Coup de coeur 💓💓
Titre : La nuit au coeur
Auteur : Nathacha APPANAH
Parution : 2025 (Gallimard)
Pages : 288
Présentation de l'éditeur :
« De ces nuits et de ces vies, de ces femmes qui courent, de ces cœurs
qui luttent, de ces instants qui sont si accablants qu’ils ne rentrent
pas dans la mesure du temps, il a fallu faire quelque chose. Il y a
l’impossibilité de la vérité entière à chaque page mais la quête
désespérée d’une justesse au plus près de la vie, de la nuit, du cœur,
du corps, de l’esprit.
De ces trois femmes, il a fallu commencer par
la première, celle qui vient d’avoir vingt-cinq ans quand elle court et
qui est la seule à être encore en vie aujourd’hui.
Cette femme, c’est moi. »
La nuit au cœur
entrelace trois histoires de femmes victimes de la violence de leur
compagnon. Sur le fil entre force et humilité, Nathacha Appanah scrute
l’énigme insupportable du féminicide conjugal, quand la nuit noire prend
la place de l’amour.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Nathacha Appanah est romancière. Ses romans ont été récompensés par plusieurs prix littéraires et traduits dans de nombreux pays. La nuit au cœur est son douzième livre.
Avis :
Il est rare qu’un livre vous étreigne si profondément qu’il faille s’arrêter, reprendre son souffle, avant d’en poursuivre la lecture. Tel est le cas de ce roman d’une intensité bouleversante, entre récit intime, devoir de mémoire et engagement littéraire. En tressant les destins de trois femmes confrontées à la violence conjugale – deux assassinées, une survivante – Nathacha Appanah y explore avec une lucidité douloureuse, sans pathos ni complaisance, les rouages invisibles de l’emprise, cette mécanique insidieuse qui enferme les victimes dans le silence et la honte, la peur et la dépendance.
Ouvert brutalement sur une scène de fuite haletante, presque cinématographique, qui installe d’emblée une tension physique et morale, le récit entame la reconstitution, par fragments, du parcours de ces femmes dont fait partie l’auteur. Bien plus qu'un simple témoignage, le livre se fait un espace de mémoire, un lieu où les voix étouffées reprennent corps. L’écriture y épouse avec délicatesse les battements du cœur, les silences, les terreurs nocturnes, chaque mot pesé et retenu comme s’il portait en lui la charge d’un souvenir trop lourd. C’est qu’il ne s’agit pas ici d’expliquer, mais de faire ressentir.
Inflexion dans une œuvre jusque-là centrée sur les récits d’exil, les violences sociales et les identités marginales, ce roman marque le franchissement d’un seuil intime. L’auteur y revient sur une relation qu’elle a elle-même subie de ses 17 à 25 ans, marquée par l’isolement, les coups physiques et psychiques, et surtout une honte tenace : celle de n’avoir pas su partir, de s’être tue et crue responsable. Cette honte, longtemps enfouie, constitue le fil conducteur du récit, révélant combien l’emprise ne se limite pas à la violence physique, mais colonise les pensées, déforme la perception de soi et installe une culpabilité qui persiste bien après la fuite.
Sa douleur, parfois si insoutenable que les mots renoncent, Nathacha Appanah l’aborde avec une pudeur touchante sans jamais chercher ni à se justifier ni à s’exposer, avançant à pas feutrés dans une langue retenue, presque murmurée, qui dit sans dire, qui suggère sans asséner et qui, paradoxalement, donne toute sa puissance au texte : plus il se tait, plus il résonne ; plus il s’habille de dignité, plus il infuse le respect.
Loin d’un simple dévoilement, ce retour au passé s’inscrit dans une démarche littéraire où la mémoire individuelle croise celle de deux autres femmes, victimes de féminicides, dont les destins ont agi comme des déclencheurs : sa cousine Emma, tuée en 2000 à l’île Maurice, et Chahinez Daoud, brûlée vive en 2021 à Mérignac. Ces drames ont réveillé une blessure enfouie et poussé l’auteur à affronter enfin l’angle mort de sa propre histoire, longtemps tu et difficile à nommer.
Ecrit après plusieurs années de maturation, ce livre s’impose comme un acte de mémoire et de résistance qui redonne voix et dignité à des victimes que la société a trop souvent réduites au silence et à la culpabilité. Nécessaire, bouleversant, il entend ouvrir les yeux sur ce que l’on préfère souvent taire. En racontant, il répare, relie, expose, et, bien plus qu’un témoignage, s’affirme comme une œuvre littéraire à part entière, où la langue, le rythme, la pudeur et la structure participent d’un geste de vérité.
Cri retenu, lumière posée sur l’obscur, un livre qui, avec sa justesse, sa sensibilité profonde et son refus du spectaculaire, ne peut laisser indifférent. Coup de coeur. (5/5)
Citations :
En anglais, il existe un mot parfaitement exact pour dire ce qui m’est arrivé : j’ai été groomed. C’est une technique de manipulation où un ou une adulte gagne la confiance d’un ou d’une adolescent·e en lui donnant une attention quasi exclusive, en le ou la flattant, en lui offrant des cadeaux, en lui faisant croire que ce qu’ils partagent est exceptionnel, rare et n’arrive qu’une fois dans la vie. L’adulte instaure lentement une atmosphère de secrets et de mensonges par laquelle cette relation est préservée, conservée, protégée. Bientôt, l’adolescent·e ne sait plus vivre ailleurs que dans cette bulle et il n’y a que dans ce lieu clos, à l’air vicié, qu’il ou elle croit trouver la vérité de sa vie. Dans sa traduction française, le mot groomed est resté dans le domaine de la toilette : être bien soigné, bien peigné. Quand j’y réfléchis, j’arrive à la conclusion que c’est d’une toilette interne qu’il s’agit ici.
HC m’a retournée comme un gant et dans ma chute, à mesure que je sombrais dans ses bras, molle et attendrie, je devenais indifférente à ma famille, je me désensibilisais au monde en surface, à mes amis, à mes études, à mes ambitions, et bientôt, l’échelle même de ma morale en fut restructurée. Où était le bien ? Où était le mal ? Il m’avait lavée de moi-même.
Je ne sais pas ce qui pousse un homme de cinquante ans à séduire une jeune fille de dix-sept ans, à l’amener à rompre avec toute sa famille et ses amis, à la garder des années avec lui, à faire en sorte qu’elle se contente de bien peu, à l’isoler, la domestiquer, à l’asservir, puis le jour où elle voudra le quitter, à lui faire peur, la terroriser, la surveiller, la frapper, la menacer. Je me demande s’il y a préméditation à dresser lentement, brique après brique, un mur autour d’elle afin qu’elle soit inatteignable – physiquement bien sûr mais également moralement, spirituellement. Je me demande si tous les jours, pendant les années où elle reste avec lui, je me demande si tous les jours il vérifie la solidité de ce mur-là. Je me demande s’il le pense vraiment quand il dit, parfois, pour rire : « Si tu me quittes, je te tue. » Je voudrais savoir si ce genre de pouvoir d’emprise est inné, si ce genre d’ascendance est acquis ou s’il faut être au bon endroit, au bon moment, trouver une sorte de victime idéale ?
Ai-je été une victime idéale ?
Oh, comme j’aurais souhaité avoir la preuve concrète et scientifique d’une magie noire que cet homme a exercée sur moi. Alors, voyez-vous, il me serait plus facile d’avoir de la compassion pour celle que j’ai été, je pourrais m’envisager comme une victime et alors je pourrais présenter cette preuve à mes parents, à mon frère, à mes amis et je leur dirais que j’ai été envoûtée. Je rêve parfois de faire le procès de cette jeune fille, de l’interroger avec preuves et phrases cinglantes, témoignages et attestations de moralité et alors d’entrevoir sa faiblesse, sa maladie mentale, son manque d’intelligence, sa bêtise, d’identifier les graines de cette folie qui s’est emparée d’elle.
Entre cette première fois et la dernière fois, l’esprit, le cœur et le corps s’effritent morceau après morceau et peut-être que si toutes ces années pouvaient être reconstituées tel un grand linge raccommodé, alors je ramasserais chaque bout abandonné de moi-même en suivant une chronologie des années, des humiliations, des maisons, des sentiments et je découvrirais à nouveau ce à quoi je pensais, les rêves auxquels j’aspirais, la femme que je voulais devenir. Peut-être que si le récit pouvait s’écrire dans une vérité entière, sans oublier la complexité, le contexte, les points de vue, il offrirait une encyclopédie de perspectives sur la violence et l’emprise dans un couple, mais ici n’est pas le lieu des archives, de la statistique, de la clairvoyance, de la justice. Ici est un monde de monceaux, de bribes, de mémoires, de souvenirs, d’affects. Ici subsistent le souffle des rêves, le grain des peaux, le sel des larmes, l’épaisseur des nuits et le goût du temps. Ici se côtoient la vie et la mort, le passé et l’avenir, le possible et l’inimaginable, les fantômes et les vivants. Mis bout à bout, cela forme un artefact.
Il ne m’échappe pas que j’ai vingt-cinq ans et qu’à cet âge je devrais vivre autre chose que cette vie double où le jour je travaille dans une rédaction, je parle et je discute avec des collègues, je suis au-dehors de ce monde, j’écris des articles et je frôle des rêves d’avant, de cette vie à écrire et à réfléchir, et le soir, je rentre dans une maison-prison où le compagnon-maton est déjà torse nu en train de lire sur son fauteuil, tirant sur sa cigarette, attendant son dîner. Le soir, je la sens, à mesure que j’approche de la maison, je la sens, cette peur physique et morale. C’est quelque chose à éprouver, cette sensation d’une grande main froide qui se pose sur son cœur, ce liquide noir qui envahit son esprit, ce fatras grouillant dans son ventre, le gouffre imprévisible que représente la nuit.
Je ne sais pas ce qui se passe exactement ce dernier soir. Je veux dire je ne sais pas ce qui, exactement, allume la mèche, provoque l’effondrement. Peut-être qu’il n’y a rien, parce que parfois, il faut le dire, il n’y a rien d’autre que les pensées dans sa tête qui macèrent dans un bouillon vénéneux de jalousie maladive, de perversité manipulatrice et de folie. Une fois, c’est une phrase dans un journal ou un livre, une autre fois, l’expression de mon visage, ma main comme ceci ou comme cela, quelque chose qu’il a remarqué dans la journée, et dans ces détails qu’il est le seul à repérer, il trouve ce qu’il appelle les « éléments ». Les « éléments » de ma duplicité, de ma trahison, de mon être mauvais, de mon âme perdue. Les « éléments » qui confirment que je veux le quitter, que j’ai un amant, que je prévois d’avoir un amant, que je rêve d’avoir un amant.
Quand je me suis tenue en bas de l’escalier de la maison de mes parents avec cette valise chargée de quelques livres et de quelques vêtements et que ma mère est apparue en haut des marches et qu’elle a dit « C’est comme si tu rentrais d’un grand voyage », j’ai pensé que c’était le genre de voyage que je ne raconterais jamais. Je ne possède par ailleurs aucune photo de moi entre l’âge de dix-neuf et de vingt-cinq ans. C’est l’angle mort de ma vie.
Au mois de décembre 2000, deux ans et demi plus tard, alors que je travaillais pour un magazine en ligne et que je vivais à Lyon et que mon corps et mon esprit n’étaient plus sous emprise, que j’avais enfoui ce pan de ma vie, le qualifiant sobrement de « mauvaise expérience », que j’avais recommencé à écrire de la fiction, que j’avais rencontré un homme bon, que les crépuscules ne me faisaient plus l’effet d’une main glaciale posée sur mon cœur, que le soir je rentrais chez moi à pied et qu’aucun animal n’était tapi dans les buissons et que, dans l’ensemble, j’avais trouvé le moyen de vivre une vie sans honte, sans humiliation, sans violence, tout m’est revenu. Quand je dis dans l’ensemble, je veux dire que je ne parlais pas de ces années avec HC, elles s’éloignaient en devenant de plus en plus floues, mais parfois il me venait de grands moments de découragement à vivre. Ça me tombait dessus d’un coup. J’avalais alors deux somnifères et je dormais ; je buvais un flacon entier d’antitussif et je dormais ; je sirotais une demi-bouteille de Malibu coco et je dormais. Dormir était bien, dormir c’était oublier, dormir c’était mourir un peu. Je ne reliais pas ces moments d’accablement à mon passé parce que je n’étais pas prête à admettre que ce qui m’était arrivé était grave, qu’on ne pouvait pas en sortir indemne et même aujourd’hui quand j’écris ces lignes je m’arrête, je voudrais les effacer, je refuse de ne pas être indemne justement, je refuse d’être à la merci de ces années-là et par extension, à sa merci. Cela m’apparaît comme une faiblesse de caractère.
La mémoire est un choix, la mémoire est un fantôme patient. Dans les mois qui ont suivi, je pensais à Emma, je pensais à sa mort horrible, je me demandais où étaient ses enfants, mais j’effleurais son souvenir avec précaution seulement comme on entrouvre une boîte à souvenirs et je la refermais très vite, les mains tremblantes. Je ne voulais pas retourner là-bas.
Là-bas : ce trou qui est devenu à la fois un puits auquel je viens m’abreuver et un abîme dans lequel je ne veux pas tomber.
Là-bas : cet angle mort de ma vie que j’évite à tout prix.
De quoi est fait ce jour où on se sent capable de retourner dans le noir, je ne pouvais l’imaginer. Ce jour-là n’était pas mon but, mon ambition. Mais il est monté lentement, oh si lentement, sans aucun bruit. Peut-être a-t-il toujours été là à côté de moi sans que je m’en aperçoive ? Quand j’ai recommencé à écrire, que j’ai eu cette chance-là, de revenir dans le jardin du bien et du mal et du gris et de tout ce qui existe entre, quand j’ai écrit mon premier roman, par exemple, et aussi tous les autres ? Peut-être qu’il a toujours été là, comment savoir ? Quand il est apparu devant moi, sans masque, ce jour où j’ai été capable d’envisager ce livre dans le calme, dans une intention de littérature, je me suis retournée et j’ai compté. Vingt et un ans depuis la mort d’Emma, trente et un ans depuis que j’étais tombée dans le trou, vingt-trois ans depuis la nuit dans la voiture. Le poids de ces années est indicible.
Quel drôle de monde aux valeurs inversées où ce sont les victimes qui ont honte !
Je connais cette vulnérabilité, cette chose qui tremble en permanence dans son estomac. Emma a voulu quitter son mari deux fois et à chaque fois, elle est revenue. Je suis partie quatre fois et quatre fois je suis revenue. À chaque fois, je cédais à des paroles, je m’écroulais de fatigue, je m’effritais. À chaque fois j’abandonnais le peu de détermination qui me restait – cette détermination qui m’avait servi à le quitter et qu’il rognait avec expertise et succès. Et à chaque fois, j’abandonnais également un peu d’estime de moi-même jusqu’à me dire, jusqu’à me persuader, qu’en réalité je n’étais pas bonne juge de ma propre vie, que je ne pouvais pas prendre mes propres décisions, que je n’étais bonne qu’à être sa compagne, qu’en réalité je ne pouvais exister que dans ce monde-là, un monde toxique et tordu, habité de lui et de moi, de son génie violent, de son emprise et de mon asservissement.
Ce monde-là, retourné sur lui-même. Macérant dans une violence sourde et sournoise la nuit tombée et remettant les masques de la famille normale le jour. Ce monde où l’emprise de l’homme se fait plus étouffante à mesure que la volonté de la femme de s’en libérer se fait plus évidente. Ce monde semblable à un bras de fer permanent. Ce monde-là n’est jamais une histoire aussi simple à résumer que par ces mots : « Elle aurait dû partir. »
Parfois ce livre m’apparaît comme une spirale de Fraser. Je crois que j’avance mais je tourne en rond, sans pouvoir toucher au noyau, à la matière centrale. C’est une illusion. Puisque je poursuis des fantômes, il faudrait que j’aille à la recherche de moi-même, faire comme si je parlais d’une autre personne, celle-là même que j’ai effacée pour continuer à vivre, ce bout de moi que j’ai laissé dans une voiture en mai 1998.
J’ai parlé à quelques amis qui me restent de cette époque, à deux anciens collègues. Je leur ai téléphoné ou écrit, mots hésitants, voix fine. Ils étaient tous surpris de ce que je leur demandais : me raconter ce dont ils se souvenaient de l’époque, s’ils se rappelaient quelque chose que je leur avais confié ou pas. Ils fouillaient leur mémoire, découvrant souvent un trou béant à ma place.
Ce qu’ils me disent et ce dont ils se souviennent est insatisfaisant pour moi. Il m’est impossible de leur dire exactement ce que je poursuis, j’avance en crabe, autour d’eux, sans jamais m’atteindre vraiment. Je ne peux pas lier ensemble ce qu’ils disent, en faire une chronologie, un portrait plus ou moins exact. Leurs souvenirs, en creux, en pointillé, viennent percuter la violence des miens et quand je les reproduis tels quels, noir sur blanc, je pense à ces phrases de Marguerite Duras dans L’Amant : « L’histoire de ma vie n’existe pas. Ça n’existe pas. Il n’y a jamais de centre. Pas de chemin, pas de ligne. Il y a de vastes endroits où l’on fait croire qu’il y avait quelqu’un, ce n’est pas vrai il n’y avait personne. »
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