samedi 4 janvier 2025

[Zalapi, Gabriella] Ilaria ou la conquête de la désobéissance





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Ilaria ou la conquête
            de la désobéissance

Auteur : Gabriella ZALAPI

Parution : 2024 (Zoé)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un jour de mai 1980, Ilaria, huit ans, monte dans la voiture de son père à la sortie de l’école. De petits hôtels en aires d’autoroute, l’errance dans le nord de l’Italie se prolonge. En pensant à sa mère, l’enfant se promet de ne plus pleurer. Elle apprend à conduire et à mentir, découvre Trieste, Bologne, l’internat à Rome, une vie paysanne et solaire en Sicile. Grâce aux jeux, aux tubes chantés à tue-tête dans la voiture, grâce à Claudia, Isabella ou Vito, l’enlèvement ressemble à une enfance presque normale. Mais le père boit trop, il est un « guépard nerveux » dans un nuage de nicotine, pense la petite. S’il la prend par la main, mieux vaut ne pas la retirer ; ni reculer son visage quand il lui pince la joue. Ilaria observe et ressent tout.
Dans une langue saisissante, rapide et précise, ce roman relate de l’intérieur l’écroulement d’une petite fille qui doit accomplir seule l’apprentissage de la vie.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Gabriella Zalapì est plasticienne, d’origines anglaise, italienne et suisse, elle vit à Paris. Formée à la Haute école d’art et de design à Genève, elle puise entre autres son matériau dans sa propre histoire familiale, reprenant photographies, archives, souvenirs et les agençant dans un jeu troublant entre histoire et fiction. Antonia (Zoé, 2019, Le livre de poche, 2020), son premier roman, a reçu le Grand prix de l’héroïne Madame Figaro et le prix Bibliomedia. Dans Willibald, l’écriture précise et réduite à l’essentiel de Gabriella Zalapì peint les plis et les replis d’un homme dont la vie aussi tragique que romanesque a fait de sa famille la victime collatérale.

 

Avis :

Puisant dans sa propre histoire, l’artiste plasticienne italo-suisse Gabriella Zalapi raconte à hauteur d’enfant l’enlèvement d’une fillette par son père dans un texte d’un dépouillement déchirant.

Au début des années 1980, Ilaria, huit ans, vit à Genève avec sa mère et sa soeur Ana, à bonne distance d’un père qui, resté à Turin, se refuse, contre toute raison, à admettre le départ de son épouse. Venu la chercher à la sortie de l’école, il enlève la petite fille et entreprend avec elle une folle cavale à travers l’Italie : une errance chaotique, d’hôtel en hôtel, sans autre but deux ans durant et dans une confusion ourlée de violence délirante, de faire pression, à coups de télégrammes et d’appels téléphoniques incessants, sur une mère impuissante malgré tous les avocats et tous les avis de recherche.

Narrée du point de vue de l’enfant, en phrases courtes réduites à l’essentiel et traduisant dans leur staccato éperdu le désarroi ressenti face à une situation dont, sans s’en formuler toutes les implications, elle observe jour après jour les mille signes concrets de son anormalité, l’histoire se déploie dans la tension constante d’un temps suspendu, d’une attente dont on ne sait vers quoi elle pourra bien mener mais qui, au travers des seules observations de la petite, dans un mélange de gravité et d’innocence enfantine, laisse deviner entre les pointillés et les non-dits, à la fois l’obsession malade et violente du père à l’égard de son ex-femme, et l’angoisse désespérée de la mère sans nouvelles de sa fille.

Privée de son quotidien de petite fille, ballottée dans une incertitude qu’elle subit sans mots, Ilaria, tout en apportant au récit ce que l’enfance comporte de légèreté, souligne, avec son ressenti et le poids de ses silences, la tragédie de l’enfance lorsqu’elle se retrouve la victime impuissante de la folie des hommes. Gabriella Zalapi a su tremper sa plume au plus près de cette sensibilité enfantine meurtrie qui fut la sienne, pour un récit tout en finesse, d’une sobriété qui en décuple la force et l’intensité. Superbe ! (4/5)

 

Citations :

De la ville où nous avons conçu notre fille. STOP. Celle que tu as perdue en échange de ta liberté. STOP. Et d’aucun autre amour véritable. STOP. Ce que je ressens tu le sais. STOP. À bientôt. STOP. Ton mari.


Papa veut voir et revoir la sculpture du Bernin Apollon et Daphné. Il est fasciné par elle. Il dit que seul un maître peut tailler des feuilles de marbre et les rendre si justes, si délicates. Il s’approche, recule. Tu vois, Daphné se transforme en arbre. Si elle n’avait pas cherché à échapper à Apollon, cela ne serait pas arrivé.


Allo  ?
J’entends le timbre de la voix de Maman. Tout se brouille dans ma tête. Je n’ose pas prononcer un mot.
Tu ne lui dis rien  ?  
Je m’efforce, j’articule « Maman ».  
Ilaria ! Comment vas-tu  ? Où es-tu  ? As-tu reçu le paquet que je t’ai envoyé  ?  
Oui. Merci.  
Tu pourras me faire des peintures…  
Oui.  
Où es-tu  ?  
Papa est penché au-dessus de moi, il veut tout entendre.  
Ne lui réponds pas !  
Je tente de m’écarter, mais il me tient fermement par les épaules.  
Alors, tu le lui dis  ?  
Quoi  ?  
Ce que tu m’as dit.  
Quoi  ?  
Que tu la détestes.  
Qui  ?  
Ta mère. Dis-lui que tu la détestes.  
Papa est menaçant. Je ne respire plus.


Pendant que mes camarades prennent des cours de piano ou de danse classique, je rattrape mon retard scolaire avec Suor Siliana. Elle ressemble à une pêche toute rose, toute ronde, avec un menton pointu. Ses cheveux gris frisés dépassent de son voile, on dirait une couronne. Tu y arriveras, je vais t’aider mais tu dois y mettre du tien. Ilaria, concentre-toi ! Je répète, calcule, soigne ma calligraphie, je fais tout pour la contenter. Tu vois ! C’est très bien ! Quand Suor Siliana dit ces mots, quand elle pose sa main potelée sur mon épaule pour m’encourager, j’ai envie de me réfugier dans ses bras. J’ai envie de lui dire que je ne fais pas exprès d’oublier, que les mots tombent dans ma tête comme des flocons de neige et fondent. Non, non, je ne rêve pas. Mais c’est plus fort que moi, je pense tout le temps au coup de téléphone à Maman. Je ne fais pas exprès. J’aimerais tout lui raconter. Lui dire que j’ai peur que Maman ne m’aime plus. Ce serait normal, non  ? Après ce que j’ai dit, elle doit croire que je la déteste. Elle ne peut plus m’aimer, non  ?  
J’ai froid. Je dois dire à Maman que c’est Papa qui m’a forcée à dire ça.  
Cette pensée ouvre une fenêtre qui se referme aussitôt.  
Si je dis quoi que ce soit à Maman, je trahirai encore une fois Papa.

 


vendredi 3 janvier 2025

Bilan de mes lectures - Décembre 2024

 

 

Coups de coeur :

  
DULUDE Sébastien : Amiante
FLANAGAN Richard : Question 7
HILL Nathan : Bien être
PAVICIC Jurica : Mater Dolorosa
TIBON Amir : Les portes de Gaza
 
 

 

 

J'ai beaucoup aimé :

 
ADRIAN Pierre : Hotel Roma
BOURAOUI Nina : Grand seigneur
BOURBON-PARME Amélie (de) : Les trafiquants d'éternité 2 - L'ascension
BRETEAU Clara : L'avenue de verre
COETZEE J.M. : Le Polonais
OFFUTT Chris : Les fils de Shifty 
 


 

J'ai aimé :

 
DUPRE LA TOUR Bénédicte : Terres promises
FERRARI Jérôme : Nord sentinelle
 

 
 

J'ai moyennement aimé :

 
 

 


jeudi 2 janvier 2025

[Pichat, Bérénice] La Petite Bonne

 




Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La Petite Bonne

Auteur : Bérénice PICHAT

Parution : 2024 (Les Avrils)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Domestique au service des bourgeois, elle est travailleuse, courageuse, dévouée. Mais ce week-end-là, elle redoute de se rendre chez les Daniel. Exceptionnellement, Madame a accepté d’aller prendre l’air à la campagne. Alors la petite bonne devra rester seule avec Monsieur, un ancien pianiste accablé d’amertume, gueule cassée de la bataille de la Somme. Il faudra cohabiter, le laver, le nourrir. Mais Monsieur a un autre projet en tête. Un plan irrévocable, sidérant. Et si elle acceptait ? Et si elle le défiait ? Et s’ils se surprenaient ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Bérénice Pichat est professeure des écoles au Havre. Passionnée d’histoire, elle raconte dans La Petite Bonne les répercussions intimes de la Grande Guerre dans la France des années 1930. Grâce à une alchimie parfaite entre prose et vers libres, elle tisse un huis clos bouleversant entre deux êtres que tout oppose hormis le poids du destin, et où la tension happe dans un crescendo envoûtant.

 

Avis :

Trois personnages, trois voix intérieures, qui, à l’image de la mise en page – fer à gauche pour la petite bonne, fer à droite pour Monsieur ou Madame –, ne se rejoindront jamais, chacune prisonnière de son irrémédiable solitude. Il s’en faudra pourtant de peu, mais en ces années 1930 en région parisienne, il n’est pas jusqu’au sort lui-même qui semble s’allier au strict maintien des convenances sociales. Intercalant dans le récit en prose classique les volutes de vers libres portant chaque voix comme un chant, Bérénice Pichat déroule la superbe et originale partition d’une implacable tragédie.

« Elle » n’a pas de nom, elle est juste la petite bonne qui, laissant à l’aube les rustres violences de son homme et la secrète culpabilité d’un avortement dicté par la misère, partage ses industrieuses journées entre les demeures bourgeoises de ses employeurs. Eux sont les Daniel, un couple de la haute société que le malheur s’est chargé d’ostraciser d’une autre manière. Pianiste recraché par la Grande Guerre à l’état de gueule cassée, défiguré, amputé des jambes et des doigts, Blaise vit terré dans sa chambre, repoussant la compassion avec une rage qui a fini par rendre son caractère aussi monstrueux que le reste. Si son infirmité ne l’en empêchait, il aurait depuis longtemps usé de son revolver pour mettre fin à son calvaire et rendre ainsi sa liberté à Alexandrine, l’épouse dont il ne supporte plus le dévouement et les sacrifices. 

Mais, grande première : mise en confiance par cette nouvelle bonne pour une fois pas le moins du monde effarouchée par l’état de l’estropié, l’épouse se décide enfin à accepter une invitation. Le temps d’une partie de chasse à la campagne, voilà Monsieur, son revolver et la bonne, seuls pour deux jours. Dans l’absolue proximité physique exigée par l’infirmité, le duo de leurs voix intérieures gagne rapidement en intimité, et tandis que l’épouse se débat de son côté entre devoir d’abnégation et culpabilité, se dessinent en transparence, d’une manière poétique et musicale, des portraits psychologiques de la plus grande finesse. Entre le mutilé de guerre, son épouse mutilée sociale, et la bonne mutilée d’enfant, se joue la partition de voix qui, pour être en canon, n’en resteront pas moins à jamais irréconciliables.

D’une créativité formelle impeccablement en accord avec l’ébauche de dialogue qui tente vainement de se mettre en place entre des êtres malgré eux plus proches que les conventions sociales ne sauraient l’admettre, un livre d’une grande beauté et d’une parfaite justesse jusque que dans son dénouement inattendu. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Les vrais héros sont partis
morts depuis longtemps
Fauchés à la sortie des tranchées
Tombés dans le no man’s land
Eux ne gisent pas sur un lit médical
Eux ne croupissent pas dans une villa
Eux n’ont pas besoin d’une bonniche
Qui les torche et les nourrit


on m’a dit
La liberté commence au fond de soi
Mais on ne m’a pas montré
Comment trouver le fond
pour espérer pouvoir remonter
Depuis
j’explore
Sans parvenir
À reprendre mon souffle