lundi 21 juillet 2025

[Orsenna, Erik] Ces fleuves qui coulent en nous

 





J'ai aimé

 

Titre : Ces fleuves qui coulent en nous

Auteur : Erik ORSENNA

Parution : 2025 (Julliard)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

" De nouveau, je vous emmène en voyages. Mais cette fois, pas besoin de prendre l'avion ou le bateau.
Je vous invite tout près, au plus près.
Au cœur de votre cœur, au fil de votre sang et de vos larmes. Dans les mystérieuses citernes de votre cerveau.
Bienvenue dans les secrets les mieux gardés, nos parcs naturels intimes où œuvrent, sans relâche, d'innombrables micro-organismes. Sans oublier ces tout petits et palpitants espaces, ceux que nous qualifions, les yeux baissés et du fard aux joues, de "zones humides'.
Embarquons ensemble pour vingt mille lieues sur, sous et dans la peau.
Pour retrouver aussi musiques et légendes : elles aussi coulent en nous, elles aussi nous irriguent.
Vous vous demanderez peut-être quelle folie m'a pris de tant raconter.
En m'aventurant dans des domaines qui n'étaient pas les miens.
L'âge venu, je voulais remercier la vie.
Et comment remercier vraiment sans connaître ? "

E.O.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Professeur de matières premières, cofondateur de l'association internationale Initiatives pour l'avenir des grands fleuves, Érik Orsenna est membre de l'Académie française et ambassadeur de l'Institut Pasteur.

 

 

Avis :

Après La terre a soif et son tour du monde des grands fleuves, Erik Orsenna poursuit sa promenade curieuse, entre science et littérature, pour un autre type de géographie, celle des flux qui irriguent notre corps, nos pensées et nos émotions.

Curieux insatiable, l’auteur académicien a pris l’habitude de croiser les regards d’experts en un méticuleux travail d’enquête, avant d’en restituer un précipité de connaissances à mi-chemin de la vulgarisation scientifique et de la réflexion littéraire. Il use cette fois du formidable réseau de scientifiques auquel lui donne accès son rôle d’ambassadeur de l’institut Pasteur, pour une exploration pleines d’analogies de la dynamique des fluides – sang, larmes, salive…, mais aussi pensées et imagination – qui, comme l’eau sur la planète, abreuvent la vie dans l’incroyable galaxie que constitue notre corps.

Si l’ensemble, érudit, didactique et pimenté d’autant d’humour que d’intelligence, ne manque pas d’intérêt, nous transportant des errements de la connaissance aux découvertes les plus récentes, nous émerveillant de si formidables complexités anatomiques qu’elles se prêtent à toutes sortes d’images et réflexions tant poétiques que philosophiques, il n’empêche que, sautant très vite d’un sujet à l’autre, le texte ne parvient pas totalement, malgré les anecdotes et apartés tentant d’y mettre un peu de liant, à effacer chez le lecteur, d’une part une tenace et déroutante impression de décousu, d’autre part une certaine frustration de rester souvent sur sa faim.

Peut-être pas l’étape la plus aboutie du voyage vers la connaissance que nous propose l’auteur au gré de ses explorations les plus diverses, un ouvrage néanmoins de qualité, soigneusement documenté, enrichi de maintes réflexions pertinentes comme d’une poignée de bonnes adresses gastronomiques, où le savoir se fait accessible au plus grand bénéfice du lecteur. (3,5/5)

 

 

Citations :

Lors de la « petite circulation », le sang « bleu » est donc transmis de l’oreillette droite au ventricule droit, qui l’envoie aux poumons par une artère logiquement baptisée « pulmonaire ». Ainsi, le sang échangera son CO2 contre l’oxygène inspiré avant d’être renvoyé, redevenu rouge, vers l’oreillette gauche.   
Pour identifier ce double « mouvement », et pour rendre au cœur le rôle qu’il mérite, déterminant, il a fallu plus d’un millénaire. Onze siècles d’inlassable curiosité. Onze siècles d’avancées soudaines, précédant de longues stagnations, d’interminables obstinations dans des erreurs évidentes, interrompues subitement par un nouveau progrès. Suivre ce rythme, c’est prendre le pouls d’un autre « mouvement » vital, celui de la connaissance. Et mieux comprendre les causes de ses maladies comme le secret de sa bonne santé possible. 
Près d’un siècle et demi plus tôt, Christophe Colomb puis Vasco de Gama et Magellan avaient ouvert de nouvelles routes sur les mers. Maintenant, c’était au tour du sang de livrer les mystères de son parcours.


L’eau nous a été donnée, arrivée, un beau jour, on ne sait pas vraiment quand et encore moins venant d’où. Et depuis la nuit des temps, c’est la même eau qui circule. Je sais, cette vérité dérange, ou dégoûte, mais il faut t’y faire : nous buvons la pisse des dinosaures. 


De tout cours d’eau on cherche la source. Pour les larmes, certains ont évoqué le cerveau. Mais sans y croire. L’opinion générale, durant des millénaires, et y compris chez Léonard de Vinci, fut qu’elles venaient du cœur. Mais la vérité vint d’une allégorie. Elle rejoignait l’intuition des mystiques. Submergés par leurs visions de Dieu, nous savons qu’ils pleurent d’abondance. C’est le même Marin Cureau de La Chambre qui trouva les mots pour dire le mieux l’entièreté du mystère : « Les larmes sont le sang de l’âme. »


Dans la bibliothèque familiale, au moins cent volumes de la vieille collection des Contes et légendes occupaient la place centrale. C’est dans ce trésor que venait puiser notre mère chaque fois que se déclenchait chez nous une otite ou une grippe. Pour vaincre les microbes et les virus, elle faisait plus confiance à ces récits de vaillance qu’aux antibiotiques qui débutaient. Blotti dans ses bras, le petit malade s’endormait, bercé par ces hauts faits étrangers. Au matin, la plupart du temps il se réveillait guéri. Merci, les chevaliers de la Table ronde ! Merci à la renarde russe (sage-femme de métier) ! Merci aux korrigans de Bretagne ! 
C’est de ce temps-là que je tiens les légendes pour les plus fortes des eaux de vie.


Si parmi les fleuves qui coulent en nous, le plus porteur de vie est celui de la curiosité, le premier mal qui nous menace est celui d’une ignorance célébrée ou pire, peut-être, celui de ces « vérités alternatives », fabriquées sans rapport aucun avec le vrai, juste pour ne pas déranger le cours de nos habitudes et la répartition des richesses.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 19 juillet 2025

[Brunel, Philippe] Le cercle des obligés

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le cercle des obligés

Auteur : Philippe BRUNEL

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Automne 1968, dans une décharge des Yvelines, Stefan Markovic, homme à tout faire et doublure d’Alain Delon, est retrouvé mort, ligoté dans une housse de matelas, le visage détruit et une balle dans la nuque. Automne 1993, sur le parking d’une résidence, le long des marais salants de la presqu’île de Giens, Henri Diana, grande figure du Milieu varois, est assassiné. Vingt-cinq années, deux morts, et un peu de sable blanc de la côte d’Azur comme piste oubliée. 
Ainsi commence Le cercle des obligés, le roman vrai de Philippe Brunel. Son héros, un jeune journaliste sans pratique mais avide de s'élever, suit les pas d’un reporter de légende, Pierre Salberg, qui enquête sur la plus sulfureuse des affaires des années 70. Simple règlement de compte, crime d’honneur, vendetta personnelle, complot politique, le meurtre de Markovic soulève autant de fantasmes que d’énigmes. Et maintient, égare, blesse les êtres dans une connaissance impossible. 
On croise ici des ombres, le réalisateur Jean-Pierre Melville, dont le studio-maison s’enflamme ; Alain Delon, magnifique et provocateur ; Markovic, garde du corps, ami, amant de l'épouse de l'acteur ; des femmes de grande vie, des hommes de basse vertu, des chefs d’Etat ; et une France cinématographique, violente et trouble, entre Série noire et le Café de la jeunesse perdue.
A coup d’hypothèses, de rencontres et de choses vues, Philippe Brunel reconstitue l’histoire perdue derrière l’affaire Marcovic.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1956, Philippe Brunel est journaliste. Il est l’auteur, entre autres, de Vie et mort de Marco Pantani (Grasset, 2009), remarqué en France, best-seller en Italie ; de La Nuit de San Remo (Grasset, 2012), de Rouler plus vite que la mort (Grasset, 2018) et Laura Antonelli n’existe plus (Grasset, 2021).

 

Avis :

Il était  « secrétaire, garde du corps et doublure lumière » d’Alain Delon, mais aussi son ami et, bientôt, l’amant de sa femme Nathalie. Il fut retrouvé une balle dans la nuque et le visage fracassé dans une décharge des Yvelines. Aussitôt, ce fut l’emballement médiatique. Elimination vengeresse commanditée par l’acteur ? Ou initiative des truands qu’il fréquentait pour en faire un débiteur, un obligé ?

Ainsi démarre en octobre 1968 la trouble affaire Marković qui, entre rumeurs de parties fines avec des personnages politiques, chantages et même photographies truquées visant à compromettre Claude et Georges Pompidou, n’en finit pas de rebondir dans un parfum de scandale. Probablement la plus retentissante de l’après-guerre, l’enquête de police ne s’en est pas moins cassé les dents, laissant s’étendre jusqu’à nous des ombres que Philippe Brunel a entrepris de convier dans un roman vrai empreint de mélancolie.

Son rapport à la réalité à jamais brouillé par le trouble ressenti lorsque, enfant et croyant apercevoir Alain Delon et le réalisateur Jean-Pierre Melville dans une voiture américaine, il entendit les gens alentour s’exclamer « C’est lui, oui c’est bien lui ! C’est Jef Costello ! », autrement dit le personnage incarné par l’acteur dans un de ses films, le journaliste écrivain invite donc la réalité dans ce qui lui semble sa version la plus probable au coeur d’une fiction qui replonge dans l’affaire Marković tout autant qu’elle raconte une époque et une jeunesse perdue, celle d’un narrateur empruntant beaucoup à la mémoire de l’auteur.

C’est en fait une triple temporalité qui tend habilement le récit. Devenu journaliste aguerri à son tour, le narrateur tente de renouer les fils de l’enquête abandonnée trente ans plus tôt par un vieux briscard du journal, Pierre Salberg, qui l’avait alors engagé comme jeune assistant avant de disparaître. Son aîné s’intéressait alors à l’assassinat en 1993 d’un mafieux de la côte varoise, dont il soupçonnait qu’il avait aussi trempé dans l’affaire Marković. De 1968 aux années 1990 et à ce qu’il en reste aujourd’hui dans la mémoire de notre homme et des quelques témoins encore vivants, la réalité s’enveloppe si bien de brumes fantomatiques qu’elle n’est pas près de livrer ses mystères.

Se servant de la fiction pour mieux raconter une histoire vraie, l’auteur ne nous tient pas seulement suspendu au mystère d’un fait divers qui, en son temps, secoua la France entière. Ce que l’on retiendra plus encore ici, c’est sa façon toute modianesque d’observer avec mélancolie la lumière qui continue de nous parvenir de ce passé comme d’une étoile depuis longtemps éteinte, l’onde de plus en plus diffuse provoquée par une réalité coulant toujours plus profondément au fond de la mémoire et du temps passé : une manière qui convainc largement que, journaliste sportif de renom, Philippe Brunel gagne aussi à être connu comme écrivain. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Inutile de se mentir, la vie n’a pas l’épaisseur qu’on lui prête. Elle n’est rien d’autre qu’une longue conversation avec soi-même, qu’on ressasse à l’infini sous l’assaut des regrets, des malentendus, des chagrins qui perdurent sans parvenir à chasser les particules d’obscurité qui la recouvrent et l’empoussièrent. Notre volonté d’y voir clair ne mène qu’à de nouvelles impasses et ne fait que raviver en nous le sens du provisoire et de la perte. D’où un vague sentiment d’échec, d’enlisement familial et cette confusion qui me saisit quand je repense à ce séjour sur la Côte d’Azur, à ces temps lointains où je n’avais pas encore pris la mesure des choses. 


Avec ses autopsies sommaires, ses perquisitions bâclées, ses faux témoins, ses photomontages grossiers dont l’authenticité importait moins que l’usage qu’on leur prêtait (l’un d’eux confectionné par la presse à titre d’illustration montrant madame Pompidou au bras d’un Markovic à la tête encollée), l’instruction s’était peu à peu enlisée dans un bourbier fictionnel, une masse indiscernable, lacunaire d’intrigues sur fond de tripatouillage politique. Ça relevait, au choix, de l’imbroglio mafieux, d’un sac de nœuds à la Chandler ou, mieux encore, d’une grille de mots croisés noircie par une déclinaison entremêlée de personnalités, une star de cinéma et sa femme, des call-girls, un truand corse fiché au registre du grand banditisme, un garde du corps sans statut officiel, des ministres et hauts fonctionnaires en DS noires liés par un mensonge d’État, un candidat à l’Élysée et son épouse, des intermédiaires yougoslaves suspectés de travailler pour les services secrets. Tous ces gens s’étaient tour à tour inscrits, explicitement ou non, dans un alliage de rancœurs et d’infidélités, au générique de ce rébus faisandé puant la mauvaise conscience, l’autre face impensée du pouvoir et de la célébrité. Manquait l’essentiel : le nom du commanditaire, du meurtrier.


D’après les experts, un meurtrier commettrait une vingtaine d’erreurs par imprudence, vanité, encouragé par une petite voix intérieure, machiavélique, qui lui susurre « à quoi bon être le diable si tout le monde l’ignore ». Marcantoni avait pu céder à ce péché d’orgueil d’abandonner des indices, derrière lui, sciemment, pour revendiquer la paternité du meurtre, offrir ce sacrifice en gage de sa fidélité à l’acteur dont il chérissait jalousement l’amitié. Ou plus sournoisement, par une sorte de réflexe narcissique, pour l’inscrire dans le « cercle des obligés » et faire de lui son débiteur.


Les truands, bâilleurs de fonds des campagnes électorales, prospèrent d’autant mieux que les élus sont corrompus. Ils bâtissent des immeubles sur les ruines romaines du temple d’Aristée, volent, détournent des amphores.
Trois hommes masqués par des nez de cochon ont rossé à coups de batte de base-ball Ritondale qui renonce à se représenter au conseil général.
La veille du premier tour, Fargette est assassiné en Italie.
Hyères est en ébullition. Les explosions se succèdent avec la destruction du Sax, du Macama.
Les requins sont sur terre. Et plus rien n’étonne : ni les assassinats, ni les explosions, ni de voir le maire se déplacer avec sa propre police et nourrir des amitiés dans le milieu.


 

jeudi 17 juillet 2025

[Laski, Marghanita] La méridienne

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La méridienne 
           (The Victorian chaise-longue)

Auteur : Marghanita LASKI

Traduction : Agnès DESARTHE

Parution : 1953 en anglais,
                  2025 en français (L'Olivier)    

Pages : 168 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le printemps déploie sa splendeur sur la maison au bord d’un canal où vivent Melanie Langdon, son mari et leur nouveau-né. Elle est une épouse typique des années 1950, discrète, dévouée. Quittant enfin son lit après une longue maladie, Melanie trouve refuge sur une méridienne achetée dans une brocante. L’objet est étrange, presque disgracieux, il est pourtant doux de s’y blottir. Encore un peu de repos, et elle sera sur pieds… Elle s’endort.
Quand elle se réveille, elle ne reconnaît rien. Ni les lieux ni les gens. Nous sommes en 1864 ; elle s’appelle désormais Milly Baines. En son for intérieur, Melanie Langdon est toujours là, tentant à tout prix de sortir de ce cauchemar éveillé.
Brillant et addictif, ce roman à la portée féministe est une révélation.

 

Un mot sur l'auteur :

Marghanita Laski (1915-1988) fut une femme de lettres britannique, également journaliste et femme de radio. Elle a abondamment contribué au Oxford English Dictionary. Dans les années 60, elle a été critique de science fiction pour l'Observer.

 

 

Avis :

Traduit par Agnès Desarthe, paraît pour la première fois en français un court ouvrage écrit en 1953 par Marghanita Laski (1915 – 1988), romancière et biographe anglaise, notamment de Jane Austen, qui apporta une contribution exceptionnelle à l’Oxford English Dictionary, un dictionnaire historique s’adressant principalement aux linguistes. Sa narration en forme de cauchemar dénonce la condition féminine des années 1950 par une habile transposition renvoyant à une situation semblable à l’époque victorienne.

C’est une méridienne, un meuble victorien plutôt hideux mais objet d’un inexplicable coup de coeur dans une brocante, qui sert de mécanisme au récit en assurant l’articulation entre deux lieux, deux époques et deux jeunes femmes. La plus contemporaine, Melanie Langdon, vit dans les années 1950 avec son mari, dans une maison cossue rénovée dans un ancien quartier ouvrier en bordure de canal. Privée de son nourrisson par la maladie pulmonaire qui l’oblige depuis des mois à garder le lit pour un repos des plus stricts, cette jeune maman est enfin autorisée à la chaise longue, en l’occurrence à inaugurer la méridienne chinée juste avant sa maladie. Mais sa joie est de courte durée. Lorsqu’elle s’éveille de sa sieste, elle se retrouve transplantée dans la peau et dans la tête d’une autre tuberculeuse, Milly Baines, probablement dans la même maison alors empuantie par le canal, en 1864.

Commence le récit cauchemardesque d’une expérience étrange, à se débattre dans la panique d’une situation de dédoublement qui fait vivre à l’héroïne aussi bien les émotions de Melanie que de Milly. Saisissant peu à peu la situation de Milly, bien plus malade et traitée comme une réprouvée pour ce qu’elle devine d’une liberté prise la jetant plus bas que terre aux yeux de son entourage, Melanie l’épouse discrète et dévouée au point de « se façonner » pour «  devenir ce que son homme veut qu’elle soit »« Comme tu es intelligent, mon chéri », dit Melanie avec adoration. « Je me sens si bête par rapport à toi. » « Mais c’est ainsi que je t’aime », répondit Guy –, elle qui acceptait avec tant de bonne grâce de laisser le contrôle de sa vie à son époux et à son médecin, prend soudain conscience, non seulement de l’injustice de la condition féminine, mais aussi de l’incongruité de sa soumission alors qu’un siècle plus tôt, des femmes comme Milly, en osant bien davantage, s’avéraient finalement plus modernes qu’elle.

Avec son mélange de cauchemardesque tension fantastique et de charme un rien désuet évoquant de manière surprenante à la fois Stephen King et Jane Austen, La méridienne est un roman aussi captivant qu’habilement construit. Dans cette histoire où tous les doutes sont permis – Cauchemar ? Dédoublement de personnalité ? –, surnage une certitude : celle d’une farouche dénonciation de la condition féminine et de la soumission, encore largement consentie dans les années 1950, à la toute puissance des hommes. (4/5)

 

Citation :

– Comme tu es intelligent, mon chéri, dit Melanie avec adoration. Je me sens si bête par rapport à toi. 
– Mais c’est ainsi que je t’aime », répondit Guy. Et c’est l’exacte vérité, songea le Dr Gregory en les observant. Pourtant, Melanie n’est pas l’idiote qu’il imagine qu’elle est, loin s’en faut, c’est simplement une créature purement féminine qui se façonne elle-même afin de devenir ce que son homme veut qu’elle soit. Non que je la qualifierais d’intelligente, rusée serait plus juste (…)

 

mardi 15 juillet 2025

[Baldysz, Martin] Cairns

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Cairns (Vardane)

Auteur : Martin BALDYSZ

Traduction : Marina HEIDE 

Parution : 2022 en norvégien,
                  2025 en français (Paulsen)    

Pages : 128 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un roman crépusculaire au bord du vide, où le moindre faux pas peut coûter la vie.
À l’aube du XXe siècle, deux tragédies frappent un paisible village norvégien : le meurtre d’un homme et la disparition d’une fille de ferme. Un an plus tard, les recherches menées dans la montagne pour retrouver Kirsten restent infructueuses. Pourtant, les portes des chalets d’alpage ont été forcées. Les villageois racontent que des cris viennent de là-haut : Kirsten demande à voir le pasteur.
Le jeune Sebastian Ribe, fraîchement arrivé du Danemark, accepte d’aller à la rencontre de la disparue. Il a besoin de l’aide de Reidar Skåren pour s’aventurer dans ce monde minéral, agité par des vents contraires, où la brume et la neige brouillent les repères. Au milieu de cette nature sauvage où la moindre pierre semble vous épier, les cairns sont-ils la meilleure façon de rester sur le droit chemin ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Martin Baldysz est romancier. Il vit au cœur de la nature dans une ferme de l’ouest Norvégien. Cairns a reçu un excellent accueil critique.

 

 

Avis :

Auteur en vue en Norvège, Martin Baldysz est pour la première fois traduit en français avec ce court roman, presque une nouvelle, au mystère étrangement ensorcelant.

Aussi rêche et rustique que le paysage de landes et de marais qui frissonne sans défense au pied de montagnes encapuchonnées de neige et de brumes, la vie dans ce coin retiré de Norvège, peut-être au début du siècle dernier ou bien avant encore puisque rien ne semble y avoir changé depuis des lustres, tire durement sa subsistance, soit de la pêche loin sur les flots furieux, soit, entre village et alpage, de l’élevage de moutons. 

Habitué à vivre seul avec ses bêtes et le secours de la bouteille, Reidar reçoit un jour la visite surprise du pasteur Ribe. La rumeur courant que Kirsten, la bergère enfuie il y a un an de cela en laissant derrière elle le corps criblé de coups de couteau d’un chasseur, aurait été aperçue vers les crêtes réclamant, elle ou son fantôme – au village l’on parle d’une huldra, créature surnaturelle qui hante les croyances locales, car comment cette fille que l’on avait longtemps cherchée sans la trouver aurait-elle bien pu survivre à un hiver en montagne ? –, les services d’un pasteur, l’homme vient le solliciter pour lui servir de guide en montagne. 

Commence un étrange voyage vers les hauteurs, des contrées vides et inhospitalières, mais comme habitées par une présence invisible semblant attirer les deux hommes à travers vents et brouillards de plus en plus désorientants, entre pentes et ravins balisés de mystérieux cairns, ces empilements de pierres disposés pour marquer un lieu de passage. A mesure que leur progression désormais éperdue et aveugle se fait de plus en plus risquée, la tension et l’angoisse s’intensifient dans une ambiance qui n’a plus rien d’humain et qui, selon le tempérament et les fantasmes de l’un ou de l’autre, s’emparant de leur imagination comme de la nôtre alors que la violence des conditions en montagne se fait propice à la résurrection d’ancestrales croyances, s’habille de mysticisme ou fleure le maléfice. 

L’irrationnel s’en mêlant, la narration se teinte de fantastique, laisse augurer la clarté d’un dénouement, mais, jouant de nos incertitudes, referme la trouée dans le brouillard sur le mystère de nouvelles ombres mortifères. A chacun donc de se débrouiller avec ses doutes et ses questions, quand la peur sur fond de vieilles légendes norvégiennes réveille superstitions et croyances archaïques, réel et surnaturel s’entremêlent de manière inextricable, transformant en noir vertige ce qui commençait comme un polar rural teinté d’aventure.

Mêlant subtilement l’irrationnel au réel pour une évocation puissante et poétique de l’effet des paysages désolés de la montagne norvégienne sur les mentalités qui y vivent accrochées, Martin Baldysz réussit en très peu de pages un récit singulier et envoûtant, au mystère aussi insondable que les peurs et les mythes nés de la violence des conditions de vie en ces lieux. Comme si, quoi qu’il arrive et quelle que soit l’époque, l’homme, en animal superstitieux, ne pouvait échapper longtemps aux archaïques sortilèges associés à cette terre et à ces paysages éreintants. (4/5)

 

Citation :

Le brouillard se posait sur le paysage aride et rougeâtre qui s’étendait devant lui. Reidar prit peur devant cette brume lourde et épaisse. Une nappe blanche qui se dirigeait doucement vers eux. Un mur vivant qui engloutissait la montagne. Un frisson glacial le parcourut au milieu de ce monde blanc, déserté, où tout était pétrifié.

 

dimanche 13 juillet 2025

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 3 - Un avenir radieux

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Un avenir radieux

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2025 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

«  Je viens sauver quelqu’un, se répétait-il, et maintenant qu’il se trouvait à deux heures de Prague, il sentait monter en lui une vive anxiété. » 
Une échappée belle de Paris à Prague, d’un studio de radio à des ruelles hostiles, d’un cachot glacé à une académie de billard, d’une école de bonnes sœurs aux bureaux obscurs de la République.
Chacun des Pelletier, à son heure, devra choisir entre son intérêt et son devoir, et pour certains entre la raison du cœur et  la raison d’État. Un dilemme parfois déchirant, sauf pour le chat Joseph, qui lui a choisi depuis longtemps.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman.

 

 

Avis :

Après le Grand Monde et Le silence et la colère, Pierre Lemaitre poursuit sa tétralogie consacrée aux Trente Glorieuses avec un volet encore une fois malicieusement au carrefour des genres littéraires, puisqu’à la saga familiale et à la fresque sociale, il vient ajouter les ingrédients du roman d’espionnage pour évoquer le tournant des années 1960. L’on retrouve donc la famille Pelletier sur fond de guerre froide, de menace nucléaire, mais aussi d’une prospérité si bien convaincue de ses rêves de progrès qu’elle ignorera encore longtemps les vilaines graines, qu’à grands coups d’insecticides ou de violences sexuelles sur mineurs, elle est en train de semer pour notre monde contemporain.

Peu importe que l’on ait lu ou pas les tomes précédents, l’on se (re)familiarise très vite et avec plaisir avec les personnages de ce feuilleton à la mécanique bien huilée. Rentré en France après avoir vendu sa savonnerie beyrouthine, Louis, le patriarche des Pelletier, voit sa santé décliner et ses descendants prendre des chemins qui le laissent parfois perplexe. Ses fils ont pour leur part atteint la maturité, même si, mal marié avec l’épouvantable Geneviève, Jean l’entrepreneur reste secrètement la proie de ses frustrations et de ses démons criminels.

Ses tribulations d’éternel loser n’ont toutefois rien à envier à celles de son frère nettement plus affirmé. Toujours journaliste pour un quotidien, François doit affronter pour sa part le muselage des médias depuis qu’il a contribué à créer le premier magazine d’information à la télévision française. Amené à se rendre à Prague pour un reportage, une nouvelle salve de dilemmes moraux l’assaille lorsqu’il se retrouve activement impliqué dans une opération de contre-espionnage.

Mais, tout à ses préoccupations, cette génération passe totalement à côté de celles de ses enfants, en tête desquels la petite Colette qu’entre son désespoir pour ses ruches ravagées par les insecticides de l’agriculteur voisin et le secret dévastateur qu’elle n’a d’autre possibilité que de cadenasser au plus profond d’elle-même, l’on pressent déjà future championne de l’écologie et des droits des femmes dans le prochain tome.

Avec son titre ironique et sa radiographie de la société des Trente Glorieuse à la lumière de notre époque, cet épisode plein d’action de la saga Pelletier réussit une nouvelle fois à combiner le divertissement accessible à tous avec le roman social et politique, ici finement annonciateur des catastrophes qui nous concernent aujourd’hui. Tout à son plaisir, le lecteur acceptera bien volontiers la démarche, complice des « deux ou trois circonstances invraisemblables [maintenues] par respect pour la vérité » et annoncées en exergue par cette citation de Victor Hugo. (4/5)

 

 

Citations :

L’époque se faisait fébrile. L’angoisse nucléaire se dirigeait vers son apogée. La doctrine de la dissuasion s’accompagnait d’un surarmement nucléaire auquel les populations assistaient avec anxiété. On attendait des espions des deux camps des informations sur les capacités de l’adversaire, les défenses antimissiles, les sites de production d’armes, le Journal du soir, pour ne parler que de lui, publiait des articles du type : « Comment se protéger en cas d’attaque atomique », voire : « La peur de l’apocalypse nucléaire hante les familles françaises », il y avait beaucoup de travail dans les services de renseignement internationaux.


— Non, Arthur, cette fois, je ne vais pas t’écouter. Pendant des mois nous avons joué le jeu sans en discuter les règles. On ne s’autorise pas, à la télévision, le dixième de ce qu’on pratique tous les jours au Journal. Or, notre position est forte, notre émission est attendue et regardée, le ministère ne pourra pas la supprimer sans s’expliquer…
— Il ne supprimera rien, dit Baron, nous serons simplement remplacés.
— Tu penses ? Arthur Denissov, le directeur du plus grand quotidien national, sera purement et simplement remplacé ? Tu plaisantes ?
— Ça n’est pas comme ça que les choses se passent, dit Denissov.
Ce fut une révélation pour François.
— Tu as raison ! Le gouvernement n’a même pas besoin de nous demander de retirer ce qui le dérange, nous le faisons de nous-mêmes ! Parce que nous sommes d’accord ! Nous pensons que notre mission n’est pas seulement d’informer mais d’informer sans désagrément pour ceux qui nous autorisent à le faire.


 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 11 juillet 2025

[Shimazaki, Aki] Ajisaï

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Ajisaï

Auteur : Aki SHIMAZAKI

Parution : 2025    

Editeur : Actes Sud

Pages : 176 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Shôta est étudiant en littérature et rêve de devenir écrivain. Lorsqu’il apprend que sa famille, qui l’a toujours aidé, se heurte à des difficultés financières, il doit chercher une solution pour subvenir seul à ses besoins. Alors qu’il se résout à cumuler les emplois, se présente à lui la chance inespérée d’occuper une dépendance de la maison de campagne d’un couple marié. C’est là qu’il rencontre madame Oda, la propriétaire, musicienne troublante avec qui il va retrouver le goût du piano – une rencontre digne des plus beaux romans d’amour.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née au Japon, Aki Shimazaki vit à Montréal depuis 1991.
La première pentalogie, Le Poids des secrets, comprend Tsubaki (prix Hervé Foulon – Un livre à relire 2021), Hamaguri (prix Ringuet), Tsubame, Wasurenagusa (prix Canada Japon) et Hotaru (prix littéraire du Gouverneur général du Canada).
Son deuxième cycle romanesque, Au cœur du Yamato, est composé de Mitsuba, Zakuro, Tonbo, Tsukushi et Yamabuki (prix Asie de l’Association des écrivains de langue française – ADELF).
Le troisième cycle, L’Ombre du chardon, comporte Azami, Hôzuki, Suisen, Fuki-no-tô et Maïmaï.
Son nouveau cycle, Une clochette sans battant, débuté avec Suzuran (2020 ; prix Canada Japon), Sémi (2021) et No-no-yuri (2022), se poursuit avec Niré (2023) et Urushi (2024).
Tous ses romans peuvent se lire individuellement, ou dans le désordre au sein d’une pentalogie, et forment une œuvre singulière, publiée dans son intégralité par Actes Sud.

 

 

Avis :

D’origine japonaise et installée au Canada, Aki Shimazaki entame avec Ajisaï sa cinquième pentalogie, toujours écrite en français. Sous ce titre signifiant Hortensia et symbolisant l’amour d’une femme, elle aborde avec sa sobriété et sa poésie habituelles de nombreux traits typiques de la société japonaise, tout en développant un thème des plus universels.

Le motif central est classique, c’est sa déclinaison particulière, comme une variation contemporaine et locale illustrant son intemporalité archétypale, qui fait la saveur et la valeur de cette histoire. Aspirant écrivain, Shôta l’étudiant en littérature hésite d’autant plus à poursuivre jusqu’au doctorat des études onéreuses ne débouchant que sur de rares et prestigieux postes en université, que la faillite de son père, jusqu’ici prospère propriétaire d’un grand magasin, le contraint à s’autofinancer. Par chance, il décroche, en complément de ses heures le soir dans une librairie, un emploi de house-sitting lui garantissant le gîte sur la propriété de campagne d’un couple fortuné. Mais voilà que sa rencontre avec la maîtresse des lieux, la belle et malheureuse en ménage madame Oda, vient troubler leurs sentiments à tous deux, déclenchant une passion fleurant l’interdit et la tragédie.

D’une trompeuse simplicité, le récit tire sa subtilité des mille et infinies nuances qui, par petits et précis coups de pinceaux, laissent apercevoir la profondeur des non-dits sous la surface à la poésie un peu froide d’une narration consacrée avant tout aux actes et comportements observables. Dans cette peinture japonaise, pas de démonstrations émotives, mais des protagonistes faisant simplement face, sans se plaindre ni se rebeller, à l’invisible mais omniprésent maillage des attentes et des contraintes sociales. Pourtant, les difficultés et la détresse psychologique foisonnent à tous les niveaux, qu’il s’agisse de la crise économique et de la honte de la faillite, de l’hyper-compétition dans un système éducatif coûteux ne garantissant pas forcément de débouchés, de la tentation du suicide en cas d’échec et de la difficulté des femmes à vivre libres et indépendantes. C’est ainsi que cette histoire que l’on pourrait à tort juger plutôt convenue et sans surprise finit par dessiner en filigrane, dans la chair et dans l’âme de ses personnages, l’envers de la société japonaise contemporaine, le conservatisme de ses traditions et son écrasante pression sociale.  

Après les émotions conflictuelles du jeune Shôta, déchiré entre l’intensité de ses sentiments et le respect des convenances, l’on attendra avec impatience le point de vue des autres caractères, dont cette femme en quête d’émancipation, l’auteur nous ayant accoutumés à décliner la même histoire sous différents angles au fil des tomes, par ailleurs abordables indépendamment les uns des autres, de ses pentalogies. (4/5)

 

Citation :

Mon frère, toujours cynique, m’a averti : “Rien n’est plus cher que ce qui est gratuit.” 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

 


mercredi 9 juillet 2025

[Oates, Joyce Carol] Flint Kill Creek


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Flint Kill Creek

Auteur : Joyce Carol OATES

Traduction : Christine AUCHE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024
                  en français en 2025 
                  (Philippe Rey)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au travers de douze nouvelles, toutes plus troublantes les unes que les autres, Joyce Carol Oates explore rêves et réalités.
Dans « Flint Kill Creek », une jeune femme tombe amoureuse d’un étudiant impénétrable. Cette relation étrange et malsaine la mènera sur les rives d’un ruisseau tumultueux tandis que le couple s’engage dans une excursion solitaire.
Venue pour une simple prise de sang, une femme d’âge mûr se voit offrir un verre par le mystérieux laborantin qui a pris soin d’elle (« Le laborantin »). Une veuve dort d’un sommeil de plomb dans son manoir, rêvant au mercenaire commandité par la famille de son défunt mari pour la tuer (« L’héritière. Le mercenaire »). Une autre, remariée, lutte avec ses rêves horrifiques de sangsues et la possible hostilité de son nouvel époux (« Amours tardives »). Un chercheur surmené oublie son bébé on ne sait où (« Jour de semaine »). Ou encore un homme, obsédé par une date cruciale non identifiée, marquée de trois astérisques dans son calendrier, plonge dans son passé (« *** »).
Du suspense, des personnages tourmentés face à des situations d’extrême vulnérabilité et des dénouements toujours inattendus : du grand Joyce Carol Oates.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Membre de l’Académie américaine des arts et des lettres, titulaire de multiples et prestigieuses récompenses littéraires, parmi lesquelles le National Book Award, Joyce Carol Oates occupe depuis longtemps une place au tout premier rang des écrivains contemporains. Elle est l’autrice de nombreux recueils de nouvelles, récits et romans, dont Les Chutes (prix Femina étranger en 2005), Mudwoman (meilleur livre étranger en 2013 pour le magazine Lire), et Boucher.

 

 

Avis :

Ses romans, nouvelles, essais, pièces de théâtre et poèmes valent à la prolifique Joyce Carol Oates de compter parmi les plus grands écrivains américains contemporains et d’être régulièrement citée pour le prix Nobel de littérature. Publiées au fil des ans dans des magazines, les douze nouvelles de ce recueil tendent au lecteur les chausse-trappes de leur narration à double-fond, là où, dans l’incertitude et l’ambiguïté, le pire de la folie humaine se laisse entrevoir sous le masque de la banalité la plus ordinaire.

Du nom d’un ruisseau imaginaire charriant ses eaux fangeuses et polluées à travers l’Etat de New York pour mourir dans le lac Ontario, la première nouvelle donne le ton, en même temps que son titre évocateur de meurtre, à un courant d’histoires toutes plus troubles les unes que les autres, laissant apercevoir, telles des ombres menaçantes au fond de l’eau – véritables ou fantasmées, l’on n’est jamais certain –, l’insaisissable monstruosité tapie dans la nature humaine. Dans cette histoire inaugurale, malaise et perplexité s’installent dès l’incipit. Cette rivière alors presque asséchée, au bord de laquelle le narrateur aime tant se promener, est pourtant capable de furie, comme le jour où elle a emporté un corps jusqu’à l’Atlantique. Il s’agissait d’une certaine Inga, étudiante albinos. Lui, jeune homme déscolarisé hantant les abords de la fac, possiblement issu d’une enfance maltraitée, lui vouait un amour que ses mots de plus en plus glaçants trahissant le névropathe auréolent aussitôt d’un halo de danger dans l’esprit du lecteur. Pourtant, meurtre ou accident, le récit laisse planer le doute d’une allusion à l’autre, n’offrant pour seule certitude que l’imprévisibilité d’un déséquilibré mental.

Avec une ironie conférant une touche de sadisme à ses implacables portraits psychologiques, l’auteur aligne les histoires trempées dans une incertitude qu’elle s’emploie à ne jamais lever, jouant à rendre changeantes nos perceptions jusqu’à la dernière phrase pour souvent ouvrir alors d’autres abîmes encore. Violences domestiques, toxicité masculine, ambitions dévastatrices, haines et jalousies dans les familles ou entre collègues, envies de meurtre et possibles passages à l’acte, enfin cauchemars et folles pulsions pour autant de volcans secrets plus ou moins actifs au sein de chacun : le pire n’est jamais sûr mais toujours possible dans ces histoires d’une noirceur cruelle où, s’il ne l’emporte pas toujours au grand jour, le mal n’en fermente pas moins au plus intime des rancoeurs et des névroses.

Toujours sur la brèche à la merci du nouveau détail qui fera rebondir ses incertitudes, le lecteur ne pourra qu’admirer un tel art narratif assorti d’une psychologie des plus fines débouchant sur une représentation ambiguë d’une nature humaine aux prises avec ses pulsions et ses secrètes zones d’ombre. (4/5)

lundi 7 juillet 2025

[Lapierre, Alexandra] L'ardente et très secrète Miles Franklin

 

 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'ardente et très secrète Miles Franklin

Auteur : Alexandra LAPIERRE

Parution : 2025 (Flammarion)

Pages : 512 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Australie, 1901 : Miles Franklin, vingt ans, fille de fermiers du bush, parvient contre vents et marées à faire publier son premier roman, un texte remarquable d’insolence et de fougue, qui connaît un immense succès dans le monde anglo-saxon. Alors qu’elle cherche à garder l’anonymat sous un pseudonyme masculin, son identité est révélée et les préjugés misogynes de son époque la heurtent au plus profond.
C’est seule et sans le sou qu’elle s’embarque pour l’Amérique, où l’attend une vie de luttes au service des plus faibles et d’engagements féministes. Elle y noue mille amitiés avec des personnalités d’une stupéfiante modernité, et des amours tourmentés.
Mais jamais Miles Franklin n’abandonne sa passion d’écrire ni ne renonce à ses rêves de gloire.
Folle d’une liberté durement conquise, guidée par sa générosité et son sens de l’humour, elle connaîtra de multiples aventures à travers l’Europe, avant de retrouver sa terre natale et de tenir une formidable revanche, en jouant un dernier tour aux critiques qui disaient sa verve tarie et son génie disparu.
Miles Franklin est aujourd’hui l’écrivaine la plus célèbre des Antipodes. Durant ses quatre ans d’enquête, Alexandra Lapierre l’a suivie sur tous les théâtres de son exceptionnel destin.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Alexandra Lapierre s’attache à mettre en lumière les destins inouïs de femmes oubliées par l’Histoire.
Elle est notamment l’auteur de Fanny Stevenson, Grand Prix des Lectrices de Elle ; d’Artemisia, Prix XVIIe siècle et « Book of the Week » de la BBC ; de Je te vois reine des quatre parties du monde, Prix Historia du meilleur roman historique ; et de Moura, Grand Prix de l’Héroïne Madame Figaro. Ses livres sont traduits dans une vingtaine de pays.

 

 

Avis :

Dernière en date des femmes d’exception que l’Histoire n’a pas convié à son panthéon mais qu’Alexandra Lapierre fait revivre dans ses excellentes biographies, Miles Franklin et son destin hors norme de 1879 à 1954 frappent par leur avance sur leur temps.

Fille de fermiers pauvres du bush australien, Stella Maria Sarah Miles Franklin rejette très tôt le destin d’« esclave domestique » que les conventions sociales, à travers le mariage, la maternité et l’obédience à un mari, promettent aux femmes de son époque. Lorsqu’à vingt ans, elle parvient à faire publier un premier roman rebelle et impétueux sous un pseudonyme masculin, le succès est fulgurant mais s’assortit bientôt d’un scandale local si assassin et misogyne quand son identité est découverte.que la jeune femme finit par partir aux Etats-Unis. Sans argent, elle travaille le jour et écrit la nuit, mais, là-bas aussi, ses manuscrits trop féministes pour son temps effarouchent les éditeurs. 

Qu’a cela ne tienne : Stella se fait militante de la cause des femmes et de l’amélioration de leurs conditions de travail, oeuvrant activement à la création des premiers syndicats d’ouvrières. Elle invente le journalisme d’immersion, poursuit son engagement en Europe et part comme infirmière sur le front des Balkans pendant la première guerre mondiale. Farouchement attachée à son indépendance de célibataire malgré ses multiples prétendants, elle ne cessera sa vie durant de lutter en faveur des plus fragiles, renouant finalement avec le succès littéraire après son retour en Australie en 1932 sous un nouveau et étrange pseudonyme : Brent of Bin Bin. Elle léguera sa fortune à la création d’un prix littéraire, aujourd’hui l’un des plus prestigieux et dotés qui soient, le Miles Franklin Literary Award.

Soigneusement documentée et complétée d’une série de photographies en fin d’ouvrage, cette biographie a la fluidité immersive d’un roman, l’intérêt d’une histoire vraie restituée de manière vivante et crédible, ainsi que la fascinante originalité d’une personnalité aussi piquante que déterminée dans son décalage sur son temps. Combien de ces personnages historiques, des femmes bien souvent, qui de leur passion et de leur engagement ont fait avancer le monde et les mentalités avant de retomber dans l’oubli ? Un bel et juste hommage que cette passionnante évocation d’une fort intéressante figure de femme. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En se montrant si digne, sa mère la forçait à douter d’elle-même. Elle l’amenait doucement, mais sûrement, à renier sa passion pour l’écriture… Au diable Ma brillante carrière, ce tissu de mensonges et de méchancetés !
Stella finissait par souhaiter n’en avoir jamais écrit le premier mot. Elle avouerait plus tard : « J’éprouvais ce que doivent ressentir les pauvres filles qui ont des bébés sans être mariées. Le bébé existe, mais pas la joie. Sa naissance n’est que drame et déshonneur. »


 « En matière de politique, je reste indépendante dans mes opinions. Je n’appartiens à aucun parti, avait-elle toujours répété. Mais je suis contre la guerre – toutes les guerres. Je serais même contre une guerre qui viserait à émanciper les femmes, car une guerre ne peut jamais être gagnée. Envisager une guerre, c’est déjà être vaincu. »


Se cacher de Ma pour respirer, se cacher pour écrire. Et mener en secret trois existences à la fois, trois personnages, trois signatures, trois écritures. « Brent of Bin Bin » pour le tome no 3 de la saga des Mazere ; « Miles Franklin », pour un projet de roman personnel ; « Miss Stella » pour les factures.


Revers de la médaille dans les joies de la mystification : la peur d’être découverte. Ce n’était plus seulement une peur sociale ou financière chez Miles. Mais une peur existentielle, qui s’étendait à tout son processus de création. Elle avait désormais besoin d’être Brent of Bin Bin pour écrire. À moins de le doubler en produisant un autre roman sous un autre nom de plume, et de compliquer son jeu.
Deux œuvres écrites secrètement par le démiurge Miles Franklin, et publiées en même temps sous des pseudonymes différents ? Risqué. Mais une bonne poussée d’adrénaline en perspective.
« De l’action, donnez-moi de l’action ! » suppliait-elle à dix-sept ans. À cinquante-sept, la vie lui offrait l’occasion de relever tous les défis d’un grand romancier.
Se multiplier. Devenir plusieurs écrivains à la fois. Se prouver à soi-même qu’on peut tout créer. Quel pari ! Quelle ivresse ! Quelle folie ! Pourquoi s’en priver ?


The Miles Franklin Literary Award est aujourd’hui la distinction littéraire la plus célèbre, la plus prestigieuse, et la plus convoitée du Commonwealth. Son importance va même bien au-delà.  Le tout premier écrivain choisi par le jury de Miles en 1957, le romancier Patrick White, fut ensuite couronné par le prix Nobel de littérature. Et ses autres lauréats, une longue liste au fil du siècle, connurent la gloire en étant traduits sur tous les continents.  
Aucun éditeur du XXIe siècle, qu’il soit français, italien, espagnol, allemand ou américain, n’omettrait de mentionner sur la quatrième de couverture du livre publié dans son propre pays le fait que l’auteur avait reçu pour cet ouvrage, ou pour un ouvrage précédent, le grand prix australien « Miles Franklin », gage incontesté du talent romanesque sur la scène internationale. L’équivalent du Pulitzer Prize, pour les États-Unis ; du Goncourt, pour la France.  
À une différence près : le Miles Franklin Literary Award est désormais l’un des prix les plus richement dotés au monde. Et sa renommée vient encore de s’accroître avec la création d’un second prix, attribué cette fois au meilleur ouvrage de l’année écrit par une femme : The Stella Prize.  
Un prêté pour un rendu : ces deux prénoms et ce nom de famille apportent la victoire suprême à la grande dame qui les a incarnés. Un formidable coup de projecteur sur l’ensemble de son œuvre, qui lui permet de rester vivante dans la mémoire de ses pairs.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 5 juillet 2025

{Yon, Adèle] Mon vrai nom est Elisabeth

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Mon vrai nom est Elisabeth

Auteur : Adèle YON

Parution :  2025 (Sous-Sol)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Une chercheuse craignant de devenir folle mène une enquête pour tenter de rompre le silence qui entoure la maladie de son arrière-grand-mère Elisabeth, dite Betsy, diagnostiquée schizophrène dans les années 1950. La narratrice ne dispose, sur cette femme morte avant sa naissance, que de quelques légendes familiales dont les récits fluctuent. Une vieille dame coquette qui aimait nager, bonnet de bain en caoutchouc et saut façon grenouille, dans la piscine de la propriété de vacances. Une grand-mère avec une cavité de chaque côté du front qui accusait son petit-fils de la regarder nue à travers les murs. Une maison qui prend feu. Des grossesses non désirées. C’est à peu près tout. Les enfants d’Elisabeth ne parlent jamais de leur mère entre eux et ils n’en parlent pas à leurs enfants qui n’en parlent pas à leurs petits-enfants. “C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet.”

Mon vrai nom est Elisabeth est un premier livre poignant à la lisière de différents genres : l’enquête familiale, le récit de soi, le road-trip, l’essai. À travers la voix de la narratrice, les archives et les entretiens, se déploient différentes histoires, celles du poids de l’hérédité, des violences faites aux femmes, de la psychiatrie du XXe siècle, d’une famille nombreuse et bourgeoise renfermant son lot de secrets.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1994 à Paris, Adèle Yon enquête, écrit et cuisine. Normalienne, chercheuse en études cinématographiques, c’est à l’occasion de sa thèse au sein du laboratoire de recherche-création SACRe qu’elle se lance dans l’écriture. Parallèlement, elle travaille à Paris et dans la Sarthe comme cheffe de cuisine.

 

 

Avis :

Comme toutes les femmes de sa lignée entre vingt-cinq et trente ans parce qu’elles s’inquiètent alors de ce qu’elles en ont hérité et de ce qu’elles en transmettront à leur tour, mais aussi parce que le suicide récent d’un de ses grands-oncles semblait indiquer que, côté souffrances, le sujet n’était pas clos, l’auteur s’est, elle aussi, mise à poser des questions sur la « folie » de son arrière-grand-mère Betsy, Elisabeth de son vrai nom. 

Résolue à crever l’épais silence familial qui n’avait jamais laissé filtrer davantage que, schizophrène et incapable d’élever ses enfants, son aïeule avait été longtemps internée et, lobotomisée, en avait conservé des cavités de chaque côté du crâne, elle qui écrivait une thèse sur les doubles fantômes n’a pas lâché prise, interrogeant ses proches, compulsant lettres et documents, notamment médicaux, et glanant, au sein même de l’hôpital concerné, les traces susceptibles de lui faire comprendre ce qu’y vécut Betsy dans les années 1950 et 1960.

Premier de l’auteur, l’ouvrage qui en résulte est à la croisée de la narration intime, de l’enquête familiale et de l’investigation historique de ce que fut la psychiatrie au mitan du XXe siècle. Pleins et vides de la mémoire familiale, témoignages ou refus de témoigner, jusqu’aux silences tout est matériau dans ce récit pour construire peu à peu, chaque brique livrée en l’état plus parlante que n’importe quel commentaire, l’image plus en moins en creux de cette femme que sa famille bourgeoise et catholique avait préféré réduire à un non-sujet, les valeurs sociales primant sur l’affect et ne laissant de place ni à l’émotion ni à la parole.

A l’époque, la médecine n’a qu’une approche physiologique et punitive de la psychiatrie. Cures de Sakel – provocation de comas hypoglycémiques –, effroyables lobotomies relevant sinistrement de pratiques de foire, enfermement coercitif à la simple demande d’un époux ou d’un proche, traitement à rendre fou quiconque ne l’était pas à l’entrée : c’est un tableau glaçant de pratiques médicales barbares et charlatanesques, d’un univers psychiatrique carcéral plus préoccupé de la tranquillité générale que de l’intérêt du patient et accueillant volontiers des femmes simplement jugées déviantes, trop libres et indociles au goût de leur entourage, qui se déploie autour de la pauvre Betsy, enfermée, martyrisée et mutilée, rejetée enfin par ses proches jusqu’à l’effacement par-delà les générations parce que son mari tyrannique ne supportait pas sa fragilité et son incapacité à répondre à ses attentes domestiques.

A ce qu’on lui rapporte des colères de Betsy s’insurgeant en vain contre son sort, répond la colère froide de son arrière-petite-fille, habile à nous la communiquer par le seul énoncé des faits qui s’accumulent, alors qu’à force d’obstination, d’écoute et de minutie, elle parvient à forcer le silence et l’oubli. Trop tard, bien sûr, pour Betsy, qui vécut son martyre jusqu’à sa misérable fin, mais essentiel pour stopper enfin les ravages souterrains qui n’en finissaient pas de saper la psyché.de cette famille.

D'une manière faussement déstructurée qui fait sans cesse rebondir le texte d’un doute à l’autre comme une abeille obstinée contre une vitre, renouvelant chaque fois l’intérêt souvent horrifié du lecteur, ce livre intense, aussi bouleversant qu’édifiant, en même temps qu’il sort Betsy de son invisibilité de non-personne, apporte un éclairage puissant sur ce pan d’ombre que la santé mentale est longtemps restée pour la société et la médecine, mais aussi sur la façon dont les hommes ne se sont pas privés d’user de leur pouvoir coercitif dans leur peur de l’indépendance féminine. L’on en conserve longtemps l’échine glacée… Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : À quoi ça lui aurait servi d’en parler ? Elle va très bien ta grand-mère. Voir un psy peut être très dangereux. Parfois, ils mettent des choses dans la tête de leurs patients ou alors les patients, à force de ne penser qu’à eux-mêmes, finissent par s’inventer des traumatismes pour trouver une cause à leur souffrance. Ils ne se rendent pas compte que ce qui les fait souffrir est précisément de chercher ce qui les fait souffrir. Des familles entières ont été brisées parce que certains de leurs membres s’inventaient des traumatismes. Accusaient un père, un oncle, un grand-père d’inceste, par exemple, alors que c’était complètement faux. Non, il vaut mieux laisser le passé là où il est quand on a réussi à vivre avec. Ta grand-mère va très bien. Tu sais pourquoi ? Parce qu’elle a une extraordinaire capacité à oublier. Ce qui lui fait du mal, elle l’oublie.      
Silence.      
Mais en fait, qu’est-ce qu’elle avait ta mère ? Je demande.      
Je ne sais pas, dit ma grand-mère. Elle n’a jamais été vraiment diagnostiquée.      
Silence.      
Mais si voyons. Mon grand-père, au volant, intervient sans se retourner : Betsy était schizophrène.


Ce sont les lettres envoyées depuis la maison de repos qui m’ont particulièrement frappé, dit mon grand-père. Dans ces lettres, André dresse la liste de tous les engagements que Betsy doit honorer pour devenir sa femme. Le ton est froid, sans affection. Il préconise un certain nombre de lectures nécessaires à leur bonne entente.
Mon grand-père se souvient qu’à la lecture des lettres, il a ressenti de la peine pour Betsy.  
Il dit : Elle m’a paru si fragile. Elle était sans doute moins vive, moins cultivée que lui, alors que lui voulait une femme exemplaire. Elle aurait dû lui dire : Tu ne peux pas exiger de moi des choses que je ne sais pas faire et que je n’ai pas envie de faire. Échangeons plutôt sur ce qui m’intéresse plutôt que de m’imposer des lectures, des attitudes, des commentaires sur des bouquins qui ne me concernent pas. Il la poussait dans ses retranchements. On voit tout de suite que c’est un couple qui ne pouvait pas marcher. Dès le départ. C’était impossible.


On ne peut mesurer ce qu’un tempérament comme le sien a produit chez quelqu’un comme Betsy, dit mon grand-père. Il lui a imposé des tas de choses, et Betsy n’avait pas une personnalité suffisante pour dire merde.


Toutes les femmes de la famille, entre vingt-cinq et trente ans, ont posé des questions sur Betsy.


Rebecca, Laura, Dragonwyck, Vertigo. Au départ, le double fantôme sert surtout à diaboliser un certain modèle de féminité dans un contexte de forts bouleversements sociaux où la femme se met à travailler, gagne en autonomie financière et en désir d’indépendance. Il apparaît comme le symptôme d’une masculinité inquiète, soucieuse de conserver la répartition traditionnelle des rôles en intervenant directement sur l’imaginaire féminin. Obsession, Opening Night, Mulholland Drive, Phantom Thread. Le double fantôme se met à dire autre chose. La découverte du désir. La mue d’une femme qui vieillit. Le besoin des hommes de s’affaiblir pour aimer. Des femmes hantées par d’autres femmes qui les aident à grandir.
 
 
Vous devriez être fière de ressembler à votre maman. Mais moi, non : ça me terrorisait. Physiquement, elle était très saccadée, elle voulait avoir des moments d’amour avec nous alors qu’elle ne nous a jamais pris dans ses bras, qu’elle ne nous a jamais bercés… Le problème c’est qu’on lui disait à chaque fois qu’un nouvel enfant l’équilibrerait, ce qui est une ânerie. Non ? C’était une étrangère pour nous. Elle nous achetait des rochers au chocolat à Noël, des petits cadeaux comme ça, on lui disait à peine merci. Elle écrivait une petite lettre gentille mais… Ça n’a jamais été vraiment notre maman. Et moi, on me disait sans arrêt que je lui ressemblais. Mais c’est horrible quand on te dit ça, quand tu as une mère que tu ne sais pas aimer, que tu t’en veux de ne pas savoir aimer mais ce n’est pas vraiment ta mère, qu’en plus elle a une maladie mentale, que tu te dis : Je vais me coltiner la même chose il va y avoir une malade mentale dans la famille ça va être moi… Quand j’ai commencé à devenir une femme j’ai bloqué mes règles. J’ai eu mes règles très tard. Je ne voulais pas devenir une femme, tu vois ? Psychologiquement, j’ai bloqué mes règles. Tu vois ce que je veux dire ?


 Avec tout ce qu’il s’est passé dernièrement, ma fille m’a dit : Je ne comprends pas, vous auriez tous dû aller chez un psy et compagnie, vous avez tous des paquets de névroses… Je n’en veux pas à Papa, mais il est évident que… je ne comprends pas qu’on ne nous ait jamais envoyés voir le moindre psychologue. Maintenant on pousse peut-être un peu trop, dès qu’un enfant a le moindre petit malaise, bon. Mais les rêves que je faisais : je tombais dans des puits, personne ne venait me chercher, des tas de trucs. Mais ce n’est pas à mon âge que je vais commencer une psychanalyse. On n’en parlait même pas entre nous ! C’était un nom qu’on ne prononçait pas. Maman, c’était un non-sujet. Tu peux enregistrer ça. Maman, c’était un non-sujet. Une fois, j’ai dit à papa : Tu ne veux pas nous parler de maman ? Il a dit : Non, circulez. Je n’en veux pas à papa, mais je pense qu’il a complètement manqué de nous dire beaucoup de choses très belles sur maman. De nous faire aimer maman.


C’est donc sur cette petite photographie abandonnée au fond d’un dossier que je vois Betsy pour la première fois, c’est-à-dire une femme qui correspond à la créature de mes cauchemars, une femme âgée et pathétique qui, dans le silence de son regard, dit à demi-mot ce qu’elle a vu, ce qu’elle a vécu, ce qu’elle n’a pas oublié.  Aujourd’hui, l’image horrifique que je m’en faisais et cette photographie de Betsy sont confondues et le visage que je voyais adolescente puis plus tard, lorsque je craignais de devenir malade, ne m’apparaît plus que confusément. Mais ce détail, qu’il y a un avant et un après la photographie, que je n’ai pas grandi en voyant le visage de cette arrière-grand-mère morte avant ma naissance, a toute son importance, car c’est à partir de cette place vide et des chimères – ces monstres composites – qu’elle me poussait à créer, que la peur, puis la fascination, sont nées. Il me faut ce visage figé sur son fond vert, la radicale visibilité de tout ce qu’il ne dit pas, pour que la peur se mue en curiosité et la fascination en enquête. Je suis tombée sur ces deux yeux qui me fixaient depuis la mort.


Il est petit garçon. Pour lui, la maison de la rue de la République est un terrain de jeu. Il n’y a pas de tabou. Il entre comme ça. Ouvre les portes comme ça. Un jour, il pénètre dans la pièce qui est la chambre d’André et Betsy. Il est quatorze heures, après le déjeuner. Betsy est dans le noir. Les rideaux sont fermés. Les volets aussi. Il n’y a pas de lumière. L’enfant dit à sa grande sœur : Que fais-tu dans le noir ?  Alors elle lui dit, elle lui répond : Je sens que je deviens folle mais je n’y peux rien.


Je ne dis pas que l’attitude d’André explique toute la maladie de Betzy, mais ça aurait pu être bien différent. Pour moi, Betzy est une victime du silence. 
 
 
Je me souviens d’une fois, dit ma grand-mère à sa tante, je devais être malade, c’était un matin, ma mère était revenue, je ne sais pas pourquoi… Tu m’as fait monter avec toi au deuxième étage et tu m’as demandé de ne pas sortir de la chambre. Tu m’as dit : Il y a des ambulanciers qui vont venir chercher ta mère. C’est un souvenir que j’ai.      
Oui ce n’était peut-être pas la peine que tu voies ça, lui répond la sœur, si elle se bagarrait en bas ou que sais-je. Parce que Betsy résistait. Elle voulait revenir. C’était quelque chose de pénible pour moi : pourquoi mon frère, qui avait une femme qui n’avait qu’une envie c’était de revenir avec lui, la mettait-il dehors dès qu’elle revenait ? C’était une époque très pénible pour moi, vis-à-vis de Betsy et vis-à-vis d’André.


Cette séparation m’amène à songer et à faire le point. Et peut-être aussi s’exprime-t-on mieux par écrit. Où en sommes-nous ? Il m’est difficile de donner une réponse très exacte car j’ai peur de me tromper. Il me semble que nous avons fait des choses bien. Tout d’abord, et c’est le plus important, nous avons à peu près rempli notre devoir d’état, vous à la maison, moi successivement à l’X et à l’École d’Artillerie. Ensuite nous avons pris de bonnes habitudes : prière avant les repas, méditations en commun, etc. De plus nous nous sommes documentés sur l’éducation des enfants et nous avons tâché de conduire au mieux celle de notre fille. Mais il y a aussi des choses moins bien. Des disputes de plus en plus fréquentes, des mots aigres-doux, des colères, etc. À quoi cela tient-il ? Je crois que nous avons des excuses, vous à cause de votre fatigue générale, moi à cause de la vie assez fatigante que je mène. Mais il y a me semble-t-il une autre raison : il est impossible que deux personnalités aussi fortes que les nôtres puissent coexister sans frottements sans que l’une ne cède généralement à l’autre. Et je crois que c’est la raison pour laquelle l’Église demande à la femme d’obéir à son mari. Je vous demande de réfléchir sérieusement à cette idée, je crois que sa mise en pratique améliorerait beaucoup notre vie conjugale.


Et l’une de ces images est la suivante : je voyais une femme sans visage enfermée dans une chambre d’hôpital, seule, habillée d’une blouse en papier bleue, sans plis, à laquelle venait rendre visite, occasionnellement mais régulièrement, un homme muet qui était son mari. Dans cette chambre, ils s’accouplaient (était-ce ma première représentation de l’enfantement par voie naturelle ? Étant moi-même ce qu’on appelle un bébé-éprouvette, il me semble fort possible que la corrélation entre rapports sexuels et enfantement se soit forgée pour moi par le biais de cette séquence imaginaire) et de ces accouplements naissaient, les uns après les autres, un, puis deux, puis cinq enfants. Six enfants, cinq accouplements dans une chambre d’hôpital. Mais à mes yeux, ces ébats avaient lieu sans qu’aucun des deux ne les désire vraiment. Ni Betsy qui était, telle que je me la figurais, absente à son propre corps, ni André, à qui les médecins avaient dit : Faites-lui des enfants, la grossesse améliorera son état. J’imaginais que le mutisme d’André entrant dans la chambre était la conséquence d’un acte qu’il ne souhaitait pas commettre mais qu’il commettait quand même, agissant sans plaisir pour la santé de sa femme. L’inégale répartition des rôles, dans cette scène imaginaire, ne m’avait pas frappée, pas plus que je n’avais réfléchi aux détails de la grossesse elle-même, ni à sa durée, ni à ses conséquences. Pour moi, l’enfant naissait, voilà tout. On le retirait à Betsy dès que son corps l’avait livré et je ne m’interrogeais pas sur ce qui suivait l’accouchement, à savoir la maternité (ou son absence, ou sa privation). Ma cousine, qui semblait avoir hérité du même souvenir construit (il devait donc bien venir de quelque part), en avait, elle, discerné la violence. Son expérience – et par expérience je désigne sa profession aussi bien que sa maternité – en ces matières très différente de la mienne, lui avait imposé de s’y arrêter. À ses yeux, les grossesses indésirées composaient le fil rouge de l’histoire de Betsy, son cœur, quand elles n’étaient pour moi qu’un dégât collatéral de son parcours accidenté (et cette hiérarchie a d’ailleurs, sans doute, son intérêt). 
 
 
La question n’est pas : est-ce que la lobotomie guérit ? La question n’est pas non plus tout à fait : est-ce que les symptômes ont disparu ? La question est : est-ce que la lobotomie permet de limiter les préjudices que le comportement du malade porte à son entourage ? Ainsi, à la suite d’une lobotomie, une patiente est déclarée guérie en fonction de sa seule capacité à évoluer dans un milieu sans en troubler l’ordre. Une patiente considérablement abêtie, apathique, mais qui ne présente plus les symptômes pour lesquels elle a dû être internée en premier lieu, c’est-à-dire avant tout les symptômes de violence envers elle-même, envers son entourage ou envers le personnel de l’asile, est une patiente guérie. Cela implique donc que diminuer cognitivement ou affectivement un individu a dans certains cas moins d’importance que de le rendre conforme aux exigences de la communauté sociale. Sur la hiérarchie des risques, la mort ou l’incapacité mentale de certaines patientes passent après le désagrément que représente leur comportement. Sans cela, comment comprendre qu’un traitement comportant entre 5 % et 8 % de risques de mortalité, un pourcentage d’amélioration des symptômes sur le long terme confinant au ridicule et une certitude de diminution des capacités cognitives (ce pourcentage, lui, est rarement présenté), ait pu être prescrit chez des patientes qui ne sont pas en danger de mort par des psychiatres de toute mouvance parfaitement conscients des risques13 ? Mieux vaut ne pas vivre ou vivre à moitié que de déranger la société humaine à laquelle on appartient.


Le critère de guérison est explicitement l’intérêt du groupe et non l’intérêt individuel. On peut même aller plus loin : la lobotomie est une opération pratiquée en conscience pour juguler certains comportements portant préjudice au bon fonctionnement du groupe.


À partir des cas issus des articles médicaux de l’époque et des archives psychiatriques que j’ai pu consulter, il me semble possible de séparer les victimes de lobotomie en deux catégories. D’un côté, des patientes rétives à toute forme de traitement, hospitalisées depuis plusieurs années, parfois décennies, dans des services psychiatriques à la limite du carcéral, pour lesquelles la famille autorise, en désespoir de cause et sans espoir de rémission, ces opérations expérimentales. De l’autre, des patientes plus jeunes, souvent issues de milieux favorisés, éduquées, dont le déclenchement des troubles est rarement antérieur à trois ou quatre ans et pour lesquelles la décision de lobotomie est souvent anticipée par un membre de la famille, père ou mari. Cette rapide typologie des patientes lobotomisées atteste que la lobotomie ne se contente pas d’intervenir sur les malades en désespoir de cause, après l’échec de toute autre thérapeutique : dans les faits, elle intervient très régulièrement pour prendre à la racine des comportements qui portent préjudice au cadre familial ou social.


La question qui se pose est alors la suivante : qui décide que le comportement d’un individu porte préjudice au bon fonctionnement du groupe ? Qui évalue la réalité des symptômes ? Le médecin qui ne fréquente pas la patiente ? Le tribunal ? La famille ? Le patient lui-même ? Sur quels critères ? Et surtout : de quel droit ? Bien que les critères d’évaluation des médecins soient évidemment loin d’être exempts de partis pris idéologiques ou moraux, les biais sont encore plus nets lorsque le récit de la maladie mentale provient d’un organe extérieur au monde psychiatrique. Comment être certain des facteurs qui motivent ces agents à faire pratiquer l’opération ? La lobotomie se situe dans une zone grise entre la réparation et la punition de comportements qui, dans tous les cas, incommodent une société patriarcale et traditionnelle. Car il n’est pas rare, en effet, que la lobotomie fasse figure de châtiment.


La lobotomie, comme les opérations sur la sphère génitale avant elle, n’est que la traduction médicale d’une violence sociale et institutionnelle déjà à l’œuvre, par laquelle une partie de la population s’arroge légalement des droits sur le corps d’individus considérés comme inférieurs. Ceci pourrait constituer le premier facteur d’explication au fait qu’une majorité de femmes en ait été victime, et non loin derrière, d’enfants3. Dans cette procédure, le corps apparaît comme une propriété de l’homme (ou de la science, ou de l’institution) sur lequel des expérimentations peuvent librement être conduites.


Si on n’est pas malade à l’entrée, on le devient. (Hôpital psychiatrique de la grand-mère)