jeudi 30 octobre 2025

[Sepetys, Ruta] Si je dois te trahir

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Si je dois te trahir (I Must Betray You)

Auteur : Ruta SEPETYS

Traduction : Faustina FIORE

Parution :  en anglais (Etats-Unis) en 2022,
                   en français en
2023 et 2024
                   (Gallimard)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Bucarest, octobre 1989.
Lycéen, passionné de cinéma américain, Cristian Florescu rêve de devenir écrivain, mais dans la Roumanie du dictateur Ceausescu, même le rêve peut être dangereux. Le jour où il est convoqué par la Securitate, Cristian doit choisir: travailler pour la police secrète ou résister et perdre ceux qu'il aime.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ruta Sepetys est née dans le Michigan où elle a été élevée dans l'amour de la musique et des livres par une famille d'artistes. Elle étudie la finance internationale et vit quelque temps en Europe (Paris). Puis elle part pour Los Angeles afin de travailler dans l'industrie de la musique. Aujourd'hui mariée, elle vit dans le Tennessee, à Nashville, avec sa famille.
Ruta Sepetys a reçu la Médaille Carnegie 2023 pour son roman Le sel de nos larmes.

 

 

Avis :

Il y a trente-cinq ans, une insurrection populaire mettait fin à l’une des dictatures les plus singulières et impitoyables d’Europe : celle de Nicolae et Elena Ceausescu. Après plusieurs romans, dont un premier consacré aux horreurs du goulag, l’auteur américano-lituanienne Ruta Sepetys publiait en 2022 un roman jeunesse, aujourd’hui réédité au format poche. Dans une narration haletante, nourrie d’un travail de recherche rigoureux, elle revient sur ce soulèvement et sa lente fermentation, entre faim et terreur.

Cristian, lycéen à Bucarest en 1989, raconte son quotidien : la ville grise comme un « monochrome froid », les files interminables pour des fayots périmés, l’appartement glacial, et surtout, la peur. Peur de finir dans les geôles où l’on meurt sous la torture. Peur de perdre son emploi ou pire, au moindre soupçon de déviation. Peur face à un contrôle total, jusqu’à l’absurde : une police gynécologique veille même au devoir de reproduction des femmes.

Ce ne sont pas seulement les agents de la Securitate et leur cruauté barbare qui font trembler. C’est de tout un chacun qu’il faut se méfier – « Ne fais confiance à personne. Tu as compris ? A personne. » –, la police secrète recrutant et terrorisant un réseau serré d’informateurs civils – une personne sur dix, estime-t-on. Jusqu’au sein des familles, on parle à voix basse, par crainte des « Philips », ces micros dissimulés partout. Parfois, on ne parle pas du tout, la trahison s’immisçant dans les couples et les fratries, les uns dressés contre les autres par le chantage et la terreur organisée.

Malgré tout, le couvercle jeté sur le pays ne parvient pas à demeurer totalement hermétique. Livres, magazines et vidéos venus de l’Ouest circulent sous le manteau, tandis que des radios clandestines occidentales maintiennent tant bien que mal le lien avec le monde. 1989, c’est la chute du mur de Berlin et la révolution de velours en Pologne et en Tchécoslovaquie. En Roumanie, la révolte éclate à Timișoara, puis gagne Bucarest, Cristian et les étudiants en première ligne. A la paranoïa succède une vague d’espoir que ni le sang ni la violence ne pourront contenir. 

Illustré de photographies en fin d’ouvrage, ce récit traversé par un souffle romanesque puissant n’est pas seulement prenant, mais essentiel. Par sa précision historique et sa restitution saisissante du quotidien sous Ceausescu, il bouleverse autant qu’il éclaire. En donnant voix à un adolescent, il rend l’histoire accessible sans jamais l’édulcorer. Bien plus qu’un roman jeunesse, c’est un témoignage à la portée universelle, un outil de mémoire et de transmission, à mettre entre toutes les mains. Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

Le ciel nocturne et nuageux me recouvrait, noir, dépourvu de lumière. De grands bâtiments couleur cendre s’élevaient de part et d’autre de la rue, m’écrasant de leur hauteur. Vivre à Bucarest revenait à vivre dans une photo en noir et blanc. Une existence dans un monochrome froid. On savait que la couleur existait, quelque part, loin de la palette de ciment et de charbon de la ville, mais il était impossible d’y accéder, de s’extirper du gris. Même ma culpabilité avait un goût grisâtre, comme si j’avais avalé une cuillerée de suie.
 

Tout appartenait au parti.
Et la parti consignait tout.
« Des micros dans chaque coin, se lamentait Bunu. Des Philips dedans, des Philips dehors... »
Les « Philips » étaient les micros dissimulés un peu partout, disait-on. Dans les murs, les téléphones, les cendriers. Les familles observaient donc les mêmes consignes : à la maison, on ne parlait qu’à voix basse.
La surveillance constante oppressait ma mère. Ses mains tremblaient ; ses yeux erraient sans cesse ici et là ; elle était presque aussi maigre que les cigarettes qu’elle fumait.
 

Ne sachant pas quoi dire, ou faire pour la consoler, je la laissai pleurer, comme elle l’avait sans doute fait pendant la visite de la « police gynécologique ». Les femmes étaient régulièrement examinées sur leur lieu de travail pour vérifier si elles étaient enceintes. Ces examens rudimentaires réalisés par des inspecteurs médecins étaient humiliants, horribles, sans même parler du non-respect de l’hygiène.
Ceausescu voulait augmenter la population, pour gonfler la masse des travailleurs. Une croissance démographique provoquerait une croissance économique. Les adultes sans enfants devaient payer un impôt.
 

Tu es intelligent, Cristian. Par bonheur, même dans ce pays, on ne peut pas t’enlever ça. Mais ne fais confiance à personne. Tu as compris ? A personne. Ici, on ne peut pas avoir de confident.
 

La chance a toujours un prix. La malchance, elle, est gratuite.
 

Le soupçon est une forme de terreur. Le régime nous dresse les uns contre les autres. Nous ne pouvons pas nous regrouper, faire preuve de solidarité, parce que nous ne savons jamais qui mérite notre confiance et qui est un informateur.
- Ne parle comme ça ! avait grondé mon père.
- Tu vois, même ici, dans la rue, discuter avec ton propre père t’inquiète. Tu es devenu un homme sans voix. La méfiance est insidieuse. Elle provoque la schizophrénie et pourrit les relations. A la maison, tu es quelqu’un qui parle à voix basse. Dans la rue, ou dans les files d’attente, tu es quelqu’un d’autre. Dis-moi, qui est-tu ?
 
 
Ton père a faim, Cristian, m’avait expliqué Bunu. Au sens propre et au sens figuré. Des tickets de rationnement, dans les années quatre-vingt ? Nous avions plus à manger pendant la seconde Guerre mondiale ! Te rends-tu compte à quel point c’est de la folie ? Ils nous ont lavé le cerveau, nous ont convaincus de faire la queue pendant des heures et de nous réjouir quand nous rapportons des fayots périmés. Mais quel est le prix pour notre amour-propre ?


 

mardi 28 octobre 2025

[Incardona, Joseph] Le monde est fatigué

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le monde est fatigué

Auteur : Joseph INCARDONA

Parution :  2025 (Finitude)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Êve est une sirène professionnelle qui nage dans les plus grands aquariums du monde. Mais personne n’imagine la femme brisée, fracassée, que cache sa queue en silicone. Quelqu’un lui a fait du mal, tellement de mal, et il faudra un jour rééquilibrer les comptes.
En attendant, de Genève à Tokyo, de Brisbane à Dubaï, elle sillonne la planète, icône glamour et artificielle d’un monde fatigué par le trop-plein des désirs.
À travers un destin singulier, Joseph Incardona revisite le mythe de la sirène et nous donne à voir une humanité en passe de perdre son âme.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Joseph Incardona (né en 1969) est Suisse d’origine italienne. Il est l’auteur d’une quinzaine de romans ou de recueils de nouvelles. Il est aussi scénariste pour la BD, le cinéma ou la télévision, dramaturge et réalisateur (un long métrage en 2013 et plusieurs courts métrages).

 

 

Avis :

Joseph Incardona, dont l’œuvre s’est construite autour de récits noirs et satiriques à forte tension sociale, poursuit son exploration d’un univers rongé par les simulacres et les faux-semblants. Fidèle à son goût pour les personnages cabossés et les marges, il revisite ici le mythe de la sirène dans une tonalité très stylisée, presque onirique, pour mieux dénoncer la violence absurde du monde contemporain.

Êve est sirène professionnelle. Chaque soir, au gré des caprices de ses clients fortunés, elle se glisse dans les bassins chlorés d’un parc aquatique différent, quelque part sur le globe. Mais derrière les paillettes se cachent un corps reconstruit et une soif de justice inextinguible. Laissée pour morte par un chauffard qui l’a privée de ses jambes et de l’enfant qu’elle portait, elle propulse le récit dans une odyssée vengeresse à travers un monde standardisé et saccagé, faisant des aquariums, vitrines d’un divertissement aseptisé, les théâtres d’une revanche aussi muette qu’implacable. 

Entre reflets et silences liquides des bassins, l’esthétique aquatique du roman enveloppe le récit d’un halo étrange, à la fois sensuel et menaçant. Cette atmosphère dense et moite devient le réceptacle sensoriel des violences physiques et psychologiques du réel, qu’elle absorbe et répercute comme une chambre d’écho. Êve, créature bionique aux jambes de titane, incarne une figure hybride, à la fois icône glamour et spectre de la souffrance. Son corps reconstruit témoigne d’un monde qui confond le visible avec le vrai et substitue l’image à la substance.

La dictature des apparences ne façonne pas seulement des corps factices : elle gangrène le réel. Ricanant jaune, le conte poursuit son tableau grinçant d'une planète prisonnière de gestes hypocrites et de postures vertueuses, où le simulacre l’emporte sur l’action. À l’instar des grands sommets climatiques, devenus scènes d’un théâtre diplomatique exhibant plus de bonnes intentions que de véritables remèdes, le monde maquille ses blessures au lieu de les soigner. 

Aussi noire et implacable qu’esthétiquement stylisée, cette fable aquatique fidèle aux obsessions de l’auteur sonde les profondeurs d’un monde qui préfère prendre des vessies pour des lanternes plutôt que d’affronter la réalité. Une manière autant rageuse que jubilatoire de mettre le doigt sur les fissures que la surface miroitante des bassins dissimule avec soin. (4/5)

 

 

Citations :

Tout ça me désole, fait Matt. Toute cette ineptie. Cette machinerie virtuelle qui étouffe le bon sens. L’autre jour, j’étais dans un resto, le serveur était là, mais j’ai dû passer par une application pour commander mon repas. C’est même lui qui m’a montré comment faire sur mon téléphone alors que j’aurais pu lui dire ce que je voulais. L’humanité croit s’alléger, en réalité on s’alourdit.


Qui es-tu, Êve ? Une passagère déterminée par sa destination ou une voyageuse traçant la route du hasard ? 
On nous fait croire que le monde est devenu binaire, zéro et un, que le jeu est à somme nulle, que les bips d’un code-barres sont la voie du réel. 
Mais il y a toujours une troisième voie. 
Au minimum. 
(Songer à la théorie des cordes).

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 
 


 

dimanche 26 octobre 2025

[Humm, Philibert] Roman policier

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Roman policier

Auteur : Philibert HUMM

Parution : 2025 (Equateurs)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Dans la ville de Pau, depuis quelques années, disparaissent les U des enseignes. Les restaurants deviennent « restarants » et les boucheries « bocheries ». L’enquête de police piétine et les journalistes font chou blanc. Deux types auxquels on n’a rien demandé décident de s’en mêler. Un troisième les rejoint. À voir leur détermination, on comprend vite que le coupable n’en a plus pour très longtemps.

Trois hommes, une ville, un voleur. Un roman policier sans policier ni roman, car il va de soi que tout cela est vrai. De son propre aveu, l’auteur n’a aucune imagination.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philibert Humm est journaliste et écrivain. Il reçoit en 2022 le Prix Interallié pour son ouvrage Roman fleuve, publié aux Équateurs. Roman de gare et Roman policier poursuivent les aventures de son alter ego aventurier.

 

 

Avis :   

Dans la lignée de Roman fleuve et Roman de gare, Philibert Humm poursuit son exploration facétieuse des genres littéraires, en conservant cette tonalité singulière qui mêle l’absurde au raffinement, la parodie à la tendresse. Fidèle à son goût pour les détournements élégants, il transforme ici le polar en terrain de jeu langagier, où l’enquête devient prétexte à une errance poétique et burlesque.

L’intrigue, centrée sur la disparition des lettres « U » dans la ville de Pau, ne cherche pas tant à résoudre un mystère qu’à en célébrer l’invraisemblance. Trois personnages, ni policiers ni détectives, s’improvisent enquêteurs dans une quête aussi improbable que savoureuse. On retrouve dans leur cheminement l’esprit des Pieds Nickelés, le souffle de Bouvard et Pécuchet et cette manière bien à l’auteur de faire de l’absurde une forme de sagesse douce.

La plume, vive et malicieuse, regorge de trouvailles lexicales et de digressions savamment orchestrées. Chaque page est une promenade littéraire, où l’humour et la fantaisie langagière priment sur la tension dramatique. Pau devient un décor onirique, théâtre d’une disparition alphabétique qui interroge notre rapport au langage et à l’ordre établi. 

En intitulant son livre Roman policier, Philibert Humm joue avec les attentes du lecteur, les détourne avec finesse et propose une œuvre qui se lit comme une déclaration d’amour à la littérature populaire autant qu’une critique tendre de ses conventions. Fantaisie érudite pleine de clins d’yeux malicieux, ce roman est une échappée belle où l’on se perd avec délice, dans la droite ligne de ses précédents opus. (5/5)

 

 

Citations :

Comme je dis souvent, le succès, ce n’est jamais que de l’échec qui a réussi.

À une heure moins le quart, un soir de semaine, les rues de Pau ressemblent au désert de Gobi hors saison. Une lune rougeâtre aux trois quarts pleine éclairait le ciel à l’est et la rue Gambetta résonnait un peu trop fort de nos pas, comme si la scène était bruitée dans un film d’avant-guerre. J’avais l’impression qu’on cognait deux noix chaque fois que je posais le pied.

Dans notre époque où tout doit avoir un sens, Louise agissait pour rien, gratuitement, pour la beauté du geste. C’est d’autant plus nécessaire que c’est inutile, voilà qui deviendrait ma devise et me résonnerait longtemps au fond du cœur.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 24 octobre 2025

[Bordes, Gilbert] Et les arbres se mirent à chanter

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Et les arbres se mirent à chanter

Auteur : Gilbert BORDES

Parution : 2025 (XO)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Paul est un luthier de talent. Ou plutôt « était ». Car depuis que sa vie a volé en éclats, son âme est fracassée. Et comme il le dit lui-même, construire un violon, c’est y mettre toute son âme. Seul et âgé, il vit dans la maison familiale avec Râteau, son chien, son unique compagnon.
Angline est une jeune violoncelliste que la vie, elle aussi, a privée de ce qui lui importait le plus au monde : sa musique. Désormais, la seule vue d’un violoncelle la révulse.
La rencontre fortuite de ces deux êtres abîmés va tout changer. Ensemble ils vont emprunter le chemin qui remonte aux arbres – l’écorce et la sève de la vie – et, peu à peu, renouer avec eux-mêmes. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Gilbert Bordes a d’abord été instituteur puis journaliste avant de se consacrer à l’écriture. Romancier des situations contemporaines, avec notamment la Nuit des Hulottes (Prix RTL grand public 1991), il s’est aussi révélé un grand romancier de l’Histoire avec le Porteur de Destins (Prix des Maisons de la Presse 1992), les Frères du Diable et Lydia de Malemort. La Peste noire est son premier roman publié chez XO.

 

 

Avis :   

Paul, luthier vieillissant qu’un drame personnel a plongé dans la solitude, n’a plus l’élan intérieur qui animait jadis ses gestes. Sa main sait encore sculpter, mais son énergie créatrice s’est tarie et chaque planche empilée dans son atelier semble lui rappeler ce qu’il ne transmettra plus. La jeune violoncelliste Angline entre dans ce paysage figé comme une dissonance fragile. Elle aussi a vu ce qui faisait sa vie lui échapper lorsqu’un accident a brisé ses espoirs de carrière musicale. Sa rencontre avec Paul, faite de maladresses et de silences, donne au roman sa fibre intime : deux solitudes cabossées qui, sans le dire, s’apprivoisent peu à peu, s’aident à retrouver leur propre voix, et peut-être, à transmettre ce qui ne devait pas mourir. 

Le récit avance sans fracas, porté par une tension discrète, juste assez pour soutenir une intrigue ténue. Car cette histoire n’est qu’un prétexte, une trame légère tendue pour accueillir autre chose : une méditation sur le temps qui passe, la beauté des gestes oubliés et la disparition silencieuse d’un monde artisanal. Derrière Paul, c’est Gilbert Bordes qui s’exprime – luthier lui-même, habité par l’amour du bois, du travail patient et du lien intime entre l’homme et la matière. Il insuffle à son personnage ses propres inquiétudes : l’attachement à un métier menacé, la fidélité à un savoir-faire sans relève, et en filigrane, la conscience douloureuse qu’un monde s’efface, lentement, sous les coups de la modernité. C’est tout un univers de gestes et de transmissions invisibles que le roman tente de retenir avant qu’il ne s’effondre. Sous la douceur contemplative du ton affleure une critique nette : opposant la campagne à la ville, les mains calleuses aux mains lisses, le bois vivant aux objets standardisés, il célèbre la lenteur, la matière et le silence des ateliers en une ferme résistance à une époque pressée, oublieuse de la nature et des gestes essentiels. 

Certes, la trame reste prévisible, les personnages parfois archétypaux et le symbolisme autour des arbres un peu appuyé. L’écriture elle-même n’échappe pas à une certaine emphase, la passion emportant volontiers l’auteur dans de grands élans lyriques. Mais cette ferveur, même marquée, dit une sincérité profonde. Ce roman est un chant d’amour, à l’art de la lutherie, trait d’union entre la matière et la musique, mais aussi, plus largement, à l’harmonie fragile entre l’homme et la nature. Dans un monde saturé de vitesse et de bruit, le récit invite à ralentir et rappelle que la beauté ne réside pas dans la perfection, plutôt dans l’attention et la fidélité aux choses, dans le bois qui respire, la main qui hésite ou le souffle avant la première note. 

Au final, ces pages défendent une idée simple et précieuse : que ce qui est lent, discret, transmis de main en main, mérite d’être sauvé. Et que parfois, il suffit d’un regard, d’un geste, ou d’un instrument accordé à nouveau, pour que le monde recommence à chanter. (3/5)

 

Citation :

Un instrument qu’on laisse dans un coin, c’est comme un livre que personne ne lit.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 


 

mercredi 22 octobre 2025

[Everett, Percival] Effacement

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Effacement (Erasure)

Auteur : Percival EVERETT

Traduction : Anne-Laure TISSUT

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2001,
                  en français en 2004 (Actes Sud)
                  et en 2025 (L'Olivier)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Je ne crois pas à la race. Je crois qu’il y a des gens prêts à me descendre, me pendre, me rouler, me faire obstacle […] à cause de ma peau noire, de mes cheveux frisés, de mon nez épaté et de mes ancêtres esclaves. Mais c’est ainsi. »
Thelonious « Monk » Ellison, écrivain noir américain, recherche désespérément le succès. Scandalisé par le triomphe d’un mauvais roman réunissant tous les clichés sur « le ghetto », il écrit sous pseudonyme une parodie intitulée Ma Pataulogie qu’il soumet à un éditeur. Les choses lui échappent totalement : le livre réintitulé Fuck devient un immense best-seller, tous saluent l’authenticité du propos sans avoir perçu la moindre ironie. Monk plonge alors dans une crise profonde qui remet en cause toute son existence.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Ecrivain américain né en 1956, Percival Everett enseigne la littérature à l’Université de Californie du Sud et a écrit plus d’une trentaine d'ouvrages. Il est lauréat du prix John-Dos-Passos 2010 et du prix de littérature Windham-Campbell 2023.

 

 

Avis :

Publié en 2001 aux États-Unis et récemment réédité dans une traduction française révisée, ce roman s’impose comme l’un des plus marquants de Percival Everett. À travers une satire incisive à la construction narrative déroutante, l’auteur met au jour les logiques d’assignation raciale à l’œuvre dans le monde littéraire américain et, plus largement, dans les industries culturelles où les écrivains issus de minorités sont trop souvent cantonnés à des rôles narratifs stéréotypés. 

De son vrai nom Thelonious Ellison, Monk, le narrateur, est un écrivain et universitaire noir dont la production littéraire, érudite et exigeante, reste désespérément confidentielle. Excédé de se voir reprocher de ne pas écrire « comme un Noir » – c’est-à-dire de ne pas produire les récits de souffrance et de violence que le lectorat réclame –, il rédige en réponse Ma Pataulogie, une parodie outrancière d’un roman de ghetto, saturé de clichés et de langage oral, qui rencontre ironiquement un succès fulgurant. Cette fiction dans la fiction occupe près d’un tiers du livre et constitue volontairement une épreuve pour le lecteur, tant son style brut et heurté, sa vulgarité assumée et la stupidité feinte de son propos, rebroussent férocement le poil.

Le triomphe de Ma Pataulogie agit comme un révélateur cruel : plus Monk s’éloigne de lui-même, plus il est acclamé. Ce renversement ironique met en lumière l’absurdité d’un système qui valorise l’excès et le spectaculaire au détriment de la complexité et de la nuance. L’auteur radicalise cette logique jusqu’à dissoudre son narrateur dans une spirale de reniement et de reconnaissance frelatée. La supercherie affecte profondément l’identité de Monk, tiraillé entre son intégrité intellectuelle et la consécration publique. Le roman explore ainsi les effets corrosifs de l’assignation raciale sur la subjectivité, en montrant comment le regard extérieur peut déformer, voire effacer la singularité d’un individu. À mesure que Ma Pataulogie triomphe, Monk s’enfonce dans une forme de dépossession intime, incapable de se reconnaître dans l’image que le succès lui renvoie.

En contrepoint de cette charge satirique, se déploient avec une intensité retenue les drames personnels qui, entre la perte de son frère, l’Alzheimer de sa mère et les tensions avec sa soeur, contribuent à isoler plus encore le narrateur. Traités avec une sobriété poignante, ces épisodes introduisent une profondeur émotionnelle qui, en contraste avec la férocité du pastiche, rappellent que derrière la critique sociale se joue la quête intime d’un homme en lutte pour préserver ce qui reste de sa dignité et de son lien aux autres. 

La structure du roman reflète l’état d’esprit du narrateur. Eclatée, elle mêle journal intime, réflexions théoriques, digressions quotidiennes, fragments universitaires et pastiches littéraires. Souvent déroutant, ce montage hétérogène incarne le morcellement identitaire de Monk et traduit son refus des cadres imposés. En sollicitant une lecture active, souvent inconfortable, l’auteur affirme une voix libre jusque dans la forme même du roman.

Satire du monde littéraire, Effacement est aussi une œuvre politique et existentielle, étroitement liée au contexte américain. En déconstruisant les attentes qui pèsent sur les écrivains noirs, Percival Everett dénonce les rôles identitaires assignés et défend une littérature affranchie des stéréotypes. À travers la trajectoire de Monk, il expose les effets délétères d’un regard normatif sur l’individu, tout en affirmant la puissance d’une écriture qui refuse les injonctions et réinvente ses propres formes. Un roman exigeant et lucide, dont la liberté narrative, portée par un humour sarcastique aussi féroce que salutaire, fait osciller le lecteur entre rire amer, désarroi et admiration. (4/5)

 

 

Citations :

Au centre de l’arbre se trouve le cœur du bois. Il ne contribue guère à nourrir l’arbre, mais en est la charpente. Le faux bois, qui alimente l’arbre, est vulnérable, et sujet aux affections fongiques ou aux attaques d’insectes. On ne voit pas la différence entre le cœur du bois et le faux bois. Mais c’est le cœur qu’il faut. Il faut aller au cœur, toujours.


Il arrivait que Père fût abrupt. Dans l’ensemble, je trouvais que c’était un homme doux, sans doute en raison de la vénération que ses patients lui témoignaient, mais on vivait avec lui comme sur le cratère du Vésuve. La comparaison serait meilleure avec un volcan en sommeil. Il ne se produisait pas vraiment d’éruption, mais c’étaient des grondements, des sifflements, et, sans que l’on comprît ce qui arrivait, tout à coup on sentait une odeur de soufre et de brûlé, et une nuée se formait dans l’air.


Son intelligence avait toujours été vive, et sa perception de Père, plus fine que ce à quoi la mienne pourrait jamais prétendre. Les ennemis se comprennent mieux que les amis.


 

lundi 20 octobre 2025

[Alani, Feurat] Le ciel est immense

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le ciel est immense

Auteur : Feurat ALANI

Parution : 2025 (JC Lattès)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« Le ciel est immense, maman, vais-je me perdre ? » écrit Adel à sa mère en 1967. Pilote d’exception, le jeune Irakien est envoyé par l’armée de l’air pour être formé en URSS, avant de disparaître en 1974, entre Bagdad et Krasnodar. Trente ans plus tard, son neveu Taymour ne supporte plus le mystère qui entoure l’absence de cet oncle. Est-il vraiment mort en héros ? Sans relâche, Taymour va défier les silences d’une famille et d’un régime, jusqu’à s’inscrire à l’émission de recherche télévisée russe Zhdi Menya, « Attends-moi »… 
Une fresque magistrale, un voyage dans les dédales d’un secret de famille, un roman pour faire revivre les disparus dans la mémoire intime et collective.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Feurat Alani est né en France en 1980, de parents irakiens. Grand reporter, il a aussi réalisé de nombreux reportages pour la télévision française avant de fonder sa propre société de production. Prix Albert-Londres pour Le parfum d’Irak, il est l’auteur d’un premier roman acclamé par la critique, Je me souviens de Falloujah, prix du roman Version Femina, prix de la littérature arabe, prix Senghor du premier roman francophone, prix Amerigo Vespucci et finaliste du prix Goncourt du premier roman.

 

 

Avis :

Incantation douce portée par le vent de la mémoire, ce second roman de Feurat Alani prolonge un parcours façonné par l’engagement journalistique et la quête des origines. Après avoir sillonné l’Irak en tant que grand reporter, puis sondé les blessures de l’exil dans Je me souviens de Falloujah, l’auteur troque cette fois le témoignage pour la fiction, sans pour autant s’éloigner des faits réels ni de la mémoire familiale qui l’habite. 

Un oncle pilote d’exception disparu dans un ciel sans réponse et une famille traversée par les silences : autant d’ombres qui accompagnent le narrateur Taymour, élevé en France, dans son voyage vers l’Irak. Il s’y rend comme on s’approche d’un mystère ancien, les poches pleines de photographies fanées et de questions sans écho. Ce pays inconnu l’accueille avec ses cicatrices, ses murmures et ses visages comme surgis d’un rêve interrompu.

Aussi fine qu’une veine sous la peau, la voix narrative creuse patiemment les strates de la mémoire familiale, comme on exhumerait des fragments d’os dans un désert. De mots retenus en phrases suspendues entre chagrin et tendresse, l’émotion circule à voix basse, portée par une esthétique qui privilégie l’ombre et le murmure à l’évidence et à l’explication. 

Sur fond de tensions politiques et de souvenirs effacés de l’Irak des années 1970, le récit suit une quête intérieure, animée par le besoin de comprendre et de faire ressurgir ce que le silence a recouvert. À travers les gestes esquissés et les réminiscences morcelées, Taymour tente de retisser les fils d’une histoire familiale éclatée.

Dans cette mémoire en clair-obscur, les femmes occupent une place essentielle. Présences discrètes, elles veillent et protègent sans bruit, transmettant par leur silence une langue ancienne, faite de regards et de vérités enfouies. Cette parole muette nourrit la narration, révélant tout ce que les mots seuls ne peuvent contenir.

Feurat Alani déploie une écriture sensible, capable de faire dialoguer le réel avec l’imaginaire, l’intime avec l’histoire. La fiction ouvre une brèche où l’amour, la perte et la mémoire s’entrelacent dans une lumière fragile. Sous ce ciel immense, les vivants frôlent les absents, et la littérature, portée par le répons des souvenirs, se fait espace de transmission et de réparation. 
 
Une lecture prenante et touchante qui vous enveloppe, puis vous quitte sans bruit, dans la mélancolie douce-amère des secrets irrattrapables. (4/5)

 

 

Citations :

Si le silence a un pouvoir, la parole est sa seule révolte.


Dire « Quand il neigera à Bagdad », c’était évoquer un événement aussi improbable qu’un hiver sans fin dans le désert.


— Ici, c’est la tradition, me précisa Auday. Toujours en faire trop. Plus que les autres. 
Cette pratique portait un nom : être Doulaimi – du nom de la plus grande tribu de la province. Tout le monde, en Irak, pouvait être Doulaimi ; il suffisait d’exagérer sa générosité, dans les paroles comme dans les gestes. Si quelqu’un admirait ouvertement votre montre, on devait lui répondre : « Elle est à toi. » Bien sûr, on refuserait. Si l’on appréciait quelqu’un, un Doulaimi dirait : « Je te mets sur ma tête. » 
— Perdre de sa hauteur pour élever l’autre, c’est une question d’honneur, tu vois ? m’expliqua Auday. 
— Euh… pas vraiment. Auday désigna une maison. 
— Ceux-là ne sont pas très généreux, ils n’ont offert qu’un mouton pour la naissance de leur enfant. Le voisin, lui, en a sacrifié trois, tu ne comprends toujours pas 
— Un peu. 
La générosité était un terrain de rivalité. Il fallait être celui qui sacrifierait le plus de moutons pour ses invités. On jugeait les familles là-dessus.


« Si tu veux le pouvoir, prends le parti. » 
Ces mots provenaient d’une citation de Staline, que Saddam Hussein répétait comme un mantra. Ce jour-là, lorsqu’Adel avait naïvement proposé qu’une décision importante soit soumise à un vote interne, Saddam avait ricané en déclarant : « Ceux qui votent ne décident de rien. Ceux qui comptent les votes décident de tout. » À cet instant précis, Adel avait compris qu’il était en présence d’un homme prêt à tout pour le pouvoir.


 

samedi 18 octobre 2025

[Diop, David] Où s'adosse le ciel

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Où s'adosse le ciel

Auteur : David DIOP

Parution : 2025 (Julliard)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

À la fin du XIXe siècle, Bilal Seck achève un pèlerinage à La Mecque et s'apprête à rentrer à Saint-Louis du Sénégal. Une épidémie de choléra décime alors la région, mais Bilal en réchappe, sous le regard incrédule d'un médecin français qui cherche à percer les secrets de son immunité. En pure perte. Déjà, Bilal est ailleurs, porté par une autre histoire, celle qu'il ne cesse de psalmodier, un mythe immense, demeuré intact en lui, transmis par la grande chaîne de la parole qui le relie à ses ancêtres. Une odyssée qui fut celle du peuple égyptien, alors sous le joug des Ptolémées, conduite par Ounifer, grand prêtre d'Osiris qui caressait le rêve de rendre leur liberté aux siens, les menant vers l'ouest à travers les déserts, jusqu'à une terre promise, un bel horizon, là où s'adosse le ciel...
Ce chemin, Bilal l'emprunte à son tour, vers son pays natal, en passant par Djenné, la cité rouge, où vint buter un temps le voyage d'Ounifer et de son peuple.

De l'Égypte ancienne au Sénégal, David Diop signe un roman magistral sur un homme parti à la reconquête de ses origines et des sources immémoriales de sa parole.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1966, David Diop est l'auteur de trois romans, dont deux publiés aux éditions du Seuil : Frère d'âme (prix Goncourt des lycéens 2018, International Booker Prize 2021) et La Porte du voyage sans retour (finaliste du National Book Award 2023).

 

 

Avis :

David Diop fait résonner à travers les âges les voix entremêlées de Bilal Seck, griot sénégalais du XIXᵉ siècle, et de Sekhsekh, scribe déchu de l’Égypte ptolémaïque, deux âmes en quête de sens dont les mémoires portées par le vent des siècles et le murmure des silences oubliés s’unissent dans une traversée poétique du temps.

Bilal marche dans un pays ravagé par le choléra, mais ce qu’il porte en lui dépasse la douleur du présent, car il avance avec le poids d’une parole ancienne, une mémoire noire transmise de bouche en bouche, de cœur en cœur, jusqu’à lui, soixante-douzième passeur. Sekhsekh, lui, s’efface dans les intrigues du palais, les amours contrariées et les jeux de pouvoir. A mesure que leurs récits se croisent et se répondent, leurs visages se confondent et la parole, cousant ensemble les paysages, se fait fil d'or reliant les mondes.

Traversée géographique et spirituelle, ce roman remonte vers les sources d’une grandeur enfouie, vers une civilisation noire effacée des livres mais vivante dans les chants et les gestes. Porté dans la recherche de ses origines par le désir de réhabiliter une parole jugée impure et de redonner souffle à une dignité bafouée, Bilal se fait scribe de lui-même, témoin d’un héritage que l’Histoire a voulu taire. 

Matrice blessée et mémoire vive traversant l’œuvre de David Diop comme une terre de fracture, l'Afrique est ici le socle d’un savoir à reconquérir, d’une spiritualité à réinventer. Le roman fait vibrer ses personnages, corps et âme, dans une tension féconde entre héritage et invention, où chaque mot relie ce qui fut tu à ce qui peut encore être transmis. 

Dense et incantatoire, l’écriture bat au rythme du conte, mêlant souffle romanesque et tradition orale pour interroger la puissance des mots à traverser les siècles. Ce récit du passage invite à tendre l’oreille vers ce qui, nulle part consigné, n’en palpite pas moins dans les silences de la mémoire. Dans cette écoute, quelque chose s’adosse, non pas au ciel, mais à la parole qui le cherche. (4/5)

 

 

Citations :

Si les gens ordinaires en venaient à connaître les arcanes du pouvoir, ils perdraient bientôt leurs illusions de justice. Ils découvriraient leur véritable état de bêtes de somme manipulées par les puissants. Ils cesseraient d’obéir, et sans obéissance machinale, il n’y a pas de société qui tienne. 

Où que l’on se trouve dans le monde, l’or fait des miracles, arase les montagnes, érige des palais et lève des armées. 

La peur de se faire voler un trésor n’est jamais aussi grande que lorsque la certitude d’en posséder un se double de la crainte de ne pas le mériter. 

Ce fut pour lui l’occasion de découvrir la grande capacité des pauvres à devenir invisibles. Présents, on les ignore, absents, on pense qu’ils sont toujours là. 

L’essentiel était que les subalternes acceptent l’inégalité sans réfléchir et la trouvent si naturelle qu’ils rêvent d’en bénéficier eux-mêmes plutôt que de l’abolir.

Les prières ne font pas de miracles quand ceux qui les adressent aux dieux ne croient pas qu’elles puissent être exaucées.

Les trésors des dieux sont les hommes.

Il fallait continuer d’espérer, car exister c’est insister.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

jeudi 16 octobre 2025

[Kefi, Ramsès] Quatre jours sans ma mère

 






J'ai aimé

 

Titre : Quatre jours sans ma mère

Auteur : Ramsès KEFI

Parution : 2025 (Philippe Rey)

Pages : 204

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Un soir, Amani, soixante-sept ans, femme de ménage à la retraite dans une cité HLM paisible en bordure de forêt, s'en va. Pas de dispute, pas de cris, pas de valise non plus. Juste une casserole de pâtes piquantes laissée sur la cuisinière et un mot griffonné à la hâte : " Je dois partir, vraiment. Mais je reviendrai. " Son mari Hédi, ancien maçon bougon, chancelle. Son fils Salmane s'effondre. À trente-six ans, il vit encore chez ses parents, travaille dans un fast-food, fuit l'amour et gaspille ses nuits dans un parking avec son meilleur ami, Archie, et d'autres copains cabossés.
Père et fils tentent de comprendre ce qui a poussé le pilier de leur famille à disparaître. Alors que Hédi réagit vivement, réaménage l'appartement, enlève son alliance, Salmane met tout en œuvre pour retrouver sa mère. Son enquête commence, avec de maigres indices – une lettre, un chat tigré, une clé rouillée –, et remue un nombre incalculable de regrets. Il pressent que ce départ est lié à l'histoire de ses parents, orphelins émigrés de Tunisie. Il devine aussi que l'événement va tous les transformer, surtout lui, Salmane, qui voit enfin advenir son passage à l'âge adulte.
Dans ce premier roman plein de verve et de sensibilité, Ramsès Kefi compose une fresque intime et sociale, où le quartier ouvrier de la Caverne est à lui seul un personnage, avec ses habitants pudiques, son PMU d'antan, ses reproductions de bisons sur les murs... Ce texte est un chant d'amour aux mères qui portent le poids de leur famille, sans bruit et sans reconnaissance, aux hommes fragiles, impétueux mais débordant de tendresse, à ceux qui ont le courage d'aller chercher dans le passé les remèdes aux maux du présent.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ramsès Kefi a été journaliste à Rue89 puis à Libération. Il signe ici son premier roman.

 

 

Avis :

Ramsès Kefi s’inscrit pleinement dans la tradition des premiers romans, souvent nourris d’une matière autobiographique traversée par l’urgence de dire et le désir de sonder une vérité intime. Journaliste attentif aux récits populaires et aux vies en marge, il signe une oeuvre personnelle, centrée sur un retour à soi et à ses origines. À travers l’enquête intime provoquée par la disparition soudaine d’une mère, il tisse une déclaration d’amour aux quartiers populaires, tout en mettant à nu les silences familiaux et les racines tenues à distance. 

À trente-six ans, le narrateur, qui a abandonné ses études depuis longtemps, vit encore chez ses parents dans la cité des Cavernes, en banlieue parisienne. Un nom prédestiné, assorti aux tags de mammouths, pour désigner un lieu où le temps semble figé. Sa chambre d’enfant, tapissée de Schtroumpfs, est restée intacte, reflet d’une existence sans heurts ni projets, rythmée par des petits boulots sans avenir et des après-midis à traîner. Le cocon familial repose sur une mère discrète, entièrement dévouée, et un père taiseux, bougon, volontiers éruptif. Ensemble, ils forment un trio silencieux, enfermé dans une routine affective où chacun reste à sa place. La mère, si présente qu’on ne la voit plus, incarne une stabilité devenue invisible. Le fils, quant à lui, s’est installé dans cette sécurité illusoire, persuadé que rien ne changera.

Mais un matin, la mère disparaît en laissant un mot : elle doit partir, elle reviendra. Ce départ, aussi calme dans sa forme que brutal dans ses effets, agit comme un séisme. Incapable de comprendre cette absence, le père, toujours aussi fermé, se mure dans une colère sèche, tandis qu’ébranlé, le fils fouille les tiroirs et interroge les blancs, jusqu’ici passés inaperçus, du récit familial. Peu à peu, les indices qui émergent dévoilent les fissures d’une autre réalité et contraignent le fils à reconnaître combien il avait réduit sa mère à une simple présence rassurante, négligeant la personne qu’elle était.

En filigrane, le roman laisse affleurer un drame vécu en Tunisie, qui a conduit les parents à fuir leur pays, rompant avec leur famille et leur histoire. Ce traumatisme, jamais nommé, constitue une fracture intime qui façonne leur silence. En renonçant à leurs origines, ils se sont enfermés dans un présent sans avenir, où le refus de transmettre empêche toute projection. Le fils, élevé dans ce vide, hérite d’un silence plutôt que d’un récit. Une peur sourde, confondue avec le confort, s’est installée en lui comme une seconde nature. Le départ de la mère vient briser cette impasse et révèle que l’absence de récit est déjà une histoire qu’il faut affronter pour pouvoir avancer. 

L’écriture prolonge le regard du narrateur : hésitant, pudique, parfois maladroit, mais toujours sincère. Ramsès Kefi privilégie l’art de la suggestion, ellipses, non-dits et ruptures de ton composant une atmosphère suspendue, presque claustrophobe, où chaque geste prend une densité particulière. Cette retenue, touchante par moments, révèle aussi les limites d’une voix encore en construction, manquant parfois d’assurance ou de densité narrative et semblant hésiter à aller au bout de ses intuitions. Les personnages tendent ainsi à rester figés dans des rôles un peu trop typés, comme si le roman peinait à leur donner une épaisseur véritable. Surtout, la fin surgit d’une manière si abrupte qu’elle donne l’impression que le récit s’interrompt avant d’avoir pleinement déployé ses promesses. Cette voix, encore en quête de sa pleine maturité, n’en affirme pas moins déjà une sensibilité singulière qu’on a envie de suivre.

Chercher sa place dans une histoire qu’on ne vous a jamais racontée, c’est avancer à l’aveugle, avec pour seule boussole le manque. Ramsès Kefi capte cette incertitude avec délicatesse, dans un récit où se dessine en creux une vérité universelle : le besoin de comprendre d’où l’on vient pour savoir enfin où l’on va. (3,5/5)

 

 

Citation :

Et puis, il y a les codes tacites. Ici, une femme ne se barre pas en laissant un homme à la maison. Elle doit rester, quoi qu’il en coûte, quitte à se bousiller elle-même. Ce sont les mâles qui ont le droit de prendre la tangente et de recommencer leur vie s’ils le souhaitent. Parfois sur un autre continent, parfois à l’autre bout de la ville.


 

mardi 14 octobre 2025

[Delaume, Chloé] Ils appellent ça l'amour

 






J'ai aimé 

 

Titre : Ils appellent ça l'amour

Auteur : Chloé DELAUME

Parution : 2025 (Seuil)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Parce qu’elle a laissé ses amies organiser leur escapade durant ce week-end de trois jours, Clotilde se retrouve dans une ville qu’elle avait rayée de la carte. Ici, il y a vingt ans, elle a vécu avec Monsieur, un homme qui fit d’elle sa Madame sous prétexte de lui faire du bien. C'est ainsi que Clotilde se dépouilla d'elle-même, jusqu'à devenir un simple objet, mais un objet d'amour. 
De 
son assujettissement d’alors, Clotilde a encore honte, et elle a beaucoup de mal à se découdre la bouche pour reconnaître les faits. La preuve : ni Adélaïde, ni Judith, ni Bérangère, ni Hermeline ne connaissent cette histoire, et aucune ne se doute qu’à deux rues de leur location, dans son immense maison, habite toujours Monsieur.
Clotilde 
se demande si libérer sa parole pourrait aider la honte à enfin changer de camp.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1973, Chloé Delaume est écrivain. Adepte de l’autofiction et de littérature expérimentale, elle a notamment écrit Le Cri du sablier et Dans ma maison sous terre.

 

 

Avis :

Dans ce roman bref et tendu, traversé par une colère sourde, Clotilde, le personnage principal, revient dans la ville où, vingt ans plus tôt, elle a subi une relation d’emprise avec un homme plus âgé – un « Monsieur » qui l’a façonnée, réduite et effacée. Ce retour l’oblige à affronter une mémoire traumatique, longtemps reléguée dans l’ombre, et à se confronter à la honte, au silence et à la dépossession. 

Comme souvent chez Chloé Delaume, le texte, situé entre autobiographie et autofiction, adopte une forme résolument radicale et engagée. Clotilde n’est pas Chloé, mais elle en porte les blessures et les colères, transfigurées en matière à la fois littéraire et politique servant de socle à un dispositif critique et à une écriture de combat. Immédiatement reconnaissable, la langue scande et répète dans une musicalité douloureuse, sur un rythme poétique qui fascine autant qu’il peut irriter – notamment lorsqu’il s’accompagne d’une écriture inclusive, marqueur militant en cohérence avec le propos, mais qui peut aussi renforcer une impression de surcharge idéologique. 

La colère qui traverse le récit s’installe comme une tension permanente, refusant toute conciliation. Elle ne désigne pas un homme en particulier, mais un système patriarcal diffus, insidieux et destructeur. Cette dénonciation s’accompagne d’un rejet des normes affectives traditionnelles, valorisant la sororité face à une vie en couple perçue comme aliénante. Le texte n’entend pas panser les blessures, mais les exposer et sortir du cadre imposé. Si cette posture est légitime dans son cri, elle laisse peu de place à la complexité des relations humaines, au point de suggérer un désaveu global du lien amoureux. 

La parution simultanée de ce livre et de La nuit au coeur de Nathacha Appanah, lui aussi consacré à l’emprise masculine, appelle naturellement la comparaison. Tandis que Chloé Delaume adopte une démarche résolument frontale – chaque mot, comme en boxe, semblant vouloir forcer le silence à partir d’une expérience subjective, sans détour ni adoucissement –, Nathacha Appanah, à l’inverse, privilégie la délicatesse, le tissage patient de récits pluriels et une mise en contexte sociale et historique qui donne à la douleur une profondeur collective. L’une incise sans ménagement pour sonder la plaie, l’autre en esquisse doucement les contours pour mieux contenir la souffrance. D’un côté, cela grince et heurte ; de l’autre, tout cherche à s’apaiser dans la nuance et la finesse introspective.

Sur le plan politique, Ils appellent ça l’amour s’inscrit dans une démarche féministe affirmée, peu soucieuse de diplomatie. Le « Monsieur » n’est pas un personnage isolé, mais le symptôme d’un système qui autorise, banalise et perpétue l’emprise. La narration expose et accuse avec une vigueur adossée à une vérité nécessaire, mais qui peut aussi déranger par son intransigeance.

En définitive, ce texte s’impose comme une œuvre de l’intime traversée par une urgence politique. La voix qui s’y déploie n'a que faire d'apaisement ou de consensus : elle revendique, s’insurge et dérange. En écho à celle de Nathacha Appanah, plus feutrée et contextuelle, elle rappelle que la littérature peut être un lieu de mémoire et de réparation, mais aussi de fracture. Ce livre se lit comme un manifeste, fondé sur le présupposé troublant d’un désaccord profond entre les sexes, où l’amour semble avoir perdu sa légitimité. Une telle radicalité fascine autant qu’elle inquiète, laissant le lecteur face à une parole qui n’a pas pour but de rassembler, mais de secouer. (3,5/5)

 

 

Citations :

Clotilde sait combien la précarité joue un rôle déterminant dans le choix de l’encouplement, peut-être même autant que les carences affectives.

Monsieur était Monsieur, mais il était comme tant d’hommes que leur compagne excuse pour éviter d’admettre que le prince est un loup. Ça déchire tellement le cœur de voir soudain luire l’émail et le pointu de sa dentition, de constater que même si Not all men, dans la chambre à coucher se pourlèche un prédateur. Monsieur était Monsieur et elle, Clotilde Mélisse, se demande si ses amies, mis à part Hermeline, sont concernées aussi. Est-ce que Judith, Adélaïde et Bérangère occultent ou minimisent des souvenirs où leur prince s’est soudain révélé être un loup ? Est-ce qu’elles se sont, comme elle, cousu la bouche ? Clotilde se dit que, si ça se trouve, le dedans de plein de femmes par la honte est rongé.

Si je suis de ce récit la narratrice, c’est pour aider l’autrice autant que l’héroïne à trouver l’antidote, et permettre à leurs sœurs d’imposer leur refus en un chœur sororal ; j’existe pour que le réel soit enfin modifié.

N’oubliez pas que céder ne sera jamais consentir. 

Si nombreux, oui, légion. En haut de la pyramide, toujours les intouchables à chaque plainte nous contemplent et nous crachent à la gueule. La célébrité reste le meilleur des talismans pour échapper aux foudres de ce qui serait la Justice. Tant que ne tomberont pas les ogres les plus en vue, les prédateurs conserveront la victoire culturelle. Pour ceux en haut de la pyramide, jusqu’à ceux qui forment sa base, la culpabilité reste une terre étrangère.