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samedi 6 juillet 2024

[Boum, Hemley] Le rêve du pêcheur

 


 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Le rêve du pêcheur

Auteur : Hemley BOUM

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Dans l’avion qui me menait au loin, j’ai eu le sentiment de respirer à pleins poumons pour la première fois de ma vie et j’en ai pleuré de soulagement. On peut mourir mille morts, un peu à la fois, à essayer de sauver malgré lui l’être aimé. J’avais offert à Dorothée mon corps en bouclier, mon silence complice, le souffle attentif de mes nuits d’enfant et en grandissant l’argent que me rapportaient mes larcins, sans parvenir à l’arrimer à la vie. Je pensais ne jamais la quitter mais lorsque les événements m’y contraignirent, j’hésitai à peine. C’était elle ou moi. »

Zack a fui le Cameroun à dix-huit ans, abandonnant sa mère, Dorothée, à son sort et à ses secrets. Devenu psychologue clinicien à Paris, marié et père de famille, il est rattrapé par le passé alors que la vie qu’il s’est construite prend l’eau de toutes parts... À quelques décennies de là, son grand-père Zacharias, pêcheur dans un petit village côtier, voit son mode de vie traditionnel bouleversé par une importante compagnie forestière. Il rêve d’un autre avenir pour les siens…
Avec ces deux histoires savamment entrelacées, Hemley Boum signe une fresque puissante et lumineuse qui éclaire à la fois les replis de la conscience et les mystères de la transmission.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hemley Boum, d’origine camerounaise, vit en région parisienne. Elle a reçu plusieurs prix littéraires, notamment le prix Ahmadou Kourouma pour Les jours viennent et passent (Éditions Gallimard, 2019), traduit en plusieurs langues. Le rêve du pêcheur est son cinquième roman.

 

 

Avis :

Calmes de part et d’autre de l’embouchure, c’est pourtant dans le fracas que les eaux foncées du fleuve Ntem rencontrent celles plus claires de l’Atlantique. A l’image de cette confluence tumultueuse, depuis le village de pêcheurs de Campo jusqu’à Paris et les traumas de l’exil, la romancière camerounaise Hemley Boum raconte le parcours sur plusieurs générations d’une famille de son pays et, à travers elle, les rapports historiques entre la France et l’Afrique.

Ils s’appellent tous deux Zacharias, l’un le grand-père, l’autre le petit-fils, mais ils ne se connaissent pas. Lorsque le récit s’ouvre, le premier est pêcheur à Combo et coule des jours paisibles entre sa femme Yalana et leurs deux petites filles. Il n’a pas encore succombé aux nouveaux rêves  – moto, radio, frigo… – qui vont bientôt surgir à crédit dans le sillage d’une société forestière étrangère, d’une coopérative, puis d’une compagnie de chalutiers. Le chapitre suivant nous montre le second, Zack, en proie quelque trente ans plus tard à une crise d’angoisse sur un trottoir de Paris. Etabli en France où il est devenu psychologue, il a tiré un trait, croit-il, sur le passé et son enfance dans l’un des quartiers les plus misérables de Yaoundé, là où sa mère, en rupture avec sa famille, l’élevait seule en se prostituant. Que s’est-il passé entre les deux époques ? C’est ce que, entre Combo, Yaoundé et Paris sur un intervalle d’un demi-siècle, la narration va peu à peu restituer, retraçant, d’un inconscient familial à un inconscient collectif, à mesure que le « je » de Zack renoue avec la troisième personne des récits familiaux, une géographie autant intime qu’universelle des relations franco-africaines.

« Ma vie était une étoffe fragile retenue comme par une multitude de nœuds. Si j’en défaisais un, le reste partirait en lambeaux ». Parti sans se retourner pour oublier un passé se résumant à ses yeux à la déchéance misérable et solitaire de sa mère et à l’unique perspective de la délinquance et de la violence, Zack qui ne connaît pas l’histoire des siens, privés d’ancrage après l’arrachement à leur culture ancestrale, a hérité de blessures qui, ignorées, l’empêchent d’autant plus de se bâtir un avenir. « J’essayais de devenir quelqu’un d’autre mais je ne savais pas qui, ni comment faire. » Désespéré de se conformer jusqu’à se renier et se rendre invisible, refusant d’admettre jusqu’aux discriminations subies par refus du racisme, le jeune homme va devoir se réapproprier le passé pour se construire une identité et dépasser les traumatismes du déracinement et de l’exil.

De la solidarité villageoise dans la tradition africaine au mercantilisme occidental, Hemley Boum montre l’aliénation d’une Afrique amenée sans transition à renier ses valeurs culturelles pour se conformer à un modèle dit « supérieur », menant en réalité les personnages à la ruine, l’humiliation et la perte d’identité. Pour penser l’avenir, l’Afrique doit d’abord se réconcilier avec elle-même. Voilà toute la portée de ce roman aussi didactique qu’attachant qui, au fil d’une plume fluide, précise et profonde, jamais manichéenne, prête superbement la puissance d’évocation et l’émotion de la fiction à une voix désormais l’une des plus percutantes de la littérature camerounaise. Coup de coeur. (5/5)


 

Citations :

Si nous restions dans cet environnement, des actes comme celui-là deviendraient notre quotidien. Il y a toujours une bonne raison de s’en prendre à quelqu’un, une bonne occasion. Ce n’était pas tant le goût de l’argent facile que l’absence de toute autre possibilité de se projeter dans un avenir désirable. Nous n’étions pas prêts à nous résigner, à nous contenter de la périphérie dans laquelle la vie nous maintenait. Et nous n’étions pas les seuls. Les jeunes de notre quartier bouillonnaient de colère et de frustration. Filles et garçons se lançaient dans la ville avec l’idée arrêtée de se faire à tout prix une place au soleil. La démarche était rarement honnête mais on s’en fichait. Cela occasionnait une nette rupture avec l’ancienne génération qui s’était contentée d’occuper docilement sa place. Elle ne nous comprenait pas, nous l’effrayions. Le père d’Achille avait noté son peu d’intérêt pour la vente de fripes et cela créait des tensions dans la maison surpeuplée : « Tu as quoi à reprocher à un travail qui m’a permis de nourrir ma famille ? Ce n’est pas assez bien pour toi ? Il n’y a pas de sots métiers, fils, il n’y a que des sottes gens. Si tu veux devenir feyman comme les autres jeunes du quartier, tu verras toi-même où ça mène. » Nous, nous savions qu’il y avait une profusion de sots métiers. Ceux qui ne vous instruisent pas, qui vous épuisent sans rétribution compensatrice, et que gagner de quoi nourrir sa famille au jour le jour comme unique horizon ne nous suffisait pas. Nous étions des débrouillards d’une nouvelle trempe. La prochaine victime nous coûterait moins d’atermoiements, mieux, nous allions la repérer, nous organiser et, sans états d’âme, devenir aussi violents que nécessaire.
 

Ici, on savait quand on entrait, jamais quand on ressortait. Seuls les plus chanceux, ceux qui avaient des relations, pouvaient prétendre passer devant un tribunal. Certains attendaient encore leur procès après des années d’incarcération. Tout était aléatoire. Ils étaient peu nombreux à pouvoir se payer les services d’un avocat et de toute façon, le recours à un conseil juridique était considéré par les magistrats comme un affront personnel. Les pots-de-vin, les vexations et les sentences n’en étaient que plus importants. Zacharias avait découvert un univers si absurde, si cauchemardesque pour les plus démunis qu’il avait encore du mal à imaginer que cela puisse exister. Est-ce que les gens dehors savaient que certains d’entre eux, au cœur même de la ville dans laquelle ils vivaient, étaient entassés et traités comme personne n’oserait traiter une bête ? À quoi et à qui servait cet endroit ? Qui avait pu imaginer un enfer de cette envergure ? Ces deux années avaient été une longue traversée du désert. Il avait côtoyé des bandits endurcis, mais aussi de pauvres hères qui se retrouvaient là parce qu’ils avaient offensé un dignitaire quelconque. Ils n’avaient aucun droit, moins du fait de leur faute que de leur pauvreté, de leur incapacité à se défendre. Certains continuaient de recevoir de la visite, un peu de nourriture, mais la plupart avaient été abandonnés par des familles qui ne parvenaient que difficilement à subvenir à leurs propres besoins. Tous finissaient par s’adapter à la dure loi de la prison, celle du plus fort, du plus féroce. Les riches, ceux qui se retrouvaient là pour des accusations de corruption, étaient placés dans une aile plus décente et bénéficiaient d’un traitement de faveur : ils avaient même des avocats. Mais il semblait à Zacharias que du haut en bas de l’échelle, tous étaient emprisonnés par la décision arbitraire d’un plus puissant.
 
 
Je suis comme beaucoup d’immigrés, à chaque dégradation, délit, crime, chaque fois qu’un fait divers s’étale à la une des journaux, ma première pensée ne va pas à la victime, mais à la personne incriminée. Je pense d’emblée : « Pourvu que ce ne soit pas un Noir. » Il n’y a pas de singularité possible, nous sommes une communauté pour le pire. Les meilleurs d’entre nous, ceux qui se distinguent positivement, sont français, les pires sont ramenés à leur statut d’étrangers. Rien n’est acquis, le premier imbécile venu peut vous dire : « Rentrez chez vous », comme on vous foutrait à la porte.


Tous les récits d’exil et de dérobade se déclinent au moins en deux temps : ce qu’on a réellement traversé et ce que les autres, ceux qu’on supplie de nous accueillir, ceux à qui nous sommes tenus de montrer notre meilleur profil, sont capables d’entendre. Il s’agit moins de l’indicible que de l’inaudible. Du tri féroce que l’on s’impose pour ne pas risquer d’être exclu. 


Chaque fois que nous faisons un choix, nous renonçons à autre chose et parfois nous nous trompons, nous voudrions revenir en arrière, savoir ce qu’aurait été notre existence si nous avions opté pour tel chemin plutôt que tel autre. Nous fantasmons ce qui aurait pu être, ce qui est à jamais perdu. Ils sont conçus dans nos désirs déchirants, contradictoires : il faudrait ne rien avoir vécu pour espérer échapper aux regrets. 


Nous consommons tout ce qui nous vient des eaux. Les rivières, le fleuve, la mer sont notre garde-manger naturel et le crocodile est un gibier de choix destiné aux grandes occasions, aux personnes à qui l’on tient à exprimer son respect. Normalement les femmes n’y ont pas droit, mais ici tu n’as que des femmes-hommes, c’est-à-dire ménopausées. Elles ne sont plus concernées par les interdits alimentaires. 


 

dimanche 21 avril 2024

[Bordes, Gilbert] Docteur Mouche

 





J'ai aimé

 

Titre : Docteur Mouche

Auteur : Gilbert Bordes

Parution :  2024 (Presses de la Cité)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À Saint-Martin-sur-Vézère, en Corrèze, personne n’a oublié Julie Lespiaud, dont le corps a été découvert sur un rocher de la rivière en 2010. Assassinée. Le médecin et maire, Gabriel Lerrainé, issu d’une famille de notables locale, a été jugé coupable. Sans preuve. Julie était sa maîtresse. Après des années de prison, radié de l’Ordre des médecins, celui que l’on appelle désormais « docteur Mouche », devenu le malaimé, a sombré. C’est un tourment pour les villageois. Ne fut-il pas bon pour eux ?
Louis, le jeune fils de la défunte, revient au pays. Entre deux leçons de pêche à la mouche – qui sont autant de leçons de vie – auprès de Lerrainé qu’il n’arrive pas à haïr, il tente de surmonter ses traumatismes.
Après treize ans de mystère, il est temps pour ces deux blessés de la vie de chercher le véritable assassin de Julie…

Une intrigue pleine d’humanité ancrée dans la vallée de la Vézère.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Romancier populaire excellant autant dans le roman populaire que dans le récit historique, Gilbert Bordes a une soixantaine de titres à son actif. Membre de la Nouvelle École de Brive, il a notamment publié Le Cri du goéland, Chante, rossignol, La Belle Main, Le Testament d’Adrien et Ceux d’en haut.

 

 

Avis :

Renouant avec sa Corrèze natale sur fond de nature, de pêche et de musique, Gilbert Bordes fait jouer toutes ses cordes sensibles dans une nouvelle histoire de terroir, tendue de vieux secrets autour d’un faux coupable et d’un vrai meurtrier.

Lorsqu’une douzaine d’années après la mort de sa mère, assassinée en bord de rivière, Louis revient à Saint-Martin-sur-Vézère où il est nommé instituteur, il n’est pas vraiment le bienvenu. C’est qu’au village, l’on a déjà bien assez de l’épave alcoolisée qu’est devenu l’ancien maire et médecin pour rappeler un drame que l’on préfèrerait oublier. Sa peine purgée après avoir été jugé coupable sans preuve véritable, le notable déchu pèse de toute sa présence titubante sur la conscience des villageois, assaillis malgré eux par le doute. Contre toute attente, le jeune homme et celui qui, entre ses cuites, a conservé sa passion pour la pêche au point de devenir pour tous « docteur Mouche », deviennent bientôt inséparables, bien décidés à faire enfin à eux deux toute la lumière sur l’affaire faussement élucidée.

Curieux du véritable coupable en même temps que sous le charme d’un cadre encore préservé – creuset de la nostalgie de l’auteur pour les valeurs simples, en harmonie avec la nature et transpirant une authentique humanité –, le lecteur parcourt fort agréablement cette histoire bon enfant, d’une grande fluidité, dont la jolie originalité de son idée maîtresse en fait volontiers oublier la relative improbabilité. En fin observateur, Gilbert Bordes croque comme à son habitude ses personnages d’un oeil sûr, et, cette fois encore, l’on n’a aucune peine à les imaginer s’animer sur l’écran d’un téléfilm grand public.

Un roman du terroir doublé d’une enquête policière qui ravira les amateurs du genre, pour un moment de divertissement en toute simplicité. (3/5)

 

 

Citation :

Louis observe la rivière, les courants qui contournent les rochers. L’eau lui parle, lui fait des signes. (…) Toute une vie est là, emplie de lumière dorée, une vie cachée, une vie sans histoire, réglée, immuable.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

   


 

mercredi 6 mars 2024

[Helgason, Hallgrimur] Soixante kilos de soleil

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Soixante kilos de soleil
            (Sextiu kilo af solskini)

Auteur : Hallgrimur HELGASON

Traduction : Eric BOURY

Parution :  en islandais en 2018,
                   en français en
2024 (Gallimard)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les Islandais avaient beau habiter depuis mille ans un des endroits les plus neigeux du monde, ils continuaient à espérer que cet épais manteau n’était qu’un phénomène passager et n’avaient jamais conçu des outils efficaces pour lutter contre la neige. C’est un exemple criant de l’infatigable optimisme de notre nation. Elle se contente d’affronter une tempête à la fois et imagine toujours que le temps finira par se lever. »

Eilífur Guðmundsson rentre chez lui au fin fond de son fjord pour découvrir sa maison emportée par une avalanche, et son fils Gestur seul survivant du drame. Ainsi commence la vie du garçon, dont l’existence va incarner la naissance d’une nation. Après avoir échoué à émigrer en Amérique, après avoir perdu son père tué lors d’une campagne de pêche au requin, Gestur est recueilli un moment par un riche marchand. Il est ensuite renvoyé à la pauvreté du fjord, pour être attiré à nouveau par le petit port de Fanneyri quand les Norvégiens arrivent avec la pêche au hareng, apportant avec eux l’espoir, la richesse et l’avenir.
Soixante kilos de soleil se déroule dans l’un des pays les plus froids, les plus pauvres et les plus sombres d’Europe à l’aube du XXe siècle, où la vie en hiver n’était qu’une quarantaine sans fin. Par le portrait d’un petit village et d’un individu, Hallgrímur Helgason raconte avec un souffle prodigieux l’histoire d’une nation entière, dans un style où l’humour caustique alterne avec des moments d’une grande poésie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hallgrímur Helgason, né en 1959, a d’abord été artiste peintre, exposant à New York et à Paris, avant de devenir auteur de romans, de théâtre et de poésie. Il a obtenu le Grand Prix littéraire d’Islande en 2019 pour Soixante kilos de soleil.

 

 

Avis :

De formation artistique et d’abord connu pour ses peintures et ses dessins, Hallgrimur Helgason est devenu une grande voix de la littérature islandaise, à l’ironie caractéristique. Avec ce premier tome d’une trilogie explorant les transformations de l’Islande depuis son émergence d’un quasi Moyen Age au tournant du XXe siècle, il entame une vaste fresque digne des grandes sagas islandaises.

L’Islande ne serait pas devenue la nation d’aujourd’hui sans cette manne providentielle que fut le hareng et ses grands bancs appréciant ses eaux froides. Pourtant, tout entiers tournés vers la pêche au requin, dont, considérant sa chair toxique, ils se contentaient de prélever le foie pour le précieux combustible que son huile fournissait au monde, ses habitants dédaignèrent longtemps ce qu’ils considéraient un « poisson de malheur », lui préférant les sombres et visqueuses soupes de lichens, bien insuffisantes face aux habituelles disettes.

En cette fin de XIXe siècle, la vie en Islande est restée cadenassée à l’âge de pierre. Sans routes et cernée par des eaux tempétueuses prises par l’embâcle une bonne partie de l’année, cette terre inaccessible et enclavée par des reliefs abrupts, torturée par le froid et les intempéries incessantes, plus souvent caressée par l’obscurité que par la lumière du jour, n’est encore qu’un monde « figé depuis mille ans », ne connaissant ni roue, ni argent, ni allumette, où « les tâches saisonnières forment les maillons fixes d’une chaîne immuable », « chaque journée de travail [...] la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. »

Lorsque, épuisé, le fermier Eilifur Gudmundsson rentre chez lui avec les trois kilos de farine qui lui a fallu aller quérir à plusieurs jours de marche dans la neige et la tempête pour sauver sa famille de la famine, sa maison de tourbe au toit herbu a disparu, avalée avec ses habitants par l’une de ces avalanches dont la fréquence fait dormir les gens encordés les uns aux autres. Protégée par une poutre, seule la vache a survécu et, avec elle et son lait, le dernier né, Gestur, un petit garçon de deux ans. Ainsi commence le récit d’apprentissage d’un enfant qui connaîtra trois vies au gré des aléas qui continueront à s’enchaîner, et, à travers lui et une myriade de personnages hauts en couleur, aux corps tordus comme des clous et aux trognes avinées, mais héroïquement accrochés aux merveilles d’humanité cachées sous la misère, la crasse et les vieilles croyances, l’épopée picaresque d’un bout de terre oublié, soudain transformé en « Klondyke » lorsque les Norvégiens viennent y pêcher massivement le hareng.

Son ironie caustique fait tout le sel de cette fresque pittoresque et attachante, où les âpres beautés de l’Islande n’ont d’égale que la vaillance de ses habitants, des « crétins » archaïques, impressionnants d’énergie et désarmants de poésie, sautant tardivement du servage moyenâgeux au capitalisme moderne. Captivé tout au long de ses près de six cents pages, l’on referme ce drôle et formidable roman avec une hâte : que la traduction française du deuxième tome déjà paru en islandais soit au plus vite disponible. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Quatre montagnes vertigineuses enserrent ces fjords. Depuis les airs, elles ressemblent à une fourchette à quatre sommets que quelqu’un aurait plantée à la surface de l’océan. Les versants abrupts qui tombent droit dans la mer sont pour la plupart impraticables, surmontés de crêtes et de cols tout aussi infranchissables, ce qui rend le moindre déplacement difficile. Tempêtes de neige, tempêtes maritimes, inondations et avalanches sont ici fréquentes. 
Pourtant, il existe peu d’endroits sur terre qui soient plus délicieux pendant les trois semaines où le soleil va et vient à l’embouchure de ces fjords tel un pendule paradisiaque aussi rougeoyant que le magma en fusion lorsqu’il effleure la surface de l’océan dans son balancement impeccable. Les nuits se peuplent alors d’une lumière intense, la quiétude règne sur les landes et les plaques de neige, et la nature est d’une telle magnificence que le voyageur inaccoutumé risque d’en perdre la raison.
 

Le lendemain de Noël, un vent venu du sud apporta un redoux qui fit surgir du manteau de neige les façades en bois des fermes comme autant de proues de navires remontées de l’abîme. En dehors de la métairie d’Eilífur, aucune ferme du fjord n’avait été détruite, une avalanche s’était toutefois abattue sur la bergerie de Magnús, le paysan d’Innri-Skriða, tuant trente-sept brebis et deux béliers. Cette douceur inattendue avait transformé les quantités de neige que le fjord abritait en une poudre aux grains grossiers qui rendait impraticable tout le périmètre habité, aller nourrir les bêtes était une prouesse : avancer dans cette neige à demi fondue revenait à marcher dans un magma de billes de cristal. (…)
Deux jours plus tard, le vent s’était à nouveau levé dans un froid boréal, transformant la poudre de cristal en une gigantesque étendue de glace aussi accidentée qu’un champ de lave qui recouvrit entièrement le fjord, et changea les dalles de pierre à l’entrée des fermes en véritables patinoires.
 

La ferme de Næsta-Skriða ressemblait à un vieil éboulis retenu par une fine façade en bois, laquelle penchait un peu trop vers l’avant, comme si elle peinait à contenir la quantité de pierres et de terre qui se trouvait derrière elle. Apparemment, la maison risquait à tout moment de glisser d’un seul tenant jusqu’en bas de la pente. 
 

Au bout de plusieurs tentatives, il parvint à enfoncer le crochet dans la gueule de la bête [requin] qu’ils sortirent à moitié de l’eau à l’aide du treuil, le gamin attrapa alors le coutelas, entailla le ventre horizontalement d’abord puis verticalement, par deux fois, faisant ainsi tomber le tablier de peau protégeant le foie qu’il alla chercher à mains nues dans les entrailles. C’était tout ce qu’on prélevait sur cet animal à la chair hautement toxique, le but de ces campagnes de pêche visait principalement à récupérer le foie, cet organe qui permettait aux hommes de fabriquer l’huile qui se transformait ensuite en or et éclairait toutes les rues de Grande-Bretagne et de Danemark.
 

Le matin avait surgi de l’abîme tel un affreux Gris du Groenland. La mer semblait colérique et des nuages laineux, suintants, barraient les montagnes à mi-pente. L’horizon était toutefois « dénué de précipitations » pour reprendre ce qui est sans doute la plus islandaise des expressions, de même que la plus pratique pour celui qui veut prévoir le temps en Islande et essaie de décrire l’éternel provisoire qui le caractérise. L’expression suggère que, en réalité, dix minutes plus tôt, une averse de pluie ou de neige s’est abattue, mais que, en ce moment précis, il y a une éclaircie, même si, d’ici quelques minutes, il y aura à nouveau de la pluie, de la neige ou du grésil, voire tout cela en même temps. Évidemment, aucune expression ne saurait mieux décrire l’optimisme-pessimisme islandais que celle-là : dénué de précipitations. C’est qu’elles ne sont pas si nombreuses, les façons de dire capables d’englober de manière si précise à la fois passé, présent et futur.
 
 
Celui qui n’a rien vécu et celui qui a tout vu ont en commun l’humilité qui ne s’offre à nous qu’aux lisières de la vie. Au milieu du champ de bataille de l’existence, les gens se démènent en tous sens entre joie et douleur, de la gadoue jusqu’aux genoux, ils célèbrent les victoires et les défaites par des larmes de tristesse ou des éclats de rire. 


Le menuisier vérifiait son travail et frappait par habitude les clous qui dormaient profondément dans le bois dont seules dépassaient les têtes plates qui ressemblaient à des étoiles dans la nuit. D’ailleurs, les étoiles étaient peut-être justement des clous comme ceux-là que « l’architecte des cieux » avait utilisés pour fixer la voûte céleste. La vieille Grandvör affirmait pour sa part que les étoiles étaient les « âmes trépassées », quel que soit le sens de ces mots, tandis que d’après Mamanmalla, c’étaient des trous dans le plancher du paradis, car là-haut il faisait toujours tellement clair, y compris en pleine nuit. « Eh bien, elles récurent le sol du Royaume des Cieux », avait-elle dit un jour à Gestur alors qu’ils rentraient à la maison sous un ciel où dansaient les aurores boréales. 


S’écoula ensuite la plus belle nuit que les habitants du fjord passèrent toutefois à dormir, accablés par la fatigue et les soucis. La plus douloureuse des pauvretés est celle qui n’a pas les moyens de s’offrir ce qui est gratuit.


Septembre. Sa pluie glaciale et désagréable. Le fermier Lási est accroupi, les genoux gelés, sur son toit en herbe où il s’efforce de remettre en place la lucarne constituée du placenta séché d’une brebis (qui fuit et projette de l’eau sur les lits, les femmes et les enfants).


Perdre un enfant était terrible. Perdre l’enfant de quelqu’un d’autre était pire. Perdre l’enfant de défunts était pire que tout.


Dans un pays où rien ne poussait en dehors des herbes et des pommes de terre (que seuls les privilégiés avaient appris à cultiver), le petit peuple affamé imitait ses moutons et explorait les montagnes en quête de nourriture. Chaque été, après le sevrage des agneaux, on partait une semaine sur les landes cueillir des lichens d’Islande, ces végétaux grisâtres (que des bouches futures nommeraient algues de montagne ou plantes marines des hautes-terres) avaient assuré la subsistance des petits fermiers pauvres pendant des siècles. On considérait que les meilleurs lichens étaient ceux dotés de larges feuilles, puis venaient ceux à feuilles étroites traversées par une gouttière centrale. Les feuilles noires et effilées étaient considérées comme de piètre qualité et celles qu’on avait baptisées « duvet à chien » n’avaient aucune utilité. On préparait la soupe de lichens d’Islande en la faisant longuement bouillir jusqu’à ce que les feuilles se désagrègent, formant un liquide visqueux et sombre auquel on ajoutait ensuite de l’eau ou (dans les fermes les moins pauvres) du lait. 


Désormais père et fils, Gestur et Lási rentrèrent chez eux le lendemain. Ils n’avaient plus qu’une tête d’écart, le jeune homme ne tarderait pas à rattraper en taille le vieil homme voûté. Bientôt, il devrait lui aussi se courber pour entrer dans le passage couvert menant à la pièce commune, cela équivalait à la communion dans l’Islande d’alors : quand les gamins devenaient adultes, ils devaient apprendre à courber l’échine, franchissant ainsi le premier pas qui finirait par les transformer en vieillards voûtés. La vieille Grandvör n’était pas plus haute debout qu’assise. Presque tous les habitants du fjord ressemblaient à des clous tordus. Sauf le pasteur, le marchand et le médecin qui marchaient le dos droit comme l’homme monté à bord de la goélette en France. 


L’Islande était une nation sans routes, et dont la seule voie de communication était l’océan en perpétuel mouvement. Il arrivait cependant qu’un génie vivant dans un endroit reculé invente la roue (avec la même joie que l’inventeur mésopotamien qui en avait déposé le brevet initial 3 500 ans avant Jésus-Christ) en concevant une « auge roulante » de sa propre initiative, n’ayant jamais entendu le mot « brouette ».


Née à Djúpivogur, sur la côte est, elle avait passé son enfance à Mýrar, puis avait été domestique dans le Dýrafjörður et travaillait maintenant comme gouvernante dans le Segulfjörður. On l’avait débarquée ici un jour où le médecin devait se rendre à Fagureyri, elle avait été contrainte de lui céder sa place sur le vapeur, alors qu’elle était en route vers les fjords de l’Est où l’attendait un emploi. Depuis, trois ans avaient passé.


Cette pratique était l’avortement du temps jadis, les enfants qui n’étaient pas les bienvenus étaient exposés, on les confiait aux soins du Bon Dieu et des éléments, on les précipitait dans une chute d’eau ou dans une crevasse. Comme personne n’avait le courage de les tuer, et comme il n’existait pas de bourreaux d’enfants en activité sur la terre d’Islande, la tâche revenait aux mères dont beaucoup perdaient la raison après avoir jeté leur nouveau-né du haut d’une falaise. C’était pourtant ce qu’on attendait d’elles et les motivations de ces exécutions étaient le plus souvent de nature morale, l’enfant n’avait pas de père, il était né d’un propriétaire terrien et d’une fille de ferme, il était le fruit d’un viol ou d’un moment de folie le temps d’une lumineuse nuit d’été. Mais parfois, le motif était également économique, la pauvreté était telle qu’elle ne tolérait pas l’arrivée d’une bouche supplémentaire. 
Oui, c’était incroyable, Rögnvaldur Sumarsól avait été un de ces enfants. À ses dires, on l’avait abandonné dans la nature. D’une manière ou d’une autre (on se demande comment ?!), il avait été sauvé et, depuis, il avait passé sa vie exposé aux éléments, c’était dehors qu’il avait cheminé, dehors qu’il avait arpenté versants et vallées telle une incarnation, un porte-parole de cette cohorte invisible, de cette partie silencieuse de la nation, peut-être seul survivant parmi les milliers de nouveau-nés qui avaient hurlé au fond des crevasses et des précipices d’Islande, ce pays si cruel avec ses habitants qu’il en réclamait un dixième : un enfant sur dix devait lui être sacrifié.


La saison de l’abattage touchait à sa fin, aussitôt relayée par les mois passés à tricoter. Les pièces communes des fermes se transformaient en ateliers indépendants où toutes les mains s’affairaient dans leur tic-tac quatorze heures par jour tandis que l’hiver hululait sur les toits en tourbe. Seule la femme chargée de la traite et le berger échappaient à ces camps où les doigts étaient réduits aux travaux forcés, juste le temps de traire et de nourrir les bêtes, en dehors de ça, tous les hommes, les femmes et les enfants étaient à la tâche. C’étaient surtout les petites fermes qui assuraient leur subsistance en fabricant gants de mer et chaussettes dites « de vente », c’était le nom que portaient les longues chaussettes d’un beau blanc qui montaient jusqu’à l’entrejambe, très recherchées par les marins, et qu’on posait sur le comptoir du magasin, immaculées et lisses comme des rubans de soie après que les jeunes filles de la maison avaient dormi dessus sept nuits durant. On déposait ces produits à la boutique où l’on prenait en échange des denrées essentielles au foyer. C’était ainsi que se déroulaient les transactions commerciales. Les gens tricotaient pour subvenir à leurs besoins de manière à pouvoir continuer à tricoter. La roue du progrès tournait sur elle-même et n’aidait personne à avancer. 


Ses yeux couleur océan étaient constamment baignés d’eau salée, baignés d’une lueur bleue, celui qui y plongeait voyait la chair à vif de la mer. Elle avait passé son enfance et sa vie dans la lumière éblouissante de l’océan Glacial et si on l’observait avec attention, on distinguait en travers de son iris comme une fine bande de brume : cette femme avait si longtemps vécu sur un rivage du bout du monde que, de même que la soupe se couvre d’une pellicule quand elle reste trop longtemps dans la casserole, ses yeux s’étaient couverts de ce mince trait de brume laissé par l’horizon.


Les chasseurs norvégiens avaient adopté une pratique consistant à traîner leurs prises jusque dans le Segulfjörður où ils les fixaient à des ancres, le fjord était donc devenu un gigantesque réfrigérateur. À la fin août, il pouvait flotter dans le Pollur entre quarante et cinquante baleines, si bien qu’il devenait presque impraticable pour les voiliers. Ah ça oui, ce Segull était décidément un fjord étonnant. Quand il n’était pas plein à ras bord de bancs de poissons minuscules, il débordait d’animaux qui étaient les plus gros de la terre. À la fin de l’été arrivaient les grands navires à vapeur norvégiens qui emmenaient les mastodontes à la station baleinière, sur la rive ouest du fjord. Cette méthode de travail n’était pas du goût de tout le monde. Kristmundur à la blanche chevelure était le porte-parole de ceux qui exigeaient que les Norvégiens s’acquittent d’une taxe pour l’usage de ce réfrigérateur en plein air, c’était à peine si on pouvait désormais accéder à la jetée, en outre, aucun bateau digne du nom ne pouvait plus accoster à Hvammur à cause de cette maudite écurie de baleines.


Réputé dans toute l’Islande, le requin faisandé du cap de Segulnes était une friandise qu’on cultivait comme n’importe quel légume de potager. On enfouissait les morceaux sur le rivage en automne et on les ressortait trois ans plus tard, lorsqu’ils avaient pris la couleur verte des légumes après cette longue fermentation. Rien n’égale ce que la terre a digéré, disaient les anciens en se mettant dans la bouche un morceau, recourant à leur technique bien particulière qui consistait à le goûter d’abord du bout des dents avant de le soumettre à leurs papilles : c’est qu’il fallait prendre son élan pour se confronter à une puanteur si patiemment maturée.


En Islande, le monde du travail était figé depuis mille ans. Les tâches saisonnières formaient les maillons fixes d’une chaîne immuable : agnelage, sevrage, transhumance, fenaison, abattage, semaines passées à tricoter, campagne de pêche hivernale, campagne de printemps… Chaque journée de travail était la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. Grâce à leur labeur, les gens avançaient d’un cran sur la chaîne, sans toutefois jamais la quitter pour se retrouver ailleurs. Le progrès était inconnu. On ne trimait jamais pour amasser, mais seulement pour avoir le droit de continuer à s’épuiser à la même besogne. L’avenir n’était porteur d’aucun espoir, d’aucun rêve, d’aucune impatience, il n’était que l’exacte réplique du passé, ce qui cadenassait la vie en Islande.


 

jeudi 7 décembre 2023

[McGuire, Ian] Dans les eaux du Grand Nord

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Dans les eaux du Grand Nord
           (The North Water)       

Auteur : Ian McGUIRE

Traduction : Laurent BURY

Parution : en anglais en 2016,
                  en français en
2017 (Gallimard 10/18)

Pages : 312

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Patrick Sumner, un ancien chirurgien de l’armée britannique traînant une mauvaise réputation, n’a pas de meilleure option que d’embarquer sur le Volunteer, un baleinier du Yorkshire en route pour les eaux riches du Grand Nord. Mais alors qu’il espère trouver du répit à bord, un garçon de cabine est découvert brutalement assassiné. Pris au piège dans le ventre du navire, Sumner rencontre le mal à l’état pur en la personne d’Henry Drax, un harponneur brutal et sanguinaire. Tandis que les véritables objectifs de l’expédition se dévoilent, la confrontation entre les deux hommes se jouera dans les ténèbres et le gel de l’hiver arctique.
Prix Gens de Mer – Festival Étonnants Voyageurs 2017

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Ian McGuire a grandi près de Hull, en Angleterre, et étudié dans les universités de Manchester et de Virginie. Il a cofondé le Centre pour la Nouvelle Écriture à l’université de Manchester et enseigne actuellement l’écriture créative à l’université de Nord Texas. Ses écrits ont été publiés dans la Chicago Review et la Paris Review. Dans les eaux du Grand Nord est son premier roman à paraître en France.

 

 

Avis :

« L’argent fait ce qu’il veut. Il se fiche bien de ce qu’on préfère. Si tu lui barres la route d’un côté, il s’en ouvre une autre ailleurs. Je ne peux pas l’empêcher. Je ne peux pas dire à l’argent ce qu’il doit faire, ni où il doit aller. » Alors, puisque la chasse à la baleine ne nourrit plus aussi bien son homme qu’autrefois, la ressource mais aussi les débouchés se faisant de plus en plus rares, pour le capitaine Brownlee ce sera, au seuil de cet hiver 1859, la dernière campagne qu’il entreprendra avec son navire dans les eaux du Grand Nord. Soit il parviendra à remplir ses cales de graisse de baleine – et il tuera ses hommes à la tâche pour cela s’il le faut –, soit il coulera « accidentellement » son bateau dans les glaces pour toucher une grasse prime d’assurance. Le voilà donc qui met le cap vers les eaux du Groenland, avec pour équipage le pire assemblage de sac et de corde qui soit, tous de furieux durs-à-cuire n’ayant guère de recommandable que leur force méchamment brutale, mais expérimentée. L’enfer sera glacé et l’aventure dans la blancheur arctique très noire...

Un intrus s’est toutefois malgré lui glissé à bord. Ex-chirurgien chassé de l’armée britannique pour une faute commise en Inde, Patrick Summer n’a pas pu faire la fine bouche, et désormais compagnon de galère de cet effrayant et peu ragoûtant ramassis, se retrouve non seulement médecin de bord, mais aussi à prêter main forte aux marins. Il est l’esprit élevé embarqué sur le Volunteer, le seul à faire preuve de raison et à s’attacher au « bien » dans cette expédition loin de la civilisation et de la loi. Déjà durement confronté à la souffrance des hommes trimant sans répit dans des conditions dantesques et périlleuses, à l’immonde boucherie que représentent le massacre et le dépeçage des baleines, phoques et ours, à la promiscuité dans la puanteur de la graisse et du sang, il va en plus devoir faire face à la noirceur de l’âme humaine, au « mal » le plus absolu, en la personne de Henry Drax, un harponneur brutal et sanguinaire au dernier degré, dont il est le seul à avoir compris le rôle dans la mort mystérieuse d’un jeune mousse peu de temps après l’appareillage.

Entre les rigueurs d’un environnement polaire ne pardonnant aucune erreur et le combat entre eux de fauves humains sans foi ni loi, y aura-t-il seulement des survivants ? Les péripéties s’enchaînent sans trêve, dans une violence crue curieusement relatée dans une telle sécheresse factuelle, presque prosaïque dans son absence d’émotion et de parti pris, qu’on la traverse comme anesthésié par le choc et l’urgence, lorsque par réflexe l’on oublie de penser et de ressentir pour se concentrer sur l’action face au danger. Ici, pas de romantisme, ni  d’héroïsme : tandis que les personnages font face comme ils peuvent, la plupart en bêtes sauvages, au rouleau féroce de la vague sur le point de les écraser, seules quelques bribes de moralité survivent ça et là, éclats échappés au sauve-qui-peut général.

Et plus encore que l’immersive aventure relatée avec une exactitude des plus convaincantes, c’est bien cette mise à nu de la nature humaine profonde, la révélation de ce qui subsiste lorsque les rudesses de l’existence, l’âpreté d’un environnement et la bataille pour la survie font voler en éclats l’être social et son appareillage de lois et de conventions, qui font tout l’intérêt de ce roman, classé parmi les dix meilleurs livres de 2016 par le New York Times. (4/5)

 

 

Citations :

La lune jaune est coincée comme un aliment trop gros dans la gorge rétrécie du ciel.

L’argent fait ce qu’il veut. Il se fiche bien de ce qu’on préfère. Si tu lui barres la route d’un côté, il s’en ouvre une autre ailleurs. Je ne peux pas l’empêcher. Je ne peux pas dire à l’argent ce qu’il doit faire, ni où il doit aller.

L’iceberg se déplace à la vitesse d’un homme qui marche d’un bon pas et, sur son passage, il racle la banquise et recrache des radeaux de glace de la taille d’une maison, comme des copeaux tombant des mâchoires d’un tour.

Malgré sa blessure, l’ours continue sa progression régulière, comme s’il parcourait un itinéraire fixé de longue date. Le ciel est plein d’étroits rouleaux de nuages, gris et brun au sommet, dorés en dessous par le soleil qui perce. Ils avancent toujours, l’homme et l’animal unis par une procession primitive, à travers un paysage si écrasé et si inégal qu’il pourrait avoir été construit par un idiot à partir des fragments brisés d’un monde auparavant intact. 


 

dimanche 14 mai 2023

[Bednarski, Piotr] Un goût de sel

 


 

J'ai aimé

 

Titre : Un goût de sel (Rejsy po arcydzielo)

Auteur : Piotr BEDNARSKI

Parution : 2006 en polonais,
                  2008/2014 en français (Autrement,
                  Le Livre de Poche)

Pages : 168

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

S’engager comme matelot pour découvrir le monde, comprendre les hommes, et écrire un chef-d’oeuvre : tel est le projet de Petia. Le petit garçon des Neiges bleues a survécu à la perte de ses parents morts au Goulag. Les années ont passé, son exil forcé en Sibérie a pris fin, et il est revenu en Pologne. Mais à vingt-quatre ans, Petia choisit de quitter une seconde fois sa patrie. De port en port, de nouvelles aventures l’attendent, avec leur lot d’indifférence et de cruauté, mais également de rencontres qui lui donnent la force de continuer à croire en l’humanité. Par-delà les frontières, avec l’écriture pour tout viatique, le jeune homme poursuit sa quête d’une patrie spirituelle.

Le second récit autobiographique, bouleversant, de l’auteur des Neiges bleues.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Piotr Bednarski est né en 1934 à Horeszkowce, une ville de la Pologne orientale envahie par les Soviétiques en septembre 1939. Déporté en Sibérie avec les siens durant la guerre, il sera le seul rescapé de sa famille. Rentré en Pologne, il suit une formation d’instituteur, mais sa passion de la mer le détourne de l’enseignement : il passera toute sa vie professionnelle dans la marine marchande. Piotr Bednarski est l’auteur de nombreux romans, de nouvelles et de poèmes ; Les Neiges bleues est son premier roman traduit en français.

 

Avis :

Après Les Neiges bleues qui relatait avec une extraordinaire poésie son enfance en Sibérie, où sa famille polonaise avait été déportée en 1939, Piotr Bednarski poursuit sa narration autobiographique avec la réalisation de son rêve de toujours : devenir marin. Il a désormais vingt-quatre ans. Ses parents sont morts en exil et c’est avec ses grands-parents qu’il est revenu dans les Marches de l’Est, cette partie orientale de la Pologne attribuée à l’Ukraine et à la Biélorussie en 1945. Lui qui, depuis ses cinq ans, a d’abord vécu déplacé avant que ce ne soit le déplacement des frontières qui fasse de lui un étranger sur sa terre natale, a décidé de partir encore, appelé par le vent du large.

Il ira d’engagement en engagement, de chalutiers en cargos, goûter le sel de la vie en même temps que celui de la mer. Son apprentissage commence dans la violence, quand l’équipage de son premier bateau se croit maudit par la présence à bord du Juif qu’il est. Ce ne sera donc pas seulement à la rudesse de la vie en mer, avec ses campagnes de six mois à rendre fou entre tempêtes infernales, brouillards et icebergs, prisonnier d’« un camp de travail d’où on ne s’échappe pas, à moins de mourir » - et en effet, omniprésente, la mort n’y pardonne pas la moindre erreur -, avec ses escales noyées dans l’alcool pour boucher « les trous béants, ouverts par la réalité » et se « garder de la folie », mais également au tout aussi cruel et dangereux commerce des hommes - et des femmes -, que, dans le huis clos de la vie à bord, et de port en port, Petia va devoir se frotter.

Toujours au fil de courts chapitres stroboscopiques qui, en moins de deux cents pages, réussissent à brosser un tableau d’ensemble d’une impressionnante densité, la langue magnifique de poésie de Piotr Bednarski nous entraîne dans quelques bas-fonds des comportements humains qui ne parviennent pas à obscurcir la part la plus lumineuse de l’humanité à laquelle il s’accroche. Il y a d’abord la formidable affection qui le lit à ses grands-parents, touchants dans la simplicité de leur sincérité et dans leur dignité de personnages meurtris ; puis quelques liens forts d’amour, de solidarité et d’amitié ; enfin, d’une façon qui pourra déconcerter, une très présente quête spirituelle qui vient peupler la vie de Petia, en particulier quand l’alcool ou la fièvre s’en mêlent, de rêves mystiques et de conversations avec anges et démons.
 
Si les immenses qualités de plume de l’auteur et l’intensité de ses pérégrinations maritimes rendent cette lecture aussi fascinante qu’agréable, ses divagations mystiques ont chez moi suffisamment rompu le charme pour qu’hélas, la magie des Neiges bleues fonde quelque peu sous l’effet du sel contenu dans ce second volet. Un goût de sel n’en reste pas moins un grand livre, empli d’un indéniable talent. (3,5/5)

 

 

Citations : 

Une maladie rongeait grand-père. (…)
Une fois, après le déjeuner, il me confia que pendant ses périodes de maladie il voyait chaque homme dans toute sa beauté, en totalité, jusqu’à la moelle des os. Et il voyait aussi les pensées. « Ce n’est pas une vue réconfortante. Aucune bête n’est aussi astucieuse, cruelle et inhumaine que l’homme. À voir l’âme humaine, on est pris de peur. Dans le décompte final, l’homme ne pèsera rien. »


— Quand nous sommes revenus de l’exil, on se moquait de mon accent chantant, on me bousculait. Jusqu’à la fin des études j’étais pour tout le monde un bolchevik, et jusqu’à ce jour on me surnomme le Moscovite, comme si les Marches n’étaient pas en Pologne.      
— Nos Marches, elles n’existent plus. On nous enterrera dans une terre étrangère. On nous a dispersés par le monde comme l’ivraie au milieu des blés. Tu es mal ici – comme moi d’ailleurs –, alors il te faut partir, sinon ta vie serait gâchée. Or, la vie est brève ; alors fais attention à ce que tu fabriques. Tu es né pour mourir, mais entre les deux il te faut changer en toi des choses, t’améliorer, et en même temps améliorer le monde – tu es né pour ça. Nous ne naissons pas pour la mort seulement, mais contre elle et pour la contrarier, pour s’amender, pour ne pas mourir tout entier. Traite chaque jour comme le premier jour, et essaie de ne jamais te sentir vieux.


En regardant le grand-père Teo on avait l’impression qu’un personnage de Michel-Ange avait quitté, par un moyen connu de lui seul, la fresque de la chapelle Sixtine pour partir dans le monde. À moi, il m’avait dit qu’il avait été le fruit de sa propre imagination, celle qui contient tout – à condition de la comprendre, d’avoir le don de se retrouver dans ses labyrinthes et dans ses passages périlleux.


Tu pars dans le vaste monde, fiston, pour aller du monde oriental vers le monde occidental, du royaume du mal vers le royaume d’un mal différent. Ne crains rien, mais fais attention à ceux qui ont des yeux de plomb. Ce sont des démons. Pars, vogue à la recherche de ta Toison d’or. Tu vas, toi aussi, lutter contre Dieu. C’est dans la nature de l’homme. Tu dois Lui reprocher tout, jusqu’au caillou qui dans ta chaussure blesse le pied. Souviens-toi, tu es fait de la même matière que Lui. Ne te laisse jamais intimider. La Toison d’or est cachée en toi-même. Tu vas la trouver, tu vas t’étonner au point d’en faire le chef-d’œuvre dont tu rêves. 


Six mois d’Atlantique nord, avec ses tempêtes effrayantes, ses brouillards et ses icebergs – de quoi vous rendre fou. Un chalutier n’est pas un bateau de plaisance ni même un porte-conteneurs, c’est un camp de travail d’où on ne s’échappe pas, à moins de mourir. La mer sans soleil, le temps sans calendrier. Et autour, sur des centaines de milles, tout guette la moindre erreur pour donner la mort. 
 

Le vent forcissait, aussi bien les nuages que la météo à la radio ne promettaient ni paix ni accalmie, mais le filet plongea de nouveau et le chalutier recommença comme un bagnard à labourer les vagues que couvrait déjà la blancheur de renoncules printanières. Le vent s’emparait de brassées de ces fleurs, arrachait leurs pétales pour les transmuer en particules de brume.      
Toute tempête est majestueuse. Et effrayante, comme le feu dans le Sinaï. J’avais eu l’occasion de voir des icônes orthodoxes et d’éprouver leur magie ; la mer me faisait un effet semblable. J’avais souvent l’impression que le chalutier, comme le char de feu du prophète Élie, nous emportait au ciel.      
J’avais vingt-quatre ans et ne craignais rien hormis Dieu ; la tempête était pour moi une sorte d’aventure, une épreuve, elle révélait une réalité sans cesse changeante et elle m’exprimait aussi. La mer m’enivrait. Je l’aimais d’un amour au premier regard. Chaque voyage était comme la sortie d’Égypte et l’errance dans le désert. Aucun amour n’est simple, mais l’amour de la mer est le plus difficile. C’est un défi, une épreuve. Elle est belle et tendre, cruelle et inflexible. Elle octroie généreusement le ciel, mais fait aussi cadeau de l’enfer. Et si on la néglige, elle tue.


À trois heures du matin je passai la barre au bosco. Les projecteurs éclairaient la mer des deux bords du bateau. La beauté de l’eau arctique se muait en éclaboussures, en creux et en collines écumeuses. On n’y trouvait pas la caresse de la terre. L’océan ne connaît pas la tendresse, il est comme un puissant animal qui guette la moindre faute de l’homme pour le dévorer. Il exploite chaque faux pas, il se glisse dans toute fissure pour que son sel soit plus proche du sang de la vie humaine. Peut-être garde-t-il la mémoire de l’homme, la mémoire du fait que nos très lointains ancêtres le trahirent pour la terre, qu’ils préférèrent la verdure de l’herbe et le bleu du ciel. Oui, ils le trahirent, or on ne pardonne pas une trahison, elle fait mal jusqu’à la mort. L’océan vit, et se souvient. 


J’avais goûté de la gnole en Russie quand j’avais à peine cinq ans, l’ivresse ne m’était pas étrangère et parfois même – indispensable. L’alcool était comme de la glaise avec laquelle je bouchais les trous béants, ouverts par la réalité, il m’aidait à me garder de la folie.


Cela avait toujours été une joie pour moi de partir naviguer. La mer recèle tant de promesses, de quoi assouvir toutes les imaginations.      Elle est comme la religion ; plus ardemment on prie, mieux on se rend compte qu’on n’arrivera jamais au bout, qu’un horizon ouvert et illimité sera toujours devant. Et là-haut, derrière cette limite, il y a Dieu. Peut-être est-ce pour cette raison que tant de mystiques créent leur langue particulière. En mer, des hommes dotés de telles possibilités, on les appelle des benêts. J’étais un de ceux-là.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
Les Neiges bleues
 

 


 

mardi 21 février 2023

[Almada, Selva] Ce n'est pas un fleuve

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Ce n'est pas un fleuve (No es un rio)

Auteur : Selva ALMADA

Traduction : Laura ALCOBA

Parution : en espagnol (Argentine) en 2020,
                  en français en 2022 (Métailié)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le soleil, l’effort tapent sur les corps fatigués de trois hommes sur un bateau. Ils tournent le moulinet, tirent sur le fil, se battent pendant des heures contre un animal plus fort, plus grand qu’eux, une raie géante qui vit dans le fleuve. Étourdis par le vin, par la chaleur, par la puissance de la nature tropicale, un, deux, trois coups de feu partent.
Dans l’île où ils campent, les habitants viennent les observer avec méfiance, des jeunes femmes curieuses s’approchent. Ils sont entourés par la broussaille, par les odeurs de fleurs et d’herbes, les craquements de bois qui soulèvent des nuées de moustiques près du fleuve où le père d’un des trois hommes s’est noyé. Ils se savent étrangers mais ils restent.
À chaque page, le paysage, les éléments façonnent le comportement et la psychologie des personnages qui confondent le rêve et la réalité, le présent et les souvenirs dans la torpeur fluviale.
Dans cet hymne à la nature, Selva Almada démystifie l’amitié masculine, sa violence, sa loyauté. Avec un style ensorcelant, l’auteur vous emporte loin avec un langage brut et poétique où les mots et les silences font partie de l’eau. Ce roman est une caresse de mains rêches qui reste collé à votre peau, à votre mémoire.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Selva ALMADA est née en 1973 à Villa Elisa (Entre Ríos, Argentine) et a suivi des études de littérature à Paraná, avant de s’installer à Buenos Aires, où elle anime des ateliers d’écriture. Elle est l’une des écrivains les plus reconnus en Amérique latine ces dernières années. Ses livres ont reçu un excellent accueil critique en France et à l’international. Elle est également l’auteure de Après l’orage, Les Jeunes Mortes et Sous la grande roue.

 

Avis :

Les femmes ne vont pas à la pêche. Elles regardent partir leurs hommes au petit matin, entre copains, la musette bien garnie de remontants solides et liquides, et les voient rentrer, le soir ou à la fin du week-end, souvent sans poisson mais avec la gueule de bois. Ses souvenirs d’enfant intriguée par les escapades halieutiques paternelles ont inspiré à l’auteur ce bref récit aux confins du mystère et de la magie, là où, dans les eaux troubles du fleuve, se reflète et se réfracte un univers masculin teinté de fantasmagorie.

C’est donc l’une de ces sorties viriles, aux couleurs de la liberté au grand air, de l’alcool et de l’amitié, qui réunit sur le même bateau deux hommes et le fils d’un troisième, mort noyé au cours d’une autre partie de pêche des années auparavant. Dans la touffeur et sous les nuées de moustiques qui les assaillent sur le fleuve cerné par la forêt tropicale, leur journée de pêche bien arrosée s’achève dans un moment fort : la capture de haute lutte, conclue par trois coups de feu, d’une raie géante qu’ils ont suspendue comme un pavois entre les arbres qui enserrent leur campement sauvage sur une île.

S’ils pensaient être seuls, de multiples présences ne cessent en réalité de se manifester. Celle de l’ami disparu en ces mêmes lieux, bien sûr, alors que cette journée les renvoie à celle d’autrefois, qui mit si tragiquement fin à une longue camaraderie, entamée dans la plus tendre enfance et poursuivie jusqu’à l’âge mûr, avec ses hauts et ses bas, ses joies et ses trahisons. Celles aussi d’autres fantômes, prisonniers de l’île et du chagrin qu’ils ont laissé dans le coeur d’une mère depuis leur propre tragédie. Et puis, les habitants bien vivants de l’île, ceux pour qui le fleuve n’est pas un fleuve, mais leur fleuve, n’en déplaise aux étrangers ignorants.
 
Tandis que les bois craquent et bruissent d’invisibles souffles plus ou moins tangibles, que les remous et les réverbérations du fleuve laissent entrevoir des profondeurs aussi insondables que celles de l’âme humaine, et que les drames passés viennent mêler leurs brumes à celles du futur, se déploie l’atmosphère poisseuse d’un huis clos autour duquel virevoltent de noires ombres, créatures naturelles ou fantasmagoriques, issues du remords et de la culpabilité. Et dans la nuit où les mauvaises consciences se laissent envahir par les peurs les plus primitives, c’est comme si la nature, dans sa dimension la plus sacrée, n’avait de cesse d’expulser les intrus sacrilèges, pêcheurs tombés au rang de pécheurs.

Passablement déconcerté par l’étrangeté onirique du récit, le lecteur y trouvera un sens en se laissant porter par ses sensations poétiques. Comme dans un caléidoscope, au gré d’une succession d’impressions aussi changeantes et fugitives que la lumière à la surface de l’eau, alors que, tantôt l’on s’enfonce dans des tourbillons menant à d’obscures profondeurs, tantôt l’on s’aveugle de réverbérations trompeuses, c’est finalement l’image de la vie, avec ses magnificences et ses traîtrises, qui transparaît dans cet univers masculin, chamboulé par l’intervention des femmes. Alors non, ce n’est peut-être pas un fleuve, mais plutôt une image de la destinée humaine, que Selva Almada nous peint ici avec un impressionnant talent. (4/5)

 

 

Citation : 

Le vent se faufile entre les arbres et tout est si silencieux à cette heure que le murmure des feuilles grandit comme la respiration d’un animal immense. Il écoute sa respiration. Un souffle. Les branches remuent comme des côtes, se gonflent et se dégonflent avec l’air qui s’introduit dans les entrailles.


 

dimanche 13 novembre 2022

[Morgan, Cédric] Les sirènes du Pacifique

 

 

 
 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Les sirènes du Pacifique

Auteur : Cédric MORGAN

Parution : 2021 (Mercure de France)         

Pages : 288

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À deux cents mètres du rivage, la troupe dispersée commença de plonger. Tête en avant, comme des cormorans. Un court instant les jambes s’agitaient hors de l’eau, puis les pieds offraient brièvement leur dessous clair, deux mouettes blanches qui s’ébrouent, avant de s’enfoncer et disparaître. Contempler de loin les allées et venues de leurs mamans au travail fascinait les fillettes. Yumi suivait des yeux les plongeuses qui refaisaient surface, une main brandissant, vertical, leur outil. Cette lame de fer terminée en crochet servait à attraper oursins et gastéropodes.

Yumi vit sur l’île Toshijima, au Japon. Sa mère est une ama. Cette activité consiste à plonger en apnée en eaux profondes pour recueillir ormeaux, huîtres et autres coquillages très prisés des Japonais. Dévolu aux femmes selon une tradition millénaire, ce métier dangereux leur confère une aura indéniable. Sur les traces de sa mère, Yumi veut donc devenir une ama respectée.
Bientôt, Yumi rencontre l’amour en la personne de Ryo, l’instituteur : le bonheur semble à sa portée. Hélas, la Seconde Guerre mondiale éclate, Ryo est mobilisé et disparaît... Yumi doit se résoudre au mariage arrangé avec Hajime.

À travers le destin de Yumi et son initiation au métier d’ama, Cédric Morgan propose aussi un tableau du Japon et de ses traumatismes : le départ des hommes à la guerre, la reddition humiliante, les non-dits autour des bombes atomiques, et l’entrée dans une certaine « modernité ».

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Cédric Morgan, de son vrai nom Jean-Yves Quenouille, est né à Vannes en 1943. Les sirènes du Pacifique est son dixième roman. Il a été couronné du prix Livre & Mer Henri Queffelec 2021.

 

 

Avis :

En ces années trente au Japon, la norme veut que les femmes se consacrent à leur foyer, et, lorsque, célibataires, elles exercent une activité, elles l’abandonnent sitôt mariées. Une profession leur est pourtant dévolue, depuis, dit-on, des millénaires. Difficile et dangereuse, elle leur assure respect, autonomie et aisance financière. Sur l’île Toshijima, non loin du milieu de la côte Est du Japon, la jeune Yumi l’apprend de sa mère, comme toutes les femmes de sa famille avant elle, ama de génération en génération, c’est-à-dire pêcheuses en apnée profonde - selon la saison, des très prisés ormeaux, d’huîtres et d’algues. Mais, devenue ama émérite, aimée de Ryo l’instituteur, Yumi doit composer avec le destin : mobilisé quand éclate la seconde guerre mondiale, Ryo ne revient pas, et la jeune femme doit se résoudre à un mariage arrangé.

Au-delà de la prenante histoire de quelques personnages imaginés qui confère au récit l’ancrage intime nécessaire à l’attachement du lecteur, c’est l’immersion dans un demi-siècle de transformation du Japon, en particulier au travers d’un métier désormais quasiment disparu, qui rend ce roman tout à fait passionnant. Quoi de plus fascinant que le ballet immémorial de ces endurantes naïades japonaises, qui, jusque dans les années soixante-dix, plongeaient en toute saison en simple pagne, certaines jusqu’à plus de quatre-vingts ans, se transmettant savoirs et expérience dans le sage respect de la conservation des ressources. 
 
La pollution marine et la surpêche récente ont pourtant peu à peu eu raison des populations d’ormeaux, espèce aujourd’hui menacée. Ne subsistent de nos jours qu’une poignée d’ama âgées, certes équipées de combinaisons et de palmes, mais qui ne peuvent plus travailler que les quelques jours dans l’année où la pêche au fameux mollusque est autorisée. Auprès de Yumi et de ses semblables vieillissantes, l’on assiste au chant du cygne d’un savoir-faire ancestral et d’un mode de vie exigeant et risqué qui n’en comportait pas moins les plaisirs et les fiertés de femmes libres et estimées comme rarement au Japon.

Image d’un certain Japon traditionnel, la pittoresque profession d’ama n’est bien sûr qu’un exemple des profondes mutations survenues au pays du Soleil-Levant au cours du siècle dernier. En contrepoint de la vie des femmes à Toshijima, épargnée par les bombardements et dans une certaine mesure par la famine lors de la seconde guerre mondiale, se déroulent dans tout le pays des événements d’une puissance tellurique, dont l’écho pourtant assourdi frappe de sidération les habitants de l’île. C’est d’abord le départ des hommes à la guerre et l’interminable absence de nouvelles, les restrictions et l’enrôlement des femmes dans les usines, puis enfin, un tsunami dévastateur quand, après les opaques mensonges de la propagande, l’on découvre avec horreur la déroute - en même temps que les exactions - de l’invincible empire, les terrifiants appels au sacrifice ultime de la population entière, l’inimaginable cauchemar des bombes atomiques. Une nouvelle ère commence pour le Japon, ouverte sur les non-dits du traumatisme et de l’humiliation.

Emouvant portrait d’une femme forte et presque féministe dans une société particulièrement corsetée, chronique historique d’un Japon qui devra trouver son chemin par-delà les terribles meurtrissures de la guerre, mais aussi plongée riche de sensations dans les profondeurs de l’océan, ce roman qui m’a fait penser à La tombe des lucioles et aux Algues d’Amérique de Nosaka Akiyuki, ou encore au Poids des secrets de Shimazaki Aki est en tout point passionnant. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

On situe l’attaque de Pearl Harbor, en plein milieu de l’océan Pacifique, le 7 décembre 1941, comme le détonateur de la Seconde Guerre mondiale, versant asiatique.
En réalité, le cordon à mèche lente qui incendiera cette partie du monde avait été allumé dix ans plus tôt. Et en Chine. Depuis 1905, le Japon avait la concession de la presqu’île chinoise de Liaodong, comprenant Port-Arthur, et il avait établi une sorte de protectorat sur la ligne de chemin de fer reliant Port-Arthur à Harbin, plus au nord, en Mandchourie. Une région infestée de pillards mongols qui s’en donnaient à cœur joie en dévalisant les convois.
La mission des soldats japonais était de faire la police le long de la ligne dans un corridor de un kilomètre de large.
Dans la nuit du 18 septembre 1931, la voie ferrée mandchoue est sabotée sur quelques mètres à la sortie de la ville de Moukden. Pseudo-attentat organisé par les officiers nippons pour justifier la conquête de toute la Mandchourie. Cinq mille soldats impériaux, présents en Corée, franchissent la frontière pour prêter main-forte à l’invasion.
L’ensemble de ces opérations se déroula dans le dos du gouvernement de Tōkyō qui, dépassé par les événements, choisit de s’incliner devant le fait accompli.
 

Yumi possédait déjà, en bourgeon, sans se le formuler, le sentiment de l’existence qu’elle conserverait toute sa vie : nous sommes les passagers d’un monde, et notre passage a la simplicité de l’écoulement d’un fleuve qui suit son cours. Le temps qui nous est donné est sobrement riche de journées qui s’accomplissent. Chaque matin on se lève pour aller vers le soir où se tenir digne de la venue du lendemain.
 

Dans la quasi-totalité du pays, une fois mariées, les femmes se consacraient à leur foyer. Si elles avaient travaillé auparavant, elles cessaient toute activité à l’extérieur pour se cantonner à la maison — mari, ménage, cuisine, éducation des enfants. Une formule résume ce que représentait le mariage pour la plupart des Japonaises : eikyū shūshoku, un emploi à vie.
 

Un garçon, passé vingt ans, n’était pas tenu de fonder une famille, mais une fille subissait la pression des siens et sans tarder était invitée à s’établir, donc à se décrocher un mari. Se trouver encore célibataire à vingt-cinq ans devenait le signe d’une tare, d’un vice rédhibitoire.
 

Les ama étaient une source de prospérité pour toute la région, le niveau de vie de bien des familles en était ici favorisé par rapport au reste de la population. Activité difficile, dangereuse, la plongée était, de notoriété publique, lucrative. Au sein des villages, quand on identifiait des maisons un peu plus spacieuses ou mieux équipées, l’on pouvait presque à coup sûr affirmer qu’elles abritaient un foyer où une ama (mère, grand-mère) apportait au ménage un revenu substantiel.
Si l’on s’était avisé d’interroger les familles voisines d’une ama sur ce qui, à leurs yeux, caractérisait sa situation, les hommes auraient relevé en premier l’importance de ses gains, les femmes un enjeu plus décisif : son activité lui octroyait un statut à part. Appartenir à la communauté des « femmes de la mer » offrait d’échapper à la condition ancestrale féminine, autorisait une autre manière d’être, ouvrait l’horizon.
 
 
Kazue renseignait son apprentie sur toutes les facettes de leur profession, et elle lui en avait retracé l’histoire. Depuis des millénaires, la pêche en apnée est dévolue aux femmes. On ne sait pourquoi. L’origine de cette tradition s’est perdue dans la brume des temps. Pendant des siècles on a cherché (des hommes surtout, les femmes ayant compris très tôt la vacuité d’enfiler des perles) des raisons pour la justifier. Parmi les arguments avancés, l’allégation majeure s’appuyait sur la physiologie : la graisse étant mieux répartie sous la peau des femmes, elles supportaient facilement de longues immersions dans l’eau froide. D’autres expliquaient que les hommes fuyaient cette activité parce que l’humidité prolongée avait un effet nocif sur les gonades, et donc ils craignaient de devenir stériles, voire impuissants — ce qui, à leurs yeux, serait pire encore.
Tsukiko, à qui Yumi avait un jour rapporté cette hypothèse, en avait ri aux éclats.
Dis-toi bien que jamais, assura-t-elle, jamais les hommes ne se sont posé la moindre question à ce sujet. Ne te fais pas d’illusions, ils n’envient pas le travail des ama. Trop contents au contraire d’abandonner aux femmes une tâche fatigante et risquée.


En hiver, les ama se limitaient à pêcher des huîtres et surtout, le long du littoral, des algues. Elles les atteignaient parfois les pieds dans l’eau ou immergées jusqu’à la poitrine et, pour les espèces rubanées, plus souvent en eau profonde.
Aux jours froids, on les voyait surgir de l’océan couvertes de longues tresses gluantes qui leur faisaient un manteau de lanières et de cordes. Un capuchon de lianes brunes dissimulait les crânes et ballottait sur les fronts, les joues. Seule la majesté du bras qui retenait en place tant bien que mal cette parure branlante et le poli de la cuisse débordant sous ce nœud de serpents trahissaient la présence de femmes sous le fardeau égouttant.


La brume du matin venait de s’effilocher par endroits et le bleu du ciel palpitait dans les trous dégagés comme des pierres au fond d’une eau profonde que le soleil révèle.


Rien ne s’en laissait encore percevoir ici, mais sur d’autres rivages pas si lointains, la pollution industrielle empoisonnait déjà une partie des eaux. Sur la côte Ouest du Kyūshū ouverte sur la mer du Japon, les fonds et les eaux de la baie de Minamata accumulaient en silence depuis plus de quinze ans des métaux lourds, dont du mercure, que poissons et mollusques absorbaient jour après jour.
L’entreprise chimique à l’origine de ces discrets déversements appartenait au groupe Shin Nippon Chisso, une entreprise donnée en exemple pour son succès économique.
En 1949, les premiers cas d’une affection bizarre, un syndrome qui n’était pas identifié et qu’on appellerait par la suite « maladie de Minamata », furent recensés chez les pêcheurs de la baie. Ils souffraient de dérèglements neurologiques, sensoriels et moteurs. Mais déjà, bien avant cette date, les chats du port de Minamata offraient une attraction que l’office du tourisme local n’avait pas valorisé à son juste niveau de curiosité : devenus fous, les chats se jetaient, griffes hérissées, depuis le haut des quais dans la mer.
Florissante, l’usine pétrochimique figura, pour des années encore, un modèle à suivre, on l’admirait d’avoir su traverser les années de guerre sans jamais cesser sa production.
 
 
Il était furieux déjà contre lui-même. Il gardait sur le cœur le poids de ce qu’il n’avait pas fait, à Hiroshima, les jours qui avaient suivi le 6 août. Certes il avait obéi aux ordres, des ordres qui l’avaient mené à déménager des caisses de vieux papiers. Dans la panique générale, il avait passé son temps à sauver des archives.
Il se reprochait sa lâcheté.
Elle n’était pas d’accord.
Et puis, disait-elle, s’il avait secouru des victimes, qui dit qu’il n’aurait pas été contaminé, qu’il ne serait pas aujourd’hui en mauvaise santé, voire condamné ? Elle ajoutait : Regarde Noboru !
Noboru a recueilli des rescapés, mais à quel prix ? C’est aujourd’hui qu’il a la réponse. Son sang contient une quantité de leucocytes considérable. Il a appris que cette maladie porte un nom : leucémie. Et encore peut-il se dire qu’il a échappé au pire ; quelques mois, quelques années après l’explosion, des familles sont mortes dans d’affreuses souffrances pour avoir remué les décombres à la recherche de leurs proches.
Noboru ne se lassait pas de rappeler que l’ordre avait été donné par l’état-major le 7 août de ne secourir que les victimes en état de participer encore, une fois remises, à l’effort de guerre. Folie du commandement, comme si le sort du pays n’était pas réglé, la défaite consommée. Oui, Noboru avait reçu l’ordre d’abandonner les aînés, les enfants, les femmes, de les laisser agoniser ici dans le feu, là dans la boue, plus loin dans la poussière.
Alors il avait enfreint les ordres, il avait désobéi. C’était la première fois. Il a menacé les deux soldats qui l’accompagnaient de leur trancher la gorge s’ils le trahissaient. Il avait embarqué des femmes, des enfants, des vieillards dans le camion militaire, il les avait déposés à un poste de secours improvisé, à l’ouest de la ville, avant de gagner l’hôpital avec sa cargaison de jeunes corps à demi en vie. Six jours durant il avait transporté des mourants. Sans craindre une irradiation. Et pour cause, il ne savait pas — personne ne savait à Hiroshima.


En 1945 les Américains étaient pressés de réaliser un test, grandeur nature, de l’impact de leur nouvelle bombe mise au point en secret depuis quatre ans dans le désert du Nouveau-Mexique. Une arme terrifiante qui montrerait leur avance dans la course aux armements et qui, ils en étaient sûrs, en boucherait un coin à Staline. Les militaires avaient procédé à des essais à petite échelle. Mais pour justifier les sommes énormes englouties dans leurs travaux, il leur fallait chiffrer les dégâts humains et matériels dont leur nouvel engin était capable. Et cela dans la réalité.
Ryo interrogeait : Ont-ils songé à tester la bombe en Allemagne ? Il rugissait : Bien sûr que non ! Le Japon qui les avait attaqués sans préavis à Pearl Harbor, et qui se battait encore sur une patte, offrait l’occasion qui ne se refuse pas. Cerise sur le gâteau, les généraux pouvaient se donner le beau rôle : la bombe atomique allait mettre un point final aux combats en Asie, éviterait de faire débarquer les GI dans l’archipel, donc épargnerait la vie de milliers de soldats américains. (…)
Ryo renchérissait : Il faut revenir au début de l’été 1945. Dans le vent de leurs ventilateurs de bureaux, les gradés américains sont fiévreux. Tōkyō, prêt à faire reddition, a dépêché des émissaires par le biais de pays tiers pour prendre contact avec Washington. La fin des combats est proche. Au Pentagone on est scandalisé, ces faces de citron sont capables de vous capituler sous le nez ! Une turpitude pareille, ça signe bien leur race. II fallait faire vite. D’où, le 6 août, bombe A (à l’uranium) sur Hiroshima, le 9 août, bombe A (au plutonium) sur Nagasaki.


Il faut faire avec les coups du sort au long d’une vie. Si l’on était vraiment lucide face à tout ce qui nous guette, on devrait s’effrayer. Mais alors comment vivre ? Aussi on s’habitue. Chacun espère toujours échapper au pire. Parfois y arrive. Parfois pas.