lundi 16 septembre 2024

[Jaenada, Philippe] La désinvolture est une bien belle chose

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La désinvolture est une bien belle
            chose

Auteur : Philippe JAENADA

Parution : 2024 (Mialet Barrault)

Pages : 496

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Tandis qu’au volant de sa voiture de location, il fait le tour de la France par les bords, Philippe Jaenada ne peut s’ôter de la tête l’image de cette jeune femme qui, à l’aube du 28 novembre 1953, s’est écrasée sur le trottoir de la rue Cels, derrière le cimetière du Montparnasse. Elle s’appelait Jacqueline Harispe, elle avait vingt ans, on la surnommait Kaki. Elle passait son existence Chez Moineau, un café de la rue du Four où quelques très jeunes gens, serrés les uns contre les autres, jouissaient de l’instant sans l’ombre d’un projet d’avenir. Sans le vouloir ni le savoir, ils inventaient une façon d’être sous le regard glacé du jeune Guy Debord qui, plus tard, fera son miel de leur désinvolture suicidaire.

Dans ce livre magnifique et totalement original, Philippe Jaenada a cherché à savoir, à comprendre pourquoi une si jolie jeune femme, intelligente et libre, entourée d’amis, admirée, une fille que la vie semblait amuser, amoureuse d’un beau soldat américain qui l’aimait aussi, s’est jetée, un matin d’automne, par la fenêtre d’une chambre d’hôtel.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).

 

 

Avis :

Spécialiste du fait divers qu’il investigue avec une inusable minutie, Philippe Jaenada s’attaque à un nouveau défi : dessiner en creux le portrait d’une inconnue - Jacqueline Harispe, dite Kaki, défenestrée à vingt ans en 1953 -, à travers celui de la jeunesse perdue qui fréquentait après-guerre le Café Moineau à Saint-Germain-des-Prés, un lieu de ralliement partagé avec Guy Debord, le théoricien et révolutionnaire précurseur de Mai 68 qui devait bientôt jeter les bases des théories situationnistes.

Sa méthode est bien rodée : rassembler avec ténacité les plus infimes détails, se mettre humoristiquement en scène dans ce travail de fourmi propice aux digressions faussement désordonnées, et de tout ce fatras, faire peu à peu émerger, en direct, une image la plus juste possible du sujet. Certains pourront s’arrêter à l’impression d’un recueil de notes plutôt que d’un ouvrage littéraire, tant il est vrai que l’accumulation des détails, sur ce dossier longtemps dispersés autour d’une foule de personnages avant de laisser entrevoir une vue d’ensemble compréhensible, a parfois de quoi submerger même le mieux prédisposé des lecteurs. D’autres finiront par voir leur patience récompensée, impressionnés par la minutie d’assemblage du puzzle, l’on devrait même dire des pixels de l’image.

Du Café Moineau et de ses tenanciers hauts en couleur qui attiraient une jeunesse en rupture de ban, venue noyer des vies d’expédients, aux perspectives tronquées par un pessimisme noir, dans les flots d’alcool accompagnant leurs débats existentialistes et lettristes, ne restent plus aujourd’hui que photos et archives. Les lieux ont été transformés et, après avoir dans l’ensemble mal vieilli, leurs occupants ne sont déjà plus de ce monde. Alors, comme pour retrouver une trace de cette humanité perdue, accrochée en grappe à la bouée que représentait pour elle le Café Moineau, l’auteur qui aime tant écrire dans les bistrots poursuit ses recherches et l’écriture de leur récit en partant tâter l’ambiance des bars, ceux qui servent encore de coeur social pour tout un quartier, dans un tour de France « par les bords ».

Suivant le tracé des côtes et des frontières, le voilà qui collectionne les ambiances et les échantillons de clientèles, trouvant parfois, aux côtés des vieux habitués majoritaires, une frange de jeunesse insolente et rebelle, d’une certaine manière des « descendantes des filles de chez Moineau » dont il découvre à cette occasion qu’elles l’émeuvent bien davantage « de loin, dans le passé, [à] écrire leur histoire, qu’en (…) face de [lui], à [s]on âge, sur un palier à 2 heures du matin. » Qu’y a-t-il donc de si émouvant chez Kaki et ses semblables, qui justifie tant de persévérance à les faire revivre par-delà l’oubli ? Sans doute la tristesse du temps qui passe et nous efface, et qui rend plus dérangeant encore le refus de vivre ce laps qui nous est accordé.

Mêlant comme à son habitude, avec force auto-dérision, le fil de ses recherches à celui, pas si anecdotique ici, de son existence au même moment, Philippe Jaenada ne nous offre pas seulement le fruit d’un travail d’enquête colossal, impressionnant de rigueur et de méticulosité, mais il nous en partage les tâtonnements et les éparpillements, nous faisant assister à l’éclaircissement progressif du brouillard avant l’émergence finale de l’objet de sa quête. Du voyage, l’on apprend ainsi autant que de la destination, un peu perdu parfois, amusé souvent, mais toujours curieux de cette bande de jeunes artistes bohèmes qui, bien avant Mai 68, refusaient le travail et le conformisme bourgeois, hantant le quartier latin et Saint-Germain-des-Prés, alors le coeur intellectuel de Paris, de leurs aspirations à changer le monde.

Sans doute pas le livre le plus facile à lire de l’auteur tant il s’avère touffu et labyrinthique dans son exploration, ce dernier ouvrage qui nous entraîne dans la méticuleuse reconstruction, pixel par pixel, de l’image d’une certaine jeunesse rejetant la société d’après-guerre, pourra dérouter. N’en reste pas moins impressionnante, malgré l’humilité de sa réjouissante auto-dérision, la manière dont, partant de pistes infimes qu’il assemble peu à peu en faisceaux, il parvient à redonner vie à quelques photographies oubliées et, à travers elles, à un courant resté confidentiel, mais déjà annonciateur, avec quelque quinze ans d'avance, des transformations de Mai 68. (3,5/5)

 

 

Citations :

Ils citent un psychiatre, Georges Amado, qui a étudié ces « groupes d’inadaptés » et dont les propos peuvent s’appliquer aux Moineaux : « Cette éthique se caractérise avant tout par un refus de toutes les valeurs sociales. […] Il y a là un désir de ne croire à rien, même pas à soi, accompagné d’un refus de changer, d’admettre aucune solution et même aucun espoir. Tout but est nocif, tout acte est nocif. […] Dans la mesure où la non-croyance, la non-participation sont volontaires, elles témoignent d’une force plus que d’une faiblesse. D’une recherche. Il s’agit alors de se libérer des attachements ou des idées toutes faites, dans le but de développer ce qui reste en soi quand on a tout abandonné volontairement. »)


Kaki est partie de là, d’une demeure cossue dans le seizième arrondissement, où elle menait une existence paisible et discrète avec ses grands-parents, ses parents, sa sœur et ses frères ; dix-huit ans plus tard, c’est une orpheline perdue dans les rues et les bars.


Je répète souvent cette phrase de Paul Valéry : « Il y a plus faux que le faux, c’est le mélange du vrai et du faux. »


Quelques mots de lui [Henry de Galard de Béarn] encore, extraits d’un texte écrit à vingt ans, juste avant de devenir père, intitulé Deuxième jeunesse à Saint-Germain-des-Prés (la première étant celle des existentialistes et des zazous) : « Le domaine est envahi par une jeunesse qui n’a pas fait la guerre et s’en souvient à peine. La plupart sont sans but et sans espoir. Ce sont des inexprimés, des inadaptés pour qui le Quartier représente le dernier refuge contre une société à l’intérieur de laquelle ils ne peuvent respirer et vivre. »


On a été jeune, tout le monde le sait, pourtant une fois qu’on a basculé dans l’autre camp, on y est comme depuis toujours – on n’a pas vieilli, on est devenu d’une autre espèce, d’une autre nature, comme si soudain on devenait suédois ou bonne sœur. 


En voyant ces filles rire d’elle, sur ce palier, j’ai compris que nous vivons désormais définitivement, Anne-Catherine, Kay et moi, dans un autre univers que ces jeunes qui débutent, dans un monde ennemi, étranger au moins, que nous leur sommes ce que sont les Wallons aux Flamands, ou les truites aux moutons, les foulques aux moutons. Ils ne savent évidemment pas, on ne le sait jamais, qu’ils seront bientôt nous, qu’on était eux avant-hier (en moins cons – oui, oh, ça va, l’un des privilèges de l’âge, c’est le droit d’être aigri à l’occasion), ils n’imaginent pas un instant comme il est étrange de réaliser un jour qu’on est passé d’un étage à l’autre sans s’en apercevoir, que nous sommes devenus les vieux du dessous avant même d’avoir pris conscience que nous n’étions plus les jeunes du dessus.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 14 septembre 2024

[Snégaroff, Thomas] Les vies rêvées de la baronne d'Oettingen

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Les vies rêvées de la baronne
            d'Oettingen

Auteur : Thomas SNEGAROFF

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Qui était Hélène d’Oettingen, née Elena Miontchinska en Ukraine avant de devenir l’une des grandes figures de la Belle Époque ? Peintre, poétesse, romancière, cette femme passionnée et avant-gardiste fut à la fois muse et mécène, empruntant autant de pseudonymes que de vies. Derrière, une seule et même personnalité hors du commun.
Habité par la légende de son arrière-grand-père, célèbre imprimeur d’art et ami d’Hélène, Thomas Snégaroff retrace le destin de cette femme mystérieuse, morte dans l’anonymat et la pauvreté. Au fil d’une enquête littéraire, il fait de la vie d’Hélène d’Oettingen un roman.
C’est toute la bohème fiévreuse de Montparnasse qui est ici convoquée, celle de Modigliani, d’Apollinaire, du Douanier Rousseau ou de Picasso, dans les ombres et les lumières des vies rêvées d’une femme éprise de liberté.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Thomas Snégaroff, journaliste et historien, est l’auteur d’essais consacrés à l’histoire de l’Amérique, et d’un roman, Putzi, le pianiste d’Hitler (Gallimard, 2020) qui a rencontré un grand succès.

 

Avis :

Alors que se remettant d’un cancer du sang, Thomas Snégaroff s’interroge sur son histoire et sur celle, trouée de silences, de sa famille, le voilà qui, s’acharnant sur le tiroir resté longtemps bloqué du bureau hérité de son arrière-grand-père imprimeur, y découvre des dessins signés François Angiboult, nom de peintre de la baronne d’Oettingen. L’historien qu’il est s’empresse d’enquêter, se plonge dans le Montparnasse de la Belle Epoque et, fasciné par la personnalité de cette Hélène d’Oettingen qui côtoya les plus grands artistes de son temps en tant que muse et mécène, mais aussi comme peintre, poète et écrivain sous différents pseudos, laisse libre champ à son imagination pour la faire revivre dans une œuvre de fiction.

Née en Russie d’un père inconnu et d’une comtesse polonaise, la jeune Hélène divorce sitôt mariée du Baron d’Oettingen dont elle conserve le titre et, attirée comme un papillon par les lumières de Paris, s’empresse de venir s’y installer en compagnie de son cousin Serge Férat, un peintre qu’elle fait passer pour son frère. Très fortunés, ils deviennent les mécènes du foisonnant Paris artistique de la Belle Epoque. Bientôt se pressent dans les salons d’Hélène tout ceux qui comptent dans l’art moderne, en tête desquels et parmi tant d’autres, Apollinaire et Picasso, pendant que, tâtant elle-même, non sans succès, de la peinture et de l’écriture, elle s’impose comme une figure aussi solaire que fantasque, aux mœurs résolument émancipées et aux humeurs toujours excessives, les emportements de son âme slave ne se départissant jamais d’une irrépressible et profonde mélancolie. Mais surviennent la révolution russe et la Grande Guerre. Sa fortune sous séquestre et ses amis artistes en partie décimés, la baronne ne survivra plus qu’en vendant peu à peu ses biens et ses tableaux, pour s’éteindre dans le dénuement et l’amertume en plein mitan du XXe siècle.

Aussi multiple que ses pseudos, difficile à cerner tant elle cultiva sa liberté et son propre mythe – ses autobiographies sont le strict reflet de son inventivité –, toujours extrême et passionnée, elle fournit au romancier l’étoffe d’un personnage d’exception en même temps que le cadre fabuleux d’un monde effervescent, peuplé des plus grands noms de l’art de son siècle. Et si l’ensemble, touffu jusqu’à risquer d’effriter l’attention du lecteur dans le tourbillon des détails et des personnalités rencontrées, perd un peu de son élan romanesque dans ses aspects les plus documentaires, l’on reste fasciné par ce portrait flamboyant et par ce destin traversé par tant d’immenses figures artistiques. Il est heureux qu’un tiroir décoincé lui ait permis de sortir de l’oubli ! (3,5/5)

 

Citations : 

À part Max Jacob qui semble accroché à sa Butte Montmartre, tout ce que Paris compte d’artistes ou de poètes a posé ses bagages à Montparnasse. Picasso a, comme toujours, montré la voie. Qu’on le veuille ou non, on se croise sans cesse dans ce village des arts dont Apollinaire est à la fois la boussole et le gouvernail.

Hélène, Roch, François ou Léonard. La baronne, le peintre, l’écrivain ou le poète. Femme ou homme, jusqu’à la tombée de la nuit. Certains insectes éphémères ne vivent-ils pas qu’une seule journée ?

Hélène se met aussi à écrire des romans dans lesquels elle parle des carpes et des déchirures de l’enfance, de ses voyages en train, des thermes et des ruines de l’Italie, de ses souvenirs de la guerre, aussi. Elle y entrelace des fictions, du merveilleux, comme pour y perdre le réel. Quel intérêt de raconter la vie telle qu’elle a été ? Elle s’amuse à imaginer le lecteur du futur tentant, en vain bien sûr, de démêler les fils du réel de ceux de l’invention. Après tout, le fruit de son imagination n’est-il pas davantage elle-même que ce qu’elle a réellement vécu ? Ce que l’on rêve dit plus de la vérité de notre âme que ce que l’on vit. Qui peut prétendre qu’un mausolée ressemble trait pour trait à la personne à qui il rend hommage ?


 

jeudi 12 septembre 2024

[Martinez, Carole] Dors ton sommeil de brute

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dors ton sommeil de brute

Auteur : Carole MARTINEZ

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Un long hurlement, celui d’une foule d’enfants, secoue la planète. Dans les villes, le Cri passe à travers les murs, se faufile dans les canalisations, jaillit sous les planchers, court dans les couloirs des tours où les familles dorment les unes au-dessus des autres, le Cri se répand dans les rues. »

Un rêve collectif court à la vitesse de la rotation terrestre. Il touche tous les enfants du monde à mesure que la nuit avance. Les nuits de la planète seront désormais marquées par l’apparition de désordres nouveaux, comme si les esprits de la nature tentaient de communiquer avec l’humanité à travers les songes des enfants. Eva a fui son mari et s’est coupée du monde. Dans l’espace sauvage où elle s’est réfugiée avec sa fille Lucie, elle est déterminée à se battre contre ce qui menace son enfant durant son sommeil sur une Terre qui semble basculer. Comment lutter contre la nuit et les cauchemars d’une fillette ?

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Carole Martinez déploie dans ce cinquième roman un univers merveilleux qui n’appartient qu’à elle. Elle est l’autrice des romans Le cœur cousu, qui a reçu seize prix littéraires, et Du domaine des Murmures, prix Goncourt des lycéens 2011.

 

 

Avis :

Pour protéger sa fille Lucie de son mari violent, Eva a choisi pour refuge secret une maison totalement coupée du monde, nichée au plus creux des marais camarguais. Leur voisin le plus proche, Serge, mène lui aussi une vie retirée, sa solitude seulement rompue par l’écoute en continu de la radio. Le trio vient à peine de faire connaissance que commence à travers la planète une série d’étranges et bientôt calamiteux phénomènes, un cycle de rêves collectifs touchant tous les enfants de la Terre à mesure de l’avancement des fuseaux horaires et qui, semblant singer les dix plaies d’Egypte, s’avère le moyen qu’a trouvé la nature en colère pour communiquer avec l’humanité et lui faire comprendre qu’elle court à sa perte.

« Je » pour Eva, « tu » pour Serge habitué à soliloquer, « il » pour le père rendu fou furieux par la fuite de sa femme avec leur fille, « nous » pour le collectif des enfants et enfin un texte en italique pour la radio : ce sont cinq fils narratifs qui, entrecroisant les points de vue dissociés d’acteurs convergeant pourtant tous vers le même sombre destin planétaire, forment avec audace et originalité la trame de ce roman, comme les précédents de l’auteur un conte plein d’imagination et de poésie, qui, entre songe et réalité, use du réalisme magique pour évoquer symboliquement, d’un côté, l’inconséquence et la violence des hommes à l’égard de leur environnement aussi bien que des plus faibles, de l’autre, le désabusement et la colère des esprits de la nature. Plus question pour ces derniers, en référence à un vers de Baudelaire, de laisser ces diables d’hommes dormir leur sommeil de brutes : il n’est que temps de les rappeler, par quelque cruelle leçon, à la conscience de leur vulnérabilité, pour les contraindre à réagir avant qu’il ne soit trop tard.

Plus déconcertant et d’une beauté de langue moins saisissante que l’envoûtant La terre qui penche, ce nouvel ouvrage de Carole Martinez n’en finit pas moins, le temps pour le lecteur de s’abandonner à sa fantaisie surnaturelle, par imposer le charme d’une narration définitivement addictive, à la fois poétique, effrayante et cruelle, et comme traditionnellement les contes, porteuse d’un sens allégorique. Tandis que les nouvelles craintes apocalyptiques contemporaines y ravivent les grandes peurs ancestrales et leurs échos bibliques, le roman semble d’une certaine façon tremper ses lignes dans le courant très actuel du nouvel animisme, quand, après avoir longtemps méprisé les lois du vivant si centrales dans d’autres cultures pour lui préférer le modernisme occidental, l’homme se retrouve à devoir remiser son hubris pour reconsidérer ses liens avec la nature. Abordant tous ces thèmes sous l’angle du rêve chamanique, l’auteur ouvre les portes de l’enfance pour, à travers Julia et ses efforts de reprise de contrôle sur ses songes, une représentation des plus originales, rehaussée par l’écrin de nature sauvage de la Camargue, de la ligne de crête où l’humanité vacille aujourd’hui, consciente que la bascule sera bientôt irrémédiable.

Fabuleusement onirique, ce dernier ouvrage s’inscrit pleinement dans la veine de ces contes imagés et flamboyants dont Carole Martinez a le secret et qui, pour vous désarçonner possiblement, ne vous en charment pas moins de leur magie poétique et addictive. (4/5)

 

 

Citations :

Ce qui arrive à l’humanité nous touche tous, aussi séparés que nous puissions être du reste du monde, nous sommes un morceau d’humanité et tout ce qui la secoue nous secoue.


— Les dieux sont cruels.
— À l’image des hommes.
— Et de la nature.
— Pas certain. Peut-on être cruel sans avoir conscience de sa cruauté ?


Papa m’a dit que nous vivons sur un ancien champ de bataille. Des soldats se sont entre-tués ici. Le paysage était un immense charnier, hommes et bêtes mêlés, des Anglais, des Français, du vivant démembré, le sol était jonché de pauvres gars et de chevaux crevés. Papa m’a raconté que tout le monde s’était servi alors, qu’on avait pris les habits, les bagues et les dents et que, bien plus tard, les Anglais étaient venus ramasser les os dans les fosses pour en faire de l’engrais. Mon père me l’a dit : la Terre se nourrit de la guerre, comme les puissants, elle survit à tout, elle se fiche bien de nous. Elle créera autre chose, quand nous ne serons plus. Elle a le temps.


En Occident, depuis l’avènement de la psychanalyse, le rêve est un moyen d’entrer en relation avec notre inconscient, la matière de l’intime, celle de nos profondeurs. Nous imaginons que nos rêves ne racontent qu’une histoire individuelle, qu’ils sont une clef pour se comprendre soi-même. Mais, dans d’autres cultures, le rêve s’ouvre sur une dimension qui ne touche pas à l’intime, il est une porte sur le monde-autre, il raconte une histoire collective et peut induire des événements dans la réalité.


Elle te parle de son village au Maroc, de cette vieille femme, une chouwafa, qui lisait dans les rêves, comprenait leurs messages, calmait les cauchemars, mais ce savoir s’est perdu depuis qu’elle s’est éteinte. Beaucoup de connaissances anciennes ont été oubliées, c’est dommage ! Le progrès a enterré les plus lumineuses, ne restent souvent que les peurs sombres, tout ce qui peut servir de levier au pouvoir quel qu’il soit.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 10 septembre 2024

[Van der Linden, Sophie] Artique solaire

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Arctique solaire

Auteur : Sophie VAN DER LINDEN

Parution :  2024 (Denoël)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’ai peint tête en l’air, le regard fixé sur ces déploiements, et vécu une apothéose quand les roses et les mauves ont fait leur entrée en scène. Mes gestes à l’unisson de ce déluge chromatique. Zébras, taches, morsures, les couleurs pures et la lumière en lutte. »
Comme tous les hivers depuis trente ans, Anna part seule plusieurs semaines peindre les paysages des îles Lofoten, capter leurs subtiles variations de lumières. Cette épouse d’un célèbre architecte se soustrait chaque année à la bonne société suédoise pour répondre à l’impérieux appel de ces terres arctiques. L’âge venant, elle espère réaliser le tableau exceptionnel qui lui vaudra enfin la reconnaissance de ses pairs.
Inspirée par l’œuvre d’Anna Boberg (1864-1935), Sophie Van der Linden se glisse dans son intériorité, sonde ses attentes et ses ambitions, ravive ses souvenirs. D’une plume impressionniste, elle évoque le geste créatif et la quête artistique d’une femme d’exception.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née à Paris en 1973, Sophie Van der Linden vit à Conflans- Sainte-Honorine. Elle a signé ou dirigé chez divers éditeurs des ouvrages dans le domaine de la critique en littérature pour la jeunesse, notamment Claude Ponti (Être, 2000), Lire l’album (L’Atelier du poisson soluble, 2006), Album[s] (Actes Sud jeunesse, coll. « Encore une fois », 2013), Tout sur la littérature jeunesse (Gallimard Jeunesse, 2021). Elle a également publié quatre romans : La Fabrique du monde (Buchet-Chastel, 2013 ; Folio, 2014 ; prix Palissy, prix du Livre pourpre, prix Jeune Mousquetaire, prix littéraire de La Passerelle, prix de la librairie L’Esprit large), L’Incertitude de l’aube (Buchet-Chastel, 2014), De terre et de mer (Buchet-Chastel, 2016 ; Folio, 2019) et Après Constantinople (Gallimard, coll. « Sygne », 2019).

 

 

Avis :

Arctique solaire est le fruit d’une rencontre, au travers d’un tableau, Fjäll – studie från Nordlandet (Montagnes - étude du pays du Nord), exposé au musée d’art moderne de Stockholm. Aimantée par l’oeuvre en même temps qu’intriguée par les éléments biographiques repris dans son cartouche de présentation, Sophie Van der Linden a aussitôt décidé d’écrire sur l’artiste suédoise Anna Boberg, non pas une biographie, mais une œuvre romanesque habitée par la personnalité et par la passion créatrice de cette femme étonnante.  

Issue de la haute bourgeoisie suédoise et épouse du grand architecte Ferdinand Boberg, Anna est au début du XXe siècle créatrice d’art décoratif. Lui bâtit, elle décore. Comme elle raffole des îles Lofoten, un archipel en mer de Norvège, au nord du cercle polaire, il lui a construit une cabane où elle vient chaque hiver, la plupart du temps seule, peindre à satiété les subtiles variations de la lumière autour des montagnes et des fjords pris par la neige et la glace, parfois sous la gloire d’imprévisibles et spectaculaires aurores boréales. Bravant les conditions glaciales dans ses peaux de phoque, la très convenable et respectable Suédoise se mue ainsi trente-trois hivers de suite, et jusqu’à celui qui précède sa mort en 1935, en ermite sauvagement dépenaillée, tout entière à la capture des « vibrantes oscillations chromatiques » qui la mettent au défi de parvenir à « peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière ».  

Sans formation à la peinture et donc sans armes face « aux couleurs, aux variations, à la matière brute » qui font l’unicité des Lofoten, c’est loin de tout académisme, dans un incertain mais inventif travail de recherche, qu’Anna se collette aussi bien avec les éléments et les intempéries qu’avec l’évanescence de paysages échappant à leur capture picturale. Son obsession créatrice répond à « un appel tenace », « celui du sens profond qu[‘elle a] trouvé dans la peinture de ce territoire indocile », et dont l’urgence la pousse à tout quitter, mari, amour, confort, le temps d’un assouvissement saisonnier. Elle travaille dehors, dans un froid et des conditions dantesques, attaquant ses esquisses directement à la peinture, les rehaussant ensuite parfois de tracés au fusain en une technique singulière et inédite où se mêlent des influences impressionnistes.  

Est-ce en raison de l’époque qui n’admet les femmes dans les salons de peinture qu’avec « de mignonnes et inoffensives compositions florales » et certainement pas « avec des paysages abrupts qui supposent qu’on se soit confronté, harnaché de peaux d’animaux, à leur nature hostile » ? Mieux accueillie à Paris et à Rome qu’à Stockholm où elle demeure plus controversée, elle acquiert de son vivant une certaine notoriété avant de disparaître sans postérité, contrairement à son mari aux œuvres monumentales toujours très en vue en Suède. Ecrit à la première personne et adressé au cher et tendre Ferdinand, le récit se fait l’écho d’une détermination hors norme pour espérer exister en tant qu’artiste à part entière, et non dans la seule ombre d’un mari attirant toute la lumière. Fallait-il donc l’aimer, ce « geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation [à] constamment inventer dans des efforts démesurés », pour préférer rester sans enfant et se transformer en ermite de l’Arctique plusieurs mois par an ? Fallait-il donc aussi qu’il comble un puissant manque, de beauté, de liberté et d’accomplissement, pour exalter une telle passion artistique ?

Bref et intense, le récit qui, tout en nous imprégnant de l’âpre splendeur et des lumières changeantes des paysages arctiques, nous fait partager les réminiscences, les doutes et les émerveillements de l’artiste septuagénaire lors de ce qu’elle ignore encore son dernier séjour aux Lofoten, dessine une très crédible incarnation romanesque, partagée entre art et amour, de cette femme peintre oubliée. Une très belle occasion de lui rendre justice en découvrant son œuvre, si singulière et fascinante. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’image des peupliers dans le vent de Monet, longuement admirés à la National Gallery, se superpose à cette vue des arbres sombres, se balançant mollement, au dehors du train. La mort du vieil artiste, survenue au moment de notre déménagement à Paris, m’a durablement attristée. Ses toiles m’avaient autant appris à regarder qu’à peindre. Souvent, comme ce soir, il arrive qu’un paysage se révèle à moi dans sa dimension purement plastique. Ce peut être des reflets sur une pièce d’eau, un champ de fleurs, la vapeur du train arrivé en gare, la neige dans la lumière bleue du matin, ou celle, rose, du soir, brouillard diffus en pleine ville. Je les vois soudain exactement comme ils seraient, ou pourraient être, sur l’une des toiles du maître. Ce faisant, je n’observe plus ces paysages réels comme je les aurais regardés sans avoir connu au préalable sa peinture. Les aurais-je d’ailleurs même regardés ? Je les vois désormais avec l’œil de qui a déjà vu ces toiles-là. La peinture change mon regard et mon regard change le réel qui m’entoure. Sans la fréquentation des œuvres, la vision de ce qui s’offre à moi serait différente. Plus pauvre, peut-être.
 

Après l’avoir tant déploré, après avoir, de son vivant, maudit mon père de m’empêcher de suivre des cours de peinture, je me suis rendu compte que c’était une chance de n’avoir jamais appris. J’aurais, sinon, une idée terriblement précise des tableaux que j’envisage, du cheminement technique pour les achever. Les paysages des Lofoten ne m’auraient certainement pas résisté comme ils continuent de le faire tant d’années après mon premier voyage en solitaire. Or, c’est dans cette résistance même que s’accomplit mon travail de création, toujours en recherche, toujours incertain.
 

Des couleurs et une montagne majestueuse, ma vocation de peintre de paysages est née là, dans les palais de l’Alhambra couvés par les sommets de la Sierra Nevada. Pourtant, je ne peignis plus avant longtemps. Avant d’arriver aux Lofoten, à la vérité. De tomber en arrêt devant ces sommets impressionnants malgré leur faible altitude, à portée de regard, tachetés de plaques de neiges éternelles même en été, éclairés en continu par un soleil qui tourne en ellipse au-dessus et révèle la complexité de leurs reliefs, de leurs faces cachées, tout le long du jour sans fin. Mon si bref usage de l’aquarelle ne m’avait certainement pas préparée à me confronter aux couleurs, aux variations, à la matière brute que je trouvai ici. Je dus tout reprendre de cet acharnement.
 

Et le dessin, contrairement à toi, n’est pas mon mode d’expression. Je le vois plutôt comme une nécessité, celle du trait, du report sur le papier d’un schéma du réel qui n’a aucun lien avec le geste pictural. Pour beaucoup, d’ailleurs, il devance la peinture, la prépare. Le croquis comme ébauche. L’esquisse d’une œuvre n’en est pas une à part entière. Pour toi, c’est un art en soi, précis. Et, je le devine, le plus court chemin entre ton cerveau et le papier.
 

Lors de mes séjours aux Lofoten, je reprends possession de mon identité profonde. J’existe intensément dans cet acharnement du geste de peindre non pas un paysage mais dans ce paysage, dans un territoire vierge de représentation, qu’il me faut constamment inventer, dans les efforts démesurés que commande l’étendue même de mes insuffisances techniques.
 

Il faut que je tienne. Que je ne me laisse pas attendrir par le manque de toi. Que j’aille au bout du temps que je me suis donné. Pour accomplir ce pour quoi je me suis rendue si tôt ici, ce pour quoi je sacrifie du temps que je pourrais passer en ta compagnie ou occuper à nos projets communs. Accomplir ce qui finalement tient en quelques mots : peindre du blanc qui ne soit pas l’absence, peindre une lumière qui ne soit pas matière. Peindre.
 
 
Introduction, je commence par poser la montagne, précise, bruns des roches, neiges accrochées à l’obscurité, pentes offertes à une lumière supposée vive, blanche, mais très légèrement teintée de vert. L’eau du fjord ensuite, dominée par le brun-vert, mais comme éclairée par en-dessous de turquoises. Alors, l’ensemble se structure, monte en puissance, et l’immensité de la toile est emplie du ciel bleu. Lézardé, à la verticale, de traînées vertes, jaunes, mauves, pourpres par endroits. Et – paroxysme – le blanc puissant éclate presque au centre, comme s’il crevait la toile pour se faire une place dans la matière. Il se répand un peu dans des verts qui tombent en flèche, donne des bleus rompus dans l’écran nocturne, il est la pièce maîtresse de ma composition. Je souffle.  J’ai réussi, je crois.


Voilà donc ce qui m’accapare. La couleur et la matière quand je suis au-dedans, le blanc et la lumière quand je me trouve au dehors. Je ne parcours plus de grands trajets. Dans les salons de Stockholm ou de Paris, on me dit – on me moque – grande aventurière, du fait de mes séjours solitaires en zone arctique. Peu soupçonnent à quel point je suis devenue casanière et n’évolue que dans un périmètre restreint. La neige autour de la cabane pourrait presque me suffire, du moment qu’elle reçoit les rayons solaires. Je m’aveugle à scruter les pentes enneigées, les variations dues à leur exposition, au parcours de l’astre. Et aussitôt après, je pense que je dois me détacher de l’observation stricte, travailler sur la sensation, sur l’impression produite. Alors je retourne à l’intérieur et je travaille encore.


Je vais chaque jour à la pointe de Helle face au relief, je prends place, relève ce que je vois. Mais ce que je ressens est bien plus qu’une perception visuelle. C’est un tout, dans lequel la sensation du vent, de l’air, prime. Je dois me faire aveugle. Mer, vent, montagne. Les trois grands éléments. Soupir, murmure, silence. Comment les rendre dans un tableau ? Montrer le silence. Pas le calme, le tranquille. Non : le silence. Celui d’ici. Sec et immense. Total. Le silence d’hiver.


J’ai, surtout, observé le Store Molla sous ses vibrantes oscillations chromatiques. Il n’est pas question de ne fixer qu’un instant, le meilleur, même si on peut repérer chaque jour un point de consécration de ces variations. Lorsque le rose culmine, ou lorsque le bleu et le rouge s’enlacent. Mais je ne cherche pas l’instantané. Je cherche plutôt à rendre la puissance de ces journées magnétiques.


Le tableau se découpe donc dans sa grande largeur en trois bandes. À un bout de la chaîne montagneuse, on jurerait que c’est l’aube. À l’autre, le crépuscule. Et pourtant, rien ne les distingue réellement. Ciel, mer, montagne. Les pentes blanches des sommets semblent toutes tournées vers le soleil, en recueillent les rayons dorés. Je veux faire ressentir la charge de l’atmosphère, la matérialité pourtant invisible de ces lumières arctiques. Leur vibrante instabilité. Je voudrais que le spectateur ait comme moi le sentiment de se fondre dans ce paysage polaire.


 

dimanche 8 septembre 2024

[Ullmann, Linn] Fille, 1983

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Fille, 1983 (Jente, 1983)

Auteur : Linn ULLMANN

Traduction : Jean-Baptiste COURSAUD

Parution : 2021 en norvégien,
                  2024 en français
                  (Christian Bourgois)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1983, à seize ans, Linn Ullmann passe une nuit à Paris qui la changera à jamais.
Près de quarante ans plus tard, elle tente de comprendre la jeune fille qu’elle a été. Des souvenirs obsédants la ramènent à cette adolescente en rébellion contre sa vie, ses parents célèbres, son lycée à New York où elle réside avec sa mère. Et puis cette folle décision de prendre un avion pour Paris, seule, parce qu’un célèbre photographe croisé dans un ascenseur la réclame pour un shooting de mode. Perdue dans une capitale qu’elle ne connaît pas, elle erre dans les rues, avant d’être livrée aux mains d’un homme de trente ans son aîné. Un récit bouleversant d’une rare franchise, qui est aussi une réflexion sur le pouvoir et l’impuissance, le désir et la honte, la beauté et l’oubli.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Journaliste et critique littéraire de formation, Linn Ullmann est aujourd’hui l’une des principales autrices scandinaves. Elle a publié sept romans et reçu de nombreuses récompenses, dont le prix Amalie Skram, le prix Dobloug et le prix Aschehoug. Linn Ullmann vit à Oslo avec sa famille.

 

Avis :

L’année de ses seize ans en 1983, bravant la réprobation de ses parents – l’actrice Liv Ullmann et le cinéaste Ingmar Bergman –, l’auteur rejoint à Paris le photographe de Vogue qui, l’ayant croisée dans un ascenseur new-yorkais, lui a aussitôt promis, du haut de sa célébrité et de ses trente ans de plus, de la propulser top modèle. La nuit de son arrivée, seule et perdue après avoir égaré l’adresse de son hôtel, l’adolescente se retrouve illico dans le lit de cet homme. Désormais âgée de cinquante-sept ans et depuis des années la proie d’épisodes dépressifs, elle s’efforce, dans une narration à petits pas prudents tournant en cercles de plus en plus serrés autour de l’écharde de son souvenir, de revenir au plus près de l’impact qui n’en finit pas de propager dans sa vie son onde honteuse et sournoise.

« Tout ce sur quoi j’écris au fil de ces pages, ce qui s’est déroulé avant et après la photo qu’a prise de moi A, se compose principalement d’oubli, de la même manière que le corps se compose principalement d’eau. Ce dont je ne me souviens pas, qui ne jaillit que sous la forme de rêves, de pressentiments ou de douleurs, ne peut pas être écrit, même s’il doit pourtant l’être. »
 
 
Il doit l’être, parce que, si A a sans doute tout oublié de ce qui ne fut pour lui qu’un acte sans conséquence, aussi banal que de se sustenter quand on a faim, cette nuit parisienne que l’auteur refoule dans sa mémoire, autrefois avec une rage décuplée par la honte, aujourd’hui dans la conscience angoissée des ravages que cet enfouissement perpétue dans sa vie, est un trou noir, une zone blanche, qui ne cesse de siphonner son être. Jusqu’ici jamais formalisé par écrit, ce qui lui est arrivé la hante de ses fantômes d’autant plus invasifs et pernicieux que justement laissés à vagabonder dans son inconscient. Un temps tombée dans l’alcool, sapée par les récidives de la dépression et de ce qui évoque un trouble de dépersonnalisation trahissant la profondeur du traumatisme, sa vie est un disque secrètement rayé qui tourne dans le vide de l’angoisse et du doute creusé entre non-dit, déni et sentiment d’irréalité. 

« Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal », lui a dit une psychologue, la renvoyant insupportablement au rang de « toutes [c]es femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir. » Etape essentielle dans un cheminement post-traumatique entravé par le silence, le livre fait en vérité penser aux tentatives d’un oiseau englué pour reprendre son vol, aux efforts d’un animal qui, pris dans les phares d’une voiture, lutte contre l’éblouissement qui le paralyse. Linn Ullmann n’écrit pas par colère, ni pour demander des comptes, mais pour tenter, en une exploration presque clinique - toujours marquée par le doute et l’incertitude - des faits, de ses ressentis et réactions, enfin des impacts psychologiques qui la meurtrissent, de recomposer une vie et une personnalité réduites en miettes.

Aussi bouleversant qu’édifiant, ce récit à tâtons, fragmenté et noyé d’indécision, est un témoignage fort, profondément sincère et tout à fait impressionnant. De l’ambiguïté floutant aisément les notions d’emprise et de consentement aux infinis retentissements du traumatisme refoulé : après cette lecture, nul ne pourra plus dire qu’il ne se doutait pas et, comme A, hausser les épaules en traitant sa victime de « pleurnicheuse de merde ». (4/5)

 

Citations :

 Je n’éprouve plus cette fureur contre la fille âgée de seize ans et baptisée Karin, et tant pis si personne ne l’appelait et ne l’appelle plus par ce prénom ; je n’éprouve plus cette honte envers elle, cette frénésie à la biffer, à l’oublier, à feindre qu’elle n’existait pas. Qu’elle existe. Et pourtant : le fait que nul ne se souvienne de ce qui m’est arrivé, que rien n’ait été écrit à ce sujet, me pousse à douter de la véracité de ce que j’ai vécu, j’en viens à douter que ça m’est effectivement arrivé, ou plutôt, je sais que ça m’est arrivé – Ce que tu peux être cruche comme gamine, t’as rien à faire ici –, mais je doute de la validité de ce que j’ai vécu, je doute de l’intérêt à le révéler. Et en même temps : si je n’écris pas à ce sujet, sous prétexte que je doute, sous prétexte que le doute engendre l’angoisse, sous prétexte que je fais n’importe quoi ou presque pour ne surtout pas être saisie par l’angoisse, sous prétexte que le doute et l’angoisse me transportent dans ce même état d’impuissance qui était le mien quand j’avais seize ans, dès lors j’oublie que, comme Annie Ernaux l’écrit, « les choses me sont arrivées pour que j’en rende compte ». 
 

En écrivant ce qui m’est arrivé, en racontant l’histoire de la manière la plus véridique possible, je m’efforce de les rassembler dans un seul corps : la femme de 2021 et la fille de 1983. Je ne sais pas si c’est possible.
 

Peut-être vaudrait-il mieux, pour votre bien, que vous n’écriviez pas en ce moment où vous allez si mal, m’a dit ma psychologue, la première, une femme dans la cinquantaine. J’ai pensé à toutes les femmes enfermées, aliénées, déprimées, effrayées au fil des siècles à qui on a prescrit une cure de non-expression, de non-écriture, de non-divulgation-de-la-fureur-et-du-désespoir.
 

C’était comme de l’eau, mare après mare après mare, informe. Ce qui s’est passé avant, et ce qui s’est passé après, puis encore après. Je n’en suis pas certaine.


 

vendredi 6 septembre 2024

[Jabois, Manuel] Miss Mars

 




 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Miss Mars (Miss Marte)

Auteur : Manuel JABOIS

Traduction : Charlotte LEMOINE

Parution : en espagnol en 2021
                  en français (Gallimard) en 2024

Pages : 224

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On l’appelait « Miss Mars » car personne ne savait d’où venait Mai Lavinia, ni pourquoi elle s’était installée avec sa fille Yulia à Xaxebe. Ce dont on est sûr, c’est que dans cette station balnéaire de la Côte de la Mort, en Galice, l’été ne faisait que commencer. Mai fut rapidement adoptée par le groupe de jeunes qui se donnaient rendez-vous tous les après-midi sur la plage. Parmi eux, Santiago Galvache, « Santi », le fils aîné de l’un des notables du village.
Selon les témoins, le coup de foudre fut immédiat, évident, et ses e ets furent ravageurs. Aussitôt, les pires rumeurs se mirent à circuler sur le passé de Mai et sur ses intentions. Contre vents et marées, les amoureux ne tardèrent cependant pas à se marier. Or, le jour de la cérémonie, Yulia disparut, pour ne jamais être retrouvée.
Vingt-cinq ans plus tard, la journaliste Berta Soneira décide de mener une nouvelle enquête pour résoudre le mystère de cette disparition — une tragédie qui marqua la Galice et l’Espagne tout entière. Elle découvrira une vérité inattendue, faisant place aux fantasmes des uns et des autres, mais aussi à la promesse de bonheur d’un amour d’été, lumineux et adolescent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Manuel Jabois est né à Sanxenxo (Galice) en 1978. Il a commencé sa carrière dans le journalisme au Diario de Pontevedra, puis s’est installé à Madrid et est devenu rédacteur pour El País. Miss Mars est son premier roman publié en français.

 

Avis : 

Petite commune de la Costa da Morte en Galice, Xaxebe est « l’endroit d’Europe où le soleil se couche en dernier, l’ultime point du continent qui demeure éclairé. » C’est là aussi que « plus de bateaux ont sombré que sur toutes les côtes d’Espagne réunies », « les cadavres d’infortunés pêcheurs si fréquemment rejetés sur la rive que les journaux locaux relatent l’événement sans le commenter ou presque ». Mais, pour Mai Lavinia, débarquée ici de nulle part en 1993 avec pour seuls bagages son silence sur son passé et Yulia, sa toute petite fille de deux ans, Xaxebe aura au final surtout été, comme souvent les villages, un lieu doté de « cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »

« Aura été »
, parce que cela fait maintenant vingt-cinq ans, soit trois années à peine après son apparition à Xaxebe, que Mai s’y est suicidée, sa mémoire continuant « à habiter les gens de l’intérieur comme un ver solitaire, dévorant tout ». Vite devenue la figure de proue, belle et fantasque, de la bande de jeunes du village, la juvénile mère de dix-sept ans n’avait pas tardé à épouser l’un d’entre eux, Santi, le fils d’un notable, tombé sous le charme. Le jour-même de la noce, sans que l’on en retrouvât jamais la moindre trace, l’enfant Yulia disparaissait, vraisemblablement kidnappée, plongeant Mai dans un désespoir auquel elle ne devait survivre qu’une poignée de saisons, et laissant le pays tout entier en proie aux plus folles conjectures. 

Cette affaire demeurée un mystère, serait-il possible de l’élucider un quart de siècle plus tard ? Une journaliste a en tout cas décidé de lui consacrer un documentaire et débarque à son tour à Xaxebe, flanquée, dans le rôle de fixeur, d’un protagoniste de l’époque, Nico, par ailleurs notre narrateur, très vite aussi troublé par l’exhumation de ses souvenirs que ses anciens amis interviewés. C’est que, s’assemblant peu à peu au travers des filtres du temps et des subjectivités et révélant à quel point chacun était toujours resté discret sur ses propres bribes de vérité en préférant laisser enfler les rumeurs, les pièces du puzzle commencent à recomposer une histoire qui, avec tous ses flous, parle autant d’une femme dont l’aura et le mystère ont suscité tous les fantasmes que des inerties et renonciations d’un village et de sa jeunesse d'alors, désormais rattrapés par une nostalgie teintée de mauvaise conscience.

Nimbée d’un vrai suspense mais non exempte d’un certain degré d’improbabilité, notamment en ce qui concerne la surprise finale, cette histoire trouve son plus grand intérêt, non pas tant dans le cold case et sa résolution, que dans l’atmosphère d’un village troublé dans sa terne routine par l’irruption aussi attirante que dérangeante d’un personnage hors norme. Insaisissable et secrète, Mai a, dans ce lieu endormi, le charme de l’inconnu et du mystère, très proche du trouble de l’interdit. Et puis, il y a en ces pages le parfum de plus en plus obsédant de la nostalgie, la conscience d’un temps écoulé oblitérant la mémoire et rendant peut-être illusoire la recherche d’une vérité devenue caléidoscopique, aussi diverse et mouvante que les souvenirs subjectifs des uns et des autres. C’est cette réflexion, à la fois sur les perceptions individuelles d’une même réalité, puis sur le travail tout aussi déformant de la mémoire, qui rend si captivant ce roman par ailleurs enraciné dans une Galice au temps solaire fort symboliquement décalé par rapport au reste du continent européen.

Un livre au charme triste et étrange, sur nos subjectivités et le travail de corrosion du temps sur la mémoire, que l’on parcourt suspendu au fil fragile de son mystère. (4/5)
 

 

Citations : 

J’ai conservé les journaux de l’époque. Et les gens gardent bien en mémoire tous les détails, inventés et réels, car ce fut le dernier mariage religieux célébré au village. Depuis lors, Dieu a continué à assister aux baptêmes et aux enterrements, mais Il n’a plus rien voulu savoir de l’amour.
 

— Certains vous diront du mal de Mai, a-t-il prévenu. Quand vous venez de l’extérieur, on vous renvoie toujours bêtement au fait que vous n’êtes pas d’ici. On ne savait rien de ses parents, ni de là d’où elle venait, et ce genre de chose, ça dérange. (…) Dans les villages, les familles sont une sorte de caution, vous savez vers qui vous tourner en cas de problème avec untel ou untel, ou à qui demander des comptes.
 

Un village, selon elle, « a cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »
 

J’aime bien avoir pas mal de prises, avec pas mal d’interviews, de documentation et de plans, sur deux ou trois heures, moins que ça, deux ou trois minutes, mais deux ou trois minutes-clés. Deux ou trois minutes, c’est à ça que se résume notre vie. Le truc, c’est que personne ne s’en rend compte, parce qu’il y a cette croyance selon laquelle vivre pleinement, c’est avoir beaucoup de choses qui t’arrivent, mais pour ma part je pense que vivre pleinement, c’est arriver à comprendre les choses qui t’arrivent. Et en général, on peut les compter sur les doigts d’une main, non ?


 

jeudi 5 septembre 2024

Bilan de mes lectures - Juillet - Août 2024

 

 

Coups de coeur :

 

BOTEZ Eugeniu : Europolis
BOUM Hemley : Le rêve du pêcheur
FAYE Gaël : Jacaranda 
JOHNSON Craig : Dark Horse
RIBEIRO Damien : Les routes
 



J'ai beaucoup aimé:

 
CAVALIER Philippe - Le parlement des instincts
CHANDERNAGOR Françoise : L'or des rivières
FOTTORINO Elsa : Parle tout bas
GROFF Lauren : Matrix 
LA ROCHEFOUCAULT Louis-Henri (de) : Les petits farceurs
SMITH Zadie : L'imposture






 

J'ai aimé :

BARTHE Christine : Ce que dit Lucie
COLLIN Philippe : Le barman du Ritz
DE LUCA Erri : Les règles du mikado
 

 

mercredi 4 septembre 2024

[Vida, Vendela] Dompter les vagues

 



 Coup de coeur 💓

 

Titre : Dompter les vagues
            (We Run the Tides)

Auteur : Vendela VIDA

Traduction : Marguerite CAPELLE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2021
                  en français (Albin Michel)
                  en 2024

Pages : 304

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Eulabee et ses trois amies, Maria Fabiola, Julia et Faith, vivent sur les hauteurs de Sea Cliff, quartier huppé de San Francisco. Elles en connaissent les moindres recoins, les plages secrètes et les personnages excentriques. Elles fréquentent le collège de Spragg, établissement privé réservé aux filles, et partagent une amitié comme seules des adolescentes peuvent en vivre.

Un matin, elles sont témoins d’une scène apparemment banale : un homme à bord d’une voiture leur demande l’heure. Eulabee regarde sa montre ; Maria Fabiola s’indigne d’un acte « choquant ». Qui dit vrai ? Si Julia et Faith acquiescent docilement à la version de Maria Fabiola, Eulabee la conteste, ce qui lui vaut d’être exclue de la bande. Quelques mois plus tard, Maria Fabiola disparaît, secouant la paisible communauté et menaçant de faire voler en éclats des vérités cachées.

Entre suspense et émotion, le nouveau roman de Vendela Vida aborde avec une finesse remarquable les mues de l’adolescence et la fin de l’innocence, à la manière de Jeffrey Eugenides dans Virgin Suicides ou de Joyce Carol Oates dans Confessions d’un gang de filles.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Figure de l’avant-garde intellectuelle et littéraire de la côte Ouest des États-Unis, Vendela Vida est éditrice du magazine The Believer, fondé avec son mari Dave Eggers. On lui doit déjà trois romans parus en français, Sans gravité et Soleil de minuit aux Éditions de l’Olivier ; Se souvenir des jours heureux chez Albin Michel, qui tous furent encensés par la presse.

 

Avis : 

Ancien épicentre du mouvement hippie et pas encore capitale de la high-tech, la San Francisco du milieu des années 1980 est au creux de la vague quand Eulabee la narratrice et ses amies Maria Fabiola, Julia et Faith, alors entre treize et quatorze ans, se retrouvent elles aussi dans ce ressac entre deux rivages qu’est l’adolescence. Jusqu’ici inséparable, le quatuor vit sa première dissension lorsque Maria Fabiola, devenue, à la faveur d’une puberté plus précoce, l’incarnation de tous les fantasmes à Spragg, la chic école privée pour filles de leur quartier huppé de Sea Cliff, se mue peu à peu en reine narcissique et affabulatrice. Pour avoir pris ses distances avec les mensonges de son amie, Eulabee fait les frais d’un ostracisme général au collège. C’est alors que la disparition de Maria Fabiola, « héritière d’un célèbre empire du sucre »,  fait croire à son enlèvement.

Autant portrait d’une ville que regard sur l‘adolescence, ce roman, aussi captivant que le polar qu’il n’est pas, possède un charme fou, tant la narration à hauteur d’adolescente, dans l’atmosphère tristement décadente d’un quartier passé de mode où se draper dans un prestige fané n’empêche pas toujours les adultes de se suicider, s’avère piquante et savoureuse, tandis que, vibrant du sarcasme né de la rage, elle aligne les ridicules du monde alentour. A l’âge où l’enfance se dessille et découvre les faiblesses des adultes, quelle n’est pas en plus la stupeur d'Eulabee de voir germer en son amie, depuis toujours comme un double d’elle-même, un nouvel être à la fois fascinant, traître et menteur, n’hésitant pas à l’éjecter de son monde pour mieux en devenir le centre.

Après la tourmente et le désastre de ces quelques mois d’adolescence, la narration saute directement et brièvement à 2019, le temps d’une rencontre de hasard entre une Eulabee et une Maria Fabiola parvenues à l’âge mûr, et comme si entre temps rien d’autre ne s’était passé qu’une invisible parenthèse. Ces quelques pages suffisent à nous laisser combler cette ellipse de l’évolution pathologique d’une Maria Fabiola cachant mal le vide intérieur révélé par sa mythomanie. Semblable au délicat passage entre les deux plages de Sea Cliff que seuls parviennent à négocier ceux respectant un chronométrage précis à marée basse, l’adolescence est une traversée que l’on n’effectue pas toujours sauf.

Un roman d’atmosphère subtil et addictif qui, faisant la part belle à une ville et à une époque que l’auteur connaît bien, joue des situations de transition, notamment adolescente, pour explorer le thème des fantasmes et du mensonge. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citation : 

Mes pieds font un bruit de galop en dégringolant les quatre-vingt-treize marches. La plage est déserte, par cette matinée lugubre. Une fois sur le sable, je me débarrasse précipitamment de mes chaussures et de mes chaussettes. Je cours vers le rivage et l’océan glacé me lèche les orteils. Sans avoir besoin de le toucher, je sens que mon visage est humide de brume, de larmes et de sueur. Je reste là, au seuil de l’océan, et je l’écoute prendre une inspiration sonore. Et puis il se retire, emportant toute mon enfance avec lui – les poupées de porcelaine, les chaussures à claquettes, les vieux billets de concert, tous les petits trophées, et cette longue, si longue balançoire.