jeudi 31 juillet 2025

[Choplin, Antoine] La nuit tombée

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La nuit tombée

Auteur : Antoine CHOPLIN

Parution : 2012 (La fosse aux ours)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :       

Un homme sur une moto, à laquelle est accrochée une remorque bringuebalante, traverse la campagne ukrainienne. Il veut se rendre dans la zone interdite autour de Tchernobyl. Il a une mission.
Le voyage de Gouri est l’occasion pour lui de retrouver ceux qui sont restés là et d’évoquer un monde à jamais disparu où ce qui a survécu au désastre tient à quelques lueurs d’humanité.

 

 

Un mot sur l'auteur :   

Antoine Choplin est né à Châteauroux en 1962. Il est l’auteur de plusieurs livres parus aux éditions de La fosse aux ours, notamment Radeau (2003, Prix des librairies Initiales), Léger fracas du monde (2005), L’Impasse (2006), La nuit tombée (2012, Prix France Télévisions).
 

 

Avis :

Evacué, comme tous les habitants des environs, de sa maison de Pripiat après la catastrophe nucléaire de Tchernobyl, Gouri, qui vit désormais à Kiev, ressent un jour le besoin impérieux de retourner sur place y récupérer un objet personnel. Le voilà traversant la campagne ukrainienne sur sa moto attelée d’une vieille remorque, pour une halte chez ses amis Vera et Iakov demeurés à Chevtchenko, avant de s’aventurer, une fois la nuit tombée, dans la dangereuse zone interdite.

De la catastrophe elle-même et de ses infinies conséquences, tout dans ce texte ne se devine et ne se ressent qu’au travers des quelques mots et gestes d’une poignée de modestes personnages, pauvres gens - comme tant d’autres - cueillis au dépourvu par un cataclysme qui devait tout leur voler : la vie parfois, leur santé ou même leur équilibre mental, et puis, à travers l’exil brutal et définitif impliquant l’abandon forcé du moindre objet personnel et des animaux domestiques, tout ce qui faisait leur quotidien, leur enracinement, la matière-même de leur existence. Par petites touches, au gré des bribes du passé et du présent évoquées à bâtons rompus autour des verres de vodka et des chansons célébrant les retrouvailles, se dessine un malheur subi en silence, avec le courage résigné de ceux qui n’ont d’autre choix que de faire face, abandonnés à leur seule solidarité face à l’incommensurable et monstrueuse épreuve.

Alors, après ce tableau tout en suggestions des dégâts humains, vient, à la nuit tombée, le temps de se confronter à l’impressionnante réalité de ce que sont devenus les lieux. C’est comme un voleur que Gouri se retrouve à forcer l’entrée, assez poreuse à vrai dire, de la zone d’exclusion délimitée autour de la centrale. A proximité d’une forêt devenue rousse, infrastructures et lieux de vie, figés à l’instant du drame, tombent peu à peu en ruines, uniquement dérangés par des pillards eux aussi dangereux. On y accompagne Gouri en frissonnant de peur dans ce décor vide et désolé où plane sournoisement une menace invisible. Quel triste contraste avec les souvenirs de ceux qui l’ont quitté !

Antoine Choplin réussit un roman puissamment évocateur dans sa sobre brièveté : en quelques images et personnages choisis, il nous offre un panorama des impacts humains du désastre d’une justesse et d’un réalisme exceptionnels. (4/5)

 

 

Citations :

Je me souviens du premier jour, continue Iakov comme si Gouri n'avait rien dit. On nous a emmenés dans un champ vers ces coins-là, près du village de Tchestoganivka. On était une douzaine, peut-être un peu plus. Le chef a expliqué ce qu'on avait à faire. Il a dit, et je te jure que c'est exactement ce qu'il a dit : les gars, on va enterrer ce champ. On l'a regardé sans comprendre, et il a répété les mêmes mots. Enterrer le champ. Alors, ce qu'il faut faire, a fini par demander l'un d'entre nous, c'est ni plus ni moins qu'enterrer la terre. Et le chef a dit que c'était exactement ça. Enterrer la terre. Autrement dit, enlever la couche supérieure du champ et l'enfouir profondément. Et après, répandre partout, à la place du sable de dolomie, un truc d'un blanc tel que tu te serais cru sur la lune. Voilà, c'était ça le boulot. Et c'est ce qu'on a fait. Le champ, ça nous a pris trois jours. Tu travailles lentement pour pas trop remuer la poussière. Et puis avec les masques, t'es essoufflé en moins de deux. Alors c'est normal, ça prend du temps.
 

Leonti et Svetlana. Ils étaient d'un village pas loin qui a été entièrement évacué. Après quelque temps, ils ont atterri ici et ma parole la seule idée qu'ils ont, c'est de retourner chez eux. Leur maison a été pillée et même en partie incendiée mais ça empêche pas, dès qu'il peut Leonti se rend là-bas et, jour après jour, il remet tout ça d'aplomb. Et tu vas voir qu'il va finir par y arriver. Parce que ce qu'ils te répètent, c'est qu'ils veulent finir leurs jours là-bas et nulle part ailleurs. Qu'est-ce que tu veux y faire.         
Ça peut se comprendre, murmure Gouri.         
Où qu'ils iraient de toute façon ?                  
Iakov secoue la tête sur l'oreiller.         
Bon Dieu, qu'est-ce qu'on a pu en évacuer des pauvres gens de tous ces coins. Si t'avais vu ça. Des villages entiers. Enterrer la terre, évacuer les gens... Des fois, je me suis demandé si on allait pas nous demander de les enterrer eux aussi, avec le reste.
 

Comment dire. Au début, quand tu te promènes dans Pripiat, la seule chose que tu vois, c'est la ville morte. La ville fantôme. Les immeubles vides, les herbes qui poussent dans les fissures du béton. Toutes ces rues abandonnées. Au début, c'est ça qui te prend les tripes. Mais avec le temps, ce qui finit par te sauter en premier à la figure, ce serait plutôt cette sorte de jus qui suinte de partout, comme quelque chose qui palpiterait encore. Quelque chose de bien vivant et c'est ça qui te colle la trouille. Ça, c'est une vraie poisse, un truc qui t'attrape partout. Et d'abord là-dedans.         
De son pouce, il tapote plusieurs fois son crâne.         
Je sais de quoi je parle.         
Gouri pose sa joue sur son poing fermé.         
Moi, poursuit Kouzma, des fois, je pense au diable et je me dis tiens, si ça se trouve, il a installé ses quartiers dans le coin et il est là, à bricoler. Il profite de l'aubaine pour se fabriquer un monde à lui. À son image. Un monde qui se foutrait pas mal des hommes. Et qu'aurait surtout pas besoin d'eux. Ça colle le vertige, ça, quand on y pense. Un monde qui continue sans nous.
 
 
C'est quelque chose comme le sentiment de l'abandon.         
Qui recroqueville les bustes, replie les horizons.         
À l'image de cette façade fantôme dont il sent maintenant tout le poids. Vers laquelle, pourtant, il renonce à lever les yeux ; ce rien du tout qui le surplombe, massif et désolé, plus fort que le cosmos et ses milliards de scintillements.         
Avec ses dizaines de bouches noirâtres, bien alignées, s'ouvrant silencieusement vers lui pour un vent d'invectives définitives.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mardi 29 juillet 2025

[Kushner, Rachel] Le lac de la création

 





Je n'ai pas aimé

 

Titre : Le lac de la création (Creation Lake)

Auteur : Rachel KUSHNER

Traduction : Emmanuelle et Philippe ARONSON

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024,
                  en français (Stock) en 2025

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Sadie Smith, ex-agente du FBI, est envoyée par ses mystérieux employeurs pour infiltrer une communauté d’éco-activistes radicaux dans un village français entouré de grottes millénaires. Sa mission : inciter les militants du Moulin à franchir la ligne rouge et permettre ainsi une riposte judiciaire de l’État. Rien d’insurmontable pour Sadie qui en a vu d’autres. Mais c’est sans compter les exigences sans limites de ses commanditaires...
Rattrapée par son passé, envoûtée par les écrits de Bruno Lacombe, mentor charismatique de la communauté qui a rejeté le monde moderne, Sadie risque de voir son pouvoir de séduction se retourner contre elle.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1923, Elizabeth Jane Howard est l’auteur de quinze romans. Les Cazalet ChroniclesThe Light Years, Marking Time, Confusion et Casting Off – sont devenus des classiques modernes au Royaume-Uni et ont été adaptés en série pour la BBC et pour BBC Radio 4. Elle a également écrit son autobiographie, Slipstream. Elle est morte en janvier 2014, après la parution du 5e volume des Cazalet Chronicles, All Change.

 

 

Avis :

L’affaire Tarnac et les contacts de la romancière américaine, familière du sud-ouest français, avec Julien Coupat, arrêté en 2008 par la police antiterroriste comme membre de l’ultra-gauche anarchiste impliqué dans le sabotage de lignes de TGV, puis finalement libéré au terme d’une affaire semble-t-il montée de toutes pièces par la Sécurité intérieure française, lui ont très librement inspiré une histoire, tant plébiscitée aux Etats-Unis, qu’elle s’est retrouvée finaliste du Booker Prize 2024.

Ex-agente du FBI louant désormais ses services de mercenaire à des employeurs privés, l’Américaine Sadie Smith doit infiltrer une communauté d’éco-activistes établis au plus profond du sud-ouest de la France pour les inciter à des actions violentes justifiant une intervention policière. Toute à ses manœuvres d’approche, elle suit de très près les échanges qu’entretiennent par mails le leader du groupuscule et un certain Bruno Lacombe, septuagénaire reclus dans une grotte de la région depuis un drame familial, ancien proche de Guy Debord – il fut de ces jeunes qui fréquentèrent le théoricien révolutionnaire au café Moineau longuement évoqué par Philippe Jaenada dans La désinvolture est une bien belle chose – ayant développé ses propres théories, pour le coup non-violentes, sur la base de ses réflexions sur les mérites comparés des Néandertaliens et des Homo Sapiens.

Nous voici donc au confluent de deux influences contraires, l’une étrangement fantomatique dans ses messages d’outre-grotte pour ne pas dire d’outre-tombe, assez fumeuse il faut le dire, mais que l’on retiendra au final d’intention humaniste, l’autre cyniquement manipulatrice dans ses jugements rapides motivés par le seul appât du gain. Menée par Sadie, la narration froide laisse pourtant apparaître quelques discrètes lézardes dans la carapace. Et si cette femme en venait à son tour à laisser parler le passé pour en tirer elle aussi quelque leçon de vie ?

Mais que d’improbables et assommantes intrications avant d’en arriver là ! Faute de mieux, l’on ne parvient à s’expliquer un tel ramassis de considérations vides, de rapprochements tirés par les cheveux et d’enfoncement de portes ouvertes qu’en se représentant ce fil rouge vu des Etats-Unis : l’affaire à l’origine du livre se déroule dans le sud-ouest français, ce qui évoque le Périgord, donc des grottes et enfin la préhistoire. C’est ainsi que des « méga bassines » à Tal l’homme de Néandertal en passant par les dissidents persécutés en Occitanie, Cagots, Cathares et hérétiques réfugiés sous terre jusqu’aux « refaiseurs de monde » comme Guy Debord, l’on se retrouve, tous ces sujets enfilés comme s’ils suffisaient à donner queue et tête à l’ensemble, dans un salmigondis d’autant plus ennuyeux que toujours superficiel. 

Le tout aurait à la limite pu passer pour drôle s’il ne laissait l’impression d’une véritable ambition politique, moraliste et philosophique chez l’auteur, comme si, à l’opposé justement du récit décalé et de l’auto-dérision, elle avait suffisamment cru à sa connaissance de la France profonde pour se lancer à son tour dans son Sérotonine à elle, un roman à la manière de Houellebecq qu’elle invite d’ailleurs dans ses pages au travers d’un fort reconnaissable avatar. Malheureusement c’est peu de dire que la sauce ne prend pas et laisse le lecteur à son ennui déconcerté, frustré de ne pouvoir même se raccrocher, à défaut de fond cohérent et intéressant, ne serait-ce qu’à un brin de suspense ou d’originalité stylistique.

Entre platitude et prétention, un ouvrage dont on cherche vainement le message et l’intérêt : en littérature comme en cuisine, il ne suffit pas de monter tous les ingrédients en chantilly pour faire un bon plat. (1/5)

 

 

Citations :

Personne dans la famille n’aimait cet homme, même si Lucien ne l’avait pas formulé ainsi. L’oncle était en décalage, voilà ce que j’avais compris à travers le langage codé de Lucien. (Cependant, on pourrait objecter qu’une bonne famille bourgeoise n’est véritablement bonne que si elle est quelque peu entachée par une alliance avec un balourd de basse extraction : celui-ci lui rappelle ce qu’elle vaut, et ce qu’elle se doit de protéger de gens comme lui.)


Les gens se disent, avec force, qu’ils croient à tel ou tel courant politique, qu’il s’agisse de distribution des richesses, de politique climatique ou de droits des animaux. Ils se consacrent à tel ou tel projet, arrêter l’exploitation forestière, protester contre une centrale nucléaire ou encore bloquer un chargement portuaire, pour mettre à genoux le capitalisme, ou du moins sa logistique. Mais au fond, ce qui motive véritablement leurs convictions – les valeurs qu’ils soutiennent, les styles de vie qu’ils choisissent, le look qu’ils arborent –, c’est de consolider leur identité. (…)
Leurs protestations sont fragiles, tandis qu’ils ont un fort besoin de protéger leur ego, et ce qui le constitue. (…)
Les gens peuvent prétendre croire à ci ou ça, mais à 4 heures du matin, dans leur version d’eux-mêmes, la plupart n’ont aucune opinion sur l’organisation idéale de la société. Lorsque les gens se retrouvent seuls face à eux-mêmes, les passions qu’ils ont mises en avant toute la journée et sur lesquelles ils comptent pour se persuader qu’ils sont véritablement ce qu’ils prétendent être – et pour persuader les gens qui les entourent – se délitent. 
Qu’affrontent les gens dans leur version d’eux-mêmes solitaire et dépouillée de 4 heures du matin ? Qu’ont-ils en eux ?  
Pas d’opinions politiques. Il n’y a pas d’opinions politiques dans les êtres. 
La vérité d’une personne, sous toutes les couches, les apparences et les significations des groupes et des types, la vérité silencieuse sous le bruit des opinions et des « croyances », est une substance pure, obstinée et cohérente. C’est du sel blanc et dur. Ce sel, c’est le noyau. La réalité de l’être à 4 heures du matin.


Avec un GPS on peut savoir où l’on se trouve sans même regarder par la fenêtre, avait-il dit. 
On peut savoir où l’on se trouve sans savoir où l’on se trouve. 
On peut savoir des choses sans rien savoir du tout. 
On fait souvent comme si nous connaissions des choses sans avoir la moindre idée de ce que signifie avoir des connaissances, avait affirmé Bruno.


 

dimanche 27 juillet 2025

[Carrère, Emmanuel] La classe de neige

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La classe de neige

Auteur : Emmanuel CARRERE

Parution : 1995 (P.O.L)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Dès le début de cette histoire, une menace plane sur son petit héros : nous le sentons, nous le savons, tout comme lui le sait, l’a toujours su. Pourtant, quoi de plus ordinaire qu’une classe de neige ? Mais celle-ci, à partir d’un incident apparemment mineur (son père qui l’a amené en voiture repart en emportant les affaires de l’enfant) va tourner au cauchemar. Et si nous ignorons d’où va surgir le danger, quelle forme il va prendre, qui va en être l’instrument, nous savons que quelque chose est en marche, qui ne s’arrêtera pas.

Ce roman impitoyablement écrit raconte l’un des pires malheur qui puisse arriver à un enfant, un malheur, né autant de son imagination que du monde qui l’entoure, et contre lequel il sera totalement démuni car il touche le cœur de ce qui fait sa faiblesse, sa vulnérabilité et le prive de toute issue, de tout recours.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Né en 1957, Emmanuel Carrère est écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur. Il est l'auteur de nombreux romans qui lui ont valu plusieurs prix littéraires.

 

 

Avis :

Surprotégé par ses parents, Nicolas est un enfant solitaire et angoissé, qui envisage la classe de neige comme une épreuve. Déjà paniqué à l’idée de mouiller son lit et de se retrouver en butte aux moqueries, voilà en plus qu’il se fait d’emblée remarquer, parce que son père, par peur d’un accident, a décidé de le conduire lui-même au lieu de le laisser prendre le car la veille avec les autres, et, comble de malheur, est reparti en oubliant de lui laisser son sac.

Associées à l’évident décalage du comportement de ses parents, les peurs de Nicolas ont tôt fait de nous convaincre de la vulnérabilité de l’enfant et de nous faire redouter, à nous aussi, la mauvaise tournure que ce séjour à la montagne risque de prendre pour ce souffre-douleur tout désigné. C’est donc désormais à travers le prisme des angoisses du garçon, additionnées de nos inquiétudes d’observateurs adultes, que l’on aborde la suite en la pressentant tragique. Mais, si les éléments menaçants s’accumulent, ils ne se mettront en place qu’en toute fin du roman, nous laissant en attendant aux prises avec les terreurs enfantines qui, alimentées par quelques lectures sinistres, les sombres mises en garde parentales et des bribes de conversation saisies entre deux portes, peuplent les cauchemars de Nicolas d’accidents sanglants et de trafiquants d’organes ravisseurs d’enfants, tout en le convaincant du sadisme d’Hodkann, le grand qui lui a prêté un pyjama.

Toujours, contrastant avec la présence rassurante et bienveillante de Patrick, le moniteur de ski, plane l’ombre, nimbée d’un mystère à la fois fascinant et inquiétant pour l’enfant, d’un père représentant en prothèses médicales, et qui, entre deux absences, se montre autant intrusif que terrifiant avec ses figurations d’un monde dangereux dont il faut se protéger sous peine d’atroces conséquences. Alors, quand le fantasme devient réalité, et que, dans la station de ski, un petit garçon disparaît puis est retrouvé assassiné, la peur amplifiée par les non-dits de son entourage enflamme l’imagination de Nicolas en un dérisoire mécanisme de protection, qui ne l’empêchera pas de devoir bientôt affronter la vérité. Une vérité d’autant plus inconcevable qu’elle ne se dessinera jamais qu’en creux, à peine énoncée à demi-mot.

Un roman psychologique addictif et tout en finesse sur les effets du secret et du non-dit sur l’inconscient et l’équilibre affectif d’un enfant, et qui nous laisse, avec effroi, extrapoler l’ampleur du traumatisme à jamais tatoué au plus profond de sa personnalité. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

La plupart des élèves déjeunaient habituellement à la cantine, mais pas Nicolas. Sa mère venait le chercher ainsi que son petit frère, encore à l’école maternelle, et ils prenaient tous trois le repas à la maison. Leur père disait qu’ils avaient beaucoup de chance et que leurs camarades étaient à plaindre de fréquenter la cantine, où l’on mangeait mal et où survenaient souvent des bagarres. Nicolas pensait comme son père, et si on le lui demandait se déclarait heureux d’échapper à la mauvaise nourriture et aux bagarres. Cependant, il se rendait compte que les liens les plus forts entre ses camarades s’établissaient surtout entre midi et deux heures, à la cantine et dans le préau où on vaquait après le repas. Pendant son absence, on s’était envoyé des petits suisses à la figure, on avait été puni par les surveillants, on avait conclu des alliances et chaque fois, quand sa mère le ramenait, c’était comme s’il avait été nouveau et devait reprendre à zéro les relations nouées le matin. Personne à part lui n’en gardait le souvenir : trop de choses s’étaient passées durant les deux heures de cantine.


 

vendredi 25 juillet 2025

[Le Clerc, Xavier] Un homme sans titre

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Un homme sans titre

Auteur : Xavier LE CLERC

Parution : 2022 (Gallimard)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Si tu étais si attaché à ta carte d’ouvrier, c’est sans doute parce que tu étais un homme sans titre. Toi qui es né dépossédé, de tout titre de propriété comme de citoyenneté, tu n’auras connu que des titres de transport et de résidence. Le titre en latin veut dire l’inscription. Et si tu étais bien inscrit quelque part en tout petit, ce n’était hélas que pour t’effacer. Tu as figuré sur l’interminable liste des hommes à broyer au travail, comme tant d’autres avant toi à malaxer dans les tranchées.

En lisant Misère de la Kabylie, reportage publié par Camus en 1939, Xavier Le Clerc découvre dans quelles conditions de dénuement son père a grandi. L’auteur retrace le parcours de cet homme courageux, si longtemps absent et mutique, arrivé d’Algérie en 1962, embauché comme manœuvre à la Société métallurgique de Normandie. Ce témoignage captivant est un cri de révolte contre l’injustice et la misère organisée, mais il laisse aussi entendre une voix apaisée qui invite à réfléchir sur les notions d’identité et d’intégration.

 

Un mot sur l'auteur : 

Xavier Le Clerc, né en Algérie en 1979, vit à Londres. Il a publié un premier roman en 2008, De grâce, sous son premier nom Hamid Aït-Taleb, puis Cent vingt francs en 2021.

 

Avis :

Après son roman Cent vingt francs publié l’année d'avant et consacré à son arrière-grand-père Saïd, paysan kabyle enrôlé parmi les zouaves et tué sur le front de Verdun en 1917, Xavier Le Clerc rend cette fois hommage à son père, dans un récit du même coup également autobiographique.

Mohand-Saïd Aït-Taleb voit le jour dans les montagnes kabyles en 1937. Il y connaît la misère et le servage nés du colonialisme et alors dénoncés dans les articles d’Albert Camus, dont l’effroi résonne à l’unisson de toute cette partie du récit. Après avoir survécu à la famine, aux épidémies, puis à la guerre et à la torture, le jeune homme se joint à l’exode de 1962 et devient ouvrier métallurgiste en Normandie. Un parmi les neuf enfants qui lui naîtront, l’auteur se souvient d’un père aux silences de plomb et aux colères éruptives, rongé à petit feu par une existence sacrifiée à un travail pénible qui ne lui rapporterait jamais qu’un salaire de misère, dans une France méprisante où il ne serait toujours qu’un « homme sans titre », un éternel étranger sans bien ni citoyenneté.

Extirpé du laminoir de cette existence broyée par l’injustice et par le paupérisme, lui que son acharnement à maîtriser les mots qui manquaient tant à son père et que son homosexualité ont poussé à briser les carcans jusqu’à franciser son nom pour mieux acquérir ses titres d’égalité et de légitimité, le fils devenu auteur reconstitue le parcours de son père avec émotion, dans un récit où l’âpreté sans détour des phrases comme des couperets s’assortit d’une finesse d’analyse et de perception empreinte d’un incommensurable amour filial.

Et cet ouvrage qui, dépassant la colère et la révolte, s’affranchit de toute rancoeur, finit par se révéler le livre de la maturité et de l’apaisement, venu couronner, en une ultime réconciliation avec un père disparu sans adieux et une filiation restée douloureuse, un long cheminement vers l’équilibre identitaire et une intégration à plusieurs dimensions, puisqu’au racisme s’ajoute pour l’auteur l’homophobie qui l’a coupé jusque des siens y compris.

Captivant, superbement écrit, ce récit aux mots âpres et souvent bouleversants dont on perçoit sans peine la valeur cathartique pour l’auteur, est aussi bien un témoignage d’une rare intensité qu’une invitation à réfléchir aux questions de l’identité et de l’intégration. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Mohand-Saïd n’a jamais connu son grand-père Saïd, mort pour la France le 26 octobre 1917 dans les tranchées de Verdun. Les pilonnages d’obus avaient dévasté le village martyr de Bezonvaux, réduit à un paysage de cratères et de ruines. Vingt ans séparaient la mort de l’un et la naissance de l’autre. Mohand-Saïd était né dans les mêmes montagnes que son grand-père. Un siècle d’exploitation coloniale y avait concassé la vie des indigènes comme du minerai ou du charbon, et la Kabylie n’était plus qu’un creuset de la faim où l’alliage des injustices fondait les hommes à mille cinq cents degrés. Des générations entières avaient coulé dans les rigoles impériales ou industrielles, pour en faire des canons ou de la main-d’œuvre.


Dans la pénombre des gourbis, les femmes hagardes s’adossaient les unes contre les autres. Ici des crânes avec de longs cheveux desséchés, là des fémurs sous des robes en lambeaux, les femmes entassées ne bougeaient pas plus qu’un ossuaire. Les familles ne mangeaient qu’un jour sur trois, parfois quatre. Parmi les enfants rachitiques qui erraient dans le dédale, le petit Mohand-Saïd qui avait appris à marcher dans le relent des détritus ignorait lui aussi que la misère avait déversé leur vie dans le moule des damnés.


Ouardia rejoignit son mari quelques mois avant la naissance d’Abdallah en 1975. Sortie de la maternité de Caen, un couffin dans les bras, elle retourna à la baraque qui abritait la famille, située dans un terrain vague de Mondeville et faite de cloisons de carton bouilli et d’un toit plat bitumé. La baraque était probablement un kit américain d’après-guerre, le modèle UK 100, qui arrivait en « cinq caisses de cent morceaux » et qui était envoyé pour pallier la pénurie de logements. J’ai aussi lu quelque part qu’en 1945 le Royaume-Uni annula sa commande de huit mille cent cinquante baraques, pour n’en garder que cent soixante-cinq, et les baraques restantes furent vendues au ministère de la Reconstruction français. En pleine crise du logement, cette baraque devait appartenir à quelque marchand de sommeil.


Mon père n’était vraiment pas un héros, au sens où l’entendait le gamin que je deviendrais plus tard et qui rêverait à l’école du panache des Trois Mousquetaires. Lui qui trimait à l’usine n’avait pour ennemi que la peur du lendemain. Analphabète comme ma mère, il avait cette hantise du manque qui le rongeait jour et nuit, jusqu’aux plateaux des hauts-fourneaux, où il se rendait en bus avec sa gamelle cabossée pleine de riz sans sauce. Au pied de l’usine, les cités ouvrières qui comportaient des crèches, des épiceries, un dispensaire, un club de foot et même une église s’étalaient entre Mondeville, Giberville et Colombelles. Un horizon de fourneaux surplombait les maisons, avec aux alentours des restes de champs où parfois des chevaux et quelques vaches broutaient encore, comme les revenants obstinés d’un monde agricole révolu.  
Les soirs de la troisième semaine de chaque mois, mon père qui n’avait plus un centime, pas même de quoi acheter une plaquette de beurre pour l’étaler sur le pain, devenait fou et colérique. Dans la lumière pisseuse d’une ampoule qui pendait à un fil accroché au plafond, il hurlait sur sa femme enceinte et sur ses enfants, sans retenue. Il ne lui restait que des dettes, plus un seul meuble d’occasion à troquer, si ce n’est une table en formica jaune canari et quatre chaises assorties aux pieds chromés.
 
 
Ce n’est qu’en grandissant que j’ai compris qu’il y a les pères qui accumulent les connaissances, les richesses, les voyages et ceux qui perdent le peu qu’ils détiennent, encore et encore, jusqu’à finir dépossédés de tout amour-propre, résignés et dociles, dans la chaleur suffocante de l’usine et des coulées de métal en fusion.


Les quartiers de la ville d’Hérouville-Saint-Clair portaient des noms charmants : Grand Parc, Belles Portes, Bois, Val, Grande Delle, Montmorency ou Haute Folie. Des noms qui n’évoquaient en rien les tours grises d’une cité-dortoir. Au numéro 220 du Grand Parc, où nous allions vivre, il n’y avait pourtant pas de grand jardin public. Pas plus qu’il n’y avait de duc à Montmorency, au mieux des pavillons avec garage où vivaient des profs, des comptables ou autres employés municipaux, aux enfants bien habillés et qui formaient à mes yeux candides un monde distant de Gaulois nantis.


Yema, qui avait rasé les murs toute sa vie, de retour au bled devenait une duchesse, racontant à notre entourage l’opulence dans laquelle nous baignions. L’envie se lisait sur les regards où défilaient des boiseries, des dorures, la galerie des Glaces, les fontaines de jardins Le Nôtre aux parterres de broderie. Il n’y avait pas de caddies abandonnés dans notre cage d’escalier, mais des chaises à porteurs. Aucune voiture incendiée au Nouvel An, ni pompiers désemparés, mais une parade de carrosses dorés et des feux d’artifice à vous couper le souffle. Les voyages en Algérie donnaient à ma mère, comme à tant d’immigrés, l’occasion de briller. Une cour des miracles où les humiliés paradaient enfin.


Je n’aime pas mes photos d’enfance. Sur celle-ci avec des scellés à œillets qui date de 1986, je dois avoir six ans, assis dans un photomaton de la galerie marchande, où j’affiche un sourire espiègle en noir et blanc. J’ai gardé la carte de transport, dite « Famille nombreuse ». Le voyage vers le passé, lui, n’est pas au tarif réduit. Il me coûte même plutôt cher. Le vécu et les sensations ressemblent en cela aux tickets de bus oblitérés, pour qu’ils ne puissent jamais servir deux fois. Et pourtant la mémoire resquille, pour revivre des transports désormais interdits, parce que le temps reste aussi implacable qu’un contrôleur.


Mon père illettré fut mon premier livre. Il regorgeait de mots et de sentiments captifs, qui ne s’échappaient que par bribes. Difficile de soudoyer le geôlier de sa mémoire, mon père avait du mal à me parler des affres de la faim qu’il comparait à un sommeil. Lui et son geôlier s’entendaient bien au fond. Ses quelques récits n’étaient donc que des évadés, comme le jour où, par mégarde, mon père laissa s’échapper quelques mots sur la fièvre du typhus. Ou celui des fouilles du hameau par les paras, qui défonçaient les portes, brisant les amphores pour trouver des armes tandis que sa pauvre mère Keltoum tentait de ramasser, de ses deux mains, l’huile d’olive mêlée à la poussière et aux éclats d’argile.  
Mon père avait la mémoire surpeuplée, des souvenirs entassés comme les femmes rachitiques dans la torpeur des gourbis. Peut-être reconnaissait-il dans mes yeux d’enfant, si avide de connaître son passé, la lueur du regard des affamés, d’une obscurité si profonde, presque étincelante. Ses réminiscences n’étaient pourtant pas des madeleines, mais les shrapnels de la misère, des éclats d’enfance logés depuis dans mon crâne. 


Il y a très longtemps, Dieu créa d’abord les rues d’Alger, me dit Keltoum toujours pince-sans-rire, ensuite les dispensaires de Kabylie, après le pétrole du Sahara et pour finir toute l’Afrique avec ses mines de diamants.  
— Et la France alors ?  
— Mais tu crois que Dieu s’appelle comment ? »


Le mercredi matin, alors que la fratrie regardait le Club Dorothée, j’allais de mon propre chef aux ateliers de langue française. L’école primaire Malfilâtre les dispensait en premier lieu pour des enfants en difficulté, que l’on appellerait aujourd’hui des « migrants ». L’instituteur volontaire, surpris de me retrouver là, avait sans doute compris que je me sentais à ma place, entouré de dictionnaires, ébahi par la beauté du français. Il n’avait pas mesuré que l’enfant sage que j’étais, et qui chez lui ne parlait que le kabyle avec ses parents, ne s’amusait pas. J’étais au contraire concentré dans une bulle absurde. Je voulais apprendre le français une deuxième fois en quelque sorte, mémoriser sa texture, ses ingrédients et son goût, comme pour emporter une deuxième ration de mots, qui je ne le sais que maintenant devait nourrir un père affamé.


Dès l’âge de sept ans, au cours des dix-huit années à louer ses bras dans les champs d’Algérie, suivies de trente années de chantiers et d’usine en Normandie, notre père avait accompli son devoir : toujours poli, muet et solide. Il avait reçu l’indifférence que l’on réserve aux cailloux, pas même l’écoute que l’on prête aux grincements de graviers. Chez nous, il en avait poussé des hurlements de chien écrasé, sans doute envahi par la rage de n’avoir plus qu’une baguette à partager et le quart d’une plaquette de beurre pour nourrir ses gosses.  
Et à douze ou treize ans j’ignorais que mon père, ce caillou enseveli sous tant d’autres, ne s’énerverait plus jamais. Que son licenciement économique achèverait bientôt de l’emmurer vivant, qu’il basculerait dans une langue minérale, un silence ineffable.  
Notre père se tenait en retrait comme un produit périmé, retiré des étagères de supermarché. La préretraite ne voulait pas dire grand-chose pour nous ses enfants. Si ce n’est que sa gamelle en fer ne lui servirait plus à rien. Qu’il ne servirait plus à rien. Mais c’est d’abord du monde que notre père s’est retiré vraiment. Vingt-quatre longues années à l’usine s’étaient terminées par un « certificat de travail » plié dans sa poche, avec en exergue la mention légale « délivré conformément au Code du travail Article L. p 122.16 », ce qui donnait au document un accent de condamnation.


La première moitié des années 1990 marquait les désillusions des beurs, qui avaient tant espéré des marches pour la dignité, des slogans et des mouvements antiracistes, avec l’outrecuidance de s’être imaginés français comme leurs camarades d’école. Le mot beur, verlan de Arabe, allait devenir le symbole d’une ségrégation qui perdurerait dans les médias, la politique et le monde du travail. Désenchantés, de nombreux jeunes répondirent par le culte de la force : susciter la peur chez l’autre pour contrer le mépris ou pire l’indifférence. D’autres furent happés par une nouvelle came identitaire qui s’était propagée, le mythe du retour aux sources, dont la pièce maîtresse serait l’instrumentalisation de l’islam.


Depuis l’été 1995, je portais toujours sur moi une carte jaune. Un document de circulation pour étranger mineur, avec la stricte consigne de la préfecture de la garder sur moi en cas de déplacement. Mais n’exagérons rien, ce n’était pas l’étoile jaune. J’étais donc officiellement étranger. Quant à l’épithète mineur qui se référait à mon jeune âge, elle n’était pas sans ambiguïté. J’entendais ces deux mots comme la marque d’une double insignifiance : étranger, qui voulait déjà dire citoyen de seconde zone, était combiné à mineur, qui est dénué d’importance. Une vie mineure en somme, minuscule. Étranger mineur, c’était écrit noir sur jaune avec ma photo sur la carte plastifiée, mon père et sa culture devaient l’être aussi.


À sa manière lente de tournoyer la cuillère dans le café, le regard plongé dans le vide, je le sentis de nouveau préoccupé. Il parlait d’une petite voix, terminant à peine ses réponses, comme enlisées dans le sable de la gêne. Au fond, je ne l’avais jamais connu autrement que préoccupé. Mais cette fois-là, je le sentis vraiment détaché, perdu dans un autre pays, à une autre époque. Il avait glissé dans l’absence ultime. Le silence de mon père n’avait rien de paisible. Plutôt un cri de Munch inaudible, que je devinais non pas sur un pont mais derrière un mur épais, et que la pudeur ne faisait que fortifier.


Le lendemain, alors que mon père était encore alité, il me confia l’origine de sa détresse : la guerre d’Algérie. Il avait été torturé et humilié. La guerre, je ne l’ai pas connue. Mais après l’avoir écouté, j’ai compris qu’elle ne rend pas adulte. La guerre infantilise, au contraire. Un soldat n’a pas vocation à penser. Il suit les ordres des plus grands, c’est tout. Et quand, à force d’ennui, la guerre réveille sa cruauté, il régresse jusqu’aux pires abjections comme les gamins cruels qui recherchent si ce n’est du plaisir, du moins l’assouvissement d’une morbide curiosité. Oui, c’est peut-être cela la guerre, des enfants cruels qui s’ennuient et des hommes martyrisés, comme des mouches sans ailes.


Vivre au grand jour et dans la joie, refuser la soumission, les carcans, le conformisme, voilà ce à quoi j’aspirais, ivre de mes vingt ans et du tourbillon de mes lectures. (…)
Il était tard, mais avant mon départ il [mon père] me demanda en kabyle, presque en chuchotant, si la rumeur était fondée. Je lui affirmai par pudeur que je n’avais pas l’intention de me marier, ce qui revenait à lui dire oui. Il me demanda si quelqu’un me forçait. Ou si c’était pour de l’argent. Deux questions qui résumaient sa vision de l’homosexualité : le viol et la prostitution. J’étais toutefois surpris de sa relative douceur. Il ne me jugeait pas. Mais je le sentis désemparé comme si mes jours étaient comptés. Son visage portait toute l’agonie du monde. Nous étions comme cernés par les serpents de la rumeur. Et lui qui avait déjà subi toutes sortes de morsures ne pouvait pas se tromper. Je le voyais pour la dernière fois de ma vie.


De la tendresse et de l’instruction, comment mon père qui en avait cruellement manqué aurait-il pu me les offrir ? Lui qui était né dans un village d’affamés, avec la Seconde Guerre mondiale qui s’éterniserait jusqu’à ses huit ans, suivie des affres de la guerre d’Algérie qui durerait jusqu’à ses vingt-cinq ans. La faim et la guerre avaient pilonné toute chance pour lui d’aller à l’école ou de découvrir un jour l’insouciance, et il ne pouvait léguer à ses enfants qu’une grammaire du manque.


Au début de la trentaine, vers 2010, je désespérais de jamais recevoir d’appel pour un entretien d’embauche. J’avais hérité du nom de mon père qui n’était pas compatible avec un emploi qualifié. Est-ce à dire qu’il y a des noms plus propres que d’autres ? Je décidai alors de changer de nom. Je me rappelai le formulaire de l’école primaire et la rubrique « profession des parents ». Père : ouvrier non qualifié. Mère : au foyer. Et surtout la signature de mon père, en forme de croix, que je remplaçais par son nom en caractères d’imprimerie, pour m’éviter la gêne des instituteurs, la mienne surtout.  
Était-ce au fond un reniement de mon père ? Au contraire, c’était l’aboutissement de son éducation : traverser les frontières pour travailler dur, s’adapter pour survivre, cultiver la gratitude et non le ressentiment, refuser de se lamenter, rester fier même au bord du précipice. Par la traduction française de son nom, je continuerais à porter la dignité de son héritage, mais en lui donnant une chance de n’être plus piétiné comme des cailloux. Et chaque fois que « M. Le Clerc » serait prononcé avec civilité, pour une réservation d’hôtel ou pour un poste de cadre, c’est en quelque sorte à M. Aït-Taleb que reviendrait la déférence, que lui n’a jamais vécue. Le Clerc est un nom certes breton, mais dont le sens me rattache au sang d’un homme qui coule en moi, comme le Blavet irrigue la Bretagne.


Le prénom Xavier signifie maison neuve en basque. La nouvelle maison m’a abrité depuis contre bien des intempéries du racisme. J’assistais parfois à des tirades racistes, surtout d’inconnus, d’un livreur de meubles par exemple, visiblement excédé par « le trop-plein d’Arabes ». Avec ma tête d’Italien, il ne pouvait pas deviner que j’avais quatre femmes, deux projets d’attentat et un chameau garé en double file.


Et même si mon père me manque depuis déjà vingt ans, même si personne ne mérite une vie aussi pénible que la sienne, à quoi bon être hanté comme Hamlet ? Je ne cherche pas la vengeance – contre qui d’ailleurs ? J’entends des voix, souvent déchirantes, s’élever contre l’exploitation qu’elles confondent avec la France. Les mots de Camus en Kabylie me reviennent : « Et si nous avons un devoir en ce pays, il est de permettre à l’une des populations les plus fières et les plus humaines en ce monde de rester fidèle à elle-même et à son destin. »  
Je dois tout à la France, aux bonnes sœurs de Normandie qui m’ont habillé dans ma prime enfance, aux professeurs qui m’ont élevé, aux docteurs qui m’ont soigné, aux bibliothécaires qui m’ont nourri, aux conducteurs de trains et de bus qui m’ont transporté, aux HLM qui m’ont logé. Ayant voyagé dans le monde entier, je ne connais pas de pays aussi lumineux. À tel point que si je n’ai pas dans le malheur de la guerre l’honneur, comme mon arrière-grand-père Saïd ou mon grand-oncle Moussa, de mourir pour la France, j’aimerais que l’on dise de moi, le temps venu, que j’aurai au moins bien vécu pour elle.


Je te demande pardon si mes souvenirs t’ont parfois dépeint comme un ogre colérique. La véritable violence se joue dans le berceau. Pour survivre tu as dû te nourrir de racines, puis te déraciner. Quant à la tyrannie du ventre vide, il n’y a guère que l’école pour lui résister. La faim s’arrête-t-elle vraiment une fois le vide de l’estomac comblé ? Ou est-ce un ogre intérieur qui jamais ne sera repu et qui, une fois logé dans nos peurs les plus profondes, finit par nous dévorer l’esprit comme les entrailles ? Je repense à toi qui avalais ton casse-croûte la bouche grande ouverte, ne prenant pas même le temps de mastiquer, à t’en étouffer. Et enfant déjà, je sentais bien que ton empressement compulsif avait une histoire. J’étais aussi né de ton ventre d’homme, un ventre d’affamé.


Tu t’es sacrifié pour nous nourrir, toujours à trimballer ta gamelle de fer direction les hauts-fourneaux. Tu t’es déraciné pour que tes enfants s’enracinent en France. Je suis donc devenu français au prix de ta vie que je ne renie pas, au contraire. Quant à l’Algérie, comment l’oublier, moi qui cherche son souffle, livre après livre.


D’autres questions plus subtiles viennent parfois d’amis bourgeois, qui n’ont jamais connu ni les contrôles d’identité, ni la discrimination à l’embauche ou au logement. Devrais-je pour les satisfaire garder un nom au charme exotique, qu’ils exhiberaient gentiment comme un trophée de la « diversité », non pas dans un zoo humain mais en soirée mondaine, un verre à la main ? Devrais-je rester un « indigène » ou un « Français musulman », comme l’on disait à ton époque ? Qui pourrait décemment m’en vouloir de relever la tête, d’effacer les frontières et de refuser l’assignation au gourbi mental ? Tout cela me donne l’impression de ne pas parler la même langue.  
Et pourtant comme je l’aime la langue française, son peuple, sa terre aussi. Tu le sais bien mon cher père, combien de génération en génération nous l’avons labourée de notre sang, de notre sueur. Alors me retirer mon nom français, mon bout de terroir, ne serait-ce pas nous spolier encore et encore ? Ne serait-ce pas au fond une expropriation culturelle ?

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 23 juillet 2025

[Josse, Gaëlle] La nuit des pères

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La nuit des pères

Auteur : Gaëlle JOSSE

Parution : 2022 (Noir sur Blanc)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Tu ne seras jamais aimée de personne. Tu m'as dit ça, un jour, mon père. Tu vas rater ta vie. Tu m'as dit ça, aussi. De toutes mes forces, j'ai voulu faire mentir ta malédiction. »

Appelée par son frère Olivier, Isabelle rejoint le village des Alpes où ils sont nés. La santé de leur père, ancien guide de montagne, décline, il entre dans les brumes de l'oubli. Après de longues années d'absence, elle appréhende ce retour. C’est l'ultime possibilité, peut-être, de comprendre qui était ce père si destructeur, si difficile à aimer. Entre eux trois, pendant quelques jours, l'histoire familiale va se nouer et se dénouer. Sur eux, comme le vol des aigles au-dessus des sommets que ce père aimait par-dessus tout, plane l’ombre de la grande Histoire, du poison qu’elle infuse dans le sang par-delà les générations murées dans le silence. Les voix de cette famille meurtrie se succèdent pour dire l’ambivalence des sentiments filiaux et les violences invisibles, ces déchirures qui poursuivent un homme jusqu'à son crépuscule.

Avec ce texte à vif, Gaëlle Josse nous livre un roman d'une rare intensité, qui interroge nos choix, nos fragilités, et le cours de nos vies.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Venue a l’écriture par la poésie, Gaëlle Josse publie son premier roman, Les heures silencieuses, en 2011 aux éditions Autrement, suivi de Nos vies désaccordées en 2012 et de Noces de neige en 2013 chez le même éditeur. Ces trois titres ont remporté plusieurs récompenses, dont le prix Alain-Fournier et le prix national de l’Audio lecture en 2013 pour Nos vies désaccordées. Le dernier gardien d’Ellis Island a été un grand succès et a obtenu, entre autres récompenses, le prix de Littérature de l’Union européenne. Une longue impatience a reçu le Prix du public du Salon de Genève, le prix Simenon et le prix Exbrayat. Une femme en contre-jour a remporté le prix Terres de Paroles 2020 et le prix Place ronde du livre photographique. Ce matin-là, paru en 2021, a également rencontré une très large audience. Elle signe son retour à la poésie avec son recueil Et recoudre le soleil, paru en 2022. La nuit des pères, son nouveau roman, est paru fin août 2022. La plupart de ses romans sont traduits dans de nombreuses langues et étudiés dans les lycées. Gaëlle Josse est diplômée en droit, en journalisme et en psychologie clinique. Après quelques années passées en Nouvelle-Calédonie, elle travaille a Paris et vit entre Paris et la région parisienne. Elle est chevalier des Arts et Lettres et Chevalier de la Légion d'Honneur.

 

Avis :

Encore sous le choc du décès de son conjoint, victime d’un arrêt cardiaque lors du tournage d’un film sur les fonds marins dont, documentariste de profession, elle assurait la réalisation, la narratrice Isabelle revient avec appréhension dans le village des Alpes qui l’a vue grandir et où elle n’a pas remis les pieds depuis longtemps. Elle répond à l’appel de son frère, Olivier, car leur père, ancien guide de montagne désormais nonagénaire, décline et commence à perdre la mémoire.
 
Ces retrouvailles font resurgir chez Isabelle les souvenirs douloureux d’un homme dur, irascible et imprévisible, dont, adulte, elle avait finit par fuir les mots blessants et la chape de plomb qu’il faisait peser sur leur famille. Mais ce passé commun qui, chez elle resté à vif, lui saute à la gorge à l’occasion de ce retour, est en train de se désagréger dans la mémoire de ce père qu’elle redoute tant de retrouver. Cet effacement n’en rend que plus vivace les hantises qui n’ont cessé d’empoisonner cet homme depuis que des faits terribles, tenus enfermés au plus secret de sa colère et de sa culpabilité, sont venus l’écraser de leur irrépressible fardeau.

Au taraudant questionnement adressé intérieurement à son père par Isabelle répondent alors enfin les révélations qui vont apporter l’apaisement et permettre à l’amour, in extremis, de trouver sa juste place. Il aura fallu son proche anéantissement dans l’oubli pour que la mémoire finisse par trouver les mots, brisant la malédiction du silence et de ses ravages souterrains, si compacts autour de certains faits honteux de l’Histoire. La douleur, même cachée, irradie. Elle se transmet de manière rampante, meurtrissant parfois plusieurs générations. Et si Olivier, en apparence plus serein, ne prend la parole qu’en dernier dans ce récit, ce n’est pas pour autant que, plus insidieusement impacté que sa soeur, il n’a pas lui aussi fait les frais de la douleur silencieuse de ses parents.

Modèle de concision et de retenue, ce roman d’une parfaite justesse est bouleversant. On le referme impressionné par la simplicité de son évidence sur un sujet aussi complexe. (4/5)

 

 

Citations : 

Je réalise combien c’est facile de partir, de tout laisser en plan, de tout laisser aux autres. Une valise, un sac à fermer, une porte à claquer, et c’est la vie devant soi. Jusqu’au moment où la précédente vous rattrape.

On n’oublie jamais ce qui nous a terrorisé, on tente juste de fermer la boîte, et ça ne marche jamais.

Nos corps, nos chairs nous trahissent avec le temps, seul demeure le regard, parfois étrangement enchâssé dans des traits qui ont glissé, fondu ou durci.

Me revient à l’instant en mémoire cet article de journal, lu il y a quelques semaines. Des Japonais, des Coréens, hommes et femmes, font corriger au laser les lignes de leurs mains. Entre esthétique et superstition. Faire corriger sa ligne de cœur, sa ligne de chance, sa ligne de vie. Quinze minutes suffisent, paraît-il, à dessiner un nouveau tracé. J’avais trouvé cela terrifiant autant que fascinant. Le pacte du docteur Faust revu à l’aune de la chirurgie esthétique. Et si cela suffisait à infléchir le destin ? Que faudrait-il céder en échange ?

Cent fois j’ai été sur le point de parler à Isabelle. Elle avait droit à cette histoire, c’est aussi la sienne. Et je me souvenais que j’avais promis, quoi que j’en pense. Ç’a été un poids accablant, une pierre sur les épaules, mais j’ai tenu. Je ne crois pas avoir eu raison. Cent fois j’ai voulu prendre cette responsabilité de rompre une promesse consentie pour apaiser un ultime départ, de la rompre en conscience, en liberté, mais chaque fois que je me trouvais au bord des mots, il y avait ces sensations de graviers dans la gorge, de plomb dans le cœur. Comme une main, posée sur mon bras, qui m’arrêtait. Il n’y a pas de jour où je ne me suis demandé si les promesses faites aux mourants étaient plus importantes que les blessures des vivants.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

lundi 21 juillet 2025

[Orsenna, Erik] Ces fleuves qui coulent en nous

 





J'ai aimé

 

Titre : Ces fleuves qui coulent en nous

Auteur : Erik ORSENNA

Parution : 2025 (Julliard)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

" De nouveau, je vous emmène en voyages. Mais cette fois, pas besoin de prendre l'avion ou le bateau.
Je vous invite tout près, au plus près.
Au cœur de votre cœur, au fil de votre sang et de vos larmes. Dans les mystérieuses citernes de votre cerveau.
Bienvenue dans les secrets les mieux gardés, nos parcs naturels intimes où œuvrent, sans relâche, d'innombrables micro-organismes. Sans oublier ces tout petits et palpitants espaces, ceux que nous qualifions, les yeux baissés et du fard aux joues, de "zones humides'.
Embarquons ensemble pour vingt mille lieues sur, sous et dans la peau.
Pour retrouver aussi musiques et légendes : elles aussi coulent en nous, elles aussi nous irriguent.
Vous vous demanderez peut-être quelle folie m'a pris de tant raconter.
En m'aventurant dans des domaines qui n'étaient pas les miens.
L'âge venu, je voulais remercier la vie.
Et comment remercier vraiment sans connaître ? "

E.O.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Professeur de matières premières, cofondateur de l'association internationale Initiatives pour l'avenir des grands fleuves, Érik Orsenna est membre de l'Académie française et ambassadeur de l'Institut Pasteur.

 

 

Avis :

Après La terre a soif et son tour du monde des grands fleuves, Erik Orsenna poursuit sa promenade curieuse, entre science et littérature, pour un autre type de géographie, celle des flux qui irriguent notre corps, nos pensées et nos émotions.

Curieux insatiable, l’auteur académicien a pris l’habitude de croiser les regards d’experts en un méticuleux travail d’enquête, avant d’en restituer un précipité de connaissances à mi-chemin de la vulgarisation scientifique et de la réflexion littéraire. Il use cette fois du formidable réseau de scientifiques auquel lui donne accès son rôle d’ambassadeur de l’institut Pasteur, pour une exploration pleines d’analogies de la dynamique des fluides – sang, larmes, salive…, mais aussi pensées et imagination – qui, comme l’eau sur la planète, abreuvent la vie dans l’incroyable galaxie que constitue notre corps.

Si l’ensemble, érudit, didactique et pimenté d’autant d’humour que d’intelligence, ne manque pas d’intérêt, nous transportant des errements de la connaissance aux découvertes les plus récentes, nous émerveillant de si formidables complexités anatomiques qu’elles se prêtent à toutes sortes d’images et réflexions tant poétiques que philosophiques, il n’empêche que, sautant très vite d’un sujet à l’autre, le texte ne parvient pas totalement, malgré les anecdotes et apartés tentant d’y mettre un peu de liant, à effacer chez le lecteur, d’une part une tenace et déroutante impression de décousu, d’autre part une certaine frustration de rester souvent sur sa faim.

Peut-être pas l’étape la plus aboutie du voyage vers la connaissance que nous propose l’auteur au gré de ses explorations les plus diverses, un ouvrage néanmoins de qualité, soigneusement documenté, enrichi de maintes réflexions pertinentes comme d’une poignée de bonnes adresses gastronomiques, où le savoir se fait accessible au plus grand bénéfice du lecteur. (3,5/5)

 

 

Citations :

Lors de la « petite circulation », le sang « bleu » est donc transmis de l’oreillette droite au ventricule droit, qui l’envoie aux poumons par une artère logiquement baptisée « pulmonaire ». Ainsi, le sang échangera son CO2 contre l’oxygène inspiré avant d’être renvoyé, redevenu rouge, vers l’oreillette gauche.   
Pour identifier ce double « mouvement », et pour rendre au cœur le rôle qu’il mérite, déterminant, il a fallu plus d’un millénaire. Onze siècles d’inlassable curiosité. Onze siècles d’avancées soudaines, précédant de longues stagnations, d’interminables obstinations dans des erreurs évidentes, interrompues subitement par un nouveau progrès. Suivre ce rythme, c’est prendre le pouls d’un autre « mouvement » vital, celui de la connaissance. Et mieux comprendre les causes de ses maladies comme le secret de sa bonne santé possible. 
Près d’un siècle et demi plus tôt, Christophe Colomb puis Vasco de Gama et Magellan avaient ouvert de nouvelles routes sur les mers. Maintenant, c’était au tour du sang de livrer les mystères de son parcours.


L’eau nous a été donnée, arrivée, un beau jour, on ne sait pas vraiment quand et encore moins venant d’où. Et depuis la nuit des temps, c’est la même eau qui circule. Je sais, cette vérité dérange, ou dégoûte, mais il faut t’y faire : nous buvons la pisse des dinosaures. 


De tout cours d’eau on cherche la source. Pour les larmes, certains ont évoqué le cerveau. Mais sans y croire. L’opinion générale, durant des millénaires, et y compris chez Léonard de Vinci, fut qu’elles venaient du cœur. Mais la vérité vint d’une allégorie. Elle rejoignait l’intuition des mystiques. Submergés par leurs visions de Dieu, nous savons qu’ils pleurent d’abondance. C’est le même Marin Cureau de La Chambre qui trouva les mots pour dire le mieux l’entièreté du mystère : « Les larmes sont le sang de l’âme. »


Dans la bibliothèque familiale, au moins cent volumes de la vieille collection des Contes et légendes occupaient la place centrale. C’est dans ce trésor que venait puiser notre mère chaque fois que se déclenchait chez nous une otite ou une grippe. Pour vaincre les microbes et les virus, elle faisait plus confiance à ces récits de vaillance qu’aux antibiotiques qui débutaient. Blotti dans ses bras, le petit malade s’endormait, bercé par ces hauts faits étrangers. Au matin, la plupart du temps il se réveillait guéri. Merci, les chevaliers de la Table ronde ! Merci à la renarde russe (sage-femme de métier) ! Merci aux korrigans de Bretagne ! 
C’est de ce temps-là que je tiens les légendes pour les plus fortes des eaux de vie.


Si parmi les fleuves qui coulent en nous, le plus porteur de vie est celui de la curiosité, le premier mal qui nous menace est celui d’une ignorance célébrée ou pire, peut-être, celui de ces « vérités alternatives », fabriquées sans rapport aucun avec le vrai, juste pour ne pas déranger le cours de nos habitudes et la répartition des richesses.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 19 juillet 2025

[Brunel, Philippe] Le cercle des obligés

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le cercle des obligés

Auteur : Philippe BRUNEL

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Automne 1968, dans une décharge des Yvelines, Stefan Markovic, homme à tout faire et doublure d’Alain Delon, est retrouvé mort, ligoté dans une housse de matelas, le visage détruit et une balle dans la nuque. Automne 1993, sur le parking d’une résidence, le long des marais salants de la presqu’île de Giens, Henri Diana, grande figure du Milieu varois, est assassiné. Vingt-cinq années, deux morts, et un peu de sable blanc de la côte d’Azur comme piste oubliée. 
Ainsi commence Le cercle des obligés, le roman vrai de Philippe Brunel. Son héros, un jeune journaliste sans pratique mais avide de s'élever, suit les pas d’un reporter de légende, Pierre Salberg, qui enquête sur la plus sulfureuse des affaires des années 70. Simple règlement de compte, crime d’honneur, vendetta personnelle, complot politique, le meurtre de Markovic soulève autant de fantasmes que d’énigmes. Et maintient, égare, blesse les êtres dans une connaissance impossible. 
On croise ici des ombres, le réalisateur Jean-Pierre Melville, dont le studio-maison s’enflamme ; Alain Delon, magnifique et provocateur ; Markovic, garde du corps, ami, amant de l'épouse de l'acteur ; des femmes de grande vie, des hommes de basse vertu, des chefs d’Etat ; et une France cinématographique, violente et trouble, entre Série noire et le Café de la jeunesse perdue.
A coup d’hypothèses, de rencontres et de choses vues, Philippe Brunel reconstitue l’histoire perdue derrière l’affaire Marcovic.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1956, Philippe Brunel est journaliste. Il est l’auteur, entre autres, de Vie et mort de Marco Pantani (Grasset, 2009), remarqué en France, best-seller en Italie ; de La Nuit de San Remo (Grasset, 2012), de Rouler plus vite que la mort (Grasset, 2018) et Laura Antonelli n’existe plus (Grasset, 2021).

 

Avis :

Il était  « secrétaire, garde du corps et doublure lumière » d’Alain Delon, mais aussi son ami et, bientôt, l’amant de sa femme Nathalie. Il fut retrouvé une balle dans la nuque et le visage fracassé dans une décharge des Yvelines. Aussitôt, ce fut l’emballement médiatique. Elimination vengeresse commanditée par l’acteur ? Ou initiative des truands qu’il fréquentait pour en faire un débiteur, un obligé ?

Ainsi démarre en octobre 1968 la trouble affaire Marković qui, entre rumeurs de parties fines avec des personnages politiques, chantages et même photographies truquées visant à compromettre Claude et Georges Pompidou, n’en finit pas de rebondir dans un parfum de scandale. Probablement la plus retentissante de l’après-guerre, l’enquête de police ne s’en est pas moins cassé les dents, laissant s’étendre jusqu’à nous des ombres que Philippe Brunel a entrepris de convier dans un roman vrai empreint de mélancolie.

Son rapport à la réalité à jamais brouillé par le trouble ressenti lorsque, enfant et croyant apercevoir Alain Delon et le réalisateur Jean-Pierre Melville dans une voiture américaine, il entendit les gens alentour s’exclamer « C’est lui, oui c’est bien lui ! C’est Jef Costello ! », autrement dit le personnage incarné par l’acteur dans un de ses films, le journaliste écrivain invite donc la réalité dans ce qui lui semble sa version la plus probable au coeur d’une fiction qui replonge dans l’affaire Marković tout autant qu’elle raconte une époque et une jeunesse perdue, celle d’un narrateur empruntant beaucoup à la mémoire de l’auteur.

C’est en fait une triple temporalité qui tend habilement le récit. Devenu journaliste aguerri à son tour, le narrateur tente de renouer les fils de l’enquête abandonnée trente ans plus tôt par un vieux briscard du journal, Pierre Salberg, qui l’avait alors engagé comme jeune assistant avant de disparaître. Son aîné s’intéressait alors à l’assassinat en 1993 d’un mafieux de la côte varoise, dont il soupçonnait qu’il avait aussi trempé dans l’affaire Marković. De 1968 aux années 1990 et à ce qu’il en reste aujourd’hui dans la mémoire de notre homme et des quelques témoins encore vivants, la réalité s’enveloppe si bien de brumes fantomatiques qu’elle n’est pas près de livrer ses mystères.

Se servant de la fiction pour mieux raconter une histoire vraie, l’auteur ne nous tient pas seulement suspendu au mystère d’un fait divers qui, en son temps, secoua la France entière. Ce que l’on retiendra plus encore ici, c’est sa façon toute modianesque d’observer avec mélancolie la lumière qui continue de nous parvenir de ce passé comme d’une étoile depuis longtemps éteinte, l’onde de plus en plus diffuse provoquée par une réalité coulant toujours plus profondément au fond de la mémoire et du temps passé : une manière qui convainc largement que, journaliste sportif de renom, Philippe Brunel gagne aussi à être connu comme écrivain. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Inutile de se mentir, la vie n’a pas l’épaisseur qu’on lui prête. Elle n’est rien d’autre qu’une longue conversation avec soi-même, qu’on ressasse à l’infini sous l’assaut des regrets, des malentendus, des chagrins qui perdurent sans parvenir à chasser les particules d’obscurité qui la recouvrent et l’empoussièrent. Notre volonté d’y voir clair ne mène qu’à de nouvelles impasses et ne fait que raviver en nous le sens du provisoire et de la perte. D’où un vague sentiment d’échec, d’enlisement familial et cette confusion qui me saisit quand je repense à ce séjour sur la Côte d’Azur, à ces temps lointains où je n’avais pas encore pris la mesure des choses. 


Avec ses autopsies sommaires, ses perquisitions bâclées, ses faux témoins, ses photomontages grossiers dont l’authenticité importait moins que l’usage qu’on leur prêtait (l’un d’eux confectionné par la presse à titre d’illustration montrant madame Pompidou au bras d’un Markovic à la tête encollée), l’instruction s’était peu à peu enlisée dans un bourbier fictionnel, une masse indiscernable, lacunaire d’intrigues sur fond de tripatouillage politique. Ça relevait, au choix, de l’imbroglio mafieux, d’un sac de nœuds à la Chandler ou, mieux encore, d’une grille de mots croisés noircie par une déclinaison entremêlée de personnalités, une star de cinéma et sa femme, des call-girls, un truand corse fiché au registre du grand banditisme, un garde du corps sans statut officiel, des ministres et hauts fonctionnaires en DS noires liés par un mensonge d’État, un candidat à l’Élysée et son épouse, des intermédiaires yougoslaves suspectés de travailler pour les services secrets. Tous ces gens s’étaient tour à tour inscrits, explicitement ou non, dans un alliage de rancœurs et d’infidélités, au générique de ce rébus faisandé puant la mauvaise conscience, l’autre face impensée du pouvoir et de la célébrité. Manquait l’essentiel : le nom du commanditaire, du meurtrier.


D’après les experts, un meurtrier commettrait une vingtaine d’erreurs par imprudence, vanité, encouragé par une petite voix intérieure, machiavélique, qui lui susurre « à quoi bon être le diable si tout le monde l’ignore ». Marcantoni avait pu céder à ce péché d’orgueil d’abandonner des indices, derrière lui, sciemment, pour revendiquer la paternité du meurtre, offrir ce sacrifice en gage de sa fidélité à l’acteur dont il chérissait jalousement l’amitié. Ou plus sournoisement, par une sorte de réflexe narcissique, pour l’inscrire dans le « cercle des obligés » et faire de lui son débiteur.


Les truands, bâilleurs de fonds des campagnes électorales, prospèrent d’autant mieux que les élus sont corrompus. Ils bâtissent des immeubles sur les ruines romaines du temple d’Aristée, volent, détournent des amphores.
Trois hommes masqués par des nez de cochon ont rossé à coups de batte de base-ball Ritondale qui renonce à se représenter au conseil général.
La veille du premier tour, Fargette est assassiné en Italie.
Hyères est en ébullition. Les explosions se succèdent avec la destruction du Sax, du Macama.
Les requins sont sur terre. Et plus rien n’étonne : ni les assassinats, ni les explosions, ni de voir le maire se déplacer avec sa propre police et nourrir des amitiés dans le milieu.