jeudi 10 avril 2025

[Boulouque, Clémence] Le sentiment des crépuscules

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Le sentiment des crépusculest

Auteur : Clémence BOULOUQUE

Parution : 2024 (Robert Laffont)

Pages : 176

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Londres, 19 juillet 1938. Stefan Zweig et Salvador Dalí rendent visite à Sigmund Freud, tout juste exfiltré de l’Autriche nazie. Proche de l’analyste, et lui aussi réfugié, Zweig a organisé ce rendez-vous sur l’insistance de son ami peintre, qui idolâtre Freud et trépigne de lui montrer une de ses toiles. Accompagnés de Gala, l’épouse de Dalí, et de son agent, ils sont accueillis par Anna Freud.
Leurs échanges sont ponctués par les extravagances et facéties de Salvador qui mystifient l’assemblée. Puis, à mesure, tous se dévoilent : la rencontre autour de Freud agit comme un révélateur, confrontant chacun à ses démons et à ceux de l’époque.
Mêlant biographie intime de figures d’exception et chronique de la fin d’un monde, Clémence Boulouque saisit ce moment suspendu, unique et méconnu, en un roman drôle et grave.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Clémence Boulouque est professeure à l’université Columbia à New York. Romancière, elle a notamment publié Mort d’un silence (Gallimard, 2003) et Un instant de grâce (Flammarion, 2016).

 

Avis :

Le 19 juillet 1938, les trois monstres sacrés Freud, Zweig et Dali se rencontraient à Londres. Se nourrissant de la correspondance entre les deux premiers, des carnets de Zweig et des Mémoires de Dali, Clémence Boulouque redonne chair à ce moment comme si l’on y était, pour un roman crépusculaire.

Freud et Zweig ont tous deux quitté Vienne pour s’exiler à Londres. A quatre-vingt-deux ans, Freud souffre d’un cancer de la bouche et n’a plus qu’un an à vivre. Zweig est plus jeune d’un quart de siècle, mais porte déjà en lui la mort qu’il se donnera quatre ans plus tard. C’est lui qui, pour faire plaisir à un Dali de trente-trois ans déjà célèbre et fantasque, impatient de faire la connaissance du père de cette psychanalyse qui a tant à voir avec son œuvre, s’est démené pour que tous se retrouvent ce jour-là chez Freud, accompagné pour Dali de son épouse Gala et de son agent Edward James, assisté pour le vieil homme de sa fille Anna.

Engagée autour d’un thé, la conversation ne prend pas la tournure escomptée par les convives. Tourmenté par la douleur tout en s’attachant à donner le change, éternellement endeuillé par la mort de sa fille Sophie et préoccupé par son petit chien encore retenu en quarantaine, Freud n’accorde pas au remuant Dali, tout entier à ses crayonnages et à son personnage exubérant, l’attention impressionnée que celui-ci attendait. Déçu, le jeune homme s’irrite de l’embarras de Zweig, lui-même visé dans ses obsessions altruistes par le regard critique d’un Freud mal remis de figurer après Franz-Anton Mesmer et ses théories sur l’hypnose, et Mary Baker Eddy fondatrice de l’église scientiste, dans son recueil d’essais La guérison par l’esprit.

Toujours est-il que tous ont ceci en commun qu’ils ont conscience du crépuscule du monde d’alors, en passe de basculer dans un demain inquiétant. Si les deux plus âgés, étreints par la mélancolie et par l’angoisse, répugnent à en aborder les rivages, Dali se targue avec entrain de s’en faire le prophète, bien décidé à « participer à la crétinisation du monde » puisque, à n'en pas douter, l’avenir sera crétin.

Erudite et documentée, superbement écrite, la narration excelle à faire revivre, dans leurs oppositions d’esprit comme dans les gestes de leur présence physique, ces trois hommes et leur entourage proche, témoins d’une époque décadente. Plus encore que ces personnages d’exception, d’un rendu au final relativement convenu, c’est ce talent à leur redonner chair et vie dans l’atmosphère tendue d’une pré-apocalypse qui, sans rendre le livre tout à fait passionnant, le rend néanmoins remarquable. (3,5/5)

 

Citations :

« Nous voici donc. J’espère que notre visite sied toujours au Professeur. »  
Dalí réprime son énervement, roule des yeux en direction de Gala – pourquoi offrir la moindre ouverture à une annulation de dernière minute ? Ce type est sa propre encre sympathique : il trace sa volonté puis l’efface, il s’emploie à faire sa place auprès des gens puis n’aime rien tant que s’estomper ; voilà pourquoi il consent à se laisser maltraiter, voilà ce qu’il lui dira si jamais Anna a le malheur de profiter de sa politesse pour reporter la visite. « Arrêtez, arrêtez, on méprise les gens comme vous, Zweig, lui hurlera-t-il. Les faibles, les polis… » Alors que lui est un Hun, un taureau, évidemment, un taureau prêt à défoncer la porte si elle devait être refermée sur lui.
 

Freud était Vienne, Freud était la Berggasse et les volutes de fumée dans son appartement, avec ses brocarts de camp ottoman. Ici, le salon est presque chauve, l’accent autrichien du Professeur sonne grêle dans son français lent et soigné, et la maladie qui lui fore le palais en accentue la nasalité. Ce n’est plus le mythe, ce savant qui a cassé le miroir poli dans lequel se regardait l’humanité : ce n’est plus qu’un être aux épaules busquées, frissonnant sans le montrer, dans sa veste épaisse au cœur de juillet, qui rappelle ce manteau de loden accroché à la patère dans l’entrée, semblant vaguement étonné d’être ici, comme tout autour de lui, êtres et objets.
 

[Freud] : Devant les visiteurs se rejoue cette réticence à l’exil. Pourquoi avoir tant attendu ? Par orgueil, sans doute, mais pas celui qu’inspirerait sa propre personne. Orgueil de croire à l’intelligence humaine, même s’il n’arrêtait pas d’en ausculter les soubassements pourris. C’était l’une de ses contradictions : il était un scientifique, un fils du progrès, et sa foi en la raison avait failli le faire renoncer à partir. Contre toute rationalité, il était certain que l’esprit reviendrait à l’Autriche. Et puis il y avait l’orgueil de la vieillesse, qui insinuait en lui la conviction qu’on ne toucherait pas aux aînés, car personne dans la population ne l’accepterait. Ses années, qui le rendaient de plus en plus frêle, seraient au moins ses remparts.
Avoir tant vécu l’incitait à croire que le passé dicterait un futur sensé ; et cette illusion se doublait d’une fierté pour Vienne et d’une tendresse pour ses travers – cette sorte d’amateurisme, cette façon de vivre à la légère, entre opérette et flirt sur la grande roue du Prater, au contraire de cette maladive précision allemande. Ils avaient un terme, Schlamperei, pour décrire la mollesse du sud de l’Allemagne et de l’Autriche : cette incurie serait leur arme secrète, celle qui ferait dérailler les plans et les mécaniques nazis trop méticuleux. Mais c’était compter sans cette rage insoupçonnée, cette haine, cette psychose collective contre les Juifs qui, pourtant, avaient écrit la grandeur viennoise.
 

La plupart des gens n’ont que leurs rêves pour revisiter leurs mondes d’hier et ils les oublient au réveil. Peut-être est-ce aussi bien ainsi. Se souvenir d’un rêve où l’on a brièvement retrouvé ce qui a été perdu est une double peine, et le réveil, un assommoir : les yeux se posent sur tout ce qui vous entoure, réassemblent votre identité, et ces détails s’agrègent pour vous signifier que cette vie inhospitalière est la vôtre, une mort à crédit, et que retomber en titubant dans le sommeil n’y changera rien. [Zweig en exil]
 
 
Gala a consigné des notes sur son enfance, et elle en écrira un jour le livre qu’elle doit à son talent. Pour l’heure, elle bâtit l’oeuvre de Dalí et leur fortune. Elle n’est pas captive de son passé : elle n’est que le présent et l’avenir. Plus jamais ils n’auront faim. Plus jamais elle ne cuisinera avec rien, comme aux débuts de sa vie avec Salvador. Plus jamais elle n’aura de manteaux approximatifs. Elle ne se plaint pas, elle agit et pousse à agir. Elle transforme les humiliations en revanche, impassible.


L’alliage de ce trio est étrange. Gala donne l’impression de juger les deux hommes avec détachement et de leur en vouloir tout à la fois, car leur lien menacerait presque de l’exclure : James semble aimer les hommes, et Dalí, malgré sa dépendance envers Gala, aimer qu’on l’aime.


Zweig aussi s’imaginait être au-dessus de la mêlée. Ils ne s’encombraient pas de politique ou d’appartenances religieuses, ils avaient voulu être simplement dévoués à leur art et à leur science, corps et âme. Maintenant on le leur reprochait, peut-être à raison. Tous deux s’étaient abstraits des combats idéologiques, méprisaient les tribuns, même les libéraux, car même eux étaient souvent pris en flagrant délit de mensonges et de prébendes. Tous deux, face à la meute antisémite, s’étaient convaincus qu’après quelques excès le balancier retrouverait sa tare tandis qu’eux œuvraient à lever le mystère des êtres. Lorsque Freud lui avait dit que, pendant de nombreuses années, il n’était jamais allé voter, Zweig lui était presque tombé dans les bras, en une communion d’abstentionnistes. À présent, le résultat les accablait : ils étaient tous deux des Juifs viennois qui s’étaient pensés Viennois juifs et qui étaient enregistrés ici comme des exilés.
 

Rien n’est sacré. Et cela m’inquiète. Tout ce qu’aura à faire un despote sera de jouer du narcissisme collectif. Il suffira donc que quelqu’un surgisse pour leur dire combien ils sont géniaux, mais menacés par des barbares, alors qu’eux-mêmes sont des hordes venues d’ailleurs, et inévitablement l’Amérique sombrera dans le fascisme. »


C’est là qu’il a compris ce que serait Dalí : une attitude, et des toiles pour la justifier. La ville serait sa retraite d’hiver, son terrain de jeu. Il régalerait les journalistes de ses excès, les préviendrait de ses frasques, et ferait leur travail : les articles s’écriraient tout seuls. Le tout pour une obole : sa gloire. Deux ans après son arrivée, il était en couverture de Time Magazine. Des inconnus l’arrêtaient dans la rue pour lui demander des autographes. Et ce n’était qu’un début. Il avait provoqué sa chance. Il est son propre prophète. Et Gala, sa comptable. 


L’art est la procuration donnée à autrui pour parler de soi. Ainsi, la plupart des êtres laissent à d’autres le soin de les dévoiler à eux-mêmes, de se chercher dans d’obscurs recoins, de se prouver qu’ils sont en vie : Dalí le prouve pour eux en pétaradant d’exister. Alors, bien sûr, il participe à la crétinisation du monde, aime-t-il à penser, mais, puisque sa marche est inévitable, autant en diriger le cours. Comme à Cadaqués, sur son rocher face à la mer, lorsqu’il sortait orchestrer le vent au moment où il devenait violent, juste avant que ne s’abatte l’orage. À New York, il a élu le lieu de son triomphe, à deux pas du Museum of Modern Art : l’hôtel St. Regis, suite 1610. Il ne parlera jamais correctement la langue, mais la fera grésiller comme une noix de beurre tombée dans une poêle sur le feu, et aura la morgue d’offrir des cours de prononciation anglaise aux locuteurs natifs. Il lâchera des mouches achetées par boîtes, inspectées et certifiées par lui proprissimes dans les couloirs marbrés du palace. Il donnera jusqu’à l’épuisement des réceptions avec de la musique trop forte qui transformera toute conversation en performance physique, en cages thoraciques gonflées, en gorges râpées pour faire porter la voix, et en chef-d’œuvre de vacuité. Au cours de ces banquets, il verra des éphèbes tournoyer autour de Gala. Il vendrait son âme et quelques croûtes pour cela : être riche à New York. Mais eux, eux, là, tous deux, dans une Londres amidonnée, se lamentent sur une Vienne où on leur apprenait, jeunes, à être vieux. Alors que, dans son monde à lui, on laissera les vieux être infantiles, on leur permettra de régresser à l’envi. Et plus encore s’ils sont célèbres. Voilà le futur. Voilà son futur. Tandis qu’eux sont enlisés dans le passé, et devisent sur l’avenir. Sans comprendre qu’ils y seront inhumés.


Il n’y a que Dalí pour imaginer que la postérité prend sous votre dictée, qu’il peut l’entortiller à souhait comme il recourbe ses moustaches. Zweig baisse les yeux sur ses mains où des taches brunes sont apparues il y a quelques mois, il les retourne pour scruter ses paumes, et lève le regard sur Freud. Qui écrira son histoire, la leur, peut-être même ce moment, cet après-midi de Londres qu’il a tant réclamé à Freud, parce qu’il y devinait une coda, une dernière mesure que Dalí, obsédé par son Narcisse, rendrait brouillonne et joyeuse, où tous se refléteraient ? C’est ainsi qu’il s’en souviendrait. L’après-midi de Londres.


James sait que se murmurent d’autres choses aussi : que le roi ne serait pas uniquement son parrain, mais son père. Sa mère recevait les rois d’Espagne et du Portugal dans sa demeure du Sussex, et le souverain anglais faisait souvent partie des convives. Les médisances s’en sont repues. Or, c’était sa grand-mère qui avait eu une liaison avec le roi. Ainsi serait née sa mère. C’est en réalité sa fille adultérine qu’Édouard VII venait voir lors de ces garden parties. Le roi est donc son grand-père. Le propre père de James, un chevalier d’industrie, est mort lorsqu’il avait sept ans. Son oncle, peu après. Ils lui ont laissé une fortune immense, et un vide à sa mesure. Tout comme celui que lui inflige cette mère qui n’a pas jugé bon de mourir jeune, mais dont la froideur est pire qu’une pierre tombale. Une femme capable de demander à la nanny de lui confier un de ses enfants pour une visite en ville, en précisant avec un haussement d’épaules : « Peu importe lequel, ce qui compte, c’est qu’il aille bien avec ma robe. » 


À cet instant, son intuition est juste : les convictions de Zweig vacillent. Freud a cherché à rendre l’humanité plus lucide, pas plus heureuse. Il l’a entraînée dans ses noirceurs, mais ne dit pas comment en sortir ; il lui a mis sous les yeux ses illusions, mais ne l’a pas consolée de les lui avoir confisquées. Zweig l’accuserait presque de délit de fuite. Comment peut-on vivre sans foi ou sans chimère ? Cela, Freud ne le montre pas. Or, sans ces réconforts, on ne survit sans doute pas.


 

mardi 8 avril 2025

[Khadra, Yasmina] Coeur-d'amande

 





J'ai aimé

 

Titre : Coeur-d'amande

Auteur : Yasmina KHADRA

Parution :  2025 (Mialet Barrault)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Au pied du Sacré-Cœur où il habite, la vie n’a pas gâté Nestor. Rejeté à sa naissance par sa mère qui n’a pas supporté qu’il soit anormalement petit, il vit chez sa grand-mère qui l’a recueilli et qu’il adore. Elle subvient à leurs besoins avec sa maigre retraite de professeur de français tandis que son petit-fils, animé d’une inlassable vitalité et d’un incurable optimisme, cherche et trouve mille occasions d’améliorer leur ordinaire dans ce quartier de Barbès où s’entremêlent tous les peuples, tous les destins, tous les désespoirs. Yasmina Khadra fait ici un portrait éblouissant de ce quartier singulier et de sa population.

Mais le jour où la vieille dame commence à perdre la tête et doit être placée dans une maison de retraite, sa fille décide de vendre l’appartement qui est le seul refuge de ce fils qu’elle ne veut toujours pas connaître. Pour Nestor, tout s’effondre. Il lui reste la violence de ses rêves et les mots que lui a appris sa grand-mère. Ces mots qu’il va jeter sur le papier pour crier cette rage de vivre qui l’habite. Dans le quartier, ses amis arabes le surnomment « Cœur-d’amande ». Ce sera le titre de son livre.
Et qui sait… Nul n’est à l’abri d’un succès. 

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yasmina Khadra est l’auteur de la trilogie Les Hirondelles de Kaboul, L’Attentat et Les Sirènes de Bagdad, ou encore Ce que le jour doit à la nuit. Traduits dans une cinquantaine de pays, ces livres ont touché des millions de lecteurs dans le monde.

 

 

Avis : 

Rompant avec la violence et les conflits au centre de ses précédents ouvrages, Yasmina Khadra s’inspire d’une pâtisserie algérienne,  « qaleb ellouz » ou « coeur-d’amande », très consommée pendant les soirées du Ramadan et évocatrice de douceur dans une période harassante, pour nous emmener dans un Montmartre populaire aux allures d’oasis d’amitié et de solidarité.

Rejeté par sa mère parce qu’atteint de nanisme, Nestor le narrateur n’en a pas moins toujours vécu avec bonheur auprès d’une grand-mère aimante, dans un modeste appartement de Barbès, au pied de la Butte Montmartre. Désormais âgée, celle qui, retraitée de l’éducation nationale, a su l’instruire quand l’école supportait mal son handicap et encourager chez lui l’amour des livres et de l‘écriture, commence toutefois à perdre la tête. D’abord licencié du magasin de chaussures qui l’employait, puis expulsé du logement où il vivait avec sa chère aïeule lorsque celle-ci est envoyée en maison de retraite par le juge des tutelles, Nestor voit sa vie, jusqu’ici précaire mais joyeuse, s’effondrer comme un château de cartes.

« On est qu’une idée, mon gars, une seule et unique misérable saloperie d’idée. L’idée que l’on se fait de soi ou bien l’idée que les autres se font de nous. Avec laquelle tu veux vivre ? »
Comme l’auteur a su faire avec les coups du sort grâce à ce qu’il explique d’un optimisme bâti sur l’amitié et sur des lectures qui l’ont marqué, Nestor, entouré d’indéfectibles copains et soutenu par les petites gens de son quartier, va réussir à affronter l’adversité et à reprendre son destin en main. « Je considère l’existence comme une offrande inespérée sous une cloche de verre piégée. J’ai le choix entre la contempler en salivant dessus ou bien soulever la cloche. J’ai choisi de prendre le risque. » Et entre courage d’être soi, amitié et solidarité, la résilience sera au rendez-vous malgré la différence, la pauvreté et les duretés de la vie.

Conte à la tonalité feel-good aussi sucré que la pâtisserie de son titre, ce dernier ouvrage en date surprend dans l’oeuvre plutôt dramatique de l’auteur. La relative déception ressentie au premier degré de la lecture s’estompe toutefois face à la puissance de ses arômes particulièrement longs en bouche. Pris d’une vraie affection pour ses personnages – de petites gens comme souvent le coeur sur la main –, ému par la dédicace à la propre grand-mère de l’auteur et à toutes les autres, et comme toujours admiratif de cette plume si belle et si maîtrisée, l’on se laisse malgré soi emporter par le charme tendre et non dénué d’humour de cette histoire de résilience qui semble beaucoup emprunter au tempérament sincèrement optimiste de l’écrivain. Au point que ce nain devenu un géant des lettres à force de ténacité, de solidarité et d’amour de la littérature finit par paraître, d’une certaine façon, une sorte de projection du moi profond de l’auteur. (3,5/5)

 

 

Citations :

Je considère l’existence comme une offrande inespérée sous une cloche de verre piégée. J’ai le choix entre la contempler en salivant dessus ou bien soulever la cloche. J’ai choisi de prendre le risque. Il n’y a pas de risque non négociable pour celui qui veut vivre pleinement sa vie. Celui-là doit savoir gérer les échecs, relever les défis et se désaltérer dans la sueur de son front comme dans une eau bénite. Le monde est une combinaison de hauts et de bas et nous en faisons partie. Personne n’y peut changer grand-chose, mais chacun doit composer avec.


Ce qui importe, c’est refuser crânement d’abdiquer, ne jamais renoncer à son rêve. Si on arrive à prendre son pied là où l’on traîne l’autre, on aura compris comment dépasser ce qui nous empêche d’avancer.


Lorsqu’il pleut sur Paris, c’est comme si on floutait une toile de maître. La plus belle ville du monde se voit délestée de sa féerie, pareille à une vieille diva en train de se démaquiller dans sa loge.


De tous ces moments-là, le plus abominable, le plus cruel est l’instant où je vois Mamie, de l’autre côté de la baie vitrée, pleurer en silence. Son visage est un masque mortuaire. Elle vient de comprendre que sa vie, toute sa vie, est restée là-bas, à Montmartre, refoulée au fond de la pénombre en train d’enténébrer notre petit appart, rue de Steinkerque. Le regard qu’elle m’expédie dans un ultime recours est d’une détresse absolue ; il m’anéantit presque. C’est le regard d’une partante, d’une agonie bâclée qui enclenche son compte à rebours – le regard effaré qui languit déjà des absences et des repères d’antan, et qui dit toutes les peines du monde en un seul mot que ses vieilles lèvres usées n’arrivent pas à évacuer de peur qu’il retentisse d’un bout à l’autre de la terre.
Deux infirmières aident Mamie à marcher vers son destin.

 
J’ai pesé le pour et le contre. Céder à la tentation ou bien me ressaisir ? Pas facile de trancher. J’ai dit à Françoise : « Si j’accepte de coucher avec toi, je vais me détester. Si je refuse, tu vas me détester. » Et Françoise a rétorqué : « Détestons-nous pour voir, et après on sera quittes. »


On est qu’une idée, mon gars, une seule et unique misérable saloperie d’idée. L’idée que l’on se fait de soi ou bien l’idée que les autres se font de nous. Avec laquelle tu veux vivre ?

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 6 avril 2025

[Cranor, Eli] Chiens des Ozarks

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Chiens des Ozarks (Ozark Dogs)

Auteur : Eli CRANOR

Traduction : Emmanuelle HEURTEBIZE

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                  en français en 2025 (Sonatine)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Taggard, Arkansas. Chômage et récession frappent durement cette petite ville des monts Ozarks. C'est là que vit Jeremiah Fitzjurls, un vétéran du Vietnam, en compagnie de sa petite-fille, Joanna, qu'il élève seul au milieu de sa casse automobile. Pour protéger celle-ci d'un monde extérieur de plus en plus hostile, Jeremiah lui a transmis tout son savoir, en particulier sur le maniement des armes et l'autodéfense. Mais aucune ressource n'est suffisante quand les Ledford, une famille de suprémacistes blancs de la région, dealers de meth, décident de s'en prendre à la jeune fille. Jeremiah comprend alors que plus rien n'arrêtera la violence, sinon peut-être la violence. 

Avec Chiens des Ozarks, salué dès sa sortie par une critique unanime, Eli Cranor brosse avec un réalisme inquiétant, quasi documentaire, un portrait de la vie dans les monts Ozarks. Entre les forces brutes de la nature et une société plus sauvage que jamais, quel espoir reste-t-il pour l'humain ? Il fallait un écrivain de la trempe d'Eli Cranor pour répondre.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Eli Cranor a grandi à Russellville, dans l'Arkansas, élevé par deux parents enseignants qui lui ont transmis le goût de la lecture et de l'écriture. Sportif prometteur, il devient un temps footballeur professionnel en Floride puis entraîneur, avant de revenir s'installer à Russellville avec sa femme pour enseigner l'anglais et élever ses enfants. Il est l'auteur de deux romans, Don't Know Tough (2022) et Chiens des Ozarks (2023), tous deux salués par la critique et par ses pairs. Depuis 2023, il est également écrivain résident au département des arts et humanités de l'université Arkansas Tech, et professeur au département d'anglais de cette même université.

 

Avis :

Eli Cranor n’a que deux livres à son actif, mais déjà une longue liste de prix littéraires. Pour la première fois traduit en français, il nous plonge dans une Amérique profonde angoissée par le déclin et qui, aux prises avec le chômage, la prolifération des armes et l’addiction aux narcotiques, se replie sur elle-même dans un violent mélange de paranoïa et de racisme. En ces lendemains de réélection de Trump, portrait noir et sensible d’une Amérique qui ne rêve plus.

Depuis que la fermeture de sa centrale électrique a sonné le glas de sa prospérité, la petite ville de Taggard, dans l’Arkansas, n’est plus que l’ombre d’elle-même, hantée d’immigrants acceptant des salaires de misère et de groupuscules suprémacistes attisant haine et racisme sur fond d’abrutissement à la méthadone. C’est là que Jeremiah vit de sa casse automobile, terrible symbole des reliefs d’une splendeur américaine déchue. Vétéran du Vietnam traînant ses fantômes et les cicatrices d’un drame familial, il a transformé les lieux en bunker, les classiques littéraires y côtoyant les armes de guerre, pour, son addiction à l’alcool temporairement remisée, y élever sa petite-fille Joanna à l’abri de la violence du monde.

Sa mère disparue et son père condamné à perpétuité pour le meurtre d’un fils Ledford, une famille suprémaciste connue pour ses actes de violence et son implication active dans le trafic de drogue, la jeune fille n’a pour sa part que des préoccupations tout à fait ordinaires à la veille de son départ pour l’université. Favorite de l’élection qui doit consacrer la reine du Homecoming dans son lycée, elle vient d’arracher à son grand-père la permission de minuit dont, en lieu et place du bal, elle compte bien profiter pour rejoindre en secret son petit ami. Sauf que, sortie des radars de Jeremiah, la voilà une proie rêvée pour les Ledford assoiffés de vengeance. Le vieil homme qui pensait pourtant se contenter d’assurer passivement leur sécurité va devoir reprendre les armes pour sauver une Joanna à son tour rattrapée par la violence de réalités aux antipodes du rêve américain.

Efficace et enlevé de bout en bout, ce polar dans la plus pure tradition du rural noir s’inspire d’un fait divers. Sous la fulgurance de la violence qui vient faire voler en éclats tout espoir de vie rangée, comme si, dans ces contrées abandonnées à leur agonie, la tragédie n’était qu’une longue cascade sans échappatoire, le récit sans complaisance se fait miroir d’une Amérique oubliée et misérable, laissée à ses pires démons. Ici, pas de bons ni de méchants purs et durs, mais des hommes et des femmes malmenés par l’injustice, les épreuves et le malheur, des anti-héros réagissant avec les moyens du bord, vaillance solitaire et fatiguée pour les uns, bêtise et rancoeur désespérée pour les autres.

Au travers d’un drame humain aux complexités tout sauf manichéennes, Eli Cranor réussit une peinture forte et frappante du malaise des oubliés d’un rêve américain fracturé. Une lecture aussi haletante que d’actualité. (4/5)

 

Citations :

Jeremiah avait compris il y a fort longtemps qu’un livre pouvait être une arme et, fidèle à lui-même, il s’était constitué un arsenal.


Entergy Corps avait présidé au destin de Taggard pendant près de cinquante ans, attirant les familles aisées des États avoisinants : Mississippi, Tennessee, Missouri, Louisiane, Oklahoma et Texas. Même ces cinglés de cow-boys d’Alamo avaient fait le voyage et franchi les montagnes pour réclamer leur part du boom nucléaire. Dans les années 1960, Taggard affichait la plus forte croissance des villes du pays. Mais les gens s’étaient mis à tripoter leurs thermostats, à réfléchir à des trucs comme la « consommation d’énergie » sans parler de la compétition avec le gaz naturel, le vent et les panneaux solaires. Ce qui ne tarda pas à précipiter Nuclear One et Taggard dans un déclin inexorable.


Par le passé, Bunn avait essayé de se tenir à carreau, quand les garçons étaient petits. Il avait un boulot honnête à la centrale nucléaire, il colmatait les fuites sur les conduits, réparait les rivets de la vieille tour de refroidissement. Tout avait changé quand Nuclear One avait fermé ses portes et l’usine de poulets ouvert les siennes. Bunn avait perdu son emploi et les Mexicains avaient déferlé sur Taggard. Un afflux tel qu’il avait inspiré à Bunn l’idée de créer sa propre section locale du KKK.


Il s’était documenté sur l’histoire de sa famille et les origines du clan Ledford, des Écossais d’Ulster, un groupe ethnique communément appelé « Scotch-Irish » aux États-Unis. Des gens droit sortis du plus crasseux tonneau de scotch de toute l’Irlande du Nord. Des gens qu’on avait écrasés, ostracisés, piétinés depuis la nuit des temps. Ils étaient venus ici, au début du xixe siècle, avec l’espoir de dompter les Ozarks et de creuser leur propre sillon à partir de rien, en quête d’une terre dont ils pourraient faire leur patrie.

 

vendredi 4 avril 2025

[Rodoreda, Mercè] Le jardin sur la mer

 


 

 

Coup de coeur 💓💓 

Titre : Le jardin sur la mer (Jardi vora el mar)

Auteur : Mercè RODOREDA

Traduction : Edmond RAILLARD

Parution : en catalan en 1967
                  en français (Zulma) en 2025

Pages : 256

 

  

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Il se souvient de la villa qui donnait sur la mer et de son opulent jardin : il y soignait iris, trompettes des anges, glaïeuls et pulmonaires. Témoin discret et impartial, le vieux jardinier raconte : le jeune couple, beau et fortuné, leurs amis toujours plus nombreux, les baignades et les promenades à cheval, une vie d’insouciance et d’oisiveté sous les yeux de l’indomptable cuisinière et de toute une maisonnée. Avec l’arrivée d’un nouveau voisin, fortune faite en Amérique, surgit la menace d’un passé enfoui.
Comme au ralenti, le drame se déroule, dans un luxe de détails et de non-dits, un savoureux mélange de détachement et d’émotion.
 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Mercè Rodoreda (1908-1983) est née à Barcelone. Ses idées républicaines et son engagement la contraignent à un long exil de Paris à Genève entre 1939 et 1975. Avec La Place du diamant et Rue des Camélias (Prix Sant Jordi [à paraître aux éditions Zulma]), elle s’impose comme la grande dame des lettres catalanes. Le Jardin sur la mer est traduit pour la première fois en français.

 

 

Avis :

Mercè Rodoreda est une grande dame de la littérature catalane, l’une de ses plus belles voix d’ailleurs largement traduite à travers le monde. Resté jusqu’ici inédit en français, son très désenchanté Jardin sur la mer a sans doute, avec sa douce nostalgie crépusculaire, beaucoup à voir avec le long exil de l’auteur, alors qu’en cette année 1967 où le livre est publié pour la première fois, la Catalogne toujours sous le joug franquiste revêt plus que jamais pour elle les traits d’un paradis perdu. C’est sous le charme longtemps prégnant de cette plume qui avait en son temps fait l’admiration de Gabriel Garcia Màrquez, que l’on s’imprègne doucement de cet envoûtant roman d’atmosphère.

Le narrateur est un vieux jardinier qui, s’étant à force de deuils replié calmement sur le seul cycle des plantes et des saisons, dans un quotidien au jour le jour bercé par l’apaisante et immuable beauté des fleurs, a vu plusieurs fois changer les propriétaires du jardin dont il assure l’entretien. Témoin presque invisible observant de loin et malgré lui, souvent de manière indirecte au gré des témoignages qui lui parviennent, partiels et partiaux, des autres employés, cuisinière ou femme de chambre, il est un peu comme les arbres du parc, qui voient passer les hommes et leurs passions, mais survivent seuls au temps qui passe. Ce lieu dont il a beau soigner l’harmonie paradisiaque ne retient pas ses occupants de s’y déchirer pour leur malheur. Preuve en est l’histoire dont son monologue convoque le souvenir et qui nous renvoie aux années 1920, le temps de six étés et d’une tragédie.

En ce temps que les feuilles mortes ont depuis maintes fois balayé, un jeune couple de riches Barcelonais achète le parc et sa villa d’été surplombant la mer. Les beaux jours les voient chaque année revenir pour une saison de baignades, de promenades à cheval et de fêtes insouciantes entre amis. Mais la construction juste à côté d’une autre villa, bientôt occupée par un nouveau riche, sa fille et son mystérieux gendre, vient bientôt jeter sur la maisonnée une ombre d’autant plus trouble qu’ourlée de silence et de non-dits.

D’observations directes en chuchotements entre employés, le petit monde des invisibles gravitant autour des maîtres voit peu à peu se préciser les contours d’une histoire que n’aurait pas renié Gatsby le Magnifique. Et dans les ellipses creusant de leurs abîmes une narration distanciée aussi bien par le point de vue extérieur d’un témoin partiel que par les sinuosités de sa mémoire de vieil homme, se déploie lentement et sans éclats, sur le fond magnifiquement sensoriel des soins apportés avec dévotion au jardin, le chiffon éphémère et frivole de passions humaines aveugles à la beauté qui les entoure et qui leur survivra de toute façon.

Doucement immersif, le récit happe le lecteur sans bruit. Rien ou presque ne semble s’y passer, tant la tempête que l’on devine s’échoue ici en vaguelettes amorties par le filtre de la distance sociale, de l’indifférence du jardin, mais aussi du temps passé. L’assemblage des bribes reçues de personnes interposées crée comme un écho assourdi du tumulte du monde. Ici au jardin, l’on ressent tout cela avec d’autant plus de gravité que de vieilles souffrances assoupies demeurent tapies dans l’ombre. N’en reste qu’un sentiment prégnant de tristesse et de mélancolie, dans une sorte de résignation sage et un peu fataliste. L’on pense aux mots plus récents de Peter Heller dans son jardin à lui, la Pommeraie : « sur cette terre d’une beauté sans pareille, ce qui est certain, c’est que nous finissons par tout perdre. »

Un livre d’une rare beauté, tout en finesse et élégance, pour se convaincre de lire sans faute toute l’oeuvre de Rodoreda Mercè. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Dès que l’écurie de monsieur Bellom a été prête, les chevaux sont arrivés. Tout le monde est allé les voir. L’un était gris et l’autre blond avec des taches plus sombres. Toni a dit : Ce sont des chevaux de course. L’homme qui s’occupait des chevaux de monsieur Bellom s’appelait Guy et était moitié français, moitié américain. Avec Toni, ils n’ont pas beaucoup sympathisé. Ils se faisaient beaucoup de politesses, ça oui, mais si Guy sortait promener les chevaux le matin, Toni les sortait l’après-midi. Il était dévoré de jalousie.
— Ces chevaux, ceux de monsieur Bellom, ils pourraient danser. Regardez-moi ces jambes.
Et c’est vrai, ils avaient des jambes qui avaient l’air de marcher toutes seules, sans rien au-dessus.


Vous le savez que j’ai un beau-père, n’est-ce pas ? Eh bien mon beau-père est assis dans un de ces fauteuils en cuir de vache, d’une vache qu’il a choisie lui-même quand elle était vivante… Il l’a désignée du doigt et il a dit : celle-là. Et tandis qu’il choisissait la vache qui passait il a dit et amenez-moi un gendre pour que ma fille soit mariée au lieu d’être célibataire. On va faire un gendre exprès pour ma fille : ni trop gras ni trop maigre. S’il est trop grand, on le raccourcira. S’il est trop gras, on le sciera des deux côtés pour qu’il ait la bonne taille. S’il est trop maigre, on le remplira de fèves comme les dindons et on le gardera enfermé dans une cage jusqu’à ce qu’il soit bien gras… Et celui de cette maison, Francesc, il est étendu sous les magnolias et il fume un cigare en disant : Ma femme est ma femme et je l’ai choisie avec une peau comme il faut ; le genre de peau qu’il faut pour faire briller les diamants que je lui achète…


Mais vous savez une chose ? Si on me sort d’ici, ce sera pour m’enterrer. Peut-être que celui qui achètera la maison me gardera… Comme monsieur Francesc. Je lui dirai que je fais le travail comme un jeune… Avec plus de connaissances. Vous savez tout ce qui s’est passé et vous savez que ma Cecília est morte. Et c’est la vie. Mais tant que je resterai ici, elle ne sera pas vraiment morte… Croyez bien que c’est la vérité ; elle ne sera pas tout à fait morte… J’y suis depuis que j’ai été soldat, dans cette maison, je vous l’ai déjà raconté. Un jour après l’autre… Regardez le jardin, regardez comme il est. Pour en sentir la force et le parfum, c’est la meilleure heure. Regardez les tilleuls… Vous voyez comme les feuilles tremblent et nous écoutent ? Vous riez… Si un jour vous vous promenez la nuit sous les arbres, vous verrez tout ce qu’il vous racontera, ce jardin…


 

mercredi 2 avril 2025

[Riordan, Matt] Seul l'horizon

 


 

 

Coup de coeur 💓💓 

Titre : Seul l'horizon (The North Line)

Auteur : Matt RIORDAN

Traduction : Nathalie GUILLAUME

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2024
                  en français (Paulsen) en 2025

Pages : 336

 

  

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alaska, années 1990. Adam a besoin d’argent, et vite. Sa bourse d’études lui a été retirée après un délit commis sur le campus. S’il ne réunit pas 26 000 dollars en quelques mois, il peut mettre une croix sur son brillant avenir. Le jeune homme embarque à bord d’un vieux chalutier pour une saison de pêche en mer de Béring. Un boulot dur, dangereux, qui consume corps et âme.
La plupart des marins du Vice ont connu la prison. Des hommes rugueux, brutaux, impitoyables, à l’image des tempêtes qu’ils traversent. Sous les ordres du capitaine Nash, l’équipage travaille sans relâche et lutte pour sa survie. C’est dans la tourmente qu’on apprend de quel bois on est fait.
Dans ce roman d’apprentissage tendu, à l’écriture immersive, s’entremêlent des destins forgés par la houle.
 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Matt Riordan a grandi dans le Michigan. Il n’a qu’une vingtaine d’années quand il embarque sur des bateaux de pêche commerciale en Alaska avant d’atterrir à la faculté de droit. Il a exercé le métier d’avocat à New York pendant vingt ans. Il vit désormais avec sa famille en Australie. Seul l’horizon est son premier roman.

 

 

Avis :

Sa bourse universitaire lui ayant été retirée pour un délit commis sur le campus, Adam le narrateur n’a que quelques semaines pour se procurer les vingt six mille dollars nécessaires à la poursuite de ses études. Faute de quoi il retombera définitivement dans l’ornière sociale de son milieu d’origine. Aux abois, il pense tenir la solution, certes des plus dangereuses et éprouvantes, mais probablement la seule à pouvoir s’avérer suffisamment lucrative : embarquer pour une saison de pêche en mer de Béring.

Le voilà donc mousse à bord du Vice, engagé sur son rafiot le plus minable par le patron de pêche le plus redouté qui soit sur cette mer la plus dangereuse au monde : en vérité le seul suffisamment sans vergogne pour compter tirer parti de son inexpérience. Entre mer démontée, roueries et violences d’un employeur aux pratiques esclavagistes, enfin rivalités entre équipages dans la course folle aux bancs de poissons pendant les brèves périodes autorisées, Adam découvre le monde rude et sans pitié de la pêche commerciale.

Seul le rendement compte. Alors, quand Adam et ses deux équipiers Nash et Cole pataugent jusqu’aux genoux dans leur cargaison moribonde de harengs arrachés à la mer par gargantuesques bouchées de leur filet maillant, il leur faut se ruer, si possible avant les autres bateaux, jusqu’aux aspirateurs du collecteur le plus proche pour espérer retourner au plus vite sur les bancs. Une fois les quotas atteints, l’administration referme la pêche. Seuls les plus chanceux et les plus efficaces sauront profiter au mieux de ces très courtes fenêtres permettant aux hommes de laisser libre cours à une frénésie prédatrice aussi folle que celle, reproductrice celle-là, des bancs revenus massivement frayer dans ces eaux froides.

Déjà terribles en raison du froid, d’une mer souvent déchaînée et d’un engagement physique éprouvant, les conditions de cette pêche se font carrément dantesques quand la compétition dégénère en tricheries et violences en tout genre. Sous la coupe d’un patron truand prêt à toutes les extrémités pour « se faire du fric avec la poiscaille », c’est pour leur vie-même qu’Adam, Cole et Nash vont devoir se battre, conjurant épuisement et blessures à coups de speed et autres substances illicites, essuyant la colère des concurrents floués et, dans un surcroît de tension narrative, s’efforçant par tous les moyens à leur tour d’enfin inverser le rapport de force.

Cela pue le poisson jusqu’au coeur des pages, glissantes d’écailles et de viscères quand ce n’est de gasoil et de fluide hydraulique souillant aussi bien l’eau potable à bord que la mer bientôt. Collant au plus près de la réalité brute et des sensations d’Adam dans une confrontation sans concession aux éléments, à la vérité crue de caractères se dévoilant jusqu’à la corde et aux violences d’un système économique devenu un laminoir pour ces forçats de la mer, le récit prend le lecteur aux tripes dans un combat de tous les instants, féroce, mortel, mais pour autant traversé de sublimes fulgurances : les beautés âpres de la nature et de la mer, la camaraderie rugueuse et instinctive à bord, le triomphe sur soi-même à force d’effort et de ténacité.

Nourri de l’expérience de l’auteur qui, vers la vingtaine et avant ses études de droit, embarqua lui aussi sur l’un de ces chalutiers croisant au large de l’Alaska, un premier roman coup de poing, âpre et immersif, sur les implacables réalités de la pêche commerciale et sur cette vérité on ne peut plus flagrante ici : « la raison du plus fort est toujours la meilleure ». Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Je ne te parle pas de pêche sportive, où on taquine les poissons pour le plaisir. Je te parle de manier une senne ou un filet maillant, de choper des crabes, de mouiller la palangre – toutes les façons d’attraper de la poiscaille pour du fric. Tu l’as déjà fait ?


Dans toute ruée vers l’or, il y a toujours une poignée d’inconscients qui connaissent une fin tragique bien méritée. Voilà ce qui se rappela à lui tandis qu’il parlait avec cet homme dans ce paysage désolé. Une évidence qui s’accordait plus ou moins avec sa vision de la morale universelle : la bêtise est toujours plus sévèrement punie que la méchanceté.


Mais la vue qu’offrait le pont n’était qu’une toile sans couture où le ciel ténébreux se confondait avec l’eau, enveloppant le bateau dans une housse gris sale. 


Je vais te dire ce qu’il m’a appris : ce que tu vois, là, ce n’est pas de l’eau. C’est de la lave en fusion. Tu passes par-dessus bord, c’est foutu. Ne t’imagine pas que, si tu tombes, tu vas survivre pour raconter ça à tes petits-enfants, parce que ce ne sera pas le cas. De nuit, ou même en plein jour, avec le courant qui cavale, le temps que ta tête émerge, tu es déjà cinquante mètres derrière le bateau. Peut-être cinq cents, le temps que les autres remarquent ton absence. Et alors ils te cherchent dans cet océan déchaîné, luttant contre l’écume, le vent, les immenses lames dans tous les sens. Peut-être même qu’ils te cherchent dans le noir. Ça, c’est deux ou trois minutes de solitude avant que l’hypothermie te tétanise les muscles et que la mer de Béring s’invite dans tes poumons. Ensuite, tu es tout juste bon à appâter les crabes. (Cole s’était remis à sourire.) Donc, première règle : autour du bateau, c’est pas de la flotte, c’est de la lave. Tu tombes, tu crèves.


— Où est le canot de sauvetage ? s’enquit Adam.
— Quoi, comme sur le Titanic ? Tu crois que l’orchestre va sortir pour jouer pendant qu’on coule à pic ? Ou peut-être Supertramp ? On n’a pas cette chance. Notre bateau est bien trop petit pour avoir un canot. Sans déconner, le bateau lui-même est à peine plus gros qu’un canot. (Il planta son index dans le torse d’Adam.) Le principal équipement de survie, c’est toi. Ton cerveau. Alors ne nous mets pas dans la merde et ne te mets pas dans la merde.


Ce sont les œufs qui nous intéressent, tu comprends. Les femelles en sont pleines à cette période de l’année. Mais pendant le frai, elles puisent dans leur graisse et leur chair est dégueulasse. Même pour un pari, tu n’en boufferais pas. Seuls les œufs ont de la valeur. Une fois qu’on les a extraits, le reste sert à faire de la pâtée pour chats. Pour l’instant, les œufs ne sont pas encore prêts, donc les poissons ne valent rien. Ils deviendront intéressants juste avant le frai. Avant l’heure, les œufs ne sont pas à maturité, après l’heure, tu te retrouves avec un filet rempli de femelles vides qui ont déjà pondu. Ça fait encore plus de pâtée pour chats. Cinquante dollars la tonne. Voilà pourquoi tous ces bateaux attendent sagement ici. La période du frai ne dure que quelques jours, alors tu dois être là et te tenir prêt au cas où les poissons auraient de l’avance (…)
 
 
Le département de la pêche et de la chasse de l’Alaska. Les agents de la maille, ce sont eux qui décident quand ça commence. Ils échantillonnent les poissons à quelques heures d’intervalle, et quand c’est le bon moment ils donnent le feu vert. Ils annoncent l’ouverture, et pendant douze heures, admettons, on peut pêcher. Ensuite ils referment le créneau, le temps de compter combien de poissons on a pris, et ils décident si Mère Nature peut supporter une deuxième branlée. Si c’est possible, on est autorisés à y retourner, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’on ait pêché le quota pour l’année. En général, celui de Togiak est raflé en quelques jours, mais on n’a pas de seconde chance. Une fois le quota atteint, c’est terminé. Si on paume un filet, qu’on a une panne de moteur, ou qu’on se fait mal, on perd une saison entière. Et s’ils annoncent une ouverture alors que ça souffle à cinquante nœuds, on pêche quand même, parce qu’on ne peut pas attendre le beau temps pour se rattraper. On s’y met dès le feu vert, et c’est non-stop jusqu’à la dernière minute. On dort une fois que c’est terminé.


Il leva sa main libre vers le ciel, comme s’il allait pouvoir le déchirer pour révéler ce qu’il dissimulait, un paysage ordinaire d’autoroutes et de chaînes de restaurants. Mais les montagnes restèrent en place, et ses doigts ne fendirent que l’air. Au-delà de l’ancrage, le continent était brusquement délimité par une plage pentue et jonchée de plusieurs décennies de bois flotté. Des arbres entiers écorcés et polis par l’érosion, et d’immenses dunes. À seulement quelques mètres de la plage, des montagnes surgissaient de la toundra, des parois rocheuses noires et escarpées émergeant de la neige pour s’élancer dans d’abruptes falaises qui dominaient la baie. Adam suivit des yeux leurs flancs qui s’élevaient pour disparaître dans un brouillard blanc. Il ignorait quelles forces faisaient tourner le monde, mais ici, loin d’être souterraines, elles étaient visibles à l’œil nu. L’air avait un goût iodé. Une brise légère rida la mer un instant, et Adam regarda le calme plat lisser sa surface. Apparut alors le reflet de son visage, penché par-dessus bord.


Tes ancêtres étaient exceptionnellement doués pour la chasse et la pêche. Sinon, ils n’auraient pas survécu. Ou alors, un autre homme des cavernes, plus doué, aurait baisé ta mémé du glaciaire et ta petite gueule de trafiquant d’ecstas ne serait pas là aujourd’hui. C’est pareil pour les otaries, les ours et toutes les autres bestioles du coin. Un siècle à végéter dans des bureaux et à se remplir la panse de salade ne va pas balayer des milliards d’années d’évolution. La pêche, mon pote, c’est un des derniers boulots au monde où on fait ce pour quoi on est génétiquement programmé. On traque des animaux sauvages, on les tue, et on touche un putain de salaire pour ça. Si tu fais ça ne serait-ce qu’un an ou deux, comment tu veux retourner à ta vie d’avant ? Tu peux être couvreur, vendeur de voitures ou je ne sais quoi… Il n’y a pas de sot métier, hein, il faut bien gagner sa croûte. Mais c’est incomparable. Personne n’a évolué pour devenir vendeur de Toyota, putain.


Ils arrivent, t’inquiète. Sinon, cet ours ne serait pas ici, expliqua Nash en balayant du bras l’embouchure de la baie et l’océan. Ils sont là. Par millions. Et ils se dirigent droit sur nous, comme s’ils étaient sur des rails. Ils n’ont pas le choix. Au départ, tu en aperçois quelques-uns, puis d’autres, et à la fin, c’est une masse à perte de vue. Il faut le voir pour le croire. Ils s’amassent dans la baie et commencent à bondir hors de l’eau. Quand on sera au cœur de l’action, tu verras des poissons frétiller à la surface sur des milles à la ronde. On dirait une sorte de fléau biblique. Tu as l’impression qu’il y en a à l’infini. (Il écarquilla les yeux en montrant ses dents.) Tu es dans un cauchemar où tu n’as pas le temps de dormir et tu dois tuer du poisson pour l’éternité, couvert de mucus et de sang, et ils continuent d’affluer. Et puis, en l’espace d’une seconde, quand tu te dis que tu ne tiendras pas une heure de plus, pouf, ils ont disparu. Jusqu’à l’année suivante.


 

mardi 1 avril 2025

Bilan de mes lectures - Mars 2025

  

 

Coups de coeur :

  
BELEZI Mathieu : Emma Picard
DUBOIS Jean-Paul : L'origine des larmes
GOUGAUD Henri : De ciel et de cendres
SPRINGORA Vanessa : Patronyme
  


 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
 BOYER Frédéric : Si petite
COUTO Mia : Terre somnambule
GUEZ Olivier - Mesopotamia
HELLER Peter : La pommeraie
KELLOU Dorothée-Myriam - Nancy-Kabylie
MENEGAUX Mathieu : Impardonnable
PAGAN Hugues : L'ombre portée




 

J'ai aimé :

 
BAQUE Joël : L'été indien
GUSTAVSEN Ellen : L'héritage sans nom




 

J'ai moyennement aimé :

 
 

 

lundi 31 mars 2025

[Boyer, Frédéric] Si petite



 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Si petite

Auteur : François BOYER

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

À l’été 2009 un drame se produit dans la Sarthe, une enfant de huit ans, déclarée disparue par ses parents, est retrouvée morte un mois après. La police conclut vite à l’infanticide. Un meurtre inexplicable, d’une violence inouïe qui révèle une vie entière de maltraitance.
« Depuis toujours je n’ai pu oublier ce que j’avais appris de la petite cette année-là. Les souffrances inimaginables infligées par ses parents. J’ai voulu entendre ce que cela avait touché en moi. Raconter ce que cela dénonçait de notre désir d’histoires, et de notre rapport au mal. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Frédéric Boyer a récemment publié aux Éditions Gallimard un roman, Le Lièvre (2021), et une nouvelle traduction des Évangiles (2022). Le reste de son œuvre a été publié aux Éditions P.O.L.

 

Avis :

L’histoire le hantait, jusqu’à l’inciter à se déplacer sur les lieux dans l’année qui suivit les faits, et aujourd’hui lui faire prendre la plume pour partager ses réflexions, sous la forme d’un dialogue intérieur, sur la question de notre rapport au mal.

Le récit commence sur l’hippodrome d’Ecommoy, dans la Sarthe, à l’été 2009. Un cheval tombe, foudroyé en plein galop, sans même que cette mort n’arrête la course ni n’entame la frénésie des turfistes tout entiers à leurs paris. Cette scène inaugurale, Frédéric Boyer en fait la préfiguration symbolique d’un autre drame, survenu les jours suivants dans la même commune, et à propos duquel il se refuse pour de bon à jouer les spectateurs indifférents : après ce que l’on découvrit d’années de maltraitance, une fillette de huit ans y mourait, tuée par des parents qui, s’étant débarrassés du corps, signalaient ensuite la disparition en singeant l’inquiétude.

Cette affaire terrible s’il en est, l’écrivain l’évoque sans jamais de noms et par bribes éparses dans la narration, y revenant comme à une parabole sur le mal et y ancrant une réflexion nourrie de lectures de la Bible et de Saint Paul, de Dostoïevski et de Simone Weil, ou encore des vers de Jodelle. Et puisque le mal est une aporie, que, comme le rabbi de la vieille histoire hassidique citée dans ces pages, l’on ne peut lui opposer au final qu’un silence compassionnel, l’auteur de conclure avec mélancolie dans son face-à-face avec lui-même : «  qu’imagines-tu ainsi pouvoir réparer ? Rien. Mais j’ai pensé souffrir avec ce que je ne peux réparer, c’est la signification la plus haute de la compassion. Cela n’éclaire en rien l’âme de celle qui a souffert et qui n’est plus. Mais cela, ai-je dit, nous aide à soutenir la faible humanité que nous sommes sous le poids du mal commis. »

Mêlant inextricablement les registres, tantôt plus personnels, psychologiques et moraux, tantôt davantage métaphysiques, philosophiques et théologiques, une lecture très exigeante qui, pour risquer d’en perdre parfois son lecteur, ne le rattrape que mieux par l’évidence de sa profonde humanité. (4/5)

 

Citations :

J’aurais aimé me penser comme celui que le mal n’atteignait pas. Tu m’as dit le mal est ; c’est ce qui est là. Et il est ce qu’il est parce que nous sommes. Chacun d’entre nous et collectivement. C’est déjà beaucoup d’admettre que sans nous le mal ne serait pas. Qu’il ne serait pas là. Il n’y a pas d’autre mal que là où nous sommes ; pas d’autre mal que celui que nous faisons aux autres et à nous-même, ou que nous laissons faire. Je n’en suis toujours pas certain. Est-ce que le mal n’est pas une force qui nous préexiste ? Qui viendrait d’où ? me demandes-tu. Ou n’est-ce que l’encombrant bagage que l’humanité trimballe avec elle depuis ses commencements obscurs. Depuis qu’elle est là. Chacun d’entre nous, tout au fond de lui, en porterait sa part. Je me suis repris. J’ai pensé que je voulais parler du mal absolu, que la vieille théologie appelait en latin le mal simpliciter, c’est-à-dire le mal simplement, le mal franchement, et qu’il est impossible de nier ou de refuser. Qui est tel « à quelque point de la vie où on se place », explique saint Thomas d’Aquin. Aucune perspective, aucun point de vue particulier ne saurait nous détourner de cette vérité du mal, et nous aurions beau faire, nous retrouverions inlassablement la présence du mal depuis le moindre petit point de vue humain, banal et pauvre, sur les choses. La simplicité du mal devient autant son évidence qu’un vide où se perdre. Comme s’il pouvait avoir la même qualité qu’une roche cristalline, la limpidité d’une source fade et glacée. C’est, par exemple, l’évidence de la violence infligée au plus faible, au plus innocent et vulnérable d’entre nous. Sachant pourtant que cette évidence est immédiatement obscurcie par l’impuissance de la raison à comprendre que d’autres semblables à nous aient pu commettre de tels actes sans apparemment en reconnaître l’évidence. Ou est-ce l’évidence au contraire, celle de faire mal, et parfois d’en jouir, que certains traversent comme un miroir ? Et qu’ils passent ainsi de l’autre côté sans perdre cette semblance à nous, cette même apparence commune, fraternelle, qui a soudain la profondeur d’un vertige.
 

Je disais, à toi qui es moi, avec orgueil et soulagement je n’y participerais pas, jamais, jamais. Sans comprendre que nous participons au mal de différentes et parfois d’invisibles façons. Et parfois même (et surtout ?) en ne faisant rien, en ne bougeant pas, en refusant d’accepter ou d’entériner la franchise terrifiante de l’acte. Et aussi en n’y pensant pas, jamais. Par oubli et par omission. Par peur. Par ignorance aussi. Je me suis dit ça se joue parfois à des détails si minuscules. Je me demandais à partir de quand ou de quoi devient-on complice. Et si être complice était aussi grave que de commettre l’acte lui-même, sur une échelle de jugement que je ne pouvais établir. Sans doute avais-je besoin de me rassurer quant à ma proximité avec le mal. Mais toi en moi, tu savais bien que ça ne marchait pas comme ça.
 

À l’époque, je vivais à Paris. J’avais déjà trois filles. Ma vie était devenue tendue comme un arc. J’ai le sentiment aujourd’hui de m’être rebellé contre un sort imaginaire. Je venais de divorcer de la mère de mes filles. J’avais pris la décision de la séparation, mais je ne savais pas encore le mal que je faisais. Ni ce que dans l’amour je cherchais à fuir et à réinventer. Ou je ne voulais pas le savoir. C’est le problème avec le mal que nous nous faisons les uns les autres, et le mal que nous infligeons aux autres : nous ne voulons pas y croire.
 
 
On parle souvent et facilement du mystère du mal mais je me demande si le plus grand mystère précisément n’est pas qu’il n’y a pas de mystère ici. Le mal ne cache rien. Il n’est ni chose ni substance, comme l’affirmait saint Augustin. Le mal est le mal. Une tautologie. Une proposition logique qui est toujours vraie mais privée d’être ou de substance. Je ne suis pas certain de comprendre de quelle vérité serait la vérité implacablement vraie du mal. J’éprouve un vertige particulier et négatif, celui qui nous saisit non pas du plus haut sommet mais de la profondeur du gouffre. Il ne devrait donc pas y avoir de difficulté à reconnaître le mal, sa vérité, et pourtant tous nous fuyons pour ne pas avoir à le reconnaître et l’affronter. Nous nous crevons les yeux et nous bouchons les oreilles. Nous trouvons un misérable et éternel refuge dans l’inconnu, l’incompréhensible, comme si cette ruse minable et lâche suffisait pour l’éviter. Ou faut-il accepter que notre faible condition soumise à la transparence terrible du mal n’ait d’autre refuge que de le couvrir d’un voile épais avec des trous par lesquels nos yeux de voyeurs assouvissent leur curiosité. Et quitte à prendre l’opacité précaire du voile que nous jetons sur le mal pour la chose même que nous refusons de voir. Mais si mystère il y a, il ne porte pas sur le mal lui-même sinon sur notre volonté de le précipiter dans les abîmes de notre cœur, de l’enfouir comme un horrible secret. Et je t’entends me dire, à moi-même, faire du mal un horrible secret ça nous arrange hein ? Ça nous soulage bien, oui.


Me servir des mots pour démasquer non le mal lui-même (je crois que cela est, sinon impossible, toujours défaillant) mais démasquer l’imposture de notre situation face au mal. (…) Et surtout ce que j’ai voulu nommer et désigner, c’est ma propre faiblesse face au mal.


Quand l’étonnement d’être maltraité ne trouve aucune réponse on se sent mystérieusement fait pour les mauvais traitements.


Il n’est pas impossible que certains criminels puissent oublier le mal qu’ils ont commis. Ils ont beau errer dans le château hanté de leur mémoire, l’aveu de leur crime n’est plus qu’un souvenir fantôme.


Pour chacune des dix-neuf cicatrices relevées par le médecin qui l’avait examinée, alerté par l’école maternelle de Parennes, la petite, vêtue d’une blouse rose et d’une jupe blanche, a donné calmement aux gendarmes une explication raisonnable et rassurante. Là, un coup reçu dans la cour de récréation, ou une chute par mégarde. Ici, une griffure dans les arbres ou la morsure d’un chien, ou le jet brûlant de la douche, et souvent les murs du dehors. Elle leur a dit dans un sourire de presque complicité : « C’est parce que je tombe tout le temps dehors. Je me cogne dans tous les murs. » Une vraie casse-cou, a répondu en souriant le gendarme. C’est une forme étrange de mensonge infaillible par lequel la plus innocente créature accuse les murs et l’extérieur comme pour cacher l’abîme de l’intérieur et l’absence de toute protection. Pour dissimuler l’absence du moindre rempart et du moindre mur à l’intérieur. « Personne ne te fait du mal alors ? » a demandé le gendarme. Elle a répondu cette phrase d’une maladresse implacable : « Non sauf mon papa sauf ma maman. Mon papa tape pas. Ma maman aussi. » 


Devant l’horreur de ce qui est arrivé, nous préférons curieusement nous amputer de la faculté d’imaginer comme on se trancherait un bras. Couper ce fil de soie poisseux qu’est l’imagination. Mais n’est-ce pas qu’imaginer nous est devenu insupportable parce qu’alors nous participons comme des voyeurs à une cérémonie sauvage, à un sacrifice humain ? Il faut trouver en nous une énergie folle et noire pour admettre que nous sommes, nous aussi, les protagonistes de cette horreur. Ne serait-ce qu’en habitant ce temps-là, ce monde-là, dans cette chair commune gonflée d’imagination, qui croît et qui décroît. Reconnaître que nous courons avec les autres, nos sœurs, nos frères, à perdre toute raison, et que la plupart du temps nous savons sans nous l’avouer que nous n’aurons jamais le courage nécessaire d’arrêter la course. Même si l’un d’entre nous, le plus petit d’entre nous, est tombé sous nos yeux.


Tu m’as demandé te souviens-tu de cette phrase de Philip K. Dick dans un entretien : « Reality is that which, when you stop believing in it, doesn’t go away » ? Le réel c’est ce qui, quand tu arrêtes d’y croire, ne s’en va pas. Je ne veux pas y croire, dit-on. Mais c’est là, ça ne passe pas, et le réel se nourrit en quelque sorte de notre impuissance ou de notre refus d’y croire.


Et sur une échelle de vraisemblance pas nécessairement plus terrible qu’une autre, nous tentons de situer ce moment du récit où on pourrait accepter de croire que certains puissent faire disparaître des enfants. Et nous découvrons alors avec lassitude un vice logé dans notre désir de fiction. Croire le pire ne serait donc pas si naturel ni si facile. Croire le pire serait une forme absolue du courage et que peut-être toute fiction tente avec dignité de nous rendre. C’est le réel qui nous perd quand la fiction n’est plus pour nous qu’un refuge où nous serions dispensés de l’acte de croire alors même que la fiction s’efforce de nous faire entendre la parole inaudible du réel à laquelle, il me semble, nous préférons sagement ou cyniquement refuser notre confiance. C’est vrai aussi de tous les abus sexuels, intimes, mais aussi économiques, sociaux.


J’ai repris les carnets de Simone Weil : « Souffrir autant c’est impossible. Ce sentiment d’impossibilité c’est le sentiment du vide. L’imagination s’arrête. D’où ce sentiment d’irréalité dans le malheur. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible parce qu’il ne m’est pas possible de le supporter. » Ce qui n’est pas possible alors, ce n’est pas la souffrance elle-même, mais d’imaginer la souffrance subie et endurée par autrui.


Et tu m’as interrogé ainsi : Pour quelle raison devrions-nous imaginer ou croire que les enfants échapperaient aux souffrances que l’on inflige à tous ? Pour quelle raison devrions-nous espérer qu’ils n’aient pas à souffrir eux aussi ? Je t’ai répondu par cette question de saint Augustin à saint Jérôme, dans une lettre de 415 : « Pour quel juste motif les enfants sont condamnés à souffrir ? » La réponse de Jérôme s’est perdue dans les siècles. On ne l’aura pas retrouvée, ou je préfère croire qu’il n’aura jamais répondu. Parce que ce n’était pas la bonne question, ai-je dit, il n’y a pas de juste motif. La seule, l’unique question qui se pose à nous tous et à chacun personnellement serait : pourquoi les laissons-nous souffrir ? Et pourquoi notre lâcheté théologique voudrait à tout prix, et en vain, trouver un juste motif à leurs souffrances ?


Tu m’as enfin demandé, à moi qui suis toi, qu’imagines-tu ainsi pouvoir réparer ? Rien. Mais j’ai pensé souffrir avec ce que je ne peux réparer, c’est la signification la plus haute de la compassion. Cela n’éclaire en rien l’âme de celle qui a souffert et qui n’est plus. Mais cela, ai-je dit, nous aide à soutenir la faible humanité que nous sommes sous le poids du mal commis.