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mardi 31 décembre 2024

[Bourbon Parme, Amélie] L'ascension

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les trafiquants d'éternité 2 -
            L'ascension

Auteur : Amélie de BOURBON PARME

Parution :  2024 (Gallimard)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au commencement du XVIᵉ siècle s’ouvre le pontificat de Jules II, ennemi déclaré des Borgia. Alessandro Farnese doit gagner la confiance du nouveau chef de l’Église et de son clan pour asseoir son influence au sein du Sacré Collège et pour établir durablement sa descendance au sein de la haute aristocratie romaine.
Audace, prudence et loyauté. Telle sera sa profession de foi dans une Rome corrompue par le commerce des sacrements, capitale du vice dénoncée par Martin Luther. Car la Rome des Médicis est aussi sulfureuse que l’était celle des Borgia. Intrigues amoureuses, complots et compromissions achèvent de ruiner le crédit des papes. Mais pas l’amour que se vouent Alessandro et Silvia, mère de ses enfants, envers et contre tout.
Propulsé dans les plus hautes sphères de l’Église, l’aîné des Farnese conseille les papes Jules II, Léon X et même Clément VII, son ancien rival. Alors que Charles Quint et François Ier se disputent l’Italie, que l’intransigeance protestante submerge les consciences et menace de faire sombrer la papauté, Alessandro a la conviction que l’humanisme peut triompher de tout, même de ses propres excès : cette certitude le mènera à devenir pape, en 1534.
Avec ce nouveau tome des Trafiquants d’éternité, Amélie de Bourbon Parme poursuit le portrait éblouissant d’Alessandro Farnese au cœur d’une Renaissance italienne tourmentée par la peur du Jugement dernier mais dont va émerger notre modernité.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Amélie de Bourbon Parme est historienne et écrivaine. Après L’ambition (prix Maurice Druon 2024), L’ascension est le deuxième volet de la trilogie Les trafiquants d’éternité.

 

 

Avis :

Après L’ambition, premier volet de la trilogie Les trafiquants d’éternité, Amélie de Bourbon-Parme poursuit la biographie romancée de son ancêtre Alessandro Farnèse avec L’ascension, le récit mouvementé de sa longue progression vers le trône papal, qu’il occupera – mais ce sera l’affaire du tome trois – sous le nom de Paul III.
 
Le premier tome l’avait vu s’évader du château Saint-Ange et, réfugié chez les Médicis à Florence, y faire ses humanités avant de rejoindre la curie romaine pour, sans renoncer à sa maîtresse Silvia Ruffini qui lui donnera quatre enfants, commencer à y enchaîner des charges épiscopales de plus en plus lucratives et prestigieuses.

Nous sommes désormais au début du XVIe siècle. Les Médicis succèdent aux Borgia et, en fin observateur des luttes de clans où l’on manie aussi bien la calomnie et la corruption que l’épée et le poison, pendant qu’enflent aussi bien la contestation luthérienne que le fracas de nouvelles guerres où les puissants du moment, François 1er et Charles Quint en tête, se disputent à la curée une Italie en miettes, le cardinal Alessandro Farnèse use si bien de sa clairvoyance diplomatique pour consolider patiemment richesse, prestige et influence, qu’à soixante-six ans, il s’impose comme le seul homme de la situation à Rome. Elu pape à l’unanimité en 1534, soit seulement sept ans après le traumatique sac de Rome qui profana et remit en cause le siège de la papauté, sous pression politique et religieuse face à la situation en Europe et à la montée du protestantisme, il nous laisse impatients de le voir à l’oeuvre dans l’ultime volet de la trilogie.

C’est donc peu de dire que l’intérêt du lecteur ne fléchit pas durant cette deuxième et copieuse part de narration où, sur le fond d’une époque formidablement restituée dans son foisonnement, ses troubles et son agitation, se précise peu à peu le portrait de plus en plus fascinant d’un homme clairement au-dessus de la mêlée. Fluide et rythmée, la plume d’Amélie de Bourbon-Parme plonge dans l’encre de l’Histoire avec un naturel qui ne s’acquiert qu’au terme d’une longue imprégnation et qui nous enchante autant qu’il nous instruit. Loin d’un long fleuve spirituel, l’histoire de la papauté a tout à voir avec la folie des hommes. (4/5)

 

 

Citations :

Lorsqu’il quitta Jean ce matin-là, le malaise ressenti à l’approche de Florence ne s’était toujours pas dissipé. Alessandro se rappela cette autre maxime que lui avait soufflée Nicolas Machiavel : « Le mal est un instrument nécessaire en politique. » Était-il naïf de croire qu’on pouvait garder l’âme pure tout en servant ses intérêts ou était-ce seulement hypocrite, comme l’avait sous-entendu Jules de Médicis la veille ? Avant de descendre l’escalier, il fit un tour par la petite chapelle pour y admirer la procession des rois mages qu’il aimait tant. Face aux lignes presque vivantes de cette fresque, éclairée par le rayon traversant du vitrail, il préférait penser que la conquête du pouvoir était un art avant d’être une guerre.
 

Les journées passèrent ainsi, à la recherche d’un consensus impossible, entrecoupées de discussions et de messes basses dans la salle des pas perdus. Les camériers réduisaient chaque jour les rations de nourriture pour affamer les électeurs et les forcer à se mettre d’accord. (…)
Dehors, les esprits étaient échauffés par des satires qu’alimentaient les pronostics les plus inquiétants. Des libelles et des épigrammes se moquant des électeurs, aussi bien que des candidats, de leurs vices et de leurs défauts, étaient placardés dans les rues, sur les portes des maisons. Soutenu par Jules de Médicis, l’Arétin produisait ces écrits et dirigeait une officine de poètes satiriques dont les textes injurieux, diffusés dans toute la ville, décrédibilisaient les autres cardinaux. Des paris sur les candidats étaient lancés tous les jours, les banques prêtaient de l’argent aux joueurs. Devant le Vatican avait été accrochée une pancarte « À vendre ». (…)
Les électeurs étaient enfermés depuis près de dix jours dans le palais apostolique. Une atmosphère oppressante régnait dans la grande salle divisée en cellules. Malgré le froid, on ouvrait les fenêtres pour aérer, faire circuler l’air engourdi par les scrutins interminables, le bourdonnement des conjectures. Les prières des cardinaux n’étaient plus que des soupirs de lassitude. À l’extérieur aussi, le vide se remplissait de toutes sortes de menaces : la vacance du pouvoir pontifical voyait se déliter l’autorité du Saint-Siège sur les territoires conquis. Les armées françaises se rapprochaient de Florence pour reprendre la cité.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 17 mai 2024

[Bourbon Parme, Amélie (de)] Les trafiquants d'éternité 1 - L'ambition

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les trafiquants d'éternité 1 -
            L'ambition

Auteur : Amélie de BOURBON PARME

Parution :  2023 (Gallimard)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Rome. XVe siècle, au cœur de la Renaissance italienne. Alessandro Farnese, jeune aristocrate provincial promis à une carrière ecclésiastique, met son ambition au service d’une seule religion : sa famille. Projeté dans les jeux de pouvoir entre Florence et Rome, soutenu par Laurent de Médicis, il compte sur l’influence de sa sœur, la sensuelle Giulia, maîtresse du pape Rodrigo Borgia, pour devenir cardinal. Usant de l’audace, de l’opportunisme et de l’élan amoureux, Alessandro s’impose au sein d’une papauté corrompue et licencieuse sans se compromettre. Il profite de l’extraordinaire effervescence humaniste, artistique et politique qui règne dans la péninsule italienne pour poser les fondations d’une aventure humaine et familiale qui le conduira au sommet de l’Église et de l’Europe. Dans ce premier volet des Trafiquants d’éternité, alors que la papauté monnaye ses grâces pour affermir sa puissance politique, Amélie de Bourbon Parme réussit le portrait romanesque et intime du seul homme d’Église fondateur d’une dynastie dont elle descend. Un destin éblouissant qui inspira à Stendhal La Chartreuse de Parme.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Amélie de Bourbon Parme est historienne et écrivaine. Elle a notamment publié aux Éditions Gallimard Le sacre de Louis XVII (2001) et Le secret de l’empereur (2015).

 

 

Avis :

Chroniqueuse et romancière historique, Amélie de Bourbon Parme entame, avec L’ambition, une trilogie romanesque consacrée à son ancêtre Alessandro Farnèse. Ce premier tome nous plonge en pleine Renaissance italienne, au XVe siècle, et retrace la jeunesse de celui qui deviendra le pape Paul III, sauveur d’une Eglise catholique ébranlée par la Réforme protestante et seul prélat fondateur d’une dynastie – qui le relie à l’auteur.

Lorsque s’ouvre le récit, l’homme qui, au soir de sa vie, déclare « Je n’ai renoncé à rien. Ni au pouvoir, ni à la richesse, ni au savoir, ni à la beauté. Ni à l’amour, ni à ma charge. J’ai laissé à d’autres le soin d’être irréprochables et la folie des regrets », se souvient n’avoir été « qu’un jeune ambitieux, nourri de convictions et d’espoirs, aussi obstiné que malléable, aussi indomptable que perméable aux événements, rêvant de gloire et d’aventure. »

Né au sein d’une famille de l’aristocratie militaire provinciale et doté très jeune d’une éducation humaniste, il vient à peine de pénétrer la Curie romaine comme écrivain apostolique, que le pape Innocent VIII, en guerre contre le roi de Naples et tous ces condottieri qui se disputent les mille morceaux du territoire de la péninsule italienne, le fait emprisonner au château-Saint-Ange. A tout juste dix-huit ans, le jeune homme réussit une évasion spectaculaire et se réfugie à la Cour de Laurent le Magnifique, à Florence, alors haut lieu des arts et de la connaissance. Il y parfait son éducation au contact des intellectuels les plus prestigieux de l’époque, synthétisant les principales doctrines philosophiques et religieuses alors connues auprès de Pic de la Mirandole, ou se nourrissant des théories politiques de Machiavel. 
 
C’est que cet ambitieux, bien décidé à jouer toutes les cartes possibles pour réintégrer les rangs de l’Église et en gravir les échelons, compte autant sur le savoir que sur les grandes manœuvres permises en ces temps d’effervescence. Pas une famille qui n’échappe au jeu des rivalités et des guerres, les états pontificaux intriguant comme les autres pour tenter d’asseoir un pouvoir disputé. Complots, trahisons, luxure et collusions d’intérêts : le pape Borgia et ses enfants inspireront autant Machiavel qu’ils s’attirent déjà les foudres de Savonarole. En attendant, ils offrent à Alessandro une opportunité en or au travers de sa sœur, favorite du pape, et donc marche-pied idéal vers le cardinalat qu’il désire tant, sans pour autant envisager de renoncer aux femmes et au désir de descendance.

Documentée et fidèle à l’Histoire mais aussi grande romancière, Amélie de Bourbon Parme anime son récit d’un puissant souffle romanesque : composition, finesse des personnages et précision du cadre, enfin situations romancées, tout concourt à rendre aussi vivant que passionnant ce portrait d’un homme qui sut tirer parti du grand trouble de son époque, particulièrement violente et instable politiquement, pour paver la route de son ambition. Pas spécialement religieux, avant tout motivé par la volonté d’asseoir sa famille, on le voit ici construire ses larges capacités intellectuelles tout en se rapprochant des puissants et influents de son temps, jouant avec sagacité de toutes les opportunités pour faire son chemin sans renoncer à rien, à commencer par sa vie d’homme marquée par les femmes. Fait cardinal en même temps que César Borgia, les deux hommes pris dans les mêmes remous contextuels connaîtront des destins opposés. L’un, sombre et brutal, verra sa violence se retourner contre lui. L’autre, intelligent et talentueux tout en conservant sa part de coeur, saura rester du côté de la lumière malgré le jeu pervers des manipulations politiques.

Un très bon roman historique donc, aussi documenté que vivant, pour réfléchir, au travers d’une poignée de grandes figures de la Renaissance italienne et comme Stendhal qui en a tiré Le Rouge et le Noir, à ce thème si ambivalent de l’ambition. (4/5)

 

 

Citations :

L’homme fort de Florence avait hérité d’un pouvoir qui ne disait pas son nom. À la suite de son grand-père, il avait réussi à conforter sa domination sur les institutions de la ville sans en changer une ligne, étendant son empire dans tous les domaines de la vie publique par sa connaissance des hommes : s’il ne siégeait pas à toutes les réunions du conseil, son ombre était partout. Ses représentants s’assuraient que sa prééminence ne fût pas contestée.
— C’est à l’opposé du fonctionnement de Rome, remarqua Alessandro. Le pape feint d’avoir une puissance qu’il n’a guère, là où Laurent de Médicis dissimule sa domination…
 

— Nous ne sommes plus entourés que d’alliés, les ennemis sont muselés ou exilés. N’en parle évidemment pas, mais n’hésite pas en revanche à le féliciter pour sa politique étrangère…
Celle-ci était simple mais était couronnée de succès : pour préserver la seigneurie devenue l’un des cinq grands États de la péninsule, il avait constitué autour d’elle une ceinture d’États fidèles qui protégeaient Florence des incursions de ses ennemis. Dans le reste de l’Italie, il avait divisé les forces pour mieux s’élever au-dessus d’elles en arbitre.
 

Sa villa [Marsile Ficin] à Careggi lui avait été offerte par Cosme, le grand-père de Laurent, pour qu’il se consacre à cette tâche révolutionnaire qui justifiait tous les privilèges : inventer une sorte de nouvelle religion naturelle réconciliant la théologie platonicienne et la révélation chrétienne.
(…) Alessandro avait l’impression de participer à une grande œuvre. De travailler à l’accouchement d’une vérité plus vraie, réalisant enfin la synthèse entre des mondes qu’il croyait antinomiques et même hostiles l’un à l’autre depuis toujours. Des croyances prétendument incompatibles dont les interprétations avaient justifié tant de martyrs et de désarroi parmi les hommes.
(...) Alessandro comprenait cette philosophie qui réconcilie la foi avec l’intelligence, où se dessine un individu maître de son destin, qui n’est pas écrasé par la Providence divine mais dont l’existence est sacrée.
 

« L’avarice chez un vieillard n’a pas de sens : peut-on imaginer rien de plus absurde que d’augmenter les provisions de voyage à mesure qu’il reste moins de chemin à faire ? » (Plutarque)
 

« Il n’est point de vent favorable pour celui qui ne sait où il va… » (Sénèque)
 

« La chance est puissante. Laisse toujours ta ligne dans l’eau et tu attraperas un poisson quand tu t’y attendras le moins. » (Ovide)
— Pour avoir de la chance, il faut être patient, ne pas aller trop vite en besogne…
Marsile avait murmuré ces paroles de sa voix la plus détachée mais en glissant un regard vers Alessandro.
— Hâte-toi lentement… je m’en souviendrai, déclara Alessandro.
 

Chaque semaine, Laurent payait sa pension au philosophe. En échange, Laurent recevait de lui un manuscrit rare. Voyant ce troc s’effectuer sous ses yeux, Alessandro était convaincu d’assister au véritable marchandage qui faisait le succès des Médicis : celui de la pensée contre l’argent, des idées contre le pouvoir, de la connaissance contre l’autorité.
 
 
Laurent [de Médicis] s’avança, illuminé.
— J’aime mieux que les Florentins que je gouverne rivalisent par le pinceau et les commandes, plutôt qu’à coups de poignard. Ils en oublieront j’espère leurs conjurations stupides. (...)
— Ce sont les idées qui gouvernent le monde, ce ne sont plus les dogmes qui ont figé les peuples dans l’ignorance, la peur et la soumission.


En côtoyant cette Académie d’érudits, de philosophes, d’artistes de génie, le savoir et le talent m’apparurent comme des remèdes à tous les obstacles, à toutes les compromissions que je croyais devoir fuir. Ces rencontres informelles, sans règlement ni heures fixes, étaient réellement divines. J’avais mal jugé, par ignorance et par naïveté, l’intelligence de Laurent de Médicis. Mi-homme mi-dieu, il se servait de la beauté de ces œuvres pour étendre pacifiquement son pouvoir sur la République. Florence n’avait pas d’autres armées que celle de ses mercenaires de la Vérité et du Beau. Et pourtant, malgré la lumière et l’intelligence qui s’étaient couchées à ses pieds, Laurent demeurait toujours en quête d’une légitimité supérieure. Loin de Rome, je mesurais toute la puissance du pape vers lequel ses ambitions convergeaient. Tout au long de mon séjour à Florence, Laurent n’eut de cesse de rechercher un rapprochement avec la papauté à travers ses enfants. Affichant discrétion et modestie à l’intérieur de sa cité, Laurent poursuivait des alliances princières hors de ses frontières. Parmi elles, la papauté était la plus convoitée. Je me promis de ne pas oublier ce pouvoir de fascination dont je pense avoir usé avec plus de talent que tous mes prédécesseurs.


Rome n’est pas la capitale sainte dont tu rêves ! L’Église est ainsi faite aujourd’hui que le mérite et l’intelligence comptent pour beaucoup moins que la cooptation, aucun cardinal n’a été nommé sans avoir eu le soutien d’un membre de sa famille, ni a fortiori aucun pape, à moins d’être issu d’une des plus grandes familles romaines…


Mes amis florentins m’avaient appris que l’homme doit faire de sa vie une œuvre d’art et que cette perfection préserve de toutes les malédictions puisqu’elle permet d’approcher Dieu.


L’esprit de cour faisait taire les protestations des invités : personne ne semblait gêné d’assister à cette cérémonie au cours de laquelle un pape mariait sa fille au Vatican. C’était pourtant la première fois qu’un tel événement avait lieu. Innocent VIII avait assisté à des banquets en présence de femmes et il avait été le premier à accueillir ses enfants au palais apostolique, mais les noces de son fils et de la fille de Laurent de Médicis n’avaient pas eu lieu dans cette enceinte sacrée.


Elle [Lucrèce Borgia] rejoignait l’autel où son père allait célébrer la cérémonie lorsque son regard croisa brièvement celui d’Alessandro. En la regardant passer près de lui, il contempla une jeune fille de seulement treize ans, déjà âgée de toutes les conjectures et de tous les projets matrimoniaux que son père avait formés pour elle depuis sa naissance.


C’était la première fois qu’un pape faisait entrer son propre fils au Sacré Collège. César lui permettrait de conforter son emprise familiale sur l’Église, il serait le point d’appui dont il avait besoin pour accomplir son ministère, une sorte de Premier ministre sans titre. Quant à Juan, il serait son bras armé, tandis que Geoffroi et Lucrèce lui permettraient, par leurs mariages avec des héritiers des puissances voisines, d’étendre leur influence sur toute la péninsule. 


Faute de descendance au sein d’une famille, il n’était pas rare que des prélats qui n’avaient pas encore reçu les ordres majeurs aient des enfants auxquels ils léguaient leurs biens pour qu’ils ne reviennent pas à l’Église. 


Fiammetta Michaelis était l’une des courtisanes les plus renommées de Rome. Fille du cardinal Giacomo Ammannati-Piccolomini et d’une courtisane florentine, elle attirait le Tout-Rome dans son salon. Banquiers, poètes, architectes, fonctionnaires de la curie, prélats s’y côtoyaient. La fréquentation de son palais relevait du pèlerinage, comme une sorte d’intronisation officieuse, de passage obligé pour toute personne qui voulait asseoir sa réputation. Occupés par une carrière ecclésiastique qui leur interdisait le mariage, les hommes d’Église affectionnaient les salons de ces courtisanes, à la recherche du miracle féminin. Ces salons constituaient l’un des rouages de la Ville éternelle, sortes d’officines cachées et clandestines de la curie, tant leur existence était devenue nécessaire à l’équilibre et au fonctionnement de ce monde dominé par les hommes. Pendant le pontificat d’Innocent VIII, un chanoine avait voulu les bannir de Rome et le pape en personne l’avait désavoué, leur confirmant le droit de cité.


Malgré le regret de la voir partir, il ne se souvenait pas s’être jamais senti aussi heureux. Ce sentiment lui donnait l’impression qu’aucun véritable obstacle ne s’interposait entre eux, que son mariage était comme son cardinalat, une sorte de vêtement un peu flou à l’intérieur duquel il pourrait se déplacer librement.


— Je ne pense moi aussi qu’au bien de l’Église ! Pour exercer son magistère universel, elle a besoin d’appuis terrestres. Regardez l’invasion du roi de France : nous avons offert un front désuni, déchiré par les luttes de pouvoir. Pour se faire respecter l’Église doit être puissante, et le pape un chef d’État craint. Même si certains se prétendent choqués. Il n’a pas d’autre choix que de s’appuyer sur sa propre famille.
Alessandro prit quelques grains de raisin que lui tendait l’une des suivantes.
— C’est ce que veulent tous les papes de leur vivant mais, vous le savez bien, à leur mort ce qu’ils avaient créé sans la moindre légitimité s’écroule comme un château de cartes ! C’était le cas de Franceschetto Cibo, le fils du pape Innocent VIII, qui avait été très brièvement seigneur de Cerveteri et Anguillara. Après avoir reçu de lui ces deux fiefs, il avait été contraint, par nécessité financière mais aussi par manque de talent, de les vendre, peu après la mort de son père, à Virginio Orsini. (...)
— Mais vous oubliez que la papauté n’est pas une monarchie héréditaire…
Emporté par son esprit de courtisanerie, l’homme se leva brusquement :
— C’est ce que nous verrons ! Qui sait si César ne sera pas couronné après son père.


Depuis Florence, Savonarole fulminait contre l’expédition ratée de Charles VIII : son échec était la punition de Dieu pour n’avoir pas déposé le pape. Ses sermons redoublaient de violence contre l’Église « débauchée », « la curie, putain fière et menteuse ». Il n’en finissait pas d’insulter le pontife, répandant son fiel dans toutes les têtes. L’accusant d’être un simoniaque, athée et pécheur public. Le pape était sur le point de l’excommunier mais il craignait d’en faire un martyr et d’aggraver la portée de ces diatribes.
— Certains pensent que l’Église devrait se réformer…, lâcha Alessandro sans donner de nom.
— Ne me dis pas que tu penses comme Savonarole ?! Ce moine assoiffé de pouvoir et d’intrigues a bâti sa fortune et son autorité sur des calomnies. Il ne faut rien céder à ce fou qui envie nos œuvres et nos palais. Si tu veux savoir ce que je pense, je crois qu’il a raison : nous ne sommes que des trafiquants d’éternité ! Des marchands de salut, et rien d’autre ! Et cela dure depuis près de mille cinq cents ans !


Il faut savoir déroger momentanément à ses principes pour mieux les servir.


Personne, et surtout pas les membres du Sacré Collège, n’ignorait cette règle non écrite et à peine formulée qui voulait qu’aucune femme ne s’installe sous le toit d’un cardinal. Pour un prélat non consacré, une vie maritale était plus compromettante qu’une vie licencieuse.

 

 

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