dimanche 22 septembre 2019

[Orange, Tommy] Ici n'est plus ici




 

J'ai aimé

 

Titre : Ici n'est plus ici (There There)

Auteur : Tommy ORANGE

Traductrice : Stéphane ROQUES

Parution : 2018 en anglais (USA)
                   2019 en français (Albin Michel)

Pages : 352

 



 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

À Oakland, dans la baie de San Francisco, les Indiens ne vivent pas sur une réserve mais dans un univers façonné par la rue et par la pauvreté, où chacun porte les traces d’une histoire douloureuse. Pourtant, tous les membres de cette communauté disparate tiennent à célébrer la beauté d’une culture que l’Amérique a bien failli engloutir. À l’occasion d’un grand pow-wow, douze personnages, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, vont voir leurs destins se lier. Ensemble, ils vont faire l’expérience de la violence et de la destruction, comme leurs ancêtres tant de fois avant eux. 

Débordant de rage et de poésie, ce premier roman, en cours de traduction dans plus d’une vingtaine de langues, impose une nouvelle voix saisissante, véritable révélation littéraire aux États-Unis. Ici n'est plus a été consacré « Meilleur roman de l’année » par l’ensemble de la presse américaine. Finaliste du prix Pulitzer et du National Book Award, il a reçu plusieurs récompenses prestigieuses dont le PEN/Hemingway Award.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1982, Tommy Orange a grandi à Oakland, en Californie, mais ses racines sont en Oklahoma. Il appartient à la tribu des Cheyennes du Sud. Diplômé de l’Institute of American Indian Arts, où il a eu comme professeurs Sherman Alexie et Joseph Boyden, il a fait sensation sur la scène littéraire américaine avec ce premier roman.

 

 

Avis :

A Oakland, en Californie, doit avoir lieu un grand pow-wow, festival culturel communautaire qui rassemblera quantité d’Amérindiens venus de tous les Etats-Unis, pour, notamment, une compétition de danses traditionnelles. Parmi les organisateurs et participants, une douzaine de personnages ignorent que leurs destins seront bientôt liés : comme autant de mèches ou de traînées de poudre dispersées mais convergeant à leur insu vers une commune explosion finale, leurs histoires individuelles ouvrent le récit, semblant d’abord de petites nouvelles dont le fil rouge serait le mal-être identitaire qui condamne leurs protagonistes d’origine indienne à la marginalisation, à l’alcoolisme, à la toxicomanie ou à la délinquance, mais où on s’apercevra bientôt que ces derniers ont bien plus de points communs qu’ils ne pourraient l’imaginer eux-mêmes, sans parler de la tragédie qui les attend.

Après une percutante et bouleversante introduction sur l’ethnocide des Indiens d’Amérique et la gageure que représente le fait d’être Amérindien aujourd’hui, la première moitié du livre ressemble à une juxtaposition d’exemples, d’extraits de vie criants d’authenticité, qui, s’ils peuvent risquer de perdre un tantinet le lecteur qui devra faire preuve de patience pour comprendre où on l’emmène, font toucher du doigt un marasme accablant et sans espoir.

Puis, les fils de toutes ces histoires commencent à s’entremêler pour dessiner un motif encore plus effroyable, comme si la gangrène avait fini par se développer sur tant de blessures négligées, amorçant une véritable bombe à retardement dont le lecteur, atterré, ne pourra plus qu’attendre l’explosion.

J’ai trouvé dans cette lecture une très forte proximité avec l’auteur camerounaise Alexandra Miano, qui, dans Les aubes écarlates, explique l’emprise de la violence en Afrique subsaharienne par le pourrissement inconscient d’un sentiment confus de honte et de perte d’identité, entretenu par l’absence de reconnaissance explicite par la communauté internationale des torts causés par la traite négrière et la colonisation.

Curieusement, les guerres indiennes et les massacres des populations d’Amérique ne figurent pas à ce jour parmi les génocides officiellement recensés par l’Organisation des Nations Unies.

La non-reconnaissance de la violence est une autre violence aux effets d’autant plus terribles que, parce qu’ils sont plus souterrains, on ne s’aperçoit pas qu’ils empêchent toute reconstruction :  « La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type. Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner. »

D’origine cheyenne, l’auteur sait de quoi il parle. Son discours dépasse toutefois largement la seule cause amérindienne : ce livre est un cri, un appel au droit d’exister, une incitation à oser enfin regarder la réalité en face de part et d’autre, à raconter le passé et les souffrances qui résultent encore aujourd’hui de toutes les colonisations, et qui font le lit actuel et futur d’explosions de violence incontrôlées et incontrôlables. Une lecture sombre et pas toujours facile, mais éloquente et admirablement menée, qui mérite qu’on s’y accroche et qui nous concerne tous. (3/5)

 

 

Citations :

En 1621, peu après une cession de terres, les colons anglais invitèrent Massasoit, chef des Wampanoags, à un banquet. Massasoit arriva avec quatre-vingt-dix de ses guerriers. C’est en mémoire de ce repas que nous partageons toujours le dîner de Thanksgiving en novembre. Pour le célébrer en tant que nation. Mais ce repas-là n’était pas un repas d’action de grâce. C’était un repas scellant une cession de terres. Deux ans plus tard, il y en eut un autre, identique, pour symboliser une amitié éternelle. Deux cents Indiens furent décimés ce soir-là par un poison inconnu.

— Christophe Colomb vous a donné le nom d’Indiens, pour nous (les ours) c’était la faute de Teddy Roosevelt.
— Comment ça ?
— Un jour, à la chasse, il est tombé sur un vieil ours pelé et affamé, et il a refusé de lui tirer dessus. Plus tard, dans le journal, on a publié un illustré sur cette histoire de chasse qui donnait l’impression que M. Roosevelt avait fait preuve de mansuétude, qu’il était un amoureux de la nature, ce genre de choses. Et puis ils ont fait empailler un petit ours et l’ont baptisé Teddy’s Bear. Et Teddy’s Bear est devenu Teddy Bear – ours en peluche. Ce que personne ne dit, c’est qu’il a tranché la gorge de ce vieil ours. C’est le genre de mansuétude dont personne ne veut entendre parler.

Roosevelt a dit : “Je n’irais pas jusqu’à penser qu’un bon Indien est un Indien mort, mais je le crois de neuf Indiens sur dix, et je ne suis guère porté à me pencher de trop près sur le cas du dixième.”

« On a tous vécu un tas de choses qu’on ne comprend pas dans un monde fait pour nous briser ou nous endurcir au point qu’on ne peut même plus être brisé quand c’est ce dont on aurait le plus besoin. » (…) « Se déglinguer semble la seule chose qui nous reste à faire, continua-t-il. Le problème, ce n’est pas l’alcool. Il n’y a pas de lien particulier entre les Indiens et l’alcool. Simplement, ça n’est pas cher, c’est disponible à volonté, et c’est légal. C’est ce vers quoi on se tourne quand on a l’impression qu’il ne nous reste rien d’autre.

Nous avons organisé des pow-wows parce que nous avions besoin d’un lieu de rassemblement. Un endroit où cultiver un lien entre tribus, un lien ancien, qui nous permet de gagner un peu d’argent et qui nous donne un but, l’élaboration de nos tenues, nos chants, nos danses, nos musiques. Nous continuons à faire des pow-wows parce qu’il n’y a pas tant de lieux que cela où nous puissions nous rassembler, nous voir et nous écouter.

La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type. Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner.

Nous nous habituons à tout au point de nous habituer au fait d’être habitué à tout.

Opale est solide comme la pierre, mais il y a de l’eau trouble qui vit en elle et menace par moments de déborder, de la noyer – de monter jusqu’à ses yeux. Parfois elle ne peut plus bouger. Parfois il lui semble impossible de faire quoi que ce soit. Mais ce n’est pas grave car elle est devenue très forte pour se perdre dans ce qu’elle fait. Plus d’une chose à la fois, de préférence. Comme faire sa tournée en écoutant un livre audio ou de la musique. Le secret, c’est de rester occupée, se distraire, puis se distraire de sa distraction. Être doublement détachée. Il suffit de procéder par couches. Il suffit de disparaître dans le bruit et l’action.

« Certains d’entre nous ont cette impression chevillée au corps, tout le temps, comme si on avait fait quelque chose de mal. Comme si nous-mêmes étions une expression du mal. Comme si la personne que nous sommes tout au fond de nous, cette chose que nous voulons nommer sans le pouvoir, nous avions peur qu’elle attire sur nous le châtiment. Alors on se cache. On boit parce que l’alcool nous donne l’impression que nous pouvons être nous-mêmes sans avoir peur. Mais nous nous punissons. Ce dont nous ne voulons surtout pas finit par nous retomber dessus. (…) Il faut apprendre comment rester tout en bas. Tout au fond de soi, sans avoir peur. »

 

  

Le coin des curieux :

Du mot algonquin pau wau ou pauau désignant un leader spirituel, les pow-wow remontent à plusieurs siècles, lorsque les guerriers indiens se réunissaient pour danser et fêter leurs exploits. Les premiers pow-wow modernes sont apparus il y a environ un siècle dans les réserves amérindiennes de l’Ouest des États-Unis et du Canada.

Longtemps interdits par les gouvernements américain (jusqu’en 1934) et canadien (jusqu’en 1951) parce qu’évoquant des danses de guerre et paraissant antinomiques avec l’assimilation des populations autochtones, les pow-wow sont aujourd’hui des manifestations festives et culturelles ouvertes à tous, occasions d’organiser des concours de danse et des foires d’artisanat traditionnel, et sont considérés comme des moyens d'expression et de sauvegarde de l'identité et de la culture amérindiennes.

Les pow-wow se déroulent selon des règles strictes. Dirigés par un maître de cérémonie, ils commencent par la Grande Entrée, défilé d’ouverture au son des chants et des tambours. Il existe des pow-wow de compétition, où des juges évaluent les groupes de chant et les danseurs revêtus des regalia, ces tenues à caractère sacré toutes plus flamboyantes les unes que les autres, pour leur remettre un prix en argent ;  et des pow-wow traditionnels qui mettent plus l'accent sur les cérémonies, les anciennes traditions et l'aspect spirituel.

La mairie d'Ornans, en Franche-Comté, avec l'aide de l'Association Four Winds, organise tous les deux ans un pow-wow, réunissant une cinquantaine d'amérindiens de différentes nations. Cet événement unique en Europe a eu lieu pour la première fois en 1998, en Suisse. Depuis juin 2008 il a lieu en France.

 

 

Sur ce blog également à propos de la cause amérindienne :

 



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