lundi 13 juin 2022

[Diop, David] La porte du voyage sans retour

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La porte du voyage sans retour

Auteur : David DIOP

Parution : 2021 (Seuil)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« La porte du voyage sans retour » est le surnom donné à l’île de Gorée, d’où sont partis des millions d’Africains au temps de la traite des Noirs. C’est dans ce qui est en 1750 une concession française qu’un jeune homme débarque, venu au Sénégal pour étudier la flore locale. Botaniste, il caresse le rêve d’établir une encyclopédie universelle du vivant, en un siècle où l’heure est aux Lumières. Lorsqu’il a vent de l’histoire d’une jeune Africaine promise à l’esclavage et qui serait parvenue à s’évader, trouvant refuge quelque part aux confins de la terre sénégalaise, son voyage et son destin basculent dans la quête obstinée de cette femme perdue qui a laissé derrière elle mille pistes et autant de légendes.

S’inspirant de la figure de Michel Adanson, naturaliste français (1727-1806), David Diop signe un roman éblouissant, évocation puissante d’un royaume où la parole est reine, odyssée bouleversante de deux êtres qui ne cessent de se rejoindre, de s’aimer et de se perdre, transmission d’un héritage d’un père à sa fille, destinataire ultime des carnets qui relatent ce voyage caché).

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal et est maître de conférences à l’Université de Pau. Il signe, avec La Porte du voyage sans retour, son troisième roman, après le succès de Frère d’âme (lauréat du prix Goncourt des lycéens 2018, de l’International Booker Prize 2021 et traduit dans plus d’une trentaine de pays).

 

 

Avis :

Au milieu du XVIIIe siècle, le naturaliste Michel Andanson choisit, pour ses explorations, de se rendre dans une région d’Afrique alors encore très mal connue des Européens : le Sénégal. Il y passa cinq ans, comme modeste commis de la Compagnie des Indes, et en ramena quantité d’observations géographiques et ethnologiques, ainsi que d’importantes collections botaniques et ornithologiques. Ruiné par l’insuccès de ses publications à son retour de voyage, il élabora avec Jussieu une nouvelle méthode de classification des végétaux, et se lança dans un gigantesque projet d’encyclopédie, qui ne fut jamais publiée. Il mourut dans le dénuement, léguant à sa fille Aglaé sa passion pour les plantes et une montagne de manuscrits. Et aussi - mais là c’est l’imagination de David Diop qui prend le relais -, des carnets relatant une version beaucoup plus intime de son expérience sénégalaise.

Ressuscitant le botaniste sous les traits d’un jeune homme ouvert et curieux, que ses explorations amènent à remettre peu à peu en cause les préjugés raciaux de ses semblables, au fur et à mesure qu’il se familiarise avec la langue, les traditions et les croyances, enfin le rapport au monde des Sénégalais, l’auteur nous entraîne dans un fascinant et dépaysant récit d’aventures, bientôt tendu par le mystère d’une disparition et d’une quête. Car, nous voilà bientôt sur les traces d’une jeune Africaine, évadée aux abords de l’île de Gorée, alors que, promise à l’esclavage, elle devait, comme des millions d’autres au temps de la traite des Noirs, y franchir « la porte du voyage sans retour ». Fasciné par la légende qui s’est aussitôt emparée du destin de cette fille devenue héroïne pour les uns, gibier pour les autres, notre narrateur laisse un temps de côté la flore pour s’intéresser à cette Maram, sans se douter que les développements romanesques de cette aventure le marqueront à jamais.

Romanesque, l’histoire de Michel et de Maram l’est absolument. C’est en vérité pour n’en revêtir qu’avec plus de force une dimension résolument symbolique et éminemment poétique. Ce jeune Français, qui, animé par l’esprit des Lumières, s’avère capable de raisonner à contre-courant des préjugés de son époque pour apprendre à connaître et à respecter un autre mode de rapport au monde, et qui, pourtant, échoue, comme Orphée, à sauver Eurydice de la mort et des Enfers, et, de retour en France, s’empresse d’oublier le changement de mentalité entamé lors de son voyage pour épouser à nouveau sans réserve les plus purs principes matérialistes, illustre tristement ce que les liens entre l’Europe et l’Afrique auraient pu devenir, loin de toute relation d’assujettissement, si l’appât du gain avait cessé un temps de les dénaturer.

Finalement rattrapé par l’inanité de ses ambitions et de ses tentatives encyclopédiques de maîtriser le monde, le personnage principal prend conscience, sur le tard, de ses erreurs et de ses ambiguïtés. Trop tard, hélas, pour les victimes de l’esclavage, et pour le mal et la souffrance terriblement infligés. Mais pour mettre en mots, transmettre la mémoire, et, peut-être, espérer, un jour, un avenir plus humain entre Afrique et Occident. (4/5)

 

 

Citations :

Si tu me lis, c’est que je ne me suis pas trompé en pensant que tu attachais de l’importance à nos promenades régulières au Jardin du Roi quand tu étais encore une petite fille. Je me suis rappelé ton premier émerveillement devant cette faculté qu’a la fleur d’hibiscus, quelle que soit sa variété, et Dieu sait qu’elles sont nombreuses, de se fermer et de s’ouvrir en accord avec l’alternance du jour et de la nuit. Peut-être te rappelles-tu que tu m’as demandé si c’était la façon de cette fleur de fermer les yeux, comme nous, la nuit. « Non, t’ai-je répondu pour entretenir ta poésie du monde, elle n’a pas de paupières, elle s’endort les yeux ouverts. » Te souviens-tu que tu as surnommé les hibiscus, depuis ce jour et pendant un certain temps, « les fleurs sans paupières » ?
 

Nous sommes les fruits de notre éducation et, comme tous ceux qui m’avaient décrit l’ordre du monde, j’ai cru de bonne foi que ce qu’ils m’avaient expliqué de la sauvagerie des Nègres était vrai. Pourquoi aurais-je mis en doute la parole de maîtres que je respectais, héritiers eux-mêmes de maîtres qui leur avaient assuré que les Nègres étaient incultes et cruels ?          
La religion catholique, dont j’ai failli devenir un serviteur, enseigne que les Nègres sont naturellement esclaves. Toutefois, si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu’ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu’il convient de le penser pour continuer de les vendre sans remords.
 

Je suis donc parti au Sénégal à la recherche des plantes, des fleurs, des coquillages et des arbres qu’aucun autre savant européen n’avait décrits jusqu’alors, et j’y ai rencontré des souffrances. Les habitants du Sénégal ne nous sont pas moins inconnus que la nature qui les environne. Pourtant nous croyons les connaître assez pour prétendre qu’ils nous sont naturellement inférieurs. Est-ce parce qu’ils nous ont paru pauvres la première fois que nous les avons rencontrés, il y a bientôt trois siècles de cela ? Est-ce parce qu’ils n’ont pas éprouvé la nécessité comme nous de construire des palais de pierre résistant au flot des générations qui passent ? Pouvons-nous les juger inférieurs parce qu’ils n’ont pas construit des bateaux transatlantiques ? Il se peut que ces raisons expliquent que nous ne les estimions pas nos égaux, mais chacune d’entre elles est fausse.          
Nous ramenons toujours l’inconnu au connu. S’ils n’ont pas bâti des palais en pierre, c’est peut-être parce qu’ils ne les pensaient pas utiles. Avons-nous cherché à savoir s’ils ne disposaient pas d’autres moyens que les nôtres d’attester de la magnificence de leurs anciens rois ? Les palais, les châteaux, les cathédrales dont nous nous glorifions en Europe sont le tribut payé aux riches par des centaines de générations de pauvres gens dont personne ne s’est soucié de conserver les masures.          
Les monuments historiques des Nègres du Sénégal se trouvent dans leurs récits, leurs bons mots, leurs contes, transmis d’une génération à l’autre par leurs historiens-chanteurs, les griots. Les paroles des griots, qui peuvent être aussi ciselées que les plus belles pierres de nos palais, sont leurs monuments d’éternité monarchique.         
Que les Nègres n’aient pas construit de bateaux pour venir nous réduire en esclavage et s’approprier nos terres d’Europe ne me paraît pas non plus être une preuve de leur infériorité, mais de leur sagesse. Comment se vanter d’avoir conçu ces bateaux qui les transportent par millions aux Amériques au nom de notre goût insatiable pour le sucre ? Les Nègres ne prennent pas la cupidité pour une vertu, comme nous le faisons sans même y penser, tant nous trouvons nos agissements naturels. Ils ne pensent pas non plus, comme nous y a engagés Descartes, que nous devrions nous rendre comme maîtres et possesseurs de toute la nature.        
 
 
J’ai pris conscience de nos différentes visions du monde, sans pour autant y trouver matière à les mépriser. S’il avait voulu se donner la peine de connaître véritablement les Africains, plus d’un voyageur européen en Afrique aurait dû faire comme moi. J’ai tout simplement appris une de leurs langues. Et dès que j’ai su assez le wolof pour le comprendre sans hésitation, j’ai eu le sentiment de découvrir peu à peu un paysage magnifique qui, grossièrement reproduit par le mauvais peintre d’un décor de théâtre, aurait été habilement substitué à l’original.          
La langue wolof, parlée par les Nègres du Sénégal, vaut bien la nôtre. Ils y entassent tous les trésors de leur humanité : leur croyance dans l’hospitalité, la fraternité, leurs poésies, leur histoire, leur connaissance des plantes, leurs proverbes et leur philosophie du monde. Leur langue est la clef qui m’a permis de comprendre que les Nègres ont cultivé d’autres richesses que celles que nous poursuivons juchés sur nos bateaux. Ces richesses sont immatérielles. Mais en écrivant cela, je ne veux pas dire que les Nègres du Sénégal sont autrement faits que l’ensemble de l’humanité. Ils ne sont pas moins hommes que nous. Comme tous les êtres humains, leurs cœurs et leurs esprits peuvent être assoiffés de gloire et de richesse. Chez eux aussi existent des êtres cupides prêts à s’enrichir au détriment des autres, à piller, à massacrer pour de l’or. Je pense à leurs rois qui, comme les nôtres, jusqu’à notre empereur Napoléon Premier, n’hésitent pas à favoriser l’esclavage pour gagner en pouvoir ou s’y maintenir.


Quand un enfant naît d’une reine, on ne peut avoir qu’une seule certitude : c’est qu’au moins une moitié de sang royal coule dans ses veines. On reconnaît toujours les taches de sa mère sur un bébé panthère, rarement celles de son père.


J’ai alors pensé, en contemplant ce ciel d’Afrique, que nous n’étions rien, ou si peu de chose, dans l’Univers. Il faut que nous soyons un peu désespérés par sa profondeur insondable pour nous imaginer que la moindre de nos petites actions, bonne ou mauvaise, est soupesée par un Dieu vengeur. (…)
Sous les étoiles du village de Sor, à l’écoute de l’histoire de la disparition mystérieuse de Maram racontée par son oncle Baba Seck, j’ai eu l’intuition soudaine que je n’aurais jamais assez de toute ma vie pour comprendre le millionième des mystères de notre Terre. Mais, loin de m’affliger, l’idée que je n’étais pas plus considérable qu’un grain de sable dans le désert ou qu’une goutte d’eau dans l’océan m’exalta. Mon esprit avait le pouvoir de situer ma place, si infime soit-elle, dans ces immensités. La conscience de mes limites m’ouvrait l’infini. J’étais une poussière pensante capable d’intuitions sans bornes, aux dimensions de l’Univers.


Le temps pressait. Dès le point du jour la chaleur monterait dans des proportions extraordinaires, redoutées par les Nègres eux-mêmes. Il s’agissait d’avoir à tout prix atteint le village de Lompoul avant l’heure où, comme le disait Ndiak, « le soleil mange les ombres », c’est-à-dire se trouve à l’aplomb de toute existence et la brûle sans pitié.          
– À l’origine nous étions blancs, ajouta Ndiak. C’est à cause de ce soleil à la verticale du monde que nous sommes devenus noirs. Un jour d’extrême canicule, l’ombre chassée par le soleil s’est précipitée sur nos peaux, c’était son seul refuge. 
 
 
J’étais encore jeune et, alors que je ne me gênais presque jamais pour dire ce que je pensais, je me suis retenu avec peine de rétorquer à Ndiak que cette imagination du pouvoir des hommes sur de prétendues forces occultes n’était qu’une grossière superstition. Mais, à présent que je suis devenu vieux, je vois dans ces croyances un des merveilleux subterfuges trouvés par certaines nations du monde pour limiter le pillage de la nature par les hommes. Malgré mon cartésianisme, ma foi dans la toute-puissance de la raison, telle que les philosophes dont j’ai partagé les idéaux l’ont célébrée, il me plaît d’imaginer que des femmes et des hommes sur cette terre sachent parler aux arbres et leur demandent pardon avant de les abattre. Les arbres sont bien vivants, comme nous, et s’il est vrai que nous devions nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature, nous devrions avoir des scrupules à l’exploiter sans égards pour elle. Je ne trouve donc plus absurde, aujourd’hui que j’ai une plus grande expérience de la vie, et alors même que je suis sur le point de la quitter, que des hommes d’une race différente de la mienne aient une représentation du monde tendant à manifester du respect pour la vie des arbres.


Je ne croyais pas ces mômeries. Mais elles me révélaient que partout où les hommes entendent conserver le pouvoir, ils trouvent toujours des stratagèmes pour inspirer une crainte sacrée à leurs inférieurs. Associée à leur suprématie, la terreur qu’ils inspirent est proportionnelle à leur peur de perdre leur domination. Plus celle-ci est grande, plus celle-là est terrible.


Adanson, il ne faut jamais laisser la route qui te semble la plus praticable guider tes pas ! Les pièges les plus réussis sont ceux dans lesquels on se jette soi-même de gaieté de cœur tout juste parce qu’on s’est abandonné au confort du chemin qui y conduit.


D’une certaine façon, sa vision du monde avait déteint sur la mienne. C’est en présentant mon nom de famille sous un jour guerrier que je me suis rendu compte à quel point l’opinion que nous avons de nous-même tient aux contrées et aux personnes face auxquelles nous nous trouvons. J’ai découvert ainsi, en racontant ma généalogie à Ndiak, que, lorsqu’on apprend une langue étrangère, on s’imprègne dans le même élan d’une autre conception de la vie qui vaut bien la nôtre.


Il est vrai aussi que Maram ne m’a pas précisément raconté son histoire comme je te la donne à lire. Mais plus j’écris, plus je deviens écrivain. S’il m’arrive d’imaginer ce qui lui est arrivé quand j’ai oublié ce qu’elle m’a dit précisément, ce n’est pas pour autant un mensonge. Car il me semble juste de penser désormais que seule la fiction, le roman d’une vie, peut donner un véritable aperçu de sa réalité profonde, de sa complexité, éclairant ses opacités, en grande partie indiscernables par la personne même qui l’a vécue.


Malgré tous les subterfuges que j’avais inventés pour l’oblitérer, la souffrance éprouvée sur le ponton de Gorée, après notre brève échappée au-delà de la porte du voyage sans retour, Maram et moi, me revenait intacte. Je compris alors que la peinture et la musique ont le pouvoir de nous révéler à nous-même notre humanité secrète. Grâce à l’art, nous arrivons parfois à entrouvrir une porte dérobée donnant sur la part la plus obscure de notre être, aussi noire que le fond d’un cachot. Et, une fois cette porte grande ouverte, les recoins de notre âme sont si bien éclairés par la lumière qu’elle laisse passer, qu’aucun mensonge sur nous-même ne trouve plus la moindre parcelle d’ombre où se réfugier, comme lorsque brille un soleil d’Afrique à son zénith.


 

2 commentaires:

  1. C'est un livre que j'ai envie de découvrir. Je vais l'ajouter à ma liste à lire

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    1. Bonne lecture, Callie. Je suis curieuse de lire votre ressenti.

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