lundi 6 octobre 2025

[Carrère, Emmanuel] Kolkhoze

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Kolkhoze

Auteur : Emmanuel CARRERE

Parution : 2025 (P.O.L.)

Pages : 560

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Au lendemain de la Deuxième guerre mondiale, un jeune bourgeois bordelais rencontre une jeune fille pauvre, apatride, fille d’une aristocrate germano-russe ruinée et d’un Géorgien bipolaire, disparu et certainement fusillé à la Libération. Il devine, en l’épousant, qu’il s’engage dans tout autre chose que l’union paisible avec la jeune bourgeoise bordelaise à laquelle il était promis. Mais il n’imagine pas à quel point, ni quel destin romanesque et quelle somme d’épreuves l’attendent au cours des soixante-et-onze ans de son mariage avec Hélène Zourabichvili, qui deviendra sous son nom à lui, Carrère d’Encausse, spécialiste internationalement reconnue de la Russie (mais aussi de l’épizootie du mouton en Ouzbékistan), familière du Kremlin et de ses maîtres successifs, secrétaire perpétuelle de l’Académie française, ni qu’avant de mourir lui-même - « 147 jours après elle et, à mon avis, de chagrin », écrit Emmanuel Carrère - il assistera, dans la cour des Invalides, à ses funérailles nationales.

Kolkhoze est le roman vrai d’une famille sur quatre générations, qui couvre plus d’un siècle d’histoire, russe et française, jusqu’à la guerre en Ukraine. Emmanuel Carrère s’en empare personnellement, avec un art consommé de la narration qui parvient à faire de leur histoire notre histoire. Tout en plongeant dans les archives de son père, passionné par la généalogie familiale. On traverse la révolution bolchévique, l’exil en Europe des Russes blancs, deux guerres mondiales, l’effondrement du bloc soviétique, la Russie impériale de Poutine et ses guerres, tout en pénétrant dans une saga familiale à la fois follement romanesque, tragique, aux destins prestigieux ou plus modestes, parfois sombres et tourmentés. Ce grand récit familial et historique, qui mêle souvenirs poignants, rebondissements, secrets de famille, anecdotes inattendues et géopolitique, est aussi un texte intime sur la vie et la mort des siens, et sur l’amour filial. Jusqu’à cet aveu : « Vient un moment, toujours, où on ne sait plus qui on a devant soi – et je ne le sais pas moi-même. Ou plutôt si, je le sais, je le sais très bien : je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père. »

 

Un mot sur l'auteur :

Né en 1957, Emmanuel Carrère est écrivain, journaliste, scénariste et réalisateur. Il est l'auteur de nombreux romans qui lui ont valu plusieurs prix littéraires.

 

Avis :

Lui qui avait déjà sondé les zones troubles de son héritage familial dans Un roman russe, n’avait jamais encore embrassé de manière aussi frontale, aussi ample et aussi tendre l’histoire de ses parents, ni exploré son passé dans ce qu’il a de plus intime, de plus enfoui, de plus ambivalent. Emmanuel Carrère s’y autorise enfin, à la faveur de la disparition de sa mère, Hélène Carrère d’Encausse, revisitant les strates d’une mémoire marquée par l’exil, la grandeur intellectuelle, les silences affectifs et les fidélités troublantes, dans un récit écrit à la première personne, porté par une voix lucide et apaisée, qui se déploie comme une vaste entreprise de réconciliation : entre les vivants et les morts, entre l’enfant qu’il fut et l’homme qu’il est devenu, entre l’histoire d’une famille et celle du siècle.

« Kolkhoze », surnom donné aux nuits d’enfance où Emmanuel Carrère et ses deux sœurs dormaient dans la chambre de leur mère en l’absence du père, désigne un cocon affectif fondateur, où s’ancre la certitude d’un amour maternel immense. Ce même mot ressurgit à la fin du récit, lorsque les enfants se retrouvent autour du lit de leur mère mourante, refermant le cercle de l’intimité familiale. C’est à partir de cette vérité affective, jamais démentie, que l’auteur entreprend l’exploration de son histoire familiale, remontant les générations depuis l’exil géorgien – sa mère étant née Hélène Zourabichvili, issue d’une lignée aristocratique contrainte de fuir la révolution bolchevique – jusqu’à la pauvreté des débuts en France, puis la réussite éclatante : celle d’une femme devenue historienne de renom, spécialiste de la Russie, élue à l’Académie française, figure intellectuelle respectée. 

Tout en ambivalences, Emmanuel Carrère célèbre chez elle une intelligence exceptionnelle, une rigueur et une capacité à briller dans les sphères du savoir et du pouvoir, sans pour autant éluder sa dureté dans la sphère privée – mère et épouse exigeante, parfois sèche, peu encline à l’indulgence, notamment envers son mari. Si sa lucidité lui évite le piège de l’hagiographie, l’évocation, souvent nuancée, parfois désacralisante, se garde de toute attaque frontale et privilégie la retenue, comme si le deuil imposait une forme de pudeur. L’auteur suggère plus qu’il ne dénonce, laissant ainsi certaines zones d’ombre – notamment politiques – volontairement en suspens.

En contrepoint, le père, Louis Carrère, apparaît dans les marges du récit, mais avec une intensité silencieuse. Homme doux, modeste, profondément aimant, il semble avoir supporté sans plainte la sévérité, parfois cruelle, de sa femme. L’écrivain lui rend hommage avec une émotion pudique, presque en creux. C’est lui qui, dans les dernières années, s’attelle à reconstituer la généalogie familiale, comme pour relier les fragments d’une mémoire que d’autres avaient négligée. Sa fidélité sans retour et sa douleur muette forment sans doute le noyau le plus poignant du récit, nourrissant chez son fils une tendresse profonde, toute différente de l’admiration mêlée d’ambivalence qu’il éprouve pour sa mère.

À l’opposé du règlement de comptes, le texte ne tranche pas, mais expose, laissant les blessures ouvertes comme des plaies que l’on apprend à regarder sans les refermer. Il ne s’agit pas de juger cette mère, ni de la réhabiliter. Le propos est ici de comprendre – ou du moins d’essayer. Et c’est précisément cette indécision face aux contradictions, cette manière de les faire résonner dans toute leur complexité, qui, tendant de bout en bout le récit entre loyauté affective et exigence de vérité, en constitue la bouleversante humanité. Car au-delà de la lucidité, des douleurs et des silences, ce qui affleure, c’est un amour sans naïveté, mais entier – un amour qui ne cherche pas à effacer les failles, seulement à les accueillir. (4/5)

 

 

Citations : 

Émigrer, fuir l’Union soviétique, ce n’était pas seulement se résigner à ne pas y retourner et à ne pas revoir ceux qu’on laissait derrière soi, mais aussi à n’avoir plus jamais de nouvelles d’eux. Étaient-ils vivants ou morts ? Pas de lettres, pas de téléphone : le rideau de fer, déjà. 

La vie avec moi, ce sont les montagnes russes et les sables mouvants. Vient un moment, toujours, où on ne sait plus qui on a devant soi – et je ne le sais pas moi-même. Ou plutôt si, je le sais, je le sais très bien : je suis le visage de ma mère qui se détourne sans appel, je suis la détresse sans fond de mon père.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 4 octobre 2025

[Appanah, Nathacha] La nuit au coeur

 






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La nuit au coeur

Auteur : Nathacha APPANAH

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces cœurs qui luttent, de ces instants qui sont si accablants qu’ils ne rentrent pas dans la mesure du temps, il a fallu faire quelque chose. Il y a l’impossibilité de la vérité entière à chaque page mais la quête désespérée d’une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du cœur, du corps, de l’esprit.
De ces trois femmes, il a fallu commencer par la première, celle qui vient d’avoir vingt-cinq ans quand elle court et qui est la seule à être encore en vie aujourd’hui.
Cette femme, c’est moi. »

La nuit au cœur entrelace trois histoires de femmes victimes de la violence de leur compagnon. Sur le fil entre force et humilité, Nathacha Appanah scrute l’énigme insupportable du féminicide conjugal, quand la nuit noire prend la place de l’amour.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Nathacha Appanah est romancière. Ses romans ont été récompensés par plusieurs prix littéraires et traduits dans de nombreux pays. La nuit au cœur est son douzième livre.

 

 

Avis :

Il est rare qu’un livre vous étreigne si profondément qu’il faille s’arrêter, reprendre son souffle, avant d’en poursuivre la lecture. Tel est le cas de ce roman d’une intensité bouleversante, entre récit intime, devoir de mémoire et engagement littéraire. En tressant les destins de trois femmes confrontées à la violence conjugale – deux assassinées, une survivante – Nathacha Appanah y explore avec une lucidité douloureuse, sans pathos ni complaisance, les rouages invisibles de l’emprise, cette mécanique insidieuse qui enferme les victimes dans le silence et la honte, la peur et la dépendance. 

Ouvert brutalement sur une scène de fuite haletante, presque cinématographique, qui installe d’emblée une tension physique et morale, le récit entame la reconstitution, par fragments, du parcours de ces femmes dont fait partie l’auteur. Bien plus qu'un simple témoignage, le livre se fait un espace de mémoire, un lieu où les voix étouffées reprennent corps. L’écriture y épouse avec délicatesse les battements du cœur, les silences, les terreurs nocturnes, chaque mot pesé et retenu comme s’il portait en lui la charge d’un souvenir trop lourd. C’est qu’il ne s’agit pas ici d’expliquer, mais de faire ressentir. 

Inflexion dans une œuvre jusque-là centrée sur les récits d’exil, les violences sociales et les identités marginales, ce roman marque le franchissement d’un seuil intime. L’auteur y revient sur une relation qu’elle a elle-même subie de ses 17 à 25 ans, marquée par l’isolement, les coups physiques et psychiques, et surtout une honte tenace : celle de n’avoir pas su partir, de s’être tue et crue responsable. Cette honte, longtemps enfouie, constitue le fil conducteur du récit, révélant combien l’emprise ne se limite pas à la violence physique, mais colonise les pensées, déforme la perception de soi et installe une culpabilité qui persiste bien après la fuite.

Sa douleur, parfois si insoutenable que les mots renoncent, Nathacha Appanah l’aborde avec une pudeur touchante sans jamais chercher ni à se justifier ni à s’exposer, avançant à pas feutrés dans une langue retenue, presque murmurée, qui dit sans dire, qui suggère sans asséner et qui, paradoxalement, donne toute sa puissance au texte : plus il se tait, plus il résonne ; plus il s’habille de dignité, plus il infuse le respect.

Loin d’un simple dévoilement, ce retour au passé s’inscrit dans une démarche littéraire où la mémoire individuelle croise celle de deux autres femmes, victimes de féminicides, dont les destins ont agi comme des déclencheurs : sa cousine Emma, tuée en 2000 à l’île Maurice, et Chahinez Daoud, brûlée vive en 2021 à Mérignac. Ces drames ont réveillé une blessure enfouie et poussé l’auteur à affronter enfin l’angle mort de sa propre histoire, longtemps tu et difficile à nommer.

Ecrit après plusieurs années de maturation, ce livre s’impose comme un acte de mémoire et de résistance qui redonne voix et dignité à des victimes que la société a trop souvent réduites au silence et à la culpabilité. Nécessaire, bouleversant, il entend ouvrir les yeux sur ce que l’on préfère souvent taire. En racontant, il répare, relie, expose, et, bien plus qu’un témoignage, s’affirme comme une œuvre littéraire à part entière, où la langue, le rythme, la pudeur et la structure participent d’un geste de vérité. 

Cri retenu, lumière posée sur l’obscur, un livre qui, avec sa justesse, sa sensibilité profonde et son refus du spectaculaire, ne peut laisser indifférent. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

En anglais, il existe un mot parfaitement exact pour dire ce qui m’est arrivé : j’ai été groomed. C’est une technique de manipulation où un ou une adulte gagne la confiance d’un ou d’une adolescent·e en lui donnant une attention quasi exclusive, en le ou la flattant, en lui offrant des cadeaux, en lui faisant croire que ce qu’ils partagent est exceptionnel, rare et n’arrive qu’une fois dans la vie. L’adulte instaure lentement une atmosphère de secrets et de mensonges par laquelle cette relation est préservée, conservée, protégée. Bientôt, l’adolescent·e ne sait plus vivre ailleurs que dans cette bulle et il n’y a que dans ce lieu clos, à l’air vicié, qu’il ou elle croit trouver la vérité de sa vie. Dans sa traduction française, le mot groomed est resté dans le domaine de la toilette : être bien soigné, bien peigné. Quand j’y réfléchis, j’arrive à la conclusion que c’est d’une toilette interne qu’il s’agit ici. 
HC m’a retournée comme un gant et dans ma chute, à mesure que je sombrais dans ses bras, molle et attendrie, je devenais indifférente à ma famille, je me désensibilisais au monde en surface, à mes amis, à mes études, à mes ambitions, et bientôt, l’échelle même de ma morale en fut restructurée. Où était le bien ? Où était le mal ? Il m’avait lavée de moi-même.


Je ne sais pas ce qui pousse un homme de cinquante ans à séduire une jeune fille de dix-sept ans, à l’amener à rompre avec toute sa famille et ses amis, à la garder des années avec lui, à faire en sorte qu’elle se contente de bien peu, à l’isoler, la domestiquer, à l’asservir, puis le jour où elle voudra le quitter, à lui faire peur, la terroriser, la surveiller, la frapper, la menacer. Je me demande s’il y a préméditation à dresser lentement, brique après brique, un mur autour d’elle afin qu’elle soit inatteignable – physiquement bien sûr mais également moralement, spirituellement. Je me demande si tous les jours, pendant les années où elle reste avec lui, je me demande si tous les jours il vérifie la solidité de ce mur-là. Je me demande s’il le pense vraiment quand il dit, parfois, pour rire : « Si tu me quittes, je te tue. » Je voudrais savoir si ce genre de pouvoir d’emprise est inné, si ce genre d’ascendance est acquis ou s’il faut être au bon endroit, au bon moment, trouver une sorte de victime idéale ?


Ai-je été une victime idéale ? 
Oh, comme j’aurais souhaité avoir la preuve concrète et scientifique d’une magie noire que cet homme a exercée sur moi. Alors, voyez-vous, il me serait plus facile d’avoir de la compassion pour celle que j’ai été, je pourrais m’envisager comme une victime et alors je pourrais présenter cette preuve à mes parents, à mon frère, à mes amis et je leur dirais que j’ai été envoûtée. Je rêve parfois de faire le procès de cette jeune fille, de l’interroger avec preuves et phrases cinglantes, témoignages et attestations de moralité et alors d’entrevoir sa faiblesse, sa maladie mentale, son manque d’intelligence, sa bêtise, d’identifier les graines de cette folie qui s’est emparée d’elle.


Entre cette première fois et la dernière fois, l’esprit, le cœur et le corps s’effritent morceau après morceau et peut-être que si toutes ces années pouvaient être reconstituées tel un grand linge raccommodé, alors je ramasserais chaque bout abandonné de moi-même en suivant une chronologie des années, des humiliations, des maisons, des sentiments et je découvrirais à nouveau ce à quoi je pensais, les rêves auxquels j’aspirais, la femme que je voulais devenir. Peut-être que si le récit pouvait s’écrire dans une vérité entière, sans oublier la complexité, le contexte, les points de vue, il offrirait une encyclopédie de perspectives sur la violence et l’emprise dans un couple, mais ici n’est pas le lieu des archives, de la statistique, de la clairvoyance, de la justice. Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoires, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact.


Il ne m’échappe pas que j’ai vingt-cinq ans et qu’à cet âge je devrais vivre autre chose que cette vie double où le jour je travaille dans une rédaction, je parle et je discute avec des collègues, je suis au-dehors de ce monde, j’écris des articles et je frôle des rêves d’avant, de cette vie à écrire et à réfléchir, et le soir, je rentre dans une maison-prison où le compagnon-maton est déjà torse nu en train de lire sur son fauteuil, tirant sur sa cigarette, attendant son dîner. Le soir, je la sens, à mesure que j’approche de la maison, je la sens, cette peur physique et morale. C’est quelque chose à éprouver, cette sensation d’une grande main froide qui se pose sur son cœur, ce liquide noir qui envahit son esprit, ce fatras grouillant dans son ventre, le gouffre imprévisible que représente la nuit.
 
 
Je ne sais pas ce qui se passe exactement ce dernier soir. Je veux dire je ne sais pas ce qui, exactement, allume la mèche, provoque l’effondrement. Peut-être qu’il n’y a rien, parce que parfois, il faut le dire, il n’y a rien d’autre que les pensées dans sa tête qui macèrent dans un bouillon vénéneux de jalousie maladive, de perversité manipulatrice et de folie. Une fois, c’est une phrase dans un journal ou un livre, une autre fois, l’expression de mon visage, ma main comme ceci ou comme cela, quelque chose qu’il a remarqué dans la journée, et dans ces détails qu’il est le seul à repérer, il trouve ce qu’il appelle les « éléments ». Les « éléments » de ma duplicité, de ma trahison, de mon être mauvais, de mon âme perdue. Les « éléments » qui confirment que je veux le quitter, que j’ai un amant, que je prévois d’avoir un amant, que je rêve d’avoir un amant.


Quand je me suis tenue en bas de l’escalier de la maison de mes parents avec cette valise chargée de quelques livres et de quelques vêtements et que ma mère est apparue en haut des marches et qu’elle a dit « C’est comme si tu rentrais d’un grand voyage », j’ai pensé que c’était le genre de voyage que je ne raconterais jamais. Je ne possède par ailleurs aucune photo de moi entre l’âge de dix-neuf et de vingt-cinq ans. C’est l’angle mort de ma vie.


Au mois de décembre 2000, deux ans et demi plus tard, alors que je travaillais pour un magazine en ligne et que je vivais à Lyon et que mon corps et mon esprit n’étaient plus sous emprise, que j’avais enfoui ce pan de ma vie, le qualifiant sobrement de « mauvaise expérience », que j’avais recommencé à écrire de la fiction, que j’avais rencontré un homme bon, que les crépuscules ne me faisaient plus l’effet d’une main glaciale posée sur mon cœur, que le soir je rentrais chez moi à pied et qu’aucun animal n’était tapi dans les buissons et que, dans l’ensemble, j’avais trouvé le moyen de vivre une vie sans honte, sans humiliation, sans violence, tout m’est revenu. Quand je dis dans l’ensemble, je veux dire que je ne parlais pas de ces années avec HC, elles s’éloignaient en devenant de plus en plus floues, mais parfois il me venait de grands moments de découragement à vivre. Ça me tombait dessus d’un coup. J’avalais alors deux somnifères et je dormais ; je buvais un flacon entier d’antitussif et je dormais ; je sirotais une demi-bouteille de Malibu coco et je dormais. Dormir était bien, dormir c’était oublier, dormir c’était mourir un peu. Je ne reliais pas ces moments d’accablement à mon passé parce que je n’étais pas prête à admettre que ce qui m’était arrivé était grave, qu’on ne pouvait pas en sortir indemne et même aujourd’hui quand j’écris ces lignes je m’arrête, je voudrais les effacer, je refuse de ne pas être indemne justement, je refuse d’être à la merci de ces années-là et par extension, à sa merci. Cela m’apparaît comme une faiblesse de caractère.


La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient. Dans les mois qui ont suivi, je pensais à Emma, je pensais à sa mort horrible, je me demandais où étaient ses enfants, mais j’effleurais son souvenir avec précaution seulement comme on entrouvre une boîte à souvenirs et je la refermais très vite, les mains tremblantes. Je ne voulais pas retourner là-bas. 
Là-bas : ce trou qui est devenu à la fois un puits auquel je viens m’abreuver et un abîme dans lequel je ne veux pas tomber. 
Là-bas : cet angle mort de ma vie que j’évite à tout prix.


De quoi est fait ce jour où on se sent capable de retourner dans le noir, je ne pouvais l’imaginer. Ce jour-là n’était pas mon but, mon ambition. Mais il est monté lentement, oh si lentement, sans aucun bruit. Peut-être a-t-il toujours été là à côté de moi sans que je m’en aperçoive ? Quand j’ai recommencé à écrire, que j’ai eu cette chance-là, de revenir dans le jardin du bien et du mal et du gris et de tout ce qui existe entre, quand j’ai écrit mon premier roman, par exemple, et aussi tous les autres ? Peut-être qu’il a toujours été là, comment savoir ? Quand il est apparu devant moi, sans masque, ce jour où j’ai été capable d’envisager ce livre dans le calme, dans une intention de littérature, je me suis retournée et j’ai compté. Vingt et un ans depuis la mort d’Emma, trente et un ans depuis que j’étais tombée dans le trou, vingt-trois ans depuis la nuit dans la voiture. Le poids de ces années est indicible.


Quel drôle de monde aux valeurs inversées où ce sont les victimes qui ont honte ! 
 
 
Je connais cette vulnérabilité, cette chose qui tremble en permanence dans son estomac. Emma a voulu quitter son mari deux fois et à chaque fois, elle est revenue. Je suis partie quatre fois et quatre fois je suis revenue. À chaque fois, je cédais à des paroles, je m’écroulais de fatigue, je m’effritais. À chaque fois j’abandonnais le peu de détermination qui me restait – cette détermination qui m’avait servi à le quitter et qu’il rognait avec expertise et succès. Et à chaque fois, j’abandonnais également un peu d’estime de moi-même jusqu’à me dire, jusqu’à me persuader, qu’en réalité je n’étais pas bonne juge de ma propre vie, que je ne pouvais pas prendre mes propres décisions, que je n’étais bonne qu’à être sa compagne, qu’en réalité je ne pouvais exister que dans ce monde-là, un monde toxique et tordu, habité de lui et de moi, de son génie violent, de son emprise et de mon asservissement.


Ce monde-là, retourné sur lui-même. Macérant dans une violence sourde et sournoise la nuit tombée et remettant les masques de la famille normale le jour. Ce monde où l’emprise de l’homme se fait plus étouffante à mesure que la volonté de la femme de s’en libérer se fait plus évidente. Ce monde semblable à un bras de fer permanent. Ce monde-là n’est jamais une histoire aussi simple à résumer que par ces mots : « Elle aurait dû partir. »


Parfois ce livre m’apparaît comme une spirale de Fraser. Je crois que j’avance mais je tourne en rond, sans pouvoir toucher au noyau, à la matière centrale. C’est une illusion. Puisque je poursuis des fantômes, il faudrait que j’aille à la recherche de moi-même, faire comme si je parlais d’une autre personne, celle-là même que j’ai effacée pour continuer à vivre, ce bout de moi que j’ai laissé dans une voiture en mai 1998. 
J’ai parlé à quelques amis qui me restent de cette époque, à deux anciens collègues. Je leur ai téléphoné ou écrit, mots hésitants, voix fine. Ils étaient tous surpris de ce que je leur demandais : me raconter ce dont ils se souvenaient de l’époque, s’ils se rappelaient quelque chose que je leur avais confié ou pas. Ils fouillaient leur mémoire, découvrant souvent un trou béant à ma place. 
Ce qu’ils me disent et ce dont ils se souviennent est insatisfaisant pour moi. Il m’est impossible de leur dire exactement ce que je poursuis, j’avance en crabe, autour d’eux, sans jamais m’atteindre vraiment. Je ne peux pas lier ensemble ce qu’ils disent, en faire une chronologie, un portrait plus ou moins exact. Leurs souvenirs, en creux, en pointillé, viennent percuter la violence des miens et quand je les reproduis tels quels, noir sur blanc, je pense à ces phrases de Marguerite Duras dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. » 

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

jeudi 2 octobre 2025

[Mauvignier, Laurent] La maison vide

 






Coup de coeur 💓💓

 

Titre : La maison vide

Auteur : Laurent MAUVIGNIER

Parution : 2025 (Minuit)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

En 1976, mon père a rouvert la maison qu’il avait reçue de sa mère, restée fermée pendant vingt ans. À l’intérieur : un piano, une commode au marbre ébréché, une Légion d’honneur, des photographies sur lesquelles un visage a été découpé aux ciseaux. Une maison peuplée de récits, où se croisent deux guerres mondiales, la vie rurale de la première moitié du vingtième siècle, mais aussi Marguerite, ma grand-mère, sa mère Marie-Ernestine, la mère de celle-ci, et tous les hommes qui ont gravité autour d’elles. Toutes et tous ont marqué la maison et ont été progressivement effacés. J’ai tenté de les ramener à la lumière pour comprendre ce qui a pu être leur histoire, et son ombre portée sur la nôtre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Laurent Mauvignier est né à Tours en 1967. Romancier et dramaturge, il a publié toute son œuvre aux Éditions de Minuit, notamment Apprendre à finir (2000, prix du Livre Inter et prix Wepler), Dans la foule (2006), Des hommes (2009), Ce que j’appelle oubli (2011), Continuer (2016) et Histoires de la nuit (2020). En 2025, il fait paraître La Maison vide.

 

 

Avis :

L’on pénètre dans ce livre comme dans la maison vide dont il porte le nom : sur la pointe des pieds, frissonnant à chaque écho, comme si le plus léger souffle, dans l’air saturé de poussière, risquait de réveiller une douleur enfouie, un souvenir trop longtemps tu, une présence invisible mais persistante. Cette maison, abandonnée depuis des années, est celle du père de l’auteur – un père dont on apprend, dès les premières pages, qu’il s’est donné la mort, sans explication ni mots laissés derrière lui. Ce geste radical, définitif, n’est pas raconté : il est posé là, comme un fait brut, opaque et irréversible, autour duquel tout le livre va graviter. Ce n’est pas dans cette maison qu’il est mort, mais c’est là que l’auteur revient, après coup, pour tenter de comprendre, interroger les silences, faire parler les objets – une médaille de la Légion d’honneur, des photographies anciennes aux visages découpés, des gestes oubliés, des traces ténues – et affronter, dans le tremblement de l’écriture, ce que la parole n’a jamais su dire.

Le livre ne s’organise pas autour du drame, mais autour du silence qui l’enveloppe, le précède et lui survit, et que l’auteur tente de traverser pour en comprendre la texture, la logique et la douleur. Ce silence, transmis de génération en génération, semble avoir infiltré les murs, les corps et les gestes, comme une vapeur toxique, invisible mais persistante, porteuse de honte, de malheurs et de douleurs inexprimées. Rien n’est dit de manière spectaculaire, et pourtant tout s’éclaire avec une justesse troublante : non par des révélations, mais grâce à la finesse d’une écriture qui, sans jamais prétendre atteindre une vérité définitive, parvient à construire une version plausible, crédible et profondément humaine. Ce n’est pas le flou qui domine, mais une limpidité singulière, née de la sensibilité, du sens psychologique et de l’imagination de l’auteur, qui ne cherche pas à combler les vides par des certitudes, mais à les habiter avec justesse, à les faire résonner avec délicatesse. 

Miroir de cette démarche, l’écriture explore une matière vivante, poreuse et vibrante. Les phrases s’étirent, bifurquent et se ramifient, comme si le langage lui-même devait lutter contre l’effacement. Cette syntaxe sinueuse et enveloppante immerge le lecteur dans une atmosphère si finement suggérée qu’elle devient presque physique : on ne lit plus, on habite le texte, on s’y fond, on s’y perd, dans une dérive lente où chaque phrase devient chambre, chaque digression couloir, chaque silence porte entrouverte. Dans cette lenteur et cette densité, tout est donné à ressentir, dans une émotion qui, affleurant sans jamais se livrer tout à fait, infuse doucement, obstinément. Le lecteur est invité à se laisser porter, à accepter de ne pas tout saisir immédiatement, à habiter l’incertitude. 

Ce que l’écrivain ignore, il ne le comble pas par des hypothèses, mais par une attention aiguë, une imagination pudique, une intelligence sensible. Il fait exister les figures absentes, devine les douleurs tues, rend palpable ce qui n’a laissé que des traces. Dans ce geste d’écriture, il apaise les fantômes, reconnaît les torts et les silences imposés, enfin offre une forme de réparation, discrète mais essentielle. 

À travers cette maison, ces objets, ces figures effacées, c’est tout un siècle qui ressurgit : une France rurale, ouvrière, laborieuse, aujourd’hui disparue, qui réapparaît avec les aïeux de l’auteur. Le livre redonne souffle à ces invisibles, témoins d’une époque révolue, et par la puissance de la langue, reconnaît leur existence, leurs douleurs et leur dignité. Dans ce mouvement, se recompose un monde enfoui et une mémoire longtemps reléguée dans l’ombre, tandis que le récit vient rompre la malédiction familiale tissée autour des malheurs du siècle, des humiliations tues et des transmissions empêchées, en faisant du silence une parole, du vide une histoire. 

La maison vide demande qu’on s’y abandonne, qu’on accepte de se perdre, de ralentir, de respirer avec elle. Ce n’est pas un livre que l’on parcourt, mais un lieu que l’on habite, un espace intérieur où le silence devient matière, où chaque page ouvre sur une chambre secrète. Pour qui se prête à cette immersion, Laurent Mauvignier offre une traversée pleine d’émotion : celle d’un silence devenu parole, d’un passé rendu à sa juste présence. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

Si Marie-Ernestine s’obstine à refuser ce mariage, lui dit et redit sa mère, le risque qu’elle court, c’est que les hommes finiront par le savoir – ici tout se sait – et, bien sûr, partout on dira qu’elle n’est qu’une entêtée, peut-être une illuminée, les hommes le sauront et se détourneront d’elle. Est-ce qu’elle imagine vraiment la tristesse de ce que serait une vie sans homme ? Est-ce qu’elle l’imagine, est-ce qu’elle a fait l’effort d’y penser vraiment ? Ce que veut dire une vie sans homme, c’est dans le regard fiévreux des hommes qu’une femme seule l’apprend. Une femme seule ne sera jamais qu’une proie sur laquelle chaque homme aura le droit de se jeter quand bon lui semble ; les filles seules ne deviennent jamais des femmes, non, ce sont des filles, elles finissent tôt ou tard dans le lit d’hommes qui n’auront pas un regard pour elles une fois qu’ils auront obtenu le pire de ce qu’une femme peut se résoudre à donner, car ces hommes sont des vauriens qui quittent leur foyer le temps d’une heure ou deux, à la tombée de la nuit, pour s’encanailler chez ces filles perdues qui sont la honte parmi la honte des femmes ; ces hommes mariés et pères de famille s’en retournent, leur bestialité assouvie, chez eux, l’air sournois, puant l’eau de Cologne et les draps froissés, les liqueurs de porto, de genièvre, et ils ne se retournent pas pour consoler la fille seule qu’ils laissent derrière eux, trop contents d’avoir posé sur un bout de table trois misérables sous pour mieux revenir un de ces soirs, entre chien et loup, quand ils savent que les vieilles ne seront plus derrière leurs rideaux pour observer leur petit manège. 
Ça, oui, c’est comme ça que ces femmes sans homme deviennent des repoussoirs, même pour leur famille, même pour leurs parents qui le plus souvent les renient et les maudissent. Des filles dont chacun s’arrogera le droit de dire qu’elles méritaient leur solitude, car à la fin elles n’auront reçu que ce qui était à la portée de leur méchanceté ou de leur pingrerie – il n’y a pas de fumée sans feu. Et puis, sur elles tombe aussi – glaçant et coupant – impitoyable – le regard méprisant et méfiant des femmes mariées, le regard inquiet, jaloux et dominateur des femmes mariées, le regard triomphant des femmes mariées, et, de tous les regards odieux, c’est celui, peut-être, des enfants qu’elles n’auront jamais eus qui seront les pires à supporter ; ces regards ricaneurs des enfants qui oseront les montrer du doigt comme des lépreuses, comme ils font lorsqu’en gloussant ils désignent, de loin, les maisons hantées qui les fascinent et les inquiètent. Et puis, se complaît à demander la mère de Marie-Ernestine à sa fille, qu’est-ce que la vie d’une femme sans enfant ? Que sera sa vie de femme si son ventre n’engendre pas d’enfant ? Comment pourra-t-elle penser avoir réussi sa vie sans enfant ? Est-ce qu’un piano peut remplacer la joie et l’épanouissement qu’une femme éprouve dans l’enfantement ?


 

mercredi 1 octobre 2025

Bilan de mes lectures - Septembre 2025

   

Coups de coeur :

  
 DUNANT Ghislaine : Un amour infini
FOREST Philippe : Et personne ne sait
FORTIER Dominique : La part de l'océan
GASNIER Paul : La collision
POURCHET Maria : Tressaillir
 


  

J'ai beaucoup aimé :

 
CHARREL Marie : Les mangeurs de nuit
LAHENS Yanick : Passagères de nuit 
LAMARCHE Caroline : Le Bel Obscur
MAJDALANI Charif : Le nom des rois  
MALVADI Marco : Obscure et céleste
MONTESQUIOU Alfred (de) : Le crépuscule des hommes 
POIX Guillaume : Perpétuité  
SAVIANO Roberto : Giovanni Falcone 
THOMAS David : Un frère 


 

 

 J'ai aimé :

 
 

 


mardi 30 septembre 2025

[Lahens, Yanick] Passagères de nuit

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Passagères de nuit

Auteur : Yanick LAHENS

Parution : 2025 (Sabine Wespieser)

Pages : 244

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Toujours avancer sans se retourner, c’est ce que murmurent à Yanick Lahens les femmes de sa propre lignée dans ce puissant roman des origines, comme arraché à son quotidien à Port-au-Prince.

Née en 1818 à La Nouvelle-Orléans, Élizabeth n’a pas reculé quand, victime de deux tentatives de viol, elle a freiné les élans prédateurs d’un ami de son père. Sa grand-mère, ancienne esclave arrivée d’Haïti au début du siècle dans le sillage du maître qui l’avait affranchie, lui a donné un exemple de résistance silencieuse : devenue une commerçante prospère, elle n’a plus jamais accepté de se soumettre au désir d’un homme. Confiante dans la force qu’elle a tôt transmise à sa petite-fille en l’invitant dans la ronde mystérieuse des divinités vaudou, elle n’hésite pas à couvrir sa fuite : Élizabeth embarque pour Port-au-Prince, où nous la retrouverons bien des années plus tard, aux commandes de sa vie, mère d’un homme qui traverse la ville en libérateur.

En cette année 1867, rien ne destinait Régina, née pauvre parmi les pauvres, à rencontrer le général Léonard Corvaseau. C’est pourtant à son côté que va se poursuivre sa trajectoire d’émancipation.

Avec ce portrait en miroir de deux femmes, ses lointaines grands-mères, qui reconnaissent chacune en l’autre « une semblable, une sœur échappée à la rudesse des conventions », la grande romancière haïtienne nous offre un magnifique hommage à toutes les Passagères de nuit (à commencer par celles des bateaux négriers), ces vaincues de l’histoire dont la ténacité et la connivence secrète opposent à la violence du monde une lumineuse vaillance.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Lauréate du prix Femina 2014 pour Bain de lune, titulaire de la chaire des Mondes francophones au Collège de France en 2019, YANICK LAHENS est née en 1953 en Haïti, où elle vit aujourd’hui encore. Son œuvre, traduite dans de nombreux pays, est publiée par Sabine Wespieser éditeur.

 

 

Avis :

Constante dans l’oeuvre de Yanick Lahens, la mémoire familiale demeure au cœur de son dernier roman, véritable fresque intime et historique. La quête identitaire de la narratrice fait surgir parmi ses racines la figure d’Élizabeth Dubreuil, née libre à La Nouvelle-Orléans vers 1820, et avec elle une lignée de femmes marquées par l’exil, l’esclavage, les violences patriarcales et les silences hérités. À travers cette généalogie longtemps enfouie, la romancière redonne voix à celles qui ont résisté dans l’ombre, transformant leur vécu en récit collectif et poétique de l’histoire haïtienne.

Cette mémoire incarnée prend forme à travers une filiation féminine inspirée des propres ascendantes de l’auteur. Élizabeth Dubreuil, personnage central, est la petite-fille d’une ancienne esclave affranchie devenue commerçante indépendante. Une génération plus tard, Régina, jeune mulâtresse, croise le général Léonard Corvaseau, avec qui elle aura un enfant. Bien que séparées par le temps, ces femmes sont unies par une transmission symbolique et spirituelle, incarnant une souveraineté discrète transmise dans la pénombre. Héritière de cette lignée, la narratrice recompose leur histoire à partir de fragments, de silences et de souvenirs, cherchant à comprendre comment elles ont façonné son identité.

C’est dans cette continuité que s’inscrit la symbolique des passagères de nuit, qui irrigue tout le roman : reléguées aux marges de l’histoire officielle, ces femmes avancent dans l’obscurité, non pas comme des figures effacées, mais comme des gardiennes de la mémoire, des tisseuses de sens. Alors que le jour appartient aux dominants, la nuit est le territoire des résistances discrètes, des transmissions souterraines et des souverainetés silencieuses. Être passagère de nuit, c’est habiter ce lieu de l’invisibilité imposée, tout en refusant l’effacement et en semant dans les ténèbres les graines d’une dignité inaltérable.

Ample et lyrique, l’écriture se déploie en phrases longues et sinueuses, qui ralentissent le rythme comme pour mieux épouser le mouvement de la mémoire. Si cette prose poétique enchante par sa musicalité et sa densité, elle peut aussi désorienter par moments, tant la fragmentation du récit brouille les repères temporels et narratifs, affaiblissant du même coup la tension dramatique et diluant l’impact de certaines scènes au profit d’une méditation diffuse.

Mais cette exigence formelle est aussi le reflet d’une ambition : celle de ne pas céder à la facilité du récit linéaire, de refuser les simplifications et de rendre justice à la complexité des trajectoires féminines. Alors que les figures masculines dominent les récits de conquête, Yanick Lahens choisit de faire entendre les voix de celles qui, marchant dans la nuit, ont éclairé le chemin de leurs descendantes. Elle rappelle, avec une élégance poignante, que l’histoire ne se construit pas seulement dans la lumière éclatante des événements, mais aussi dans les ténèbres fécondes des vies silencieuses.

Passagères de nuit est ainsi un roman exigeant, traversé par une mélancolie lumineuse, qui s’impose comme un hommage vibrant à toutes celles qui, invisibles mais essentielles, ont porté en elles la mémoire d’un peuple et la promesse d’une souveraineté retrouvée. (4/5)

 

 

Citation :

Nous, les petites gens, les vaincus de toujours, n’avons pas été sauvés par Salnave. Nous avons vécu le retour des mêmes événements : des liesses euphoriques que des insurrections violentes faisaient taire par le bruit des armes. Des guerres se livraient, mais il n’y avait pas de vraies victoires. Ceux qui se croyaient les vainqueurs ne l’étaient pas vraiment et vivaient dans la crainte des vaincus. Il y avait juste une trêve. Une trêve jusqu’à la prochaine fois. Le courage des vaincus prend racine dans l’invisible, l’humide, le noir de la terre. Tu as beau vouloir couper des branches, brûler le tronc, l’arbre trouve toujours la brèche entre deux pierres, au cœur d’un terreau oublié pour renaître et te narguer par sa ténacité. 


 

dimanche 28 septembre 2025

[Majdalani, Charif] Le nom des rois

 


 



J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le nom des rois

Auteur : Charif MAJDALANI

Parution : 2025 (Stock)

Pages : 216

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Et d’un seul coup, le monde qui servait de décor à tout cela s’écroula. J’en avais été un témoin distrait, mais le bruit qu’il provoqua en s’effondrant me fit lever la tête et ce que je vis alors n’était plus qu’un univers de violence et de mort. C’est de celui-là que je suis devenu contemporain. J’avais été, durant des années, dispensé d’intérêt pour ce qui se passait autour de moi par ma passion des atlas, par les royautés anciennes et inutiles et par les terres lointaines et isolées, les berceaux de vieux empires oubliés. Désormais, l’histoire se faisait sous mes yeux et je la trouvais  moche, roturière et vulgaire. »
Dans ce récit de passage à l’âge adulte porté par une écriture ample et élégante, Charif Majdalani raconte la disparition d’un pays et explore ce qui subsiste de l’enfance lorsqu’elle capitule devant les fracas du monde.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Charif Majdalani est écrivain et professeur à l’université Saint-Joseph à Beyrouth. Il est l’auteur d’une dizaine de livres dont Histoire de la grande maison (Seuil, 2005), Villa des femmes (Seuil, prix Jean Giono 2015), Beyrouth 2020 : Journal d’un effondrement (Actes Sud, prix spécial du jury Femina 2020) et Dernière Oasis (Actes Sud, 2021).

 

 

Avis :

Le nom des rois commence dans une enfance beyrouthine bercée par les atlas, les généalogies impériales et les rêveries solitaires. Le narrateur, jeune garçon fasciné par les figures de conquérants et de souverains oubliés, consigne dans ses carnets les noms de dynasties disparues comme d’autres collectionnent les timbres. Ce goût pour les lignées et les empires ne relève pas d’une simple érudition : il traduit une quête d’ordre dans un monde qui vacille.

Entre salons bruissant de conversations feutrées, montagnes resplendissant de majesté silencieuse et soirées rassemblant un gotha cosmopolite pour des parties de cartes sous les lampes tamisées, le Liban des années 1960 apparaît d’abord comme un décor lumineux, presque irréel. Ce pays, que l’on surnommait la Suisse du Moyen-Orient, semble suspendu dans une forme d’élégance heureuse. Mais cette paix n’est qu’apparente. Des bruits sourds montent du dehors, des rumeurs traversent les murs et, bientôt, le monde s’effondre. 

La guerre civile, qui éclate en 1975, transforme le roman en récit d’apprentissage. L’enfant rêveur devient adolescent dans un pays déchiré. A mesure qu’il découvre une histoire réelle qui, dans sa brutalité et sa confusion, n’a rien de noble, ses illusions tombent et ses figures héroïques perdent leur éclat. En même temps que le regard change, la langue glisse d’un lyrisme proustien à une tonalité plus âpre et désenchantée. On quitte les fastes pour les ruines et les récits pour les silences.

Sans jamais revendiquer l’autobiographie, la narration s'ancre dans une mémoire intime transfigurée par la fiction. L’enfance beyrouthine, les rêveries impériales et le glissement vers la guerre semblent émerger d’un vécu personnel, stylisé avec pudeur. S’il ne raconte pas la vie de l’auteur, le roman en recueille les échos, les atmosphères et les obsessions. Ce regard d’enfant, qui filtre le réel sans le réduire, confère à la guerre une dimension abstraite, presque mythologique, dans une distance entre souvenir et invention, entre histoire et imaginaire, où le texte puise sa justesse.

Dans sa langueur mélancolique, l’écriture explore avec obstination les replis de la mémoire. Charif Majdalani écrit en français avec une élégance orientale, tout en ampleur, détours et raffinement syntaxique qui donnent au texte sa respiration, sa densité et sa musique intérieure. L’histoire se tisse dans les interstices du souvenir, entre clartés fugitives et ombres persistantes. 

Ne cherchant ni à reconstituer ni à juger le passé, l’auteur en capte les reflets, les silences et les rémanences dans ce qui constitue moins une chronique qu’un chant discret, les noms comme des balises dans le brouillard de la mémoire. Ce qui s’efface laisse des traces, et ce sont elles que l’écriture recueille, avec pudeur et fidélité, comme on ramasse les fragments d’un monde qui ne reviendra pas, mais qui continue d’habiter les mots. (4/5)

 

 

Citation :

Mon enfance et mon adolescence étaient en train de s’achever là, et je ne me rendais pas tout à fait compte qu’elles s’achevaient aussi avec la fin du pays qui leur avait servi de décor. 


 

vendredi 26 septembre 2025

[Pourchet, Maria] Tressaillir

 






Coup de coeur 💓

 

Titre : Tressaillir

Auteur : Maria POURCHET

Parution : 2025 (Stock)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

« J’ai coupé un lien avec quelque chose d’aussi étouffant que vital et je ne suis désormais plus branchée sur rien. Ni amour, ni foi, ni médecine. »
Une femme est partie. Elle a quitté la maison, défait sa vie. Elle pensait découvrir une liberté neuve mais elle éprouve, prostrée dans une chambre d’hôtel, l’élémentaire supplice de l’arrachement. Et si rompre n’était pas à sa portée ? Si la seule issue au chagrin, c’était revenir ? Car sans un homme à ses côtés, cette femme a peur. Depuis toujours sur le qui-vive, elle a peur.
Mais au fond, de quoi ?

Dans ce texte du retour aux origines et du retour de la joie, Maria Pourchet entreprend une archéologie de ces terreurs d’enfant qui hantent les adultes. Elle nous transporte au coeur des forêts du Grand Est sur les traces de drames intimes et collectifs.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Maria Pourchet est écrivaine. Elle est notamment l’autrice de Rome en un jour (2013), Toutes les femmes sauf une (Prix Révélation de la SGDL 2018), Feu (2021) et Western (Prix de Flore 2023). 

 

 

Avis :

Après Feu et Western, Maria Pourchet boucle une trilogie consacrée à des femmes en rupture. Mais là où les précédents récits s’enflammaient ou s’insurgeaient, Tressaillir est une histoire de retrait sans fracas. Michelle, la narratrice, quitte son compagnon Sirius et leur fille Lou, non par colère ni par désir d’ailleurs, mais pour sortir d'une vie devenue trop lourde et trop étroite. Ce départ qui n'est pas une échappée a tout d’une chute et d’une désagrégation consentie.

Réfugiée dans une chambre d’hôtel impersonnelle, elle laisse son corps s’affaisser et sa pensée se disperser, gestes suspendus et repères dissous dans le brouillard de la dépression. Pourtant, tout au fond, malgré la peur ancienne et mal identifiée qui sape sa confiance, quelque chose résiste. Elle ne part pas pour se libérer, mais pour se protéger. Ce qu’elle fuit, c’est moins l’homme qu’elle quitte que l’image d’elle-même qu’elle ne parvient plus à soutenir. Elle se tourne vers une relation antérieure, espérant y trouver un abri : non pas l’amour, mais un regard qui ne menace pas.

Ce qui entrave Michelle ne vient pas seulement du présent. Le roman laisse affleurer un souvenir enfoui, un traumatisme diffus lié à la forêt vosgienne de son enfance, hantée par l’affaire Grégory. Jamais nommé frontalement, ce drame collectif agit comme une ombre portée, imprégnant les lieux, les silences et les peurs. Quelque chose s’est figé là, dans cette région natale, qui continue de travailler Michelle à son insu, la maintenant sous l’emprise invisible d’un passé non résolu et d’un malaise transmis sans mots qui l’empêchent d’avancer, de se détacher et de se reconstruire.

A vif, syncopée, traversée de sarcasmes et d’éclats poétiques, l’écriture reflète cette tension. Avec ses phrases qui heurtent, bifurquent et s’interrompent, c'est une voix qui se débat et tente de se maintenir dans le langage comme on tente de rester debout. 

Jamais nommée, la dépression est partout, dans le ralentissement, l’effacement du désir et l’impossibilité de se projeter. Pourtant, au bout du tunnel qu’est le roman, une lueur apparaît quand un psychiatre ouvre discrètement un espace de parole. Ce n’est ni une solution ni une promesse, mais un déplacement, une variation minuscule dans le regard porté sur soi, qui suffit à desserrer la peur et la sensation de menace.

Tremblante et incertaine, Michelle incarne pourtant le refus des rôles imposés, des récits convenus et des justifications attendues. Contrainte au retrait parce qu’épuisée, elle incarne un féminisme si discret qu’il ne s’énonce jamais, mais pulse comme une nécessité vitale. Sa rébellion surgit d’un instinct de survie, quand la fatigue d’exister et la peur héritée rendent toute adhésion impossible. Cette asphyxie, cette démission sans éclat, Maria Pourchet en fait la matière vive d’un roman traversé par une langue nerveuse, sarcastique, incandescente – où la souffrance ne se raconte pas, mais s’éprouve. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Alors réapparaît l’horreur qui à seize ans me clouait déjà à la tapisserie. Chercher un garçon. Attendre que l’un me choisisse en jouant celle qui décide et se haïr pour ça en plus du reste. Et il faudrait retrouver. À nouveau prendre cette cambrure de guetteuse. Les regarder passer, imaginant la place qui leur reste, ce qu’ils ont encore ou non à donner, n’en trouver aucun d’assez neuf, d’assez vaste. Se surprendre sur le marché de la troisième main à trier les pas finis des pas nets, songer mon Dieu je pourrais terminer avec un type pareil. Car à mon âge, quand on retrouve, c’est pour commencer à finir.


J’ai depuis quelques jours un passé. Je pensais l’avoir depuis un moment, vingt-cinq ans minimum, mais je confondais. Avec une région verte et noire, avec mes cheveux courts et des garçons vite faits, avec des problèmes de fric et des gens que je ne vois plus. Une friche où s’égaraient des chats perdus, ma mère, l’école, la forêt, apprendre à nager, apprendre à lire, le corps troué de l’adolescence, la jeunesse ratée, les amours tristes, les doux, les endurants, démissionner, enfanter. Je pensais avoir vécu, évasivement, mais vécu. 
En réalité, le passé vient d’arriver. 
Le passé s’installe à l’instant où on exécute la décision d’en finir avec ce qui ne s’appelle déjà plus une existence. Qui s’appelle un temps. Puisqu’il en précède un autre dont on ne sait rien. Qui pourrait tout aussi bien m’engloutir. L’opération est d’une intense brutalité, docteur.


Paris on vient pour commencer et on y reste pour pouvoir recommencer.


Treize ans, effarouchée et sans grâces manifestes, dans la tribu collégienne qui classe et qualifie les individus selon quatre critères – la force, la beauté, l’obéissance, l’utilité – je ne suis reconnue pour rien. Que faire sinon disparaître. Et la disparition est à portée de main qui s’emporte partout, un livre. C’est donc à cet âge que j’ai lu tous les livres disponibles. Un par jour, un par nuit.


Le langage produit chez ceux qui le possèdent des effets de pouvoir et de surplomb et occasionne chez ceux qui ne le possèdent pas des effets de paupérisation et de faiblesse. Comme le fric et la beauté.


Aimer non pas un corps, pas un amour, aimer plus élémentaire et plus fort parce que aimer un semblable sans l’attente d’aucune métamorphose, d’aucun serment mais le contraire : se jeter pour quelques heures dans le réconfort du même, silencieux. Aimer pour la peau, aimer parce que c’est humain, aimer pour une fois comme les animaux ne sauraient pas. Cela n’arrive qu’ainsi, n’arrive qu’à deux camarades coincés loin de chez soi entre la fatigue et l’abandon. Et tandis qu’Éric embrassait mes seins, mon sexe, en ronronnant dans sa gorge l’air de folk de la voiture, pas encore décidé à faire plus que réchauffer nos os grandis au même endroit, je lui promis de ne plus jamais l’oublier.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

mercredi 24 septembre 2025

[Montesquiou, Alfred (de)] Le crépuscule des hommes

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le crépuscule des hommes

Auteur : Alfred de MONTESQUIOU

Parution : 2025 (Robert Laffont)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Chacun connaît les images du procès de Nuremberg, où Göring et vingt autres nazis sont jugés à partir de novembre 1945. Mais que se passe-t-il hors de la salle d'audience ?
Ils sont là : Joseph Kessel, Elsa Triolet, Martha Gellhorn ou encore John Dos Passos, venus assister à ces dix mois où doit oeuvrer la justice. Des dortoirs de l'étrange château Faber-Castell, qui loge la presse internationale, aux box des accusés, tous partagent la frénésie des reportages, les frictions entre alliés occidentaux et soviétiques, l'effroi que suscite le récit inédit des déportés.
Avec autant de précision historique que de tension romanesque, Alfred de Montesquiou ressuscite des hommes et des femmes de l'ombre, témoins du procès le plus retentissant du XXe siècle.
Un roman vrai, qui saisit les sursauts de l'Histoire en marche.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alfred de Montesquiou est né à Paris en 1978. Il a grandi entre les États-Unis, l’Angleterre et la France. Grand reporter, lauréat du prix Albert Londres, il a couvert pendant vingt ans les grands conflits du Moyen-Orient, d’Afrique et d’Asie centrale. Il est l’auteur de plusieurs récits et romans, dont Oumma (Grasset, 2014) et Une histoire française (Stock, 2017).

 

 

Avis :

Se posant en historien méticuleux autant qu’en écrivain traversé par le vertige du témoignage, Alfred de Montesquiou s’immerge dans les coulisses du procès de Nuremberg, qu’il érige en reflet d’un monde en décomposition, vacillant sous l’effondrement de ses certitudes. Ce ne sont pas les débats judiciaires qui l’intéressent en premier lieu, mais les regards qui les scrutent : ceux des écrivains, des photographes et des reporters venus saisir l’instant où l’humanité titube entre justice et vengeance, mémoire et oubli.  

Le titre lui-même est symbolique dans son renvoi explicite au Crépuscule des dieux de Wagner, ce moment où les dieux s’effacent dans le tumulte d’un monde qui s’écroule. Ici, ce ne sont plus des figures mythologiques qui tombent, mais des hommes enivrés jusqu’à la folie de leur propre toute-puissance. L’auteur observe cette chute dans le décor glacé du tribunal, mais surtout au travers des regards de ceux qui observent, racontent et jugent. Journalistes, photographes, traducteurs... : tous sont les témoins de cette fin de règne, non pour en chanter l’agonie, mais pour tenter de comprendre comment l’histoire a pu engendrer ses propres monstres.

Au cœur de cette constellation d’observateurs où gravitent notamment Joseph Kessel, Elsa Triolet, John Dos Passos ou encore Rebecca West, le photographe Ray D’Addario occupe une place singulière, alors que ses images, en figeant les visages, saisissent les failles, les tensions latentes et les silences lourds de sens. Plus que des documents, ses clichés incarnent cette frontière mouvante entre observation et implication, entre image et vérité. Autour de lui, le château Faber-Castell, où loge cette communauté de regards, se transforme en Walhalla en ruines, peuplé non pas de héros triomphants, mais de consciences en éveil, hantées par ce qu’elles voient et ce qu’elles doivent transmettre.

Dépassant la chronique historique, le roman se fait alors méditation sur la chute et le réveil groggy d’un monde cherchant un passage entre la force et le droit, entre le fracas des armes et la fragile promesse de justice. Le crépuscule évoqué n’est pas seulement celui des accusés, mais celui de l’époque qui les a engendrés. En filigrane, l’auteur interroge la capacité du récit à conjurer l’oubli et à redonner sens là où le silence menace. Tendue et sans emphase, sa prose affronte la gravité du sujet sans jamais céder au pathos. Il nous rappelle que le crépuscule est certes une fin, mais aussi une lumière oblique, vacillante mais tenace, qui éclaire les visages de ceux qui restent et témoignent. 

Si cette ambition littéraire, portée par un travail de documentation remarquable, confère au roman une vraie densité, il est vrai aussi que cette richesse tend parfois à ralentir l’élan narratif, tant l’équilibre entre rigueur historique et souffle romanesque se révèle délicat à tenir. La polyphonie du récit, bien que fidèle à la complexité du moment, en vient de temps à autre à disperser l’attention du lecteur, qui peine à s’ancrer dans une voix centrale. On pourra également regretter que les voix allemandes – accusés, témoins ou population civile – demeurent en retrait, comme si le roman choisissait de ne pas sonder l’autre versant du gouffre.

Quoi qu’il en soit, Le Crépuscule des hommes demeure une œuvre puissante, lucide et nécessaire, qui interroge autant qu’elle éclaire. Elle nous invite à considérer l’histoire non comme une vérité immédiatement saisissable, mais comme une matière vivante, façonnée par les perceptions, tissée de regards, de silences et de récits. Enfin, elle nous laisse avec cette certitude fragile que comprendre l’histoire, c’est déjà commencer à la réparer. (4/5)

 

 

Citations :

Le médecin sort une feuille d’évaluation psychologique qu’il a transmise aux détenus. Ce sont des tests de quotient intellectuel. La plupart des accusés ont largement dépassé la moyenne. Göring a un QI impressionnant de cent trente-huit, tandis que Schacht, le financier du IIIe Reich, culmine à cent quarante-trois. Seuls Streicher, l’idéologue racial vieillissant, et Kaltenbrunner, le gestapiste balafré, stagnent autour de cent. Ces chiffres intriguent Ray autant qu’ils le troublent. Comment concilier une telle intelligence avec tant de monstruosité ?

De la même manière que les juges ne comptent aucun Allemand et aucun membre d’un pays neutre, ils ne comportent aucune femme.