscurité, ce roman évoque avec beaucoup de délicatesse la bascule de l’enfance à l’âge adulte.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Pierre Adrian est né en 1991. Il est notamment l'auteur aux Editions des Equateurs de La piste Pasolini (prix des Deux Magots), Des âmes simples (prix Roger Nimier) et Les bons garçons.

 

 

Avis :

« Cet été-là, je revins avec un sentiment familier mais que j’identifiais seulement. Celui de renouer avec un bonheur certain. » Alors que ses vingt ans lui avaient fait mépriser l’univers clos de la sphère familiale pour l’envoyer se frotter au monde, la trentaine toujours célibataire du narrateur lui a, sans qu’il s’explique vraiment pourquoi, donné l’envie d’un retour au bercail. Lui, qui depuis dix ans boudait la grande maison de vacances où, chaque été, en bord de mer à l’extrême pointe de la Bretagne, le clan familial continue invariablement de se rassembler, décide soudain de renouer avec cette tradition estivale qui le renvoie au temps sacré de son enfance.

Là, cruellement soulignées par une décennie d’absence et par l’imperturbable pérennité des lieux, pendant qu’entre le même farniente à la plage et les mêmes réjouissances festives qu’autrefois, il se surprend à observer avec nostalgie un petit cousin de cinq ans, Jean, en qui il se revoit à cet âge, lui sautent à la figure la cruelle mesure du temps passé et de notre éphémère fragilité. Très vite, les jours fuyant, aussi désespérément que le sable entre les doigts, vers la fin de la saison, la dispersion de la vaste tribu et l’hibernation de la grande maison devenue ruche pour quelques semaines, cet homme, jusqu’ici empli du tranquille sentiment d’éternité que confère la jeunesse, ne peut plus s’empêcher de voir en ce fugitif temps des vacances la réplique miniature de l’écoulement de notre vie, depuis l’insouciance et l’impression d’infini du début, puis le sentiment d’urgence lorsque le mitan est passé et, enfin, la triste solitude dans laquelle tout s’achève.

A vrai dire, s’il se retourne avec tant de tristesse sur cet été de retrouvailles dont il décrit au passé les mille insignifiants et monotones bonheurs, ce n’est pas seulement parce que personne ne sait si sa grand-mère centenaire sera toujours là dans un an, ni même parce que, devenu oncle, il se retrouve face à l’enfant qu’il n’est plus, et qu’après ces semaines de vie en groupe, la solitude lui serre la gorge. Si, avec le décalage dans le temps, toute cette période lui insuffle une telle nostalgie, c’est surtout pour l’avoir vécu dans l’ignorance du drame qui devait survenir dans la foulée, précipitant sous le choc une averse de sentiments doux-amers, face à la fugacité de la vie et à la discrétion du bonheur, déjà enfui avant même que l'on ait pris conscience de son existence.

Contrairement au roman Les locataires de l’été de Charles Simmons auquel ce livre m’a beaucoup fait penser, l’auteur ne nous laisse que tardivement entrevoir l’épée de Damoclès qui pèse sur son récit. Aussi, pas de tension ici, menant au terme dramatique annoncé, mais la mélancolique rétrospective d’une saison frappée par une injuste fatalité ressemblant à un coup de tonnerre dans un ciel bleu. D’une sobre et infinie délicatesse, la narration est une merveille ciselée par une plume remarquable de beauté et de profondeur, qui, sur le fond prégnant d’une Bretagne au goût de madeleine de Proust, nous parle de la vie et du bonheur avec l’émotion de celui qui en perçoit l'éphémère fragilité. Un coup de coeur qui grandit encore à la seconde lecture. (5/5).

 

Citations :

Cet été-là, je revins avec un sentiment familier mais que j’identifiais seulement. Celui de renouer avec un bonheur certain. Chaque année se rejouaient ici les mystères d’une vie entière résumée en quelques semaines. Il y avait d’abord la monotonie des jours qui se confondent. Et puis l’attente. Avant le basculement de la mi-août, la précipitation douloureuse des dernières soirées dans la lumière d’automne, déjà. La fin. Août était le mois qui ressemblait le plus à la vie.
 

A la grande maison, nous passions et ils restaient. Les objets étaient immortels. Rien n’avait jamais bougé et c’était nous qui changions. La redécouverte des pièces de la maison ressemblait à la visite à un vieux parent. Des retrouvailles un peu forcées qui ne tiennent que par l’existence d’un commun passé. Sous la mansarde où j’entendais le vent siffler les nuits de gros temps, il y avait notre mémoire. Ici, combien d’enfants avaient dormi qui étaient devenus grands ?
 

La famille était un rempart rassurant contre l’extérieur. L’instinct de tribu nous protégeait de l’altérité. Rester entre soi offrait un confort moral et nous n’étions pas en vacances pour nous ennuyer avec des étrangers. L’entre-soi durait quelques jours suspendus entre le début du mois d’août et l’Assomption, les grandes marées. Un fiancé, une compagne, les pièces rapportées comme on disait, devaient accepter nos règles et l’humour lourd des cousins moqueurs. Il y avait des années de cela, j’avais été la grande gueule envahissante qui critiquait tout et cherchait la bagarre dans les fêtes. L’archipel de cousins et d’amis formait un clan. On s’embrassait sans se connaître vraiment, c’est-à-dire que nous n’étions jamais seul à seul. Où allions-nous ? Cela ne comptait pas. D’où nous venions ? De la même petite grand-mère. Et cela était tout. Depuis que j’avais refusé ce jeu d’été et quitté la grande maison, j’avais changé, cessant d’être un fils pour devenir un homme. J’avais du mal à vivre à nouveau en famille, supporter la proximité des autres, le manque d’intimité, l’intrusion, les commérages, les horaires fixes, les repas trop longs. Je subissais un paradoxe familial, balançant entre la joie des retrouvailles et le soulagement du départ prochain. Nous formions un monde à part, autosuffisant, suffisant, envié par d’autres sûrement. Mais le cercle familial excluait autant qu’il rapprochait. Il avait ses idées arrêtées. Et après ? Je savais désormais qu’on ne pouvait pas lui dire non à moins d’être malheureux. Il s’agissait d’accepter la famille nombreuse, tolérer le bruit, concéder. Tous ces visages étaient ceux de la vie. A quoi bon se lever contre ça ? J’avais fui la famille. Je l’avais haïe, peut-être, et je tâchais cet été-là de me réconcilier. Je pensais pouvoir reconstituer ce petit monde avant qu’il ne disparaisse. Mais la liste était déjà longue de toutes les choses qui ne reviendraient plus. Il y avait eu des enterrements dans des cimetières de banlieue, des rassemblements anticipés autour d’un mort. Car si nous nous retrouvions ailleurs qu’en Bretagne, autrement qu’au mois d’août, c’était que nous venions de perdre un être cher. Plus rares étaient les mariages, leur joie nocturne et alcoolisée et les chants aux mariés. 
 

Enfermés à l’école toute l’année, Jean et les autres faisaient l’apprentissage de la vie au cours des grandes vacances. Dans les jardins et sur la plage, ils couraient en liberté. Ils se dépensaient sans compter. Et je songeais qu’il n’y a qu’au mois d’août qu’on est vraiment un enfant.
 

La colère des doux est comme l’alcool chez ceux qui ne boivent pas. Elle est rare et dure peu mais ils deviennent possédés. 
 
 
Grand-mère était là avec moi et en même temps absente. Elle ne reconnaissait plus nos visages qui changeaient, s’épaississaient, se creusaient, se teignaient de barbe. La vie était un spectacle qu’elle regardait de loin, sans en retenir les personnages. Mais elle pouvait dire le nom des inconnus qui figuraient sur les photos de famille. L’album sur les genoux, elle posait ses doigts arthritiques sur chaque cliché et déchiffrait pour nous de lointains parents. C’était une litanie de noms entendus mile fois, des « maman Jeanne », « petit père », « oncle Gilbert », « grand-père Sorel »… Elle appartenait davantage à ce passé en noir et blanc qu’au présent. Nous étions les siens mais nous nous confondions dans un anonymat de foule. Des arrière-petits-enfants naissaient chaque année. Sa descendance gonflait. Le réel lui échappait.


« C’est gentil de ne pas oublier ta petite grand-mère », murmurait-elle. Elle observait les manèges de sa petite tribu avec un sourire en coin et la main posée au bout des lèvres. Ses yeux épuisés se perdaient dans le vague. Son monde se rétrécissait. Son environnement familier se réduisait. Dans sa propre ville, il y avait toutes ces rues qu’elle n’emprunterait plus jamais. Ce rétrécissement m’inquiétait. Je ne supportais pas l’idée d’un lieu où je ne reviendrais plus jamais. C’étaient des petites morts. Et je croyais que toute la vie, il serait possible de courir partout et de revenir.


Je pensais, en regardant ces gamins, que l’existence était bien faite. Pour rien au monde je n’aurais échangé ma place pour la leur, troqué la maturité pour mon adolescence. Oui, la vie était bien faite parce qu’on ne souhaitait jamais revenir en arrière.


Mais je devinais déjà qu’un jour, dans un août à venir, elle viendrait nous présenter son fiancé. Cet homme, je lui adresserais un sourire mais je le regarderais comme un voleur. En entrant dans sa vie, il condamnerait les étés de liberté que nous avions connus. Il l’enlèverait  et rien ne serait plus pareil. Le temps ne passait jamais sans rançon.


- Sans enfants, tu vieilliras seule.
-Oh tu me fatigues à la fin… Je ne me projette pas. Des enfants pour l’instant, j’en veux pas. J’ai d’autres histoires à régler.
- Sans doute…
- Et puis vieillir, c’est regarder les autres mourir et finir seul.
- Mourir, mourir… Et naître aussi ! Pense à combien de petits-enfants grand-mère a vus naître.
- Ce n’est pas pareil. Malgré le monde, la famille comme tu dis, je crois qu’on vieillit toujours seul. Oui, on finit seul. Ca, j’en suis sûre. 
 
 
Nous vivions dans le sentiment grave que quelque chose nous était peu à peu dérobé. L’été nous filait entre les doigts. Pour se consoler nous avions le spectacle des grandes marées. Alors la mer la nuit ressemblerait à ces lacs noirs qu’on rencontre dans les pays du Nord et sur la bonace se réfléchiraient les lumières du phare et des balises. Je vivais en sursis, sans billet retour mais sachant bien que moi non plus je n’avais rien à faire ici. La ville m’attendait et tous ses plaisirs. Il fallait aussi savoir en jouir avant septembre, quand les cafés ont rouvert, que certains amis sont rentrés mais que le monde se tient encore à distance. La dernière quinzaine d’août était le temps de la confusion, des jours en suspension. La jouissance laissait la place aux résolutions, le désordre à l’organisation. Certains savaient jouir des plaisirs sans penser à leur fin et ils étaient les plus gais. Aussi les derniers jours d’été révélaient-ils deux sortes d’hommes. Ceux qui vivaient sans jamais songer à la mort et ceux qui y pensaient sans arrêt.


Je passai devant une chambre à l’étage et ressentis un violent coup au coeur. La pièce avait été désertée par des cousins qui finissaient leurs vacances le matin même. La porte était grande ouverte sur le couloir et une fenêtre laissait passer un filet d’air. On avait retiré les draps, les taies d’oreillers. Une serviette gisait au pied du lit. Il n’y avait plus un savon, ni crème ni shampoing, rien, aucun produit de maquillage posé sur le lavabo de la petite salle de bains attenante. La chambre paraissait abandonnée. Seules les taches de dentifrice sur le miroir et un rasoir usagé trahissaient un passage récent. Le matelas portait encore la marque des corps qui s’étaient endormis et réveillés ici pendant des semaines. Le lit était un vieux ridé tout nu. Il exhibait sa chair. Il grelottait. Cette chambre, je savais bien qu’on ne la referait plus cette année. Elle n’accueillerait pas de nouveaux occupants avant l’été suivant. Et j’assistais au désastre comme un voyageur immobile qui, sur le quai d’une gare de province, vient d’assister au passage d’un train sans arrêt. Voilà. Les moments passés ensemble rappelaient ce train qui s’enfuit à toute vitesse et fait trembler les quais avant de laisser derrière lui des étincelles, un courant d’air tiède, le souvenir d’un grand fracas. Le spectacle de cette chambre vide m’effraya, son silence. Ce jour-là, je compris que quelque chose était fini. Tout à fait fini. Que les vacances, on devait les vivre avec ses amis, sa famille. Lorsque tout le monde est rentré alors il faut s’en aller aussi.


J’allais dire au revoir à grand-mère. J’entrais dans des jours incertains où chaque baiser déposé sur son front pouvait être le dernier. On me préviendrait un matin pour dire qu’elle était morte. Et alors, comme pour grand-père, il me reviendrait à la mémoire la toute dernière fois où je l’aurais embrassée. Quand les gens meurent, on se souvient d’abord du dernier instant passé avec eux. Puis ce souvenir se dissipe et répparaissent d’autres moments plus significatifs qu’une portière qui se ferme sur un visage ou un corps sur un lit d’hôpital.


Au cours de ce voyage, jamais ne me parut plus évidente la fragilité des miens. Les années passant, avec l’âge et dans la mort, elle se révélait. Mon père et ma mère aussi pouvaient être brisés et il revenait à nous désormais de les serrer dans nos bras. Les plus forts avaient besoin du soutien des faibles. Sans doute était-ce cela une famille, un enchevêtrement, une tour en Kapla dont l’équilibre précaire tient, coûte que coûte, grâce à la solidité des uns et malgré la fébrilité des autres.


 

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