dimanche 5 juin 2022

[Josse, Gaëlle] Les heures silencieuses

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les heures silencieuses           

Auteur : Gaëlle JOSSE

Parution : Autrement (2011), J'ai lu (2012)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Delft, novembre 1667. Magdalena Van Beyeren se confie à son journal intime. Mariée très jeune, elle a dû renoncer à ses rêves d'aventure sur les bateaux de son père, administrateur de la Compagnie des Indes orientales. Là n'est pas la place d'une femme... L'évocation de son enfance, de sa vie d'épouse et de mère va lui permettre l'aveu d'un lourd secret et de ses désirs interdits.
Inspiré par un tableau d'Emmanuel De Witte, ce premier roman lumineux, coup de coeur des lecteurs et de la presse, dessine le beau portrait d'une femme droite et courageuse dans le peu d'espace qui lui est accordé.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Gaëlle Josse est l’auteure des Heures silencieuses, Nos vies désaccordées (prix Alain-Fournier 2013), Noces de neige et Le dernier gardien d’Ellis Island, qui a reçu le prix de littérature de l’Union européenne en 2015 et qui a été traduit dans une dizaine de langues.

 

 

Avis :

Tandis que les autres épouses des notables de Delft s’enorgueillissent de leurs portraits peints à la nouvelle manière de Vermeer - qui, balance en main devant ses bijoux, qui, écrivant une lettre dans son intérieur bourgeois -, Magdalena choisit, elle, le peintre De Witte, pour se faire représenter de dos, jouant de l’épinette dans l’intimité de sa chambre, ouverte sur l’enfilade des autres pièces de sa calme demeure. Saisissant l’invite que nous adresse ce tableau, Gaëlle Josse nous entraîne à la rencontre de cette femme, dans le secret de son existence ordonnée de digne maîtresse de maison, comme il sied, en ce XVIIe siècle, à l’épouse de l’administrateur de la Compagnie néerlandaise des Indes orientales.

Malgré les capacités dont elle fait preuve très tôt aux côtés de son père dans l’administration de ses affaires, Magdalena n’est que la fille aînée d’une riche famille d’armateurs sans héritier mâle. C’est donc à son mari, Pieter van Beyeren, que revient la charge paternelle à la tête de la compagnie maritime, pendant que Magdalena se retrouve bien vite absorbée, au fil de ses couches successives, par la gestion domestique du foyer.

A cette époque, quand ce n’est pas la mère qui meurt en couches, il faut bien des naissances pour que la mortalité infantile laisse, rescapé de la douleur, quelque concret espoir de descendance. Bienheureuse Magdalena, qui, aujourd’hui, après tant d’épreuves et de deuils, en est à s’inquiéter du mariage de ses aînées et de l’éducation de ses trois autres enfants survivants, quand sa malheureuse sœur Judith connaît l’infortune d’être bréhaigne. Pourtant, à trente-six ans, après un ultime enfant mort-né qui a bien failli l’emporter dans la mort, il lui faut se plier au choix de son mari de cesser entre eux tout commerce conjugal, au nom d’une prévenance qui ne coûtera sans doute à cet homme que le prix de quelque courtisane, pour le raisonnable avantage de ne pas risquer de perdre une mère pour ses enfants et une conseillère précieuse pour ses affaires.

Pas plus qu’enfant Magdalena n’a jamais soufflé mot du terrible drame dont elle fut témoin et qui la ronge encore dans ses cauchemars, rappelant au passage combien incertaine et dangereuse la vie demeure, même au sein de ces habitations cossues, cette femme mûre avant l’âge n’a l’habitude, ni de s’épancher, ni de s’apitoyer sur son sort. C’est donc sur un ton égal et mesuré, en une parenthèse brièvement ouverte dans une existence affairée qui se hâtera de la rappeler à elle, qu’elle confie à quelques feuilles de papier que personne ne parcourra jamais, afin, écrit-elle, « de mettre de l’ordre dans mon cœur, et un peu de paix dans mon âme », les peines et les joies qui, en toute discrétion, ont jalonné sa vie de femme toujours maîtresse d’elle-même. Dans son dévouement aux siens et à la marche de sa maison, dans sa loyauté à un époux qui l’estime et la respecte avec la même équanimité un peu distante, enfin dans sa circonspection vis-à-vis de l’agitation du monde et des coups du sort de la fortune - un navire étant si vite perdu ou une cargaison si facilement gâtée, la peste ou le simple fait d’enfanter vous fauchant avec une telle facilité -, transparaissent les inquiétudes d’une femme consciente que son existence bourgeoise ne la garantit nullement de la fragilité de la vie, et que le bien-être de sa famille, tout comme l’avenir de ses enfants, nécessitent un investissement de tous les instants.

Ce premier roman de Gaëlle Josse révèle déjà une plume pleine de musicalité, de finesse et de sensibilité, capable de rendre vie en très peu de pages, à partir d’un tableau qui a traversé les siècles et sans aucun doute d’une certaine imprégnation de ce que l’on connaît du XVIIe siècle néerlandais, à une femme criante de vérité dans la moindre facette de sa personnalité, de ses émotions, de son expression écrite et de son contexte historique. Une narration passionnante, pour tous les amoureux de la peinture, de l’histoire, mais aussi, tout simplement, des textes inspirés et bien écrits, auxquels cette auteur nous a désormais accoutumés. Et une lecture qui, par hasard, entre tout à fait en résonance avec une autre ces derniers jours : Un regard bleu de Lenka Hornakova-Civade. (4/5)

 

 

Citations : 

Dès le lendemain, Pieter m’a fait annoncer sa visite. Il est entré, l’air grave, et m’a fait compliment des couleurs revenues sur mon visage. Je le priai d’approcher un siège et de venir s’asseoir auprès de moi, mais il n’en fit rien. Il était habillé pour sortir.
« Madame, j’ai à vous parler d’importance, et comme je ne sais pas envelopper mes mots de rubans, je vous parlerai simplement. J’ai cru, il y a peu, devoir vous porter en terre, et à chacun votre rétablissement fait l’effet d’un miracle. Vous savez que j’aime à vous entretenir de mes affaires et votre jugement, votre connaissance des questions maritimes m’importent grandement. Vous êtes une femme sensée, et habile, et cela m’est précieux. Je viens vous dire la décision que j’ai prise. Nous ne nous connaîtrons plus comme mari et femme, et nous n’aurons plus commerce de chair ensemble. Une autre grossesse vous serait fatale. Cinq beaux enfants nous restent, soyons-en heureux. Je ne veux plus être tenté de vous approcher. Aussi ai-je décidé de ne plus entrer dans cette chambre, qui demeurera la vôtre. Je vous garderai comme confidente et conseillère pour nos affaires, et n’entends point risquer de vous perdre à nouveau. Ainsi en ai-je décidé ; nous n’en reparlerons point. »
Il s’est incliné, portant ma main à ses lèvres. Puis il est sorti sans un mot de plus.
 
Je n’aurais pas voulu être montrée comme Rébecca Beekman, l’épouse d’Abraham Beekman, le banquier de la Donkestraat, qui vient d’être peinte par M. Veermer. On la voit affairée à peser de l’or et des perles, grosse de son huitième enfant. C’est son ventre que l’on remarque tout d’abord, on oublie presque son visage. Un détail étrange m’a frappée. Son regard est tourné vers la balance, mais si l’on regarde bien la scène, on s’aperçoit qu’il n’y a rien sur les plateaux, et on ne sait ce que Rébecca regarde ainsi. C’est un bel ouvrage, je le reconnais, le peintre a donné une grande douceur à son visage exténué par toutes ses grossesses. Il s’entend comme nul autre à peindre les étoffes, mais ce tableau me trouble, avec cette balance vide, cette main en suspens. Quelle est cette invisible marchandise ? Air, souffle, vent ? Il y a là un mystère, j’aimerais savoir lequel. Je me suis gardée de leur confier mon sentiment, car Rébecca et son époux sont heureux de ce tableau qui leur a coûté fort cher. Ils invitent toutes leurs connaissances à le contempler et à leur en faire compliment. Je me serais sentie bien coupable de troubler ce concert de louanges.

Avec le temps, ce sont nos joies d’enfant que nous convoquons le plus facilement dans nos souvenirs, elles nous accompagnent avec une rare fidélité. Retrouver ce que nous avons éprouvé dans ces moments demeure une source de félicité que nul ne pourra nous ravir. Le cours de nos vies est semé de pierres qui nous font trébucher, et de certitudes qui s’amenuisent. Nous ne possédons que l’amour qui nous a été donné, et jamais repris.

 

 

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