Coup de coeur 💓💓
Titre : La maison vide
Auteur : Laurent MAUVIGNIER
Parution : 2025 (Minuit)
Pages : 752
Présentation de l'éditeur :
En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans. À
l’intérieur : un piano, une commode au marbre ébréché, une Légion
d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux
ciseaux. Une maison peuplée de récits, où se croisent deux guerres
mondiales, la vie rurale de la première moitié du vingtième siècle, mais
aussi Marguerite, ma grand-mère, sa mère Marie-Ernestine, la mère de
celle-ci, et tous les hommes qui ont gravité autour d’elles. Toutes
et tous ont marqué la maison et ont été progressivement effacés. J’ai
tenté de les ramener à la lumière pour comprendre ce qui a pu être leur
histoire, et son ombre portée sur la nôtre.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Romancier et dramaturge, il a
publié toute son œuvre aux Éditions de Minuit, notamment Apprendre à finir (2000, prix du Livre Inter et prix Wepler), Dans la foule (2006), Des hommes (2009), Ce que j’appelle oubli (2011), Continuer (2016) et Histoires de la nuit (2020). En 2025, il fait paraître La Maison vide.
Avis :
L’on pénètre dans ce livre comme dans la maison vide dont il porte le nom : sur la pointe des pieds, frissonnant à chaque écho, comme si le plus léger souffle, dans l’air saturé de poussière, risquait de réveiller une douleur enfouie, un souvenir trop longtemps tu, une présence invisible mais persistante. Cette maison, abandonnée depuis des années, est celle du père de l’auteur – un père dont on apprend, dès les premières pages, qu’il s’est donné la mort, sans explication ni mots laissés derrière lui. Ce geste radical, définitif, n’est pas raconté : il est posé là, comme un fait brut, opaque et irréversible, autour duquel tout le livre va graviter. Ce n’est pas dans cette maison qu’il est mort, mais c’est là que l’auteur revient, après coup, pour tenter de comprendre, interroger les silences, faire parler les objets – une médaille de la Légion d’honneur, des photographies anciennes aux visages découpés, des gestes oubliés, des traces ténues – et affronter, dans le tremblement de l’écriture, ce que la parole n’a jamais su dire.
Le livre ne s’organise pas autour du drame, mais autour du silence qui l’enveloppe, le précède et lui survit, et que l’auteur tente de traverser pour en comprendre la texture, la logique et la douleur. Ce silence, transmis de génération en génération, semble avoir infiltré les murs, les corps et les gestes, comme une vapeur toxique, invisible mais persistante, porteuse de honte, de malheurs et de douleurs inexprimées. Rien n’est dit de manière spectaculaire, et pourtant tout s’éclaire avec une justesse troublante : non par des révélations, mais grâce à la finesse d’une écriture qui, sans jamais prétendre atteindre une vérité définitive, parvient à construire une version plausible, crédible et profondément humaine. Ce n’est pas le flou qui domine, mais une limpidité singulière, née de la sensibilité, du sens psychologique et de l’imagination de l’auteur, qui ne cherche pas à combler les vides par des certitudes, mais à les habiter avec justesse, à les faire résonner avec délicatesse.
Miroir de cette démarche, l’écriture explore une matière vivante, poreuse et vibrante. Les phrases s’étirent, bifurquent et se ramifient, comme si le langage lui-même devait lutter contre l’effacement. Cette syntaxe sinueuse et enveloppante immerge le lecteur dans une atmosphère si finement suggérée qu’elle devient presque physique : on ne lit plus, on habite le texte, on s’y fond, on s’y perd, dans une dérive lente où chaque phrase devient chambre, chaque digression couloir, chaque silence porte entrouverte. Dans cette lenteur et cette densité, tout est donné à ressentir, dans une émotion qui, affleurant sans jamais se livrer tout à fait, infuse doucement, obstinément. Le lecteur est invité à se laisser porter, à accepter de ne pas tout saisir immédiatement, à habiter l’incertitude.
Ce que l’écrivain ignore, il ne le comble pas par des hypothèses, mais par une attention aiguë, une imagination pudique, une intelligence sensible. Il fait exister les figures absentes, devine les douleurs tues, rend palpable ce qui n’a laissé que des traces. Dans ce geste d’écriture, il apaise les fantômes, reconnaît les torts et les silences imposés, enfin offre une forme de réparation, discrète mais essentielle.
À travers cette maison, ces objets, ces figures effacées, c’est tout un siècle qui ressurgit : une France rurale, ouvrière, laborieuse, aujourd’hui disparue, qui réapparaît avec les aïeux de l’auteur. Le livre redonne souffle à ces invisibles, témoins d’une époque révolue, et par la puissance de la langue, reconnaît leur existence, leurs douleurs et leur dignité. Dans ce mouvement, se recompose un monde enfoui et une mémoire longtemps reléguée dans l’ombre, tandis que le récit vient rompre la malédiction familiale tissée autour des malheurs du siècle, des humiliations tues et des transmissions empêchées, en faisant du silence une parole, du vide une histoire.
La maison vide demande qu’on s’y abandonne, qu’on accepte de se perdre, de ralentir, de respirer avec elle. Ce n’est pas un livre que l’on parcourt, mais un lieu que l’on habite, un espace intérieur où le silence devient matière, où chaque page ouvre sur une chambre secrète. Pour qui se prête à cette immersion, Laurent Mauvignier offre une traversée pleine d’émotion : celle d’un silence devenu parole, d’un passé rendu à sa juste présence. Coup de coeur. (5/5)
Si Marie-Ernestine s’obstine à refuser ce mariage, lui dit et redit sa mère, le risque qu’elle court, c’est que les hommes finiront par le savoir – ici tout se sait – et, bien sûr, partout on dira qu’elle n’est qu’une entêtée, peut-être une illuminée, les hommes le sauront et se détourneront d’elle. Est-ce qu’elle imagine vraiment la tristesse de ce que serait une vie sans homme ? Est-ce qu’elle l’imagine, est-ce qu’elle a fait l’effort d’y penser vraiment ? Ce que veut dire une vie sans homme, c’est dans le regard fiévreux des hommes qu’une femme seule l’apprend. Une femme seule ne sera jamais qu’une proie sur laquelle chaque homme aura le droit de se jeter quand bon lui semble ; les filles seules ne deviennent jamais des femmes, non, ce sont des filles, elles finissent tôt ou tard dans le lit d’hommes qui n’auront pas un regard pour elles une fois qu’ils auront obtenu le pire de ce qu’une femme peut se résoudre à donner, car ces hommes sont des vauriens qui quittent leur foyer le temps d’une heure ou deux, à la tombée de la nuit, pour s’encanailler chez ces filles perdues qui sont la honte parmi la honte des femmes ; ces hommes mariés et pères de famille s’en retournent, leur bestialité assouvie, chez eux, l’air sournois, puant l’eau de Cologne et les draps froissés, les liqueurs de porto, de genièvre, et ils ne se retournent pas pour consoler la fille seule qu’ils laissent derrière eux, trop contents d’avoir posé sur un bout de table trois misérables sous pour mieux revenir un de ces soirs, entre chien et loup, quand ils savent que les vieilles ne seront plus derrière leurs rideaux pour observer leur petit manège. Le livre ne s’organise pas autour du drame, mais autour du silence qui l’enveloppe, le précède et lui survit, et que l’auteur tente de traverser pour en comprendre la texture, la logique et la douleur. Ce silence, transmis de génération en génération, semble avoir infiltré les murs, les corps et les gestes, comme une vapeur toxique, invisible mais persistante, porteuse de honte, de malheurs et de douleurs inexprimées. Rien n’est dit de manière spectaculaire, et pourtant tout s’éclaire avec une justesse troublante : non par des révélations, mais grâce à la finesse d’une écriture qui, sans jamais prétendre atteindre une vérité définitive, parvient à construire une version plausible, crédible et profondément humaine. Ce n’est pas le flou qui domine, mais une limpidité singulière, née de la sensibilité, du sens psychologique et de l’imagination de l’auteur, qui ne cherche pas à combler les vides par des certitudes, mais à les habiter avec justesse, à les faire résonner avec délicatesse.
Miroir de cette démarche, l’écriture explore une matière vivante, poreuse et vibrante. Les phrases s’étirent, bifurquent et se ramifient, comme si le langage lui-même devait lutter contre l’effacement. Cette syntaxe sinueuse et enveloppante immerge le lecteur dans une atmosphère si finement suggérée qu’elle devient presque physique : on ne lit plus, on habite le texte, on s’y fond, on s’y perd, dans une dérive lente où chaque phrase devient chambre, chaque digression couloir, chaque silence porte entrouverte. Dans cette lenteur et cette densité, tout est donné à ressentir, dans une émotion qui, affleurant sans jamais se livrer tout à fait, infuse doucement, obstinément. Le lecteur est invité à se laisser porter, à accepter de ne pas tout saisir immédiatement, à habiter l’incertitude.
Ce que l’écrivain ignore, il ne le comble pas par des hypothèses, mais par une attention aiguë, une imagination pudique, une intelligence sensible. Il fait exister les figures absentes, devine les douleurs tues, rend palpable ce qui n’a laissé que des traces. Dans ce geste d’écriture, il apaise les fantômes, reconnaît les torts et les silences imposés, enfin offre une forme de réparation, discrète mais essentielle.
À travers cette maison, ces objets, ces figures effacées, c’est tout un siècle qui ressurgit : une France rurale, ouvrière, laborieuse, aujourd’hui disparue, qui réapparaît avec les aïeux de l’auteur. Le livre redonne souffle à ces invisibles, témoins d’une époque révolue, et par la puissance de la langue, reconnaît leur existence, leurs douleurs et leur dignité. Dans ce mouvement, se recompose un monde enfoui et une mémoire longtemps reléguée dans l’ombre, tandis que le récit vient rompre la malédiction familiale tissée autour des malheurs du siècle, des humiliations tues et des transmissions empêchées, en faisant du silence une parole, du vide une histoire.
La maison vide demande qu’on s’y abandonne, qu’on accepte de se perdre, de ralentir, de respirer avec elle. Ce n’est pas un livre que l’on parcourt, mais un lieu que l’on habite, un espace intérieur où le silence devient matière, où chaque page ouvre sur une chambre secrète. Pour qui se prête à cette immersion, Laurent Mauvignier offre une traversée pleine d’émotion : celle d’un silence devenu parole, d’un passé rendu à sa juste présence. Coup de coeur. (5/5)
Citation :
Ça, oui, c’est comme ça que ces femmes sans homme deviennent des repoussoirs, même pour leur famille, même pour leurs parents qui le plus souvent les renient et les maudissent. Des filles dont chacun s’arrogera le droit de dire qu’elles méritaient leur solitude, car à la fin elles n’auront reçu que ce qui était à la portée de leur méchanceté ou de leur pingrerie – il n’y a pas de fumée sans feu. Et puis, sur elles tombe aussi – glaçant et coupant – impitoyable – le regard méprisant et méfiant des femmes mariées, le regard inquiet, jaloux et dominateur des femmes mariées, le regard triomphant des femmes mariées, et, de tous les regards odieux, c’est celui, peut-être, des enfants qu’elles n’auront jamais eus qui seront les pires à supporter ; ces regards ricaneurs des enfants qui oseront les montrer du doigt comme des lépreuses, comme ils font lorsqu’en gloussant ils désignent, de loin, les maisons hantées qui les fascinent et les inquiètent. Et puis, se complaît à demander la mère de Marie-Ernestine à sa fille, qu’est-ce que la vie d’une femme sans enfant ? Que sera sa vie de femme si son ventre n’engendre pas d’enfant ? Comment pourra-t-elle penser avoir réussi sa vie sans enfant ? Est-ce qu’un piano peut remplacer la joie et l’épanouissement qu’une femme éprouve dans l’enfantement ?
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