vendredi 31 janvier 2025

Bilan de mes lectures - Janvier 2025

 

 

Coups de coeur :

  
HALFON Eduardo : Tarentule
LUCA Laetitia (de) : L'Amour et autres mensonges 
MASON Daniel : Seule restait la forêt 
PICHAT Bérénice : La petite bonne
 

 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
AUGIER Justine - Personne morale
BAIL Murray : Lui.
DIAZ Hernan : Trust
GAYET Thomas : Point de fuite
PEYRADE Pauline : L'âge de détruire
SORMAN JOY : Le témoin 



 

J'ai aimé :

 
BOURDEAUT Olivier : Développement personnel



 

J'ai moyennement aimé :

 
 

 

jeudi 30 janvier 2025

[Mason, Daniel] Seule restait la forêt

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Seule restait la forêt
            (North Woods)

Auteur : Daniel MASON

Traduction : Claire-Marie CLEVY

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                   en français en 2024
                   (Buchet Chastel)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est dans la forêt que tout commence. Pourchassés par les membres de leur colonie puritaine, deux amoureux en fuite se réfugient dans les bois du Nord et posent la première pierre de leur foyer. Au cours des quatre cents ans qui suivront, cette cabane deviendra une maison, abritera des vies entières, des solitudes et des familles, des gloires, des doutes, des échecs et parfois des fantômes.
Sous la plume de Daniel Mason, un soldat promis à tous les honneurs leur tourne le dos pour se consacrer à la culture des pommes, un chasseur d’esclave fait face à la justice des hommes, un peintre naturaliste vit une histoire d’amour interdite et un journaliste comprend que la terre garde jalousement ses secrets.
Alors que les propriétaires se succèdent, aucun ne possède vraiment la maison, qui leur survit entre ruine et réparations. Seul triomphe le récit, qui traverse le temps, la nature et la littérature pour narrer l’histoire de tout un pays par le biais d’un arpent de forêt.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Daniel Mason a grandi en Californie du Nord, a étudié la biologie à Harvard et la médecine à l’université de Californie. Son premier roman, L’Accordeur de piano, paru en 2002, a été un best-seller international publié dans 28 pays. Daniel Mason a été finaliste du Pulitzer en 2021.

 

Avis :

Avec le temps, va, tout s'en va : les hommes, leurs œuvres et jusqu’à leur souvenir. Mais s’il doit un jour arriver que de leur passage rien ne reste, la vie n’en continue pas moins dans une nature alors rendue à sa tranquillité d’éden. Courant sur quatre siècles aux Etats-Unis, de la colonisation puritaine aux mégafeux contemporains, l’histoire luxuriante que nous conte l’écrivain américain Daniel Mason, depuis la pose du premier rondin jusqu’à l’anéantissement de la dernière pierre d’une maison bâtie en pleine forêt, sonne comme un poétique avertissement en ces temps d’inquiétude écologique.

C’est un coin de forêt dans le Massachusetts. Des nuées d’oiseaux en obscurcissent les cieux, tandis que dans ses vallées, seul le lion des montagnes vient inquiéter élans et wapitis. Tels Adam et Eve, un couple d’amoureux fuyant l’opprobre puritaine de sa communauté vient y construire sa cabane. Commence en ces lieux reculés quatre cents ans d’une présence humaine plus ou moins continue, à mesure que, se déroulant comme dans un autre monde, l’histoire du pays – des guerres indiennes à l’esclavage et à la guerre de Sécession, puis de l’essor économique au déclin écologique – fait s’échouer ici, pareils à son écume, un certain nombre de destins. Un ancien soldat s’y reconvertit pomologue, ses deux filles y épuisent leur rivalité, un peintre vient y cacher son amour pour un poète, une mère son fils schizophrène… Au gré des cycles de ses occupations et abandons, de ses extensions et dégradations, la cabane devient demeure, refuge de chasse, puis délabrement abandonné à ses fantômes.

Mêlant les formats en une composition originale et variée incluant lettres, réminiscences, ballades poétiques et chansons, dossier médical, articles d’investigation ou encore discours scientifique, les douze chapitres prennent chacun le ton de leur époque et de leur narrateur pour une évocation pleine de vie que marquent le passage du temps, l’imprégnation des lieux par les âmes devenant éternelles présences fantomatiques, et surtout la luxuriance d’une nature omniprésente, certes peu à peu mise à mal par les répercussions de plus en plus invasives des lointaines activités humaines, mais au final d’une vitalité triomphante, survivant sans mal à l’auto-destruction de notre espèce.

D’un profond naturalisme teinté de fantastique, cette traversée du temps ancrée autour d’une maison et de ses habitants successifs s’impose comme une fresque foisonnante et flamboyante, habitée par une nature quasi merveilleuse, une sorte d’éden dont on peut poétiquement comprendre que l’espèce humaine est en train de se bannir toute seule. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Imaginez quatre structures différentes sous quatre toits séparés, le tout agglutiné ensemble : papa et maman ours avec deux petits au milieu. Puis imaginez que quelqu’un ait asséné un coup de batte de base-ball sur le crâne de papa, parce qu’un arbre était tombé, et un large quart de la maison s’effondrait sur lui-même, bon pour être condamné.


Parfois, quand cela devient trop pour elle, elle bat en retraite dans les forêts du passé. Elle a fini par les considérer comme ses archives personnelles, elle-même étant l’archiviste, et elle a découvert que la seule façon de voir dans le monde autre chose qu’une histoire de perte est d’y voir une histoire de changement.


 

mardi 28 janvier 2025

[Peyrade, Pauline] L'âge de détruire

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'âge de détruire

Auteur : Pauline PEYRADE

Parution : 2023 (Minuit)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman pour lequel elle obtient le Goncourt du premier roman en 2023.

 

Avis :

Rarement épigraphe aura été si bien choisi : « L’âge de comprendre : l’âge de détruire… Et ainsi de suite. » Les mots de Virginia Woolf contiennent à eux seuls l’esprit de ce roman tellurique, concentré en deux parties aussi fulgurantes et saisissantes qu’un jet de pierres, qui raconte à la première personne la vie d’Elsa, dans l’enfance puis à l’âge adulte, à l’ombre d’un soleil noir : sa mère abusive.

A sept ans, la narratrice emménage avec sa mère dans un nouvel appartement. Seules, elles y vivent sans témoin une relation toxique, faite de violence, de désir et de destruction, qui ne se met pas en mots mais se révèle au détour de gestes concrets et de bouffées d’émotions, aussi confuses et instinctives qu’incoercibles et dévastatrices. Dans l’esprit de l’enfant se fait jour la conscience d’un mal obscur, comme tapi dans les coins d’ombre de ce logement qui se referme sur elle telles les parois d’un puits, mais qu’elle découvre hérité du passé. Semblable à une malédiction, un secret terrible, inconcevable, renaît insidieusement de génération en génération, enfermant les femmes de cette famille dans une soumission, boursouflée de colère, à des pulsions qui les poussent à se dévorer les unes les autres. Elle-même explore comme elle peut ce terrain où l’amour se confond avec désir, emprise tyrannique et fusion malsaine, reproduisant déjà ce qu’elle connaît quand, dans sa solitude, surgit la possibilité d’une amitié avec une fillette de sa classe. De fulgurances en éclats de lucidité, la compréhension se fait peu à peu, déchirant les épaisseurs du non-dit pour dévoiler au grand jour ce monstre caché, qui, après sa grand-mère et sa mère, a maintenant prise sur elle aussi.

Mais prise de conscience ne signifie pas émancipation. Vingt ans plus tard, Elsa habite son propre studio et sa mère a mis en vente leur ancien appartement. Son enfance lui saute au visage lorsque les menus objets qui lui appartenaient se retrouvent rassemblés dans des sacs poubelle que sa mère s’apprête à jeter, et la voilà confrontée à un triste bilan : désespérément seule dans son incapacité à nouer une autre relation que celle qui la lie encore indissolublement à sa mère, dans une dépendance quotidienne qui l’empêche de jusqu’à choisir elle-même ses légumes, de cuisiner et d’apprendre à conduire, elle réalise que, pour pouvoir rejoindre « le monde des autres », il va lui falloir rompre définitivement ce cordon invisible de l’emprise maternelle. « Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu’on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne. Et c’est ainsi chez le voisin, chez la voisine, dans toutes les familles. De génération en génération. »

Si bien comprimée par les non-dits qu’elle se répand en ravages souterrains d’autant plus destructeurs, la violence imprègne ces pages d’une tension dont les explosions sporadiques viennent souffleter le lecteur au détour d’un simple mot ou d’une seule phrase. Ici, pas d’analyse psychologique, juste la peinture du visible, l’observation des effets, attachés à un lieu et à des objets, pour mieux laisser deviner tout ce qu’il y a à comprendre et tout ce qu’il faudrait déconstruire, avant d’imaginer se libérer. Alors, peut-être, si les mots survenaient un jour, pourrait-il y avoir un après… (4,5/5)

 

Citation : 

Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu’on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne. Et c’est ainsi chez le voisin, chez la voisine, dans toutes les familles. De génération en génération.


 

dimanche 26 janvier 2025

[Gayet, Thomas] Point de fuite

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Point de fuite

Auteur : Thomas GAYET

Parution : 2025 (HarperCollins)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Alix Rodin s’apprête à devenir la première femme à rejoindre le pôle Nord géographique en solitaire. Modèle d’abnégation et de courage, capable de surmonter le cancer et la mort de toute sa famille, Alix a fui ce passé dramatique et fédéré autour d’elle des équipes de professionnels, des sponsors, des médias.
Mais derrière l’exploratrice passionnée que les journalistes s’arrachent se cache un personnage plus troublant. Impréparation, impulsivité, dissimulation : de mensonge en mensonge, de crises de larmes en manipulation, elle tisse une toile dans laquelle tout son entourage se retrouve englué. Jusqu’où Alix est-elle prête à aller pour réaliser son rêve.
S'inspirant librement de la vie de Dominick Arduin, disparue lors d’une expédition vers le pôle Nord en 2004, Thomas Gayet livre ici un roman saisissant dans lequel les vents polaires n’en finissent pas de nous hanter.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après des études à Sciences Po, Thomas Gayet se consacre à l’écriture. Il est actuellement collaborateur et plume politiques.

 

Avis :

Il y a vingt ans, l’aventurière franco-finlandaise Dominick Arduin disparaissait alors qu’elle tentait, à pied et en solitaire, de rejoindre le pôle Nord géographique. Une polémique s’ensuivait, nourrie par un témoignage familial sur sa tendance à l’affabulation. Ce qu’elle avait toujours raconté de son passé, la mort accidentelle de toute sa famille, sa victoire sur le cancer, certains de ses exploits d’aventure sportive, aurait été faux. Un constat qui laissait libre champ à toutes les spéculations autour de son évaporation dans le grand blanc arctique et dont l’auteur et scénariste Thomas Gayet s’est librement inspiré pour un roman mariant psychologie et aventure.

On entre dans l’histoire d’Alix Rodin par la presque fin, lorsque sa première tentative au pôle Nord, très mal préparée, se solde in extremis par un sauvetage. La quadragénaire y laisse peut-être ses orteils, mais pas sa détermination. Alors, à l’agence Pole Unlimited en charge de la logistique de ses expéditions, Sébastien lui concocte un programme de préparation intensive. Pendant un an, on la voit sur les réseaux sociaux parfaire son entraînement en milieu polaire, courir les sponsors et fréquenter les journalistes, comme Venia, la finlandaise qui lui consacre un reportage au long cours. Contrairement au lecteur averti dès l’exergue du roman, aucun ne se doute de l’issue fatale qui va suivre.

Pourtant, lors de cette année charnière, doutes et perplexité vont si bien grandir, tant dans l’entourage d’Alix que dans la tête du lecteur, que la disparition de l’aventurière dans les toutes dernières pages ne paraîtra au final qu’une conclusion logique et naturelle. En total décalage avec l’image d’une battante sportive et aguerrie, rompue aux épreuves de toutes sortes, se dévoilent peu à peu les terribles failles d’une personnalité pathologique, entraînée par ses blessures narcissiques dans des délires mégalomaniaques et une mythomanie que peu perceront vraiment à jour mais que tous sentiront confusément avec malaise.

Alors, maintenant au fait des projections abstraites à l’origine de la quête d’absolu d’Alix, c’est doublement prévenu du désastre à venir que l’on aborde cette fois la seconde expédition en solitaire de cette femme, fantoche manoeuvré par des fantasmes vite balayés par une nature impitoyable à qui on ne ment pas. Bornée par chacune des deux tentatives d’Alix, l’une par ce que l’on pense une aventurière aguerrie, l’autre par ce que l’on sait en vérité un petit bout de femme déconnectée de la réalité, la narration boucle la boucle en fondant les blancs de sa personnalité dans celui, immense et glacial, des étendues polaires.

Un roman fascinant, paradoxalement non dénué d’humour, entre âpres réalités extrêmes de l’Arctique et mirages d’une personnalité troublée que rien ni personne n’aura pu retenir de sombrer corps et âme au bout de ses délires. (4/5)

 

Citations :

Ça s’est mal terminé, ça aurait pu être pire. Rétrospectivement, Sébastien se demande comment il a pu y croire. La détermination affichée par Alix lui a fait oublier l’essentiel : traîner quatre-vingts kilos de matériel quand on en pèse cinquante pendant trente jours par moins quarante degrés, c’est de l’abstraction mathématique. Surtout quand on est mal préparée.
 

Alix ne déviera pas de sa route. Qu’il fasse moins trente ou moins quarante, cela ne change rien pour elle. Sébastien s’inquiète. Il essaye de convaincre Claudio et Tiffany de renoncer pour créer un effet d’entraînement. Mais Claudio est ontologiquement incapable de se dégonfler face au danger et la perspective qu’Alix puisse se montrer plus courageuse que lui, l’ancien légionnaire, lui est insupportable. Tiffany approuve en regrettant. D’aucuns appellent ça l’amour – d’autres l’emprise. Sébastien appelle ça le commerce. C’est au client de décider, pas à lui. Mais en voyant Tiffany acquiescer à tout ce que dit Claudio, il réalise qu’Alix aussi est soumise à une emprise. L’emprise du grand nulle part. Il fait prévenir Richard. Toujours cette odeur de moisissure. Un avant-goût de putréfaction.
 

Alix n’est pas une professionnelle, c’est une tête brûlée. Il sait d’avance que toutes ses remontrances seront vaines. Il aura beau raisonner, louvoyer, expliquer, hurler, gronder, face à lui se dressera une certitude candide, teintée de minauderie et d’autoritarisme. Sébastien n’est pas qu’un homme de solitude et de grands espaces. Il est divorcé et remarié, il a connu bien des hommes et bien des femmes de toute espèce, des intelligents, des cons, des taiseux, des diserts, il a connu des faux et des vrais génies, appris à faire la part des choses entre ce qu’on affiche et ce qu’on est, à différencier l’assurance de la contenance, il sait déterminer quand un mensonge est délibéré ou si la personne croit vraiment à ce qu’elle raconte, il repère à cent lieues les adeptes de la méthode Coué, peut juger d’un simple regard la détermination d’un homme à la manière dont il s’exprime. Sébastien adapte son discours, dissimule ses vrais sentiments, affecte le détachement ou au contraire surjoue l’émotion pour obtenir de celles et ceux qu’il rencontre le résultat escompté. Mais dans toute cette galerie de personnages collectionnés au cours de ses quarante-cinq années d’existence, aucun ne peut lui servir de référence au moment de s’adresser à Alix. 
 

On y est. A partir de maintenant, on y est. Tout est déjà réglé. La peau de l’ours est bien vendue. (…) Les semaines à venir ne sont pas celles qu’elle vivra, puisqu’elle les a déjà vécues si souvent dans ses rêveries nocturnes ou éveillées. Les semaines à venir ne sont que l’accomplissement mécanique d’un destin qu’elle a pris soin de dessiner elle-même. Il n’y a plus d’après, plus d’avant ou de pendant. Il y a une frontière qu’elle s’apprête à franchir et seule cette frontière compte. Alix n’existe plus ici. Elle n’existera plus là-bas. Quand elle était petite, le module lunaire ne se posait jamais. Elle part et le but est atteint. Parce qu’elle réalise que le but est atteint, que le pôle Nord n’est que le prétexte à son aventure, que toute son énergie se concentrait sur la frontière et non sur la destination, elle est étranglée d’un sanglot. Sur ses joues rougies par le froid, les larmes brûlent. 
 
 
L’Arctique agit comme un caisson sensoriel où tout est décuplé, mélangé. On y appelle silence le bourdonnement permanent de la glace, lumière un faisceau vague pas toujours perceptible et le toucher n’est plus qu’une sensation engourdie par le froid. Lorsque le soleil perce, toutes les teintes habituellement associées aux éléments familiers dérivent, elles aussi. Le ciel devient rose ou vert ; le sol éblouit de blancheur ; la peau asséchée rougit ; et quand le ciel est bas, en l’absence de soleil, il ne fait ni beau, ni moche : il fait noir et blanc. Alix marche sans aucun repère. Cela ne la change pas beaucoup. Mais à présent qu’elle y est, que l’aventure devient tangible, c’est en quête d’un but qu’elle avance. Son orgueil a mis la sourdine : être la première femme à rejoindre le pôle en solitaire ne l’intéresse plus vraiment. On ne pourrait rien cacher sur cette glace uniforme. Pourtant, les yeux rivés au sol, Alix prend plaisir à chercher des réponses.


La culpabilité ne le quitte plus, comme s’il était rendu responsable d’un délit de fuite. Plus justement d’un abandon : sachant Alix impréparée, il l’a pourtant laisser partir. Bien sûr, elle saura résister au froid. Bien sûr, elle saura répliquer aux ours. Mais elle ne sait pas composer avec elle-même. Sa solitude romantique n’a rien à voir avec la réalité de l’Arctique. Il faut anticiper, raisonner droit et dur, laisser sa place à l’instinct, se faire parfois confiance et avancer de nuit pour se reposer de jour. Il ne s’agit pas de suivre les pages d’un manuel mais d’écrire une méthode en marchant. Il faut sentir la nature, la faire entrer au plus profond de soi-même pour la comprendre, prévoir ses réactions. Alix en est incapable. Elle pourrait tourner en rond en croyant aller vers le nord, devenir invisible au beau milieu d’une plaine seulement troublée par sa présence. Ces choses-là ne s’apprennent pas, du moins pas comme ça. Il faut de l’expérience, de la ténacité, habituer ses neurones à une nouvelle grammaire. Le malaise de Sébastien vient de ce qu’Alix devrait avoir tout ça. Avec son expérience, à son âge, au regard des épreuves abominables qu’elle a traversées, elle devrait. C’est ce décalage qui le hante. Comme un enfant de six ans qui ne parlerait pas encore, le gouffre entre l’enveloppe et le contenu, un retard cognitif. Comme les pièces restantes d’un puzzle qui ne s’emboîteraient pas.


La nature qui l’entoure sert de décor à ses rêveries narcissiques, le crissement de ses skis sur la neige de bande originale à ses fantasmes. Tout ce projet a un coût immense, qu’elle fait supporter à des sponsors, à son entourage et à des banques en multipliant les reconnaissances de dettes et les promesses de remboursement. (…) Loin de lui donner le vertige, cet état de fait exalte sa toute-puissance. Alix est inaccessible aux contingences humaines. Sa quête d’absolu relève de l’abstraction, de la projection. L’expérience de l’échec l’a changée ; plus exactement, elle a sanctuarisé le gouffre qui la sépare depuis toujours de reste de l’humanité. Jusqu’alors, elle ne parvenait pas tout à fait à transgresser les règles éthiques inhérentes à la survie en société. (…)
Son monde intérieur se renforce désormais dans un système plus simple : l’univers est un outil au service de sa réussite. Les sponsors, les journalistes, Sébastien, Richard, Timo, Venia : elle peut et doit les activer ua moment opportun pour accélérer, avant de les ranger les uns après les autres hors de son espace mental. Dans l’oubli. La démarche est indolore, gratuite et très porteuse. Il suffit de puiser dans le portefeuille d’actifs pour traverser cette vie en magnat. Dès lors, il n’est plus question de vérité, de mensonge, de respect de la parole donnée, d’amitié ou de trahison. On ne ment pas à un tournevis. On ne trahit pas un as de trèfle. On s’en sert.


 

vendredi 24 janvier 2025

[Spit, Lize] L'honorable collectionneur

 



J'ai aimé

 

Titre : L’honorable collectionneur
            (De eerlijke vinder)

Auteur : Lize SPIT

Traduction : Emmanuelle TARDIF

Parution : en néerlandais (Belgique) en 2023,
                   en français en 2024 (Actes Sud)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un petit village de Belgique flamande, dans les années 1990. Depuis que ses parents ont divorcé, Jimmy, onze ans, trompe la tristesse et la solitude en collectionnant les flippos, des vignettes qu’il trouve dans les paquets de chips. Il rêve d’avoir la plus belle collection de tout le pays, et d’offrir ce précieux trésor à son meilleur ami, Tristan.
Tristan est arrivé dans sa classe et dans sa vie en cours d’année. C’est un réfugié kosovar, que Jimmy, excellent élève, est chargé d’aider. Mais bientôt sa famille est menacée d’expulsion. Heureusement, Tristan a un plan pour obtenir le droit d’asile, un plan où un rôle crucial mais mystérieux est dévolu à Jimmy…
Revenant au village fictif de Débâcle, Lize Spit excelle toujours autant à faire monter la tension par petites touches, jusqu’à l’explosion finale. Avec L’Honorable Collectionneur, la romancière cueille une nouvelle fois le lecteur.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Lize Spit est née en 1988 et a grandi dans la région d'Anvers. Après des études de cinéma, elle enseigne à Bruxelles, où elle vit, l'écriture de scénarios.
Son premier roman, Débâcle (Actes Sud, 2018), lui a valu trois prix littéraires importants aux Pays-Bas et en Belgique avant de connaître un vif succès en France. À ce jour, il a été traduit en seize langues et porté à l’écran. En 2024, L’Honorable Collectionneur paraît en français chez Actes Sud.

 

Avis :

Très remarquée pour ses deux précédents ouvrages, l’écrivain belge Lize Spit a été choisie en 2023 – privilège habituellement réservé à des auteurs plus confirmés – pour écrire le court roman traditionnellement offert pour tout achat de livres lors de la Boekenweek – évènement culturel annuel consacré à la littérature néerlandaise. Elle s’y inspire de l’histoire réelle d’une famille kosovare réfugiée à Viersel, son village de naissance, et qui, frappée en 1999 d’un arrêt d’expulsion, fut massivement soutenue par les habitants jusqu'à obtenir le droit d'asile.

C’est donc dans cette petite commune des Flandres que Jimmy, onze ans, grandit dans un sentiment de rejet depuis que, son assureur de père ayant filé avec l’argent de ses clients, il doit faire face, en même temps qu’à son abandon, aux tags injurieux qui fleurissent sur les murs de sa maison. Quelle n’est pas sa joie, lui qui dans sa solitude n’avait pour consolation que sa précieuse collection de flippos – des rondelles illustrées distribuées dans des paquets de chips –,  de voir débarquer dans sa classe un garçon encore plus perdu que lui.

Réfugié kosovar, Tristan ne parle pas un mot de néerlandais et a tout à apprendre des usages à Viersel, flippos compris. L’un assidument pris sous l’aile de l’autre, les deux garçons deviennent inséparables, mais, tandis que Jimmy aide à la construction du « Tristan-d’après-l’exil » comme à la constitution d’un « mince anneau de croissance » autour d’une autre sorte de bois dont les blessures lui restent mystérieuses, voilà qu’un arrêté d’expulsion frappe toute la famille Ibrahimi. Pour y échapper, Tristan et l’une de ses sœurs ont un plan et ils comptent sur Jimmy, pas sûr du rôle héroïque qu’ils veulent lui faire jouer, mais quand même prêt à presque tout pour son seul ami. Sauf que leur audacieuse entreprise pourrait bien virer à la catastrophe…

Narré à hauteur d’enfant avec une gravité fraîche et naïve, le récit juste et sensible croque personnages et situations comme en quelques coups de crayon sûrs et précis, tout en nouant dans une tension croissante les fils de ce qui pourrait tourner au drame dans le drame. Et même si son format court, plus proche de la nouvelle que du roman, l’empêche d’atteindre à l’ampleur et à la profondeur d’un ouvrage tout à fait remarquable, c’est avec un plaisir certain que, charmé autant qu’inquiété par la logique ingénue et spontanée de ces enfants embarqués dans une tragédie qui les dépasse, l’on s’achemine prestement vers l’abrupte surprise du dénouement. Une belle invitation à découvrir les ouvrages plus conséquents de l’auteur. (3,5/5)

 

Citations :

Dans ses notes, Jimmy s’en tenait aux faits rapportés par Tristan lui-même ou constatés de ses propres yeux : la guerre avait débuté dix ans plus tôt, quand les Serbes s’étaient emparés de l’usine où le père de Tristan travaillait depuis toujours et qu’ils avaient renvoyé l’ensemble du personnel albanais. On ne pouvait pas non plus enseigner en albanais, chanter l’hymne albanais, arborer le drapeau albanais. Mme Ibrahimi, victime d’une hémorragie alors qu’elle était enceinte de Tristan, s’était vu refuser tout soin à l’hôpital public et on l’avait même poussée à avorter parce qu’il ne fallait pas que des soldats albanais viennent au monde.  Tristan n’en parlait qu’avec indignation, comme s’il se demandait encore où étaient passés les secours.
 

Jimmy s’était fait à l’idée de ne jamais connaître que le Tristan-d’après-l’exil, le Tristan qui ne savait pas s’il pourrait rester, celui qui renfermait en lui un autre Tristan, une version plus aboutie, le Tristan kosovar qui parlait sa langue maternelle, qui avait passé dix étés relativement paisibles dans une ferme près des montagnes, qui n’avait pas encore le mal du pays ni l’obligation de laisser derrière lui qui ou quoi que ce soit. Si ardente qu’ait été la volonté de Jimmy de découvrir ce Tristan-là, il ne connaissait de lui que l’écorce tout autour, le mince anneau de croissance d’une autre sorte de bois.


 

mercredi 22 janvier 2025

[Luca, Laetitia (de)] L'Amour et autres mensonges

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : L'Amour et autres mensonges

Auteur : Laetitia de LUCA

Parution : 2025 (Robert Laffont)

Pages : 264

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Lucie est une journaliste mariée à la vie bien réglée, lorsqu’elle croise un homme qui lui fait oublier ses principes et ses méfiances. Basculer dans la dissimulation amoureuse déclenche en elle un vertige et la ramène au destin de sa mère. Et surtout au terrible secret de sa naissance qui fait de Lucie, elle-même, un mensonge.
Alors qu’elle tente de comprendre ce que sa mère lui a caché, elle est propulsée sur la route de la grande Histoire qui va percuter de plein fouet la vie de Mathilde, jeune femme modeste, dont le chemin n’aurait pas dû croiser celui de Luis, qui a fui la terreur de la dictature dans son pays, l’Uruguay. Ensemble, ils vont croire à l’amour. Mais au fond de chacun, où se situe le courage ? Luis, ce réfugié politique qui organise la résistance, est-il l’incarnation du « grand homme » ? Mathilde, cette Française si dévouée, quelle idée du désir et de la loyauté chérit-elle tout au fond d’elle ?
L’amour et autres mensonges embarque le lecteur par le souffle de son récit, la singularité de ses personnalités et la profondeur de ses interrogations. Ce que Lucie ignorait, ce qu’elle a découvert esquisse un cheminement lucide, qui touche aux origines et à la liberté de chacun. Un roman bouleversant à mettre entre toutes les mains.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Laetitia de Luca est originaire du Nord de la France. Après des études de Sciences Politiques, elle rejoint les Etats-Unis puis Paris pour compléter sa formation. Titulaire d’un DESS de marketing et communication, elle entame une carrière passionnante dans les médias et évolue notamment plus de dix ans au sein de LCI et du groupe TF1. Elle travaille aujourd’hui dans le monde de l’art et vit en Provence avec sa famille. L’Amour et autres mensonges est son premier roman.

 

Avis :

Cela lui est tombé dessus comme à son corps défendant. Lucie sortait le chien comme chaque jour de sa vie réglée, entre boulot, époux et enfants, comme le papier d’une musique sans pause ni respiration, lorsqu’une rencontre fortuite l’a soudain fait basculer dans l’adultère et le mensonge.

Et si la fausseté était une tare héréditaire ? ironise amèrement Lucie, stupéfaite de reproduire ce qu’elle a découvert sur le tard et qu’elle n’a jamais pu digérer de l’histoire de sa mère et de ses propres origines. La voilà donc qui replonge au beau milieu des années 1970, lorsque sa mère Mathilde rencontrait à Lille un médecin uruguayen, Luis, contraint à l’exil, loin de sa femme et de ses enfants, pour ne plus avoir à signer les certificats de décès truqués que le régime de la dictature lui extorquait afin de blanchir ses actes de torture.

De leurs deux années de passion coupable et sans avenir puisque Luis, rongé par la honte de ses compromissions en Uruguay, de sa fuite et de son déclassement social en France, ne devait pas demeurer bien longtemps loin des siens et de la résistance qui s’organisait depuis le Venezuela, un enfant naissait, Lucie, dont personne, pas même elle avant ses trente-quatre ans, n’allait connaître la vérité sur ses origines. Lorsqu’au détour d’une phrase anodine sa mère finirait par lâcher le morceau, ce serait un séisme pour cette fille, la narratrice, qui se découvrant elle-même un mensonge, ses « racines artificielles [coupées] d’un coup sec et tranchant », devrait apprendre à « tenir debout autrement, couler de nouvelles fondations, redéfinir l’essence même de [s]on identité. »

A l’histoire d’amour telle que vécue par Mathilde et Luis, décortiquée dans ses ressorts psychologiques avec une acuité confondante, succède la vision rien moins que complaisante qu’en a développé Lucie et, surtout, l’incidence traumatisante de la découverte tardive du secret et du mensonge qui l’ont « maintenue dans le noir pendant toutes ces années, à vivre une vie qui n’était pas la [s]ienne, à jouer le rôle d’un personnage qu[‘elle] croyai[t] être [elle]. » Comment « faire maintenant pour ne pas douter du monde entier », alors que « désormais [s]a pire angoisse dans toute relation », c’est « d’évoluer dans une dimension parallèle créée par un mensonge » et que l’obsède « la crainte de penser vivre quelque chose et de [s]e rendre compte un jour que tout ce temps, la réalité était autre » ?

Efficace et précise dans le moindre de ses mots, la prose de ce premier roman procède d’une empathie et d’une profondeur psychologique telles qu’elles laissent subodorer, d’une manière ou d’une autre, un fond de vérité autobiographique. A cette justesse parfaite se conjuguent un ton direct et incisif, une lucidité sans complaisance, qu’il s’agisse des sentiments des personnages ou des actes de torture au fond des geôles uruguayennes, qui vous empoignent dès l’incipit pour ne jamais baisser de régime. Au fond, derrière l’acrimonie d’une Lucie blessée au plus profond de son identité transparaît en réalité l’envie d’aimer et d’être aimée de ce géniteur qui ne sera jamais le Papa qui l’a élevée, mais à qui, au travers des mentions à Daniel Viglietti, le chanteur uruguayen persécuté pour ses chansons contestataires pendant la dictature, ou des vers de Pablo Neruda en exergue de chaque chapitre, elle adresse un hommage de victime collatérale pleine de sympathie.

Un très beau coup de coeur que ce premier roman réussi et prometteur, aussi efficace que fin psychologue, où l’amour est partout, même dans ses mensonges et ses non-dits. (5/5).

 

Citations :

D’autant plus que la vérité, je la connais. C’est vrai que je ne suis pas une menteuse. C’est bien pire. Je suis un mensonge.
 

Luis connaît la prudence de sa femme. Il soupçonne autant qu’elle les autorités de lire le courrier destiné à l’étranger. Toutes les enveloppes ne sont peut-être pas ouvertes - ce serait impossible puisque d'après les chiffres qui circulent sous le manteau, ils sont près de cinq cent mille Uruguayens à avoir, comme lui, fui le pays -, mais les gardiens du régime sont suffisamment astucieux pour faire peser le doute. C'est la force des dictatures que de faire germer dans les esprits, même les plus libres, la graine de l'autocensure. Contrôler ou interdire les journaux, les syndicats, les partis, la justice et jusqu'au Parlement ne leur a pas suffi. Maintenant ce sont les mots qu'ils embastillent.
 

Comment peut-il traverser les journées ? Travailler, manger, discuter ? Comment peut-il même respirer alors que son pays s’enfonce dans les ténèbres ? Il est libre et en sécurité. Ils ont une cagoule sur la tête. Dans son exil, il ne s’est pas affranchi des griffes de la dictature. De leur main invisible, ses bourreaux le tiennent toujours par le col. Luis, comme tous les réfugiés, charrie les cauchemars auxquels il tente d’échapper. 
 

Je ne suis pas à toi non plus, nous le savons tous les deux. Nous devons nous aimer sans nous posséder. Nous aimer pour la beauté du geste, sans projections, sans construction, sans promesses. Un amour débarrassé des conventions sociales, du devoir, de la routine, dénué de jalousie et d'obligations. Toi et moi, c'est l'Amour dans son essence la plus pure. 
 

Luis vit avec « la valise derrière la porte », un pied dans son pays d’accueil, l’autre déjà sur le chemin du retour.
 

Il ne voudrait rien tant que s’autoriser le bonheur et lui offrir la légèreté qu’elle attend de lui. Pourquoi ne pas succomber à la tentation de l’amnésie Ça pourrait être si facile de ne pas penser, en la regardant l’aimer, au fait que de l’autre côté de l’océan l’attend sa famille. Comme il serait doux d’oublier, ou de prétendre oublier, que là même où jouent ses propres enfants, on exécute, on torture, on viole. Ça pourrait être si facile de ne pas voir que Mathilde s’est jetée dans leur histoire comme on plonge d’un rocher un peu trop haut en plein été, aveuglée par son envie d’échapper à une vie trop petite pour ses rêves, au risque de se fracasser en contrebas. Il s’en veut d’aimer Mathilde et il s’en veut de ne pas être à la hauteur de cet amour. Mais il a accepté l’idée qu’ils ne pourraient s’aimer que dans l’inconfort de la culpabilité, ce poison sans répit, ce tigre indomptable qui vous croque à pleines dents à l’instant même où vous pensez l’avoir apprivoisé. S’aimer dans l’imperfection est leur seule option. Il a appris à s’en accommoder mais le pourra-t-elle un jour ?
 
 
Puisque je savais, je ne pouvais me taire sans perpétuer la comédie. Alors j’ai envisagé de tout raconter, à ma famille au moins, et j’ai eu cette pensée affreuse : « Heureusement que Papa est mort », reconnaissante, l’espace d’un instant, envers la maladie de lui avoir épargné le profond chagrin de la vérité. Aussitôt j’ai eu honte. Honte pour ma mère aussi. Quelle vilaine graine avait-elle plantée dans mon esprit ? Comment peut-on pousser un enfant à se réjouir de la mort de son père ? S’il avait découvert le pot aux roses de son vivant, ça lui aurait rongé les sangs, brisé le coeur, coupé le souffle. C’est ça qui l’aurait tué, pauvre Papa, il serait mort à cause de moi.


Mais Sophie, elle, était bien vivante. Après des mois de tergiversations et malgré les réticences maternelles, j’ai décidé que je ne pouvais pas l’exclure plus longtemps de ce retournement de paternité. Impossible de la laisser seule dans un monde qui n’existait pas, comme j’avais été maintenue dans le noir pendant toutes ces années, à vivre une vie qui n’était pas la mienne, à jouer le rôle d’un personnage que je croyais être moi. C’était désormais ma pire angoisse dans toute relation, d’évoluer dans une dimension parallèle créée par un mensonge. Je ne pouvais pas lui infliger ça. Aujourd’hui encore, je patauge dans la crainte de penser vivre quelque chose et de me rendre compte un jour que tout ce temps, la réalité était autre.


J’ai pensé naïvement qu’en lui disant la vérité, j’allais briser ce putain de secret. Je ne me suis pas rendu compte qu’en ouvrant ma sœur au mensonge, j’allais au contraire l’enfermer dedans avec moi.


Tu te rends compte que ta propre mère, la personne que tu aimes le plus au monde, celle en qui tu as le plus confiance, t’a menti toute ta vie ? Elle était censée être ton roc, tes fondations, ton modèle… Qui pourras-tu croire désormais, à qui pourras-tu te fier, sachant qu’elle a eu le mauvais goût de n’être pas celle qu’elle prétendait ? C’est elle qui nous a enseigné notre socle de valeurs, qui nous a appris à distinguer le bien du mal, et elle t’annonce, la bouche en coeur, qu’elle a manigancé depuis toujours ! Comment va-t-on faire maintenant pour ne pas douter du monde entier ?


La grande révélation a coupé mes racines artificielles d’un coup sec et tranchant. Il me faut tenir debout autrement, couler de nouvelles fondations, redéfinir l’essence même de mon identité.


 

lundi 20 janvier 2025

[Diaz, Hernan] Trust

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Trust

Auteur : Hernan DIAZ

Traduction : Nicolas RICHARD

Parution :  2022 en anglais (Etats-Unis),
                   2023 en français
                   (Editions de l'Olivier)

Pages : 400

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« New York enflait de l’optimisme tapageur de ceux qui croient avoir pris de vitesse le futur. »
Wall Street traverse l’une des pires crises de son histoire. Nous sommes dans les années 1930, la Grande Dépression frappe l’Amérique de plein fouet. Un homme, néanmoins, a su faire fortune là où tous se sont effondrés. Héritier d’une famille d’industriels devenu magnat de la finance, il est l’époux aimant d’une fille d’aristocrates. Ils forment un couple que la haute société new-yorkaise rêve de côtoyer, mais préfèrent vivre à l’écart et se consacrer, lui à ses affaires, elle à sa maison et à ses oeuvres de bienfaisance.
Tout semble si parfait chez les heureux du monde… Pourtant, le vernis s’écaille, et le lecteur est pris dans un jeu de piste. Et si cette illustre figure n’était qu’une fiction ? Et si derrière les légendes américaines se cachaient d’autres destinées plus sombres et plus mystérieuses ?

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né à Buenos Aires en 1973, Hernan Diaz est titulaire d’un doctorat de l’Université de New York et a édité une revue universitaire à l’Université de Colombie. Il est l'auteur d'un essai, Borges, between History and Eternity (2012) et deux romans à succès : Au loin (In the Distance, 2017), finaliste du prix Pulitzer et du Pen/Faulkner Award, lauréat du prix Page/America ; Trust (2022), prix Pulitzer de la fiction.

 

 

Avis : 

« L’argent est fiction ». Pas seulement en tant que convention basée sur la confiance, mais aussi parce qu’il donne à ceux qui le détiennent le pouvoir de « tordre la réalité autour [d’eux] ». Dans ce second roman virtuosement construit qui lui a valu le prestigieux prix Pulitzer, l’auteur américano-argentin Hernan Diaz se joue des mirages de l’argent, dénonçant ses mensonges hypnotiques – « Trust » : aie confiance, susurrait le serpent Kaa à Mowgli – et la mystification du Rêve américain.

Nous sommes à Wall Street dans les années 1920, avec pour toile de fond la croissance et l’insouciance des Années folles, leur folie spéculative et, finalement, le krach boursier de 1929. Méprisant l’industrie et le négoce pour leur préférer la finance, la magie des chiffres et la fascination de l’argent, Benjamin Rask investit en bourse l’intégralité de l’immense fortune bâtie dans le tabac par les précédentes générations de sa famille. Son habileté est telle qu’il réussit même à profiter du krach pour s’enrichir encore, laissant son épouse Helen jouer les bonnes fées à travers ses oeuvres de bienfaisance et son mécénat pour la musique. Mais, gravement malade, Helen meurt dans un établissement de soins en Suisse.

Cette histoire, Hernan Diaz va nous la raconter quatre fois, en quatre parties au style très différent présentant chacune la version de quatre personnages. La première prend la forme d’un roman à clés écrit peu après la mort d’Helen et dans la tradition de l’époque par un certain Harold Vanner. L’écrivain a-t-il, à des fins romanesques, pris des libertés avec la réalité ? Toujours est-il que son ouvrage diverge sensiblement de la version présentée ensuite, un manuscrit encore en chantier intitulé « Ma vie » et rédigé à la première personne, non sans froide infatuation, par le grand financier lui-même, de son vrai nom Andrew Bevel. Il faut attendre la troisième partie pour comprendre que cette ébauche de texte a en réalité été écrite sur commande par Ida Bartenza, alors une jeune femme, qui revient de nos jours sur la genèse de cette biographie et sur ses questionnements quant au vrai visage des Bevel. Devenue écrivain à succès, elle mène l’enquête. Sa découverte du journal oublié et quasi illisible de Mildred Bevel nous livre un ultime point de vue, elliptique et frappé au coin de la maladie, mais qui renverse pourtant l’échafaudage du récit en le faisant apparaître sous un prisme totalement nouveau.

Ces quatre narrations à la fiabilité d’évidence discutable laissent entrevoir les processus de mystification à l’oeuvre, non pas seulement dans la constitution des mémoires individuelles, pleines d’approximations et de partis pris, mais aussi à l’échelle de la mémoire collective, celle qui enregistre le sens de l’Histoire. Critique de l’histoire des Etats-Unis, d’une finance déconnectée de la réalité économique, d’un dieu argent qui a trouvé « sa ville sainte » à Manhattan et sa religion dans le Rêve américain, cet ouvrage protéiforme qui multiplie les narrateurs et les points de vue, métamorphosant chaque fois son style, est riche de plus d’un niveau de lecture. C’est aussi un roman féministe, qui restitue aux femmes ce que l’histoire et la littérature leur a volé en ne les représentant longtemps que dans leurs rôles assignés : épouses, secrétaires, victimes, mais surtout pas magnats de la finance. Enfin, l’on pourra encore y voir une formidable réflexion sur la puissance de la fiction : « Rendez-vous compte. Les événements imaginaires de cette fiction ont une présence plus forte dans la réalité que les faits avérés de ma vie », s’exclame un des personnages.

Audacieux dans sa construction sans jamais perdre en limpidité, remarquable dans sa capacité à métamorphoser son style au gré des narrateurs, Trust est un roman aussi riche que passionnant, en tous les cas une formidable invitation à la réflexion et à l’esprit critique - dispositions plus que jamais vitales dans un monde où fiction et virtuel n’ont pas fini de jouer à paraître plus vrais que la réalité. (4/5)

 

 

Citations :

Si on lui avait posé la question, Benjamin aurait sans doute eu du mal à expliquer ce qui l’attirait dans le monde de la finance. Sa complexité, oui, mais aussi le fait qu’il voyait le capital comme un être antiseptiquement vivant. Il bouge, mange, croît, se reproduit, tombe malade et peut mourir. Mais il est propre. Avec le temps, cette idée s’imposa à lui avec davantage de clarté. Plus l’opération était de grande envergure, plus il se tenait à distance de ses détails concrets. Il n’avait nul besoin de toucher un seul billet de banque ni d’entrer en contact avec les choses et les gens impliqués dans sa transaction. Tout ce qu’il avait à faire c’était réfléchir, parler et, peut-être, écrire. Alors la créature vivante se mettait en branle, dessinant de magnifiques schémas en s’acheminant vers des royaumes de plus en plus abstraits, suivant parfois des appétits qui lui étaient propres et que Benjamin n’aurait jamais pu anticiper – et le fait que la créature cherchât à exercer son libre arbitre lui procurait un plaisir supplémentaire.
 

La plupart d’entre nous préfèrent croire que nous sommes les sujets actifs de nos victoires mais seulement les objets passifs de nos défaites. Nous triomphons, mais ce n’est pas vraiment nous qui échouons – nous sommes ruinés par des forces qui nous dépassent.
 

Le futur fait irruption à tout moment, désireux de se réaliser dans la moindre de nos décisions ; il essaie, de toutes ses forces, de devenir le passé. C’est ce qui le distingue de la pure imagination. Le futur se produit. Le Seigneur n’envoie personne en enfer ; les esprits se jettent à terre, selon Swedenborg. Les esprits s’envoient eux-mêmes en enfer, c’est leur propre choix. Et qu’est-ce que le choix sinon une branche de l’avenir se greffant sur la tige du présent ? 
 

On dit que l’éducation d’un enfant commence plusieurs générations avant sa naissance.
 

Tout le monde jouait à la finance avec de l’argent factice. Même les femmes se mirent à boursicoter ! Les journaux à sensation donnaient des « astuces » et des « tuyaux » pour investir, au milieu des patrons de couture, des recettes de cuisine et des potins sur les dernières coqueluches de Hollywood. Le Ladies’ Home Journal publiait des éditoriaux rédigés par des financiers. Veuves et femmes de ménage, garçonnes et mères de famille, toutes « jouaient en Bourse ». Si la plupart des maisons de courtage adhéraient à une politique stricte interdisant la clientèle féminine, des salles de marché pour femmes fleurirent dans tout New York, et dans les plus petites villes les ménagères ayant du « flair » négligeaient leurs tâches domestiques pour suivre le marché chez le courtier du coin et passer leurs ordres par téléphone en fin de journée. Les femmes ne représentaient que 1,5 pour cent des spéculateurs dilettantes au début de la décennie. À la fin, elles approchaient les 40 pour cent. Pouvait-il exister un indicateur plus clair du désastre à venir ? La dégringolade de l’illusion collective jusqu’à l’hystérie n’était plus qu’une question de temps. 
 
 
« Je n’aime pas les marxistes, tu sais ça. Leur État, leur dictature. Leur façon de parler, avec ces briques de sens, réduisant le monde à une explication unique. Comme une religion. Non, je n’aime pas les marxistes. Mais Marx… » À nouveau il avait cette expression, comme si une vision d’une beauté excessive le torturait. « Il avait raison là-dessus. L’argent est une marchandise imaginaire. On ne peut pas manger ou s’habiller avec l’argent, mais il représente toute la nourriture et tous les vêtements du monde. Voilà pourquoi c’est une fiction. Et c’est ce qui en fait la mesure avec laquelle on évalue toutes les autres marchandises. Qu’est-ce que ça signifie ? Ça signifie que l’argent devient la marchandise universelle. Mais n’oublie pas : l’argent est une fiction ; des marchandises sous une forme purement imaginaire, oui ? Et c’est doublement vrai pour le capital financier. Les actions, titres, obligations. Tu crois que le moindre de ces machins que ces bandits de l’autre côté du fleuve achètent et vendent représente la moindre réelle valeur concrète ? Non. Les actions, les titres et toutes ces cochonneries ce ne sont que des revendications d’une valeur future. Donc si l’argent est fiction, le capital financier est la fiction d’une fiction. C’est de ça qu’ils font commerce, tous ces criminels : des fictions. »


– La fiction, inoffensive ? Regarde la religion. La fiction, inoffensive ? Regarde les masses opprimées qui s’accommodent de leur sort parce qu’elles acceptent les mensonges qu’on leur fait avaler. L’histoire elle-même n’est qu’une fiction – une fiction avec une armée. Et la réalité ? La réalité est une fiction avec un budget illimité. Voilà ce que c’est. Et avec quoi la réalité est-elle financée ? Avec une fiction de plus : l’argent. L’argent est au cœur de tout cela. Une illusion qu’on s’accorde tous à soutenir. Unanimement. On peut diverger sur d’autres sujets, comme la religion ou les convictions politiques, mais on s’entend tous sur la fiction de l’argent et le fait que cette abstraction représente des marchandises concrètes. N’importe quelle marchandise. Renseigne-toi. Tout ça c’est dans Marx. L’argent, dit-il, n’est pas une seule chose. C’est, potentiellement, toutes les choses. Et, pour cette raison, il n’est lié à aucune chose.
– Attends. Il faudrait savoir. L’argent est toutes les choses ou aucune ? Parce que si… – Voilà exactement pourquoi l’argent ne dit rien des gens qui le possèdent, me hurlait-il à moitié dessus. Rien. L’argent ne dit rien de son propriétaire. Par opposition au fait d’avoir, je ne sais pas, du talent, ce qui définit une personne. La relation de l’argent à l’individu est complètement accidentelle. 
 
 
– Comme l’argent est toutes les choses (ou qu’il peut être toutes les choses), il arrive quelque chose d’étrange à la personne qui le possède. Comme dit Marx, c’est comme quelqu’un qui découvre, complètement par hasard, la pierre philosophale. Tu connais la pierre philosophale ?
– Oui, je sais ce qu’est la pierre philosophale.
– La pierre philosophale te donne toute la connaissance. La totalité. Toute la connaissance de toutes les sciences. Imagine que quelqu’un tombe comme ça sur cette pierre. Par hasard. Soudain il aurait toute cette connaissance, indépendamment de son individualité. Même si c’est un parfait idiot. La totalité. Toute la connaissance.
– Oui, oui, je comprends.
– Avoir de l’argent te place dans la même position, par rapport à la richesse sociale, que celle dans laquelle la pierre place cette personne par rapport à la connaissance. Tu sais pourquoi ? 
– Ce n’est pas un peu tiré par les cheveux ? Je veux dire, si…
– Je vais te dire pourquoi. Et je cite Marx, là. Parce que l’argent représente l’existence divine des marchandises. Les marchandises réelles, concrètes (ces chaussures, cette miche de pain) sont simplement la manifestation terrestre de l’idée divine (toutes les chaussures possibles, le pain qui n’a pas encore été fait). L’argent est, comme dit Marx, le dieu parmi les marchandises. Et ça », sa paume tournée vers le ciel dessinait un arc englobant le sud de Manhattan, « c’est sa ville sainte. »


Mon père n’avait jamais fait la moindre corvée domestique, sauf lorsqu’il cuisinait ses « plats spéciaux » qui généraient une quantité extraordinaire de travail pour tout son entourage. Sa presse se trouvait au milieu de notre appartement aux pièces en enfilade, et bientôt les frontières entre son travail et notre vie de famille, entre la salle de bains et la cuisine, entre la nourriture et les poubelles, entre le propre et le sale se sont estompées puis ont disparu. C’est à moi qu’incombait la tâche de faire fonctionner notre foyer. Âgée de huit ans et entièrement responsable de la maison. Si je ne faisais pas la lessive, il n’y avait pas de linge propre ; si je négligeais de passer le balai, nos traces de pieds devenaient visibles dans la poussière ; si je laissais les assiettes dans l’évier, elles restaient dans l’évier ; si je sortais sans ranger les outils et fournitures de mon père, des points gluants d’encre contagieuse se multipliaient partout sur les murs, les lits et les habits.
Après la mort de ma mère, ce nouveau rôle, que j’exécutais sans compétence et de manière improvisée, m’a paru naturel. J’étais devenue la femme de la maison. Mon père, l’anarchiste, trouvait tout aussi naturel le fait que le travail infantile soit requis afin de conserver intact le statu quo entre les sexes.


Au cours des épreuves et des entretiens que j’ai passés chez Bevel Investments, j’ai appris une chose que j’ai eu l’occasion de corroborer maintes fois au cours de mon existence : plus on est près d’une source de pouvoir, plus l’ambiance devient calme. L’autorité et l’argent s’entourent de silence, et on peut mesurer l’influence de quelqu’un à l’épaisseur du silence qui l’enveloppe.


Je pense à mon père. Il disait toujours que chaque billet d’un dollar avait été imprimé sur du papier arraché du contrat de vente d’un esclave. Je l’entends encore aujourd’hui. « Elle vient d’où, toute cette richesse ? De l’accumulation primitive. Du vol originel de terres, de moyens de production et de vies humaines. À travers toute l’histoire, l’origine du capital a été l’esclavage. Regarde ce pays et le monde moderne. Sans esclaves, pas de coton ; sans coton, pas d’industrie ; sans industrie, pas de capital financier. Le péché originel, innommable. » 
 
 
Telle était l’étendue de son pouvoir. Sa fortune tordait la réalité autour d’elle.


Tout s’est effondré en 1926. À l’époque, j’ai cru que c’était la fin de notre mariage. Avec le temps, j’ai compris que c’est à ce moment-là qu’il a véritablement commencé. Car j’en suis venue à croire qu’on n’est réellement marié que lorsqu’on respecte davantage ses propres vœux que la personne pour qui ils ont été prononcés.


Le prêtre est venu avec de molles offrandes de réconfort. Dieu est la réponse la plus inintéressante aux questions les plus intéressantes.


 

samedi 18 janvier 2025

[Bail, Murray] Lui.

 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Lui. (He.)

Auteur : Murray BAIL

Traduction : France CAMUS-PICHON

Parution : en anglais (Australie) en 2021,
                   en français en 2024 (Actes Sud)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

“Lui. est un court livre empli de profondeur et de sagesse. On pourrait croire qu’il s’agit d’une autobiographie, mais ça l’est seulement de manière détournée. […] L’effet est subtil et séduisant. Même si le livre est bref, je vous suggère de ne pas précipiter votre lecture. Savourez-le plutôt lentement, à petites gorgées, comme un martini frappé !”
Julian Barnes

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né à Adélaïde en 1941, Murray Bail est l’auteur de deux recueils de nouvelles et de cinq romans. Traduite en vingt-cinq langues, son œuvre lui a valu de nombreuses distinctions, dont les prestigieux Commonwealth Writers Prize et Miles Franklin Award en 1999. Après Eucalyptus (Robert Laffont, 1999), Les Pages (Les Allusifs, 2010) et La Traversée (Actes Sud, 2013), Lui. est son quatrième ouvrage traduit en français. 

 

Avis :

Tout juste octogénaire, l’écrivain australien Murray Bail explore, en une collection de fragments polis par le temps comme des tessons de verre multicolores par la mer, la laisse déposée dans sa mémoire par la marée de sa vie.

Dans cette autobiographie à la troisième personne, la prise de distance ne disparaît qu’une fois, lorsque cette phrase isolée apparaît comme une fulgurance : « J’ai commencé à écrire par insatisfaction. » Si ses livres lui survivront, l’homme vieillissant considère humblement, avec la conscience de leur disparition à venir lorsque viendra la mort et comme dans une tentative de leur donner un sens avant, l’assemblage hétéroclite de souvenirs et d’images, parfois insignifiants, mais qui, ayant survécu au filtre de sa mémoire, forment le canevas de son existence.

Comme François Bégaudeau décrivait L’Amour au travers de la vie très ordinaire d’un couple de la même génération que son confrère, l’auteur australien raconte la condition humaine et le passage du temps au moyen de « l’histoire d’une personne singulière entourée par d’autres ». Utilisant un « il » distancié et essaimant les paragraphes brefs et disjoints en autant d’éclats de vie et de pièces d’un puzzle dont il semble chercher le motif global, il dessine, au-delà de son cas particulier et du pêle-mêle de son enfance, de sa famille, de son parcours sentimental et intellectuel, de ses voyages et de sa perception de presque un siècle d’évolution de l’Australie et du monde, une tranche d’humanité dont chaque lecteur percevra ce qu’elle comporte d’universalité.

Un petit livre originalement ciselé, pour résumer une vie en petites touches éparses et pointillistes, et, par-delà la spécificité d’un destin individuel, interroger notre éphémérité et le sens de la destinée humaine. (4/5)

 

Citations :

Les ayant vus autrefois – l’homme avec un crochet à la place du bras – le frère ou la sœur versant la crème fraîche directement du pot – ces visages de femmes sur l’oreiller adoucis par le plaisir – ce noyé à plat ventre sur le sable de Christie’s Beach – les dunes à perte de vue – les tempêtes en mer –, tous ne font partie de son existence que pour disparaître, à sa mort.  


J’ai commencé à écrire par insatisfaction.  
 

Apparemment aucun souvenir n’est exact. Et par écrit l’imperfection s’accroît.
 

Dans un bureau de vote de la mairie de Melbourne où il avait trouvé un emploi, il croisa Arthur Calwell venu pour les élections fédérales auxquelles il était candidat. Son chapeau à la main, une chaussure au lacet défait, il était sur le point de perdre. La difficulté d’essayer de convaincre autrui de partager vos espoirs devait être usante pour l’esprit. Seules quelques rares personnalités – peut-être dérangées – acceptaient de s’impliquer en politique à ce point, d’encaisser les défaites au fil des mois et des années, sans renoncer à obtenir la majorité. Dans les années soixante-dix et plus tard quand il rencontra d’autres leaders politiques – Fraser, Whitlam à la vanité bornée, Keating et Malcolm Turnbull – chacun d’eux paraissait, à des degrés divers, absent. Parlant à un seul interlocuteur, ils semblaient continuer de s’adresser à des centaines de milliers de personnes ailleurs. Ils étaient passés maîtres dans l’art de dire une chose et son contraire ! Les écouter équivalait à attendre que leur vrai moi ressorte : ils étaient devenus beaucoup de gens à la fois. Il préférait la manière d’être de Pierre Ryckmans, d’Anita Brookner, de Fred Williams, tous disparus à présent, et d’Helen Garner. Eux s’étaient efforcés toute leur vie, au fil des ans, de donner forme à leurs pensées et de les exprimer d’une manière qui n’appartiendrait qu’à eux.
 

Par intermittence et sans prévenir, un sentiment de perplexité : il acceptait à peine d’être vivant. Assis à son bureau ou se promenant, il s’interrompait pour se demander ce qu’il faisait là – dans ce coin précis de la planète. Pourquoi devait-il en être ainsi ? Baissant les yeux il voyait ses doigts, les voyait bouger. Puis encore des questions, sur cette vie singulière : la laissait-il trouver sa forme ? Attendait-elle davantage de lui ?