mercredi 6 mars 2024

[Helgason, Hallgrimur] Soixante kilos de soleil

 




Coup de coeur 💓

 

Titre : Soixante kilos de soleil
            (Sextiu kilo af solskini)

Auteur : Hallgrimur HELGASON

Traduction : Eric BOURY

Parution :  en islandais en 2018,
                   en français en
2024 (Gallimard)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les Islandais avaient beau habiter depuis mille ans un des endroits les plus neigeux du monde, ils continuaient à espérer que cet épais manteau n’était qu’un phénomène passager et n’avaient jamais conçu des outils efficaces pour lutter contre la neige. C’est un exemple criant de l’infatigable optimisme de notre nation. Elle se contente d’affronter une tempête à la fois et imagine toujours que le temps finira par se lever. »

Eilífur Guðmundsson rentre chez lui au fin fond de son fjord pour découvrir sa maison emportée par une avalanche, et son fils Gestur seul survivant du drame. Ainsi commence la vie du garçon, dont l’existence va incarner la naissance d’une nation. Après avoir échoué à émigrer en Amérique, après avoir perdu son père tué lors d’une campagne de pêche au requin, Gestur est recueilli un moment par un riche marchand. Il est ensuite renvoyé à la pauvreté du fjord, pour être attiré à nouveau par le petit port de Fanneyri quand les Norvégiens arrivent avec la pêche au hareng, apportant avec eux l’espoir, la richesse et l’avenir.
Soixante kilos de soleil se déroule dans l’un des pays les plus froids, les plus pauvres et les plus sombres d’Europe à l’aube du XXe siècle, où la vie en hiver n’était qu’une quarantaine sans fin. Par le portrait d’un petit village et d’un individu, Hallgrímur Helgason raconte avec un souffle prodigieux l’histoire d’une nation entière, dans un style où l’humour caustique alterne avec des moments d’une grande poésie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Hallgrímur Helgason, né en 1959, a d’abord été artiste peintre, exposant à New York et à Paris, avant de devenir auteur de romans, de théâtre et de poésie. Il a obtenu le Grand Prix littéraire d’Islande en 2019 pour Soixante kilos de soleil.

 

 

Avis :

De formation artistique et d’abord connu pour ses peintures et ses dessins, Hallgrimur Helgason est devenu une grande voix de la littérature islandaise, à l’ironie caractéristique. Avec ce premier tome d’une trilogie explorant les transformations de l’Islande depuis son émergence d’un quasi Moyen Age au tournant du XXe siècle, il entame une vaste fresque digne des grandes sagas islandaises.

L’Islande ne serait pas devenue la nation d’aujourd’hui sans cette manne providentielle que fut le hareng et ses grands bancs appréciant ses eaux froides. Pourtant, tout entiers tournés vers la pêche au requin, dont, considérant sa chair toxique, ils se contentaient de prélever le foie pour le précieux combustible que son huile fournissait au monde, ses habitants dédaignèrent longtemps ce qu’ils considéraient un « poisson de malheur », lui préférant les sombres et visqueuses soupes de lichens, bien insuffisantes face aux habituelles disettes.

En cette fin de XIXe siècle, la vie en Islande est restée cadenassée à l’âge de pierre. Sans routes et cernée par des eaux tempétueuses prises par l’embâcle une bonne partie de l’année, cette terre inaccessible et enclavée par des reliefs abrupts, torturée par le froid et les intempéries incessantes, plus souvent caressée par l’obscurité que par la lumière du jour, n’est encore qu’un monde « figé depuis mille ans », ne connaissant ni roue, ni argent, ni allumette, où « les tâches saisonnières forment les maillons fixes d’une chaîne immuable », « chaque journée de travail [...] la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. »

Lorsque, épuisé, le fermier Eilifur Gudmundsson rentre chez lui avec les trois kilos de farine qui lui a fallu aller quérir à plusieurs jours de marche dans la neige et la tempête pour sauver sa famille de la famine, sa maison de tourbe au toit herbu a disparu, avalée avec ses habitants par l’une de ces avalanches dont la fréquence fait dormir les gens encordés les uns aux autres. Protégée par une poutre, seule la vache a survécu et, avec elle et son lait, le dernier né, Gestur, un petit garçon de deux ans. Ainsi commence le récit d’apprentissage d’un enfant qui connaîtra trois vies au gré des aléas qui continueront à s’enchaîner, et, à travers lui et une myriade de personnages hauts en couleur, aux corps tordus comme des clous et aux trognes avinées, mais héroïquement accrochés aux merveilles d’humanité cachées sous la misère, la crasse et les vieilles croyances, l’épopée picaresque d’un bout de terre oublié, soudain transformé en « Klondyke » lorsque les Norvégiens viennent y pêcher massivement le hareng.

Son ironie caustique fait tout le sel de cette fresque pittoresque et attachante, où les âpres beautés de l’Islande n’ont d’égale que la vaillance de ses habitants, des « crétins » archaïques, impressionnants d’énergie et désarmants de poésie, sautant tardivement du servage moyenâgeux au capitalisme moderne. Captivé tout au long de ses près de six cents pages, l’on referme ce drôle et formidable roman avec une hâte : que la traduction française du deuxième tome déjà paru en islandais soit au plus vite disponible. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Quatre montagnes vertigineuses enserrent ces fjords. Depuis les airs, elles ressemblent à une fourchette à quatre sommets que quelqu’un aurait plantée à la surface de l’océan. Les versants abrupts qui tombent droit dans la mer sont pour la plupart impraticables, surmontés de crêtes et de cols tout aussi infranchissables, ce qui rend le moindre déplacement difficile. Tempêtes de neige, tempêtes maritimes, inondations et avalanches sont ici fréquentes. 
Pourtant, il existe peu d’endroits sur terre qui soient plus délicieux pendant les trois semaines où le soleil va et vient à l’embouchure de ces fjords tel un pendule paradisiaque aussi rougeoyant que le magma en fusion lorsqu’il effleure la surface de l’océan dans son balancement impeccable. Les nuits se peuplent alors d’une lumière intense, la quiétude règne sur les landes et les plaques de neige, et la nature est d’une telle magnificence que le voyageur inaccoutumé risque d’en perdre la raison.
 

Le lendemain de Noël, un vent venu du sud apporta un redoux qui fit surgir du manteau de neige les façades en bois des fermes comme autant de proues de navires remontées de l’abîme. En dehors de la métairie d’Eilífur, aucune ferme du fjord n’avait été détruite, une avalanche s’était toutefois abattue sur la bergerie de Magnús, le paysan d’Innri-Skriða, tuant trente-sept brebis et deux béliers. Cette douceur inattendue avait transformé les quantités de neige que le fjord abritait en une poudre aux grains grossiers qui rendait impraticable tout le périmètre habité, aller nourrir les bêtes était une prouesse : avancer dans cette neige à demi fondue revenait à marcher dans un magma de billes de cristal. (…)
Deux jours plus tard, le vent s’était à nouveau levé dans un froid boréal, transformant la poudre de cristal en une gigantesque étendue de glace aussi accidentée qu’un champ de lave qui recouvrit entièrement le fjord, et changea les dalles de pierre à l’entrée des fermes en véritables patinoires.
 

La ferme de Næsta-Skriða ressemblait à un vieil éboulis retenu par une fine façade en bois, laquelle penchait un peu trop vers l’avant, comme si elle peinait à contenir la quantité de pierres et de terre qui se trouvait derrière elle. Apparemment, la maison risquait à tout moment de glisser d’un seul tenant jusqu’en bas de la pente. 
 

Au bout de plusieurs tentatives, il parvint à enfoncer le crochet dans la gueule de la bête [requin] qu’ils sortirent à moitié de l’eau à l’aide du treuil, le gamin attrapa alors le coutelas, entailla le ventre horizontalement d’abord puis verticalement, par deux fois, faisant ainsi tomber le tablier de peau protégeant le foie qu’il alla chercher à mains nues dans les entrailles. C’était tout ce qu’on prélevait sur cet animal à la chair hautement toxique, le but de ces campagnes de pêche visait principalement à récupérer le foie, cet organe qui permettait aux hommes de fabriquer l’huile qui se transformait ensuite en or et éclairait toutes les rues de Grande-Bretagne et de Danemark.
 

Le matin avait surgi de l’abîme tel un affreux Gris du Groenland. La mer semblait colérique et des nuages laineux, suintants, barraient les montagnes à mi-pente. L’horizon était toutefois « dénué de précipitations » pour reprendre ce qui est sans doute la plus islandaise des expressions, de même que la plus pratique pour celui qui veut prévoir le temps en Islande et essaie de décrire l’éternel provisoire qui le caractérise. L’expression suggère que, en réalité, dix minutes plus tôt, une averse de pluie ou de neige s’est abattue, mais que, en ce moment précis, il y a une éclaircie, même si, d’ici quelques minutes, il y aura à nouveau de la pluie, de la neige ou du grésil, voire tout cela en même temps. Évidemment, aucune expression ne saurait mieux décrire l’optimisme-pessimisme islandais que celle-là : dénué de précipitations. C’est qu’elles ne sont pas si nombreuses, les façons de dire capables d’englober de manière si précise à la fois passé, présent et futur.
 
 
Celui qui n’a rien vécu et celui qui a tout vu ont en commun l’humilité qui ne s’offre à nous qu’aux lisières de la vie. Au milieu du champ de bataille de l’existence, les gens se démènent en tous sens entre joie et douleur, de la gadoue jusqu’aux genoux, ils célèbrent les victoires et les défaites par des larmes de tristesse ou des éclats de rire. 


Le menuisier vérifiait son travail et frappait par habitude les clous qui dormaient profondément dans le bois dont seules dépassaient les têtes plates qui ressemblaient à des étoiles dans la nuit. D’ailleurs, les étoiles étaient peut-être justement des clous comme ceux-là que « l’architecte des cieux » avait utilisés pour fixer la voûte céleste. La vieille Grandvör affirmait pour sa part que les étoiles étaient les « âmes trépassées », quel que soit le sens de ces mots, tandis que d’après Mamanmalla, c’étaient des trous dans le plancher du paradis, car là-haut il faisait toujours tellement clair, y compris en pleine nuit. « Eh bien, elles récurent le sol du Royaume des Cieux », avait-elle dit un jour à Gestur alors qu’ils rentraient à la maison sous un ciel où dansaient les aurores boréales. 


S’écoula ensuite la plus belle nuit que les habitants du fjord passèrent toutefois à dormir, accablés par la fatigue et les soucis. La plus douloureuse des pauvretés est celle qui n’a pas les moyens de s’offrir ce qui est gratuit.


Septembre. Sa pluie glaciale et désagréable. Le fermier Lási est accroupi, les genoux gelés, sur son toit en herbe où il s’efforce de remettre en place la lucarne constituée du placenta séché d’une brebis (qui fuit et projette de l’eau sur les lits, les femmes et les enfants).


Perdre un enfant était terrible. Perdre l’enfant de quelqu’un d’autre était pire. Perdre l’enfant de défunts était pire que tout.


Dans un pays où rien ne poussait en dehors des herbes et des pommes de terre (que seuls les privilégiés avaient appris à cultiver), le petit peuple affamé imitait ses moutons et explorait les montagnes en quête de nourriture. Chaque été, après le sevrage des agneaux, on partait une semaine sur les landes cueillir des lichens d’Islande, ces végétaux grisâtres (que des bouches futures nommeraient algues de montagne ou plantes marines des hautes-terres) avaient assuré la subsistance des petits fermiers pauvres pendant des siècles. On considérait que les meilleurs lichens étaient ceux dotés de larges feuilles, puis venaient ceux à feuilles étroites traversées par une gouttière centrale. Les feuilles noires et effilées étaient considérées comme de piètre qualité et celles qu’on avait baptisées « duvet à chien » n’avaient aucune utilité. On préparait la soupe de lichens d’Islande en la faisant longuement bouillir jusqu’à ce que les feuilles se désagrègent, formant un liquide visqueux et sombre auquel on ajoutait ensuite de l’eau ou (dans les fermes les moins pauvres) du lait. 


Désormais père et fils, Gestur et Lási rentrèrent chez eux le lendemain. Ils n’avaient plus qu’une tête d’écart, le jeune homme ne tarderait pas à rattraper en taille le vieil homme voûté. Bientôt, il devrait lui aussi se courber pour entrer dans le passage couvert menant à la pièce commune, cela équivalait à la communion dans l’Islande d’alors : quand les gamins devenaient adultes, ils devaient apprendre à courber l’échine, franchissant ainsi le premier pas qui finirait par les transformer en vieillards voûtés. La vieille Grandvör n’était pas plus haute debout qu’assise. Presque tous les habitants du fjord ressemblaient à des clous tordus. Sauf le pasteur, le marchand et le médecin qui marchaient le dos droit comme l’homme monté à bord de la goélette en France. 


L’Islande était une nation sans routes, et dont la seule voie de communication était l’océan en perpétuel mouvement. Il arrivait cependant qu’un génie vivant dans un endroit reculé invente la roue (avec la même joie que l’inventeur mésopotamien qui en avait déposé le brevet initial 3 500 ans avant Jésus-Christ) en concevant une « auge roulante » de sa propre initiative, n’ayant jamais entendu le mot « brouette ».


Née à Djúpivogur, sur la côte est, elle avait passé son enfance à Mýrar, puis avait été domestique dans le Dýrafjörður et travaillait maintenant comme gouvernante dans le Segulfjörður. On l’avait débarquée ici un jour où le médecin devait se rendre à Fagureyri, elle avait été contrainte de lui céder sa place sur le vapeur, alors qu’elle était en route vers les fjords de l’Est où l’attendait un emploi. Depuis, trois ans avaient passé.


Cette pratique était l’avortement du temps jadis, les enfants qui n’étaient pas les bienvenus étaient exposés, on les confiait aux soins du Bon Dieu et des éléments, on les précipitait dans une chute d’eau ou dans une crevasse. Comme personne n’avait le courage de les tuer, et comme il n’existait pas de bourreaux d’enfants en activité sur la terre d’Islande, la tâche revenait aux mères dont beaucoup perdaient la raison après avoir jeté leur nouveau-né du haut d’une falaise. C’était pourtant ce qu’on attendait d’elles et les motivations de ces exécutions étaient le plus souvent de nature morale, l’enfant n’avait pas de père, il était né d’un propriétaire terrien et d’une fille de ferme, il était le fruit d’un viol ou d’un moment de folie le temps d’une lumineuse nuit d’été. Mais parfois, le motif était également économique, la pauvreté était telle qu’elle ne tolérait pas l’arrivée d’une bouche supplémentaire. 
Oui, c’était incroyable, Rögnvaldur Sumarsól avait été un de ces enfants. À ses dires, on l’avait abandonné dans la nature. D’une manière ou d’une autre (on se demande comment ?!), il avait été sauvé et, depuis, il avait passé sa vie exposé aux éléments, c’était dehors qu’il avait cheminé, dehors qu’il avait arpenté versants et vallées telle une incarnation, un porte-parole de cette cohorte invisible, de cette partie silencieuse de la nation, peut-être seul survivant parmi les milliers de nouveau-nés qui avaient hurlé au fond des crevasses et des précipices d’Islande, ce pays si cruel avec ses habitants qu’il en réclamait un dixième : un enfant sur dix devait lui être sacrifié.


La saison de l’abattage touchait à sa fin, aussitôt relayée par les mois passés à tricoter. Les pièces communes des fermes se transformaient en ateliers indépendants où toutes les mains s’affairaient dans leur tic-tac quatorze heures par jour tandis que l’hiver hululait sur les toits en tourbe. Seule la femme chargée de la traite et le berger échappaient à ces camps où les doigts étaient réduits aux travaux forcés, juste le temps de traire et de nourrir les bêtes, en dehors de ça, tous les hommes, les femmes et les enfants étaient à la tâche. C’étaient surtout les petites fermes qui assuraient leur subsistance en fabricant gants de mer et chaussettes dites « de vente », c’était le nom que portaient les longues chaussettes d’un beau blanc qui montaient jusqu’à l’entrejambe, très recherchées par les marins, et qu’on posait sur le comptoir du magasin, immaculées et lisses comme des rubans de soie après que les jeunes filles de la maison avaient dormi dessus sept nuits durant. On déposait ces produits à la boutique où l’on prenait en échange des denrées essentielles au foyer. C’était ainsi que se déroulaient les transactions commerciales. Les gens tricotaient pour subvenir à leurs besoins de manière à pouvoir continuer à tricoter. La roue du progrès tournait sur elle-même et n’aidait personne à avancer. 


Ses yeux couleur océan étaient constamment baignés d’eau salée, baignés d’une lueur bleue, celui qui y plongeait voyait la chair à vif de la mer. Elle avait passé son enfance et sa vie dans la lumière éblouissante de l’océan Glacial et si on l’observait avec attention, on distinguait en travers de son iris comme une fine bande de brume : cette femme avait si longtemps vécu sur un rivage du bout du monde que, de même que la soupe se couvre d’une pellicule quand elle reste trop longtemps dans la casserole, ses yeux s’étaient couverts de ce mince trait de brume laissé par l’horizon.


Les chasseurs norvégiens avaient adopté une pratique consistant à traîner leurs prises jusque dans le Segulfjörður où ils les fixaient à des ancres, le fjord était donc devenu un gigantesque réfrigérateur. À la fin août, il pouvait flotter dans le Pollur entre quarante et cinquante baleines, si bien qu’il devenait presque impraticable pour les voiliers. Ah ça oui, ce Segull était décidément un fjord étonnant. Quand il n’était pas plein à ras bord de bancs de poissons minuscules, il débordait d’animaux qui étaient les plus gros de la terre. À la fin de l’été arrivaient les grands navires à vapeur norvégiens qui emmenaient les mastodontes à la station baleinière, sur la rive ouest du fjord. Cette méthode de travail n’était pas du goût de tout le monde. Kristmundur à la blanche chevelure était le porte-parole de ceux qui exigeaient que les Norvégiens s’acquittent d’une taxe pour l’usage de ce réfrigérateur en plein air, c’était à peine si on pouvait désormais accéder à la jetée, en outre, aucun bateau digne du nom ne pouvait plus accoster à Hvammur à cause de cette maudite écurie de baleines.


Réputé dans toute l’Islande, le requin faisandé du cap de Segulnes était une friandise qu’on cultivait comme n’importe quel légume de potager. On enfouissait les morceaux sur le rivage en automne et on les ressortait trois ans plus tard, lorsqu’ils avaient pris la couleur verte des légumes après cette longue fermentation. Rien n’égale ce que la terre a digéré, disaient les anciens en se mettant dans la bouche un morceau, recourant à leur technique bien particulière qui consistait à le goûter d’abord du bout des dents avant de le soumettre à leurs papilles : c’est qu’il fallait prendre son élan pour se confronter à une puanteur si patiemment maturée.


En Islande, le monde du travail était figé depuis mille ans. Les tâches saisonnières formaient les maillons fixes d’une chaîne immuable : agnelage, sevrage, transhumance, fenaison, abattage, semaines passées à tricoter, campagne de pêche hivernale, campagne de printemps… Chaque journée de travail était la suite logique de la veille et le prélude au lendemain. Grâce à leur labeur, les gens avançaient d’un cran sur la chaîne, sans toutefois jamais la quitter pour se retrouver ailleurs. Le progrès était inconnu. On ne trimait jamais pour amasser, mais seulement pour avoir le droit de continuer à s’épuiser à la même besogne. L’avenir n’était porteur d’aucun espoir, d’aucun rêve, d’aucune impatience, il n’était que l’exacte réplique du passé, ce qui cadenassait la vie en Islande.


 

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