Coup de coeur 💓
Titre : Si je dois te trahir (I Must Betray You)
Auteur : Ruta SEPETYS
Traduction : Faustina FIORE
Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2022,
en français en 2023 et 2024
(Gallimard)
Pages : 400
Présentation de l'éditeur :
Bucarest, octobre 1989.
Lycéen, passionné de cinéma américain, Cristian Florescu rêve de devenir écrivain, mais dans la Roumanie du dictateur Ceausescu, même le rêve peut être dangereux. Le jour où il est convoqué par la Securitate, Cristian doit choisir: travailler pour la police secrète ou résister et perdre ceux qu'il aime.
Lycéen, passionné de cinéma américain, Cristian Florescu rêve de devenir écrivain, mais dans la Roumanie du dictateur Ceausescu, même le rêve peut être dangereux. Le jour où il est convoqué par la Securitate, Cristian doit choisir: travailler pour la police secrète ou résister et perdre ceux qu'il aime.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Ruta Sepetys est née dans le Michigan où elle a été élevée dans l'amour
de la musique et des livres par une famille d'artistes. Elle étudie la
finance internationale et vit quelque temps en Europe (Paris). Puis elle
part pour Los Angeles afin de travailler dans l'industrie de la
musique. Aujourd'hui mariée, elle vit dans le Tennessee, à Nashville,
avec sa famille.
Ruta Sepetys a reçu la Médaille Carnegie 2023 pour son roman Le sel de nos larmes.
Avis :
Il y a trente-cinq ans, une insurrection populaire mettait fin à l’une des dictatures les plus singulières et impitoyables d’Europe : celle de Nicolae et Elena Ceausescu. Après plusieurs romans, dont un premier consacré aux horreurs du goulag, l’auteur américano-lituanienne Ruta Sepetys publiait en 2022 un roman jeunesse, aujourd’hui réédité au format poche. Dans une narration haletante, nourrie d’un travail de recherche rigoureux, elle revient sur ce soulèvement et sa lente fermentation, entre faim et terreur.Cristian, lycéen à Bucarest en 1989, raconte son quotidien : la ville grise comme un « monochrome froid », les files interminables pour des fayots périmés, l’appartement glacial, et surtout, la peur. Peur de finir dans les geôles où l’on meurt sous la torture. Peur de perdre son emploi ou pire, au moindre soupçon de déviation. Peur face à un contrôle total, jusqu’à l’absurde : une police gynécologique veille même au devoir de reproduction des femmes.
Ce ne sont pas seulement les agents de la Securitate et leur cruauté barbare qui font trembler. C’est de tout un chacun qu’il faut se méfier – « Ne fais confiance à personne. Tu as compris ? A personne. » –, la police secrète recrutant et terrorisant un réseau serré d’informateurs civils – une personne sur dix, estime-t-on. Jusqu’au sein des familles, on parle à voix basse, par crainte des « Philips », ces micros dissimulés partout. Parfois, on ne parle pas du tout, la trahison s’immisçant dans les couples et les fratries, les uns dressés contre les autres par le chantage et la terreur organisée.
Malgré tout, le couvercle jeté sur le pays ne parvient pas à demeurer totalement hermétique. Livres, magazines et vidéos venus de l’Ouest circulent sous le manteau, tandis que des radios clandestines occidentales maintiennent tant bien que mal le lien avec le monde. 1989, c’est la chute du mur de Berlin et la révolution de velours en Pologne et en Tchécoslovaquie. En Roumanie, la révolte éclate à Timișoara, puis gagne Bucarest, Cristian et les étudiants en première ligne. A la paranoïa succède une vague d’espoir que ni le sang ni la violence ne pourront contenir.
Illustré de photographies en fin d’ouvrage, ce récit traversé par un souffle romanesque puissant n’est pas seulement prenant, mais essentiel. Par sa précision historique et sa restitution saisissante du quotidien sous Ceausescu, il bouleverse autant qu’il éclaire. En donnant voix à un adolescent, il rend l’histoire accessible sans jamais l’édulcorer. Bien plus qu’un roman jeunesse, c’est un témoignage à la portée universelle, un outil de mémoire et de transmission, à mettre entre toutes les mains. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
Le ciel nocturne et nuageux me recouvrait, noir, dépourvu de lumière. De grands bâtiments couleur cendre s’élevaient de part et d’autre de la rue, m’écrasant de leur hauteur. Vivre à Bucarest revenait à vivre dans une photo en noir et blanc. Une existence dans un monochrome froid. On savait que la couleur existait, quelque part, loin de la palette de ciment et de charbon de la ville, mais il était impossible d’y accéder, de s’extirper du gris. Même ma culpabilité avait un goût grisâtre, comme si j’avais avalé une cuillerée de suie.
Tout appartenait au parti.
Et la parti consignait tout.
« Des micros dans chaque coin, se lamentait Bunu. Des Philips dedans, des Philips dehors... »
Les « Philips » étaient les micros dissimulés un peu partout, disait-on. Dans les murs, les téléphones, les cendriers. Les familles observaient donc les mêmes consignes : à la maison, on ne parlait qu’à voix basse.
La surveillance constante oppressait ma mère. Ses mains tremblaient ; ses yeux erraient sans cesse ici et là ; elle était presque aussi maigre que les cigarettes qu’elle fumait.
Ne sachant pas quoi dire, ou faire pour la consoler, je la laissai pleurer, comme elle l’avait sans doute fait pendant la visite de la « police gynécologique ». Les femmes étaient régulièrement examinées sur leur lieu de travail pour vérifier si elles étaient enceintes. Ces examens rudimentaires réalisés par des inspecteurs médecins étaient humiliants, horribles, sans même parler du non-respect de l’hygiène.
Ceausescu voulait augmenter la population, pour gonfler la masse des travailleurs. Une croissance démographique provoquerait une croissance économique. Les adultes sans enfants devaient payer un impôt.
Tu es intelligent, Cristian. Par bonheur, même dans ce pays, on ne peut pas t’enlever ça. Mais ne fais confiance à personne. Tu as compris ? A personne. Ici, on ne peut pas avoir de confident.
La chance a toujours un prix. La malchance, elle, est gratuite.
Le soupçon est une forme de terreur. Le régime nous dresse les uns contre les autres. Nous ne pouvons pas nous regrouper, faire preuve de solidarité, parce que nous ne savons jamais qui mérite notre confiance et qui est un informateur.
- Ne parle comme ça ! avait grondé mon père.
- Tu vois, même ici, dans la rue, discuter avec ton propre père t’inquiète. Tu es devenu un homme sans voix. La méfiance est insidieuse. Elle provoque la schizophrénie et pourrit les relations. A la maison, tu es quelqu’un qui parle à voix basse. Dans la rue, ou dans les files d’attente, tu es quelqu’un d’autre. Dis-moi, qui est-tu ?
Ton père a faim, Cristian, m’avait expliqué Bunu. Au sens propre et au sens figuré. Des tickets de rationnement, dans les années quatre-vingt ? Nous avions plus à manger pendant la seconde Guerre mondiale ! Te rends-tu compte à quel point c’est de la folie ? Ils nous ont lavé le cerveau, nous ont convaincus de faire la queue pendant des heures et de nous réjouir quand nous rapportons des fayots périmés. Mais quel est le prix pour notre amour-propre ?














