lundi 3 février 2025

[Lynch, Paul] Le chant du prophète

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Le chant du prophète
            (Prophet Song)

Auteur : Paul LYNCH

Traduction : Marina BORASO

Parution : en anglais (Irlande) en 2023
                  en français (Albin Michel)
                  en 2025

Pages : 240

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

À Dublin, un soir de pluie, deux hommes frappent à la porte d’Eilish Stack. Membres d’une toute nouvelle police secrète – le GNSB –, ils demandent à s’entretenir avec son mari, enseignant et syndicaliste, mais celui-ci est absent. Larry se rend au commissariat dès le lendemain, puis disparaît dans des circonstances troublantes. Tandis que le malaise s’installe peu à peu, Eilish voit son quotidien et celui de ses quatre enfants amputés d’une liberté qu’elle tenait pour acquise. Bientôt l’état d’urgence est déclaré, les rumeurs parlent de camps d’internement…
Prisonnière d’une logique cauchemardesque, jusqu’où devra aller Eilish pour protéger les siens ?
Récompensé par le Booker Prize, Le Chant du prophète saisit, dans un souffle d’une puissance implacable, le basculement progressif d’une société vers l’autoritarisme. Paul Lynch nous fait vivre cette expérience à travers un regard – celui d’une femme – qui nous renvoie à notre propre aveuglement.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1977 dans le Donegal, Paul Lynch est l’auteur de quatre précédents romans, publiés aux éditions Albin Michel : Un ciel rouge, le matin, finaliste du prix du Meilleur Livre étranger ; La Neige noire, lauréat du prix Libr’à Nous, Grace, élu Meilleur Roman de l’année en Irlande, et Au-delà de la mer, lauréat du prix Gens de mer. Il vit à Dublin.

 

 

Avis :

Cela pourrait se passer dans n’importe lequel de ces pays autocratiques dont les habitants fuient en masse les persécutions ou la guerre. Sauf que le roman se déroule quelque part en Occident, un mot par-ci par-là permettant de le localiser en Irlande. En décrivant avec vraisemblance le glissement d’une société comme la nôtre dans la dictature, Paul Lynch pointe nos aveuglements face à la montée des extrémismes populistes en Occident et nous fait vivre de l’intérieur ce cauchemar qui n’arrive pas qu’aux autres : devoir fuir pour sauver sa peau et celle de ses enfants.

C’est en pente douce que s’ouvre le récit. Tandis que le frais élu gouvernement populiste irlandais vient de décréter l’état d’urgence pour mieux mater l’opposition, le mari syndicaliste d’Eilish disparaît après s’être rendu à une convocation de la toute nouvelle police secrète. Entre son travail de microbiologiste, ses quatre enfants – l’un presque adulte, l’autre encore en bas âge – et son père en perte d’autonomie à l’autre bout de la ville, Eilish n’a d’autre choix que de mettre de côté ses angoisses pour gérer comme elle peut un quotidien de plus en plus compliqué.

Mais, la rébellion s’organisant face au régime de terreur grandissante entretenu par le pouvoir en place, bientôt la guerre civile éclate. Enfermée dans le déni et incapable de croire au pire, Eilish s’obstine longtemps à ne rien vouloir lâcher de sa vie d’avant. Jusqu’à ce que tout s’écroule pour de bon, la violence transformant son existence et celle des siens en une descente aux enfers vertigineuse. Ne reste que la fuite pour tenter de sauver les survivants, dans une déroute absolue qui lui fait penser qu’« elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose », un pauvre ballot livré à l’encan des passeurs, l’un de ses migrants n’ayant plus que sa vie comme bagage, et encore, rien n’est moins sûr.

L’immense force du roman est son réalisme confondant, alors que, narré du point de vue d’Eilish, autant dire de celui du lecteur tant l’identification fonctionne à plein, il nous immerge dans son histoire comme dans une essoreuse, encore incrédules de basculer d’un quotidien que l’on croyait à l’abri dans nos contrées à une réalité cauchemardesque qui n’en finit pas de tout nous arracher. Rien n’arrive en ces pages qui ne soit perçu au travers du flux de conscience d’Eilish, au fil de pensées et de sensations qui, collant aux évènements, donnent pour rythme au texte celui, de plus en plus erratique, de la respiration du personnage. Ainsi, faits, réflexions et dialogues se mêlent en une onde unique de phrases indifférenciées, tout entières centrées sur les effets concrets de la situation du pays sur la vie ordinaire, matérielle d’abord quand l’essentiel vient à manquer, affective surtout lorsqu’aux côtés d’Eilish, l’on se retrouve seul et impuissant à protéger ceux qu’on aime.

Rares sont les livres qui vous immergent avec une telle force, lecteur et personnage ne faisant plus qu’un et suffocant tous deux dans un réveil cauchemardesque, celui qui succède à l’aveuglement d’une vie si bien tendue autour de ses préoccupations quotidiennes qu’elle n’a rien vu venir de ce qui la menaçait. Avec la montée un peu partout des extrémismes de toutes sortes, les ombres sont pourtant là toutes proches, préfigurant chez nous aussi de fort possibles avenirs sombres. Alors, le sort de ces migrants que l’on pense aujourd’hui venir de mondes qui ne sont pas les nôtres prend soudain une dimension universelle. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

L’histoire, c’est le registre silencieux de ceux qui n’ont pas pu partir, de tous ceux qui n’ont jamais eu le choix, comment partir quand on n’a nulle part où aller, on ne va nulle part quand nos enfants ne peuvent pas obtenir de passeport, on ne va nulle part quand on a les pieds enracinés dans le sol et qu’il faudrait les arracher. 


C’est l’hôpital militaire de Smithfield, il est géré par les forces de défense. Dans le corps d’Eilish, quelque chose glisse en laissant dans son sillage un dépôt nauséeux, elle tousse pour s’éclaircir la voix. Pourquoi mon fils est-il dans un hôpital militaire, qu’a-t-il à faire dans ce genre d’endroit ? La bouche continue de parler parce que la bouche ne sait pas, c’est pour ça qu’elle pose des questions et attend une réponse tandis que le corps parle comme s’il savait depuis toujours, elle se sent au bord du malaise, la voilà assise avec un gobelet dans la main, elle boit un peu d’eau et se lève pour chercher une poubelle, elle tend le gobelet pour que quelqu’un le prenne mais personne n’ose s’approcher, d’un geste rapide sa main exprime sa fureur. Quelqu’un veut bien me l’écrire, le nom de ce putain d’hôpital, et prenez aussi ce gobelet.


Je vous ai entendue parler, tout à l’heure, lui dit-il, j’entends la même chose tous les jours, c’est toujours pareil. Il fléchit le cou en aspirant longuement le tabac, puis relève la tête pour rejeter la fumée de toutes ses forces. Le plus probable, c’est que votre fils soit détenu ici, ils les emmènent dans la section militaire pour les interroger, et après ça, c’est fini, on ne vous dit plus rien, écoutez, je suis obligé de vous parler franchement, il vaudrait mieux que vous alliez vous renseigner à la morgue, c’est ce que je ferais à votre place, ne serait-ce que pour écarter cette possibilité dans l’immédiat. Eilish regarde l’homme sans comprendre. Écarter quelle possibilité ? L’expression torturée sur le visage de l’homme, il tourne les talons et elle lui crie pendant qu’il s’éloigne, qu’est-ce que j’irais faire là-bas, à quoi ça pourrait bien servir ?


(…) le ciel a le corps semé d’ecchymoses (…)


Eilish contemple les flammes dans une sorte de transe, la lueur du feu qui danse devant eux, qui se tend vers les yeux toujours plongés dans le noir, que sont ces gens une fois privés de leurs yeux, que sont-ils lorsque ceux-ci restent aveugles au futur, ces gens piégés entre le feu et l’obscurité ? Paupières baissées, elle voit tout ce qui a été consumé, elle voit tout son amour et le peu qui subsiste, il ne reste qu’un corps, un corps qui n’a plus de cœur, un corps aux pieds enflés qui doit faire avancer les enfants… La femme aux yeux dévastés leur propose de partager sa tente. Il fait froid, ce soir, et la pluie est pour bientôt, dit-elle, vous ne pouvez pas dormir dehors avec ce petit, de toute façon il y a huit places à l’intérieur, la nuit dernière on y a casé douze personnes.


Ben se retourne, mains tendues vers son visage, il se met à pleurer et se calme lorsqu’elle lui caresse la joue. Elle chuchote à son oreille, bien qu’il n’y ait pas de mots pour un enfant aussi jeune, pas d’explication à ce qui a été fait, et pourtant il gardera à jamais la connaissance de choses dont il n’aura pas souvenir, il la portera dans son sang comme un poison.
 
 
La nuit touche à sa fin, les contours du poste britannique s’esquissent un peu plus loin, les barrières en tôle ondulée, les barbelés, la tour de garde et la route qui continue de se dérouler, elle sait qu’une fois cette limite franchie, le poids commencera à se faire sentir, les choses qu’on laisse derrière soi ne disparaissent pas pour autant, bien au contraire, elles ne cesseront de s’alourdir et ils les porteront à jamais sur leurs épaules. 


L’intérieur est bondé, elle n’a pas envie de monter, le chauffeur s’empare de leurs bagages et les pousse vers le véhicule, d’un geste du pouce il leur commande de grimper mais elle est incapable de faire le moindre mouvement, Molly la regarde et l’homme au bouc a l’air exaspéré, il se frotte la bouche avec sa manche avant de leur crier, grouillez-vous, merde. Elle a cessé d’être une personne pour devenir une chose, voilà ce qu’elle pense, une chose qui monte dans le camion avec un enfant dans les bras, Molly à sa suite, elle entend le hayon qui se referme et une étrange plainte qui émane des arbres.


(…) qui d’entre nous aurait pu deviner ce qui nous attendait, apparemment certains l’avaient compris, mais je me suis toujours demandé comment ils en étaient aussi sûrs, ça paraissait tellement inimaginable, tout ce qui s’est passé, jamais je ne l’aurais cru, jamais de la vie, je ne comprenais pas ceux qui décidaient de partir, s’en aller comme ça, du jour au lendemain, en laissant tout derrière eux, en abandonnant leur vie d’avant, tout ce qui faisait leur existence, à l’époque on ne l’envisageait même pas, et plus j’y réfléchis, plus je me dis qu’on ne pouvait rien faire en réalité, vous voyez, on était coincés quand on nous a proposé ces visas, c’est difficile de s’en aller quand on a tant d’engagements et de responsabilités, et le jour où la situation a empiré on n’avait plus aucune marge de manœuvre, ce que j’essaie de vous expliquer, c’est qu’avant je croyais au libre arbitre, si vous m’aviez posé la question avant que tout ça n’arrive, je vous aurais répondu que j’étais libre comme l’air, mais aujourd’hui je n’en suis plus aussi certaine, je doute qu’il existe un quelconque libre arbitre quand on est pris dans quelque chose d’aussi monstrueux, une chose en appelle une autre et, à la fin, cette horreur obéit à sa propre dynamique, on ne peut plus rien y changer, maintenant, je me rends compte que ce que je prenais pour de la liberté n’était qu’une façon de se battre, la liberté, on ne l’a jamais eue. 


Mona prend Ben par la main pour le faire danser, enfin, dit-elle, il faut garder à l’esprit que nous sommes toujours là alors que tant d’autres ont disparu, nous on a la chance de pouvoir espérer un bel avenir, désormais c’est vers lui qu’on doit se tourner, n’êtes-vous pas d’accord, c’est peut-être la seule liberté qu’il nous reste, se projeter dans l’avenir, ça aide à se l’approprier, si on continue à regarder en arrière on se condamne, d’une certaine façon, et on a encore des choses à vivre, regardez mes deux garçons, ils sont le portrait craché de leur père, ils ont la vie devant eux, je compte bien m’en assurer, c’est pareil pour vos enfants, il faut qu’ils vivent aussi…


(…) croire que l’on assistera à la fin du monde n’est que vanité, ce qui s’achève en vérité lors de la catastrophe finale, c’est notre vie et rien d’autre, le chant du prophète dit toujours la même chose, un chant identique répété de siècle en siècle, le tranchant de l’épée, le monde dévoré par les flammes, le soleil qui sombre en plein midi, la furie d’un quelconque Dieu s’incarnant dans la bouche du prophète qui s’emporte contre l’iniquité à abattre, ce n’est pas la fin du monde que chante le prophète mais le sort de certains d’entre nous, autrefois, aujourd’hui ou dans les temps à venir, le sort de certains et non de tous, il dit qu’à chaque moment le monde s’achève en un lieu et nulle part ailleurs, la fin du monde est toujours un événement circonscrit, elle arrive dans votre pays, entre dans votre ville et frappe à votre porte, mais elle n’est pour les autres qu’une vague menace, un bref compte rendu dans un bulletin d’information, l’écho d’événements transformés en récit (…) 




 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

samedi 1 février 2025

[Louis, Edouard] L'effondrement

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'effondrement

Auteur : Edouard LOUIS

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 240

 

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Mon frère a passé une grande partie de sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu, qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait.
Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.
Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.
À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.
Ce livre est l’histoire d’un effondrement.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Édouard Louis est écrivain. Il est l’auteur de plusieurs livres autobiographiques qui ont été traduits dans plus de trente langues.

 

Avis :

En 2014, Edouard Louis faisait à vingt-et-un ans une entrée fracassante en littérature avec un roman largement autobiographique dénonçant l’homophobie. Une décennie plus tard, il en est au septième livre consacré à sa famille, le dernier sur ce sujet annonce-t-il, où il s’interroge sur son demi-frère, tué par l’alcoolisme à trente-huit ans.

De neuf ans son aîné, ce frère sans prénom dans le livre avait la même mère qu’Edouard Louis, mais pas le même père. Un père qui les a abandonnés, lui et une autre demi-sœur de l’auteur, lorsque leur mère s’est remariée. La fille s’en est remise, pas le garçon qui a sombré dans la dépression et l’alcoolisme, incitant l’auteur à réfléchir, au-delà des déterminismes sociaux liant ici pauvreté, délinquance, alcool et mort prématurée, à la psychologie de ce frère par ailleurs si violemment homophobe que lui-même avait depuis longtemps préféré ne jamais le revoir.

« Je détestais souvent mon frère, mais j’ai besoin de comprendre », écrit-il. Parce que, même s’il n’était alors qu’adolescent, une question l’obsède : « Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas. » « Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli. » Alors, l’auteur fouille ses souvenirs, interroge ses proches et ceux de son frère, s’intéresse à la psychiatrie et à la psychanalyse en lisant Freud, Binswanger, Michel Foucault ou encore Julia Kristeva, enfin trouve dans la littérature, chez Anne Carson et Jamaica Kincaid par exemple, d’autres récits en résonance avec le sien.
 
Entre doute et tristesse, une forme de tendresse hésitante pour ce frère maudit, blessé dans son être jusqu’à s’autodétruire, s’insinue entre les lignes de ce texte qui, s’ouvrant sur l’annonce d’une mort sordide et s’attachant dans la plus grande sobriété de style à recoller les morceaux d’une existence enlisée dans la souffrance, reconstitue ce qui apparaît comme le destin aveugle d’un personnage de tragédie grecque. Né dans un autre milieu et non dans cette « partie de la classe ouvrière [où] les blessures psychologiques n’existent pas », où il n’y a aucun lieu pour les dire et pas non plus « d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies » par manque d’argent et d’accompagnement, qui sait ce que ce frère aurait pu devenir malgré tout ? Et l’auteur de s’interroger sur ce qui fait nos destinées. « A  quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop  tard ? »

Terrible anamnèse d’un naufrage humain, social et familial, ce texte très contenu qui dévoile fort honnêtement la perplexité mêlée de ressentiment et de regret de l’auteur ne laisse de beau rôle à personne. Un récit navrant et bouleversant, aussi sensible que lucide. (4/5)

 

Citations :

Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand, jamais de petits rêves, jamais les petits rêves que la plupart des gens formulent au quotidien, trouver un pavillon, acheter une voiture pour les promenades du dimanche, non, il n’a jamais su rêver que de gloire, et je crois que c’est la dimension de ses rêves, et le désajustement entre leur dimension et toutes les impossibilités qui ont formé sa vie, la misère, la pauvreté, le nord de la France, son destin, je crois que ce sont toutes ces contradictions qui l’ont rendu si malheureux. Mon frère était malade de ses rêves.
 

(…) mon père a laissé éclater un long rire sonore.
Il a ri, un long rire saccadé qui remplissait toute la pièce, et il a dit, je me souviens, je sens encore ma présence au milieu de la cuisine, la tiédeur sur mon visage, mon père a dit : Mais tu te fous de ma gueule ou quoi ? Tu crois que je vais croire un raté comme toi qui n’a jamais été capable de foutre quelque chose de sa vie ? Un bon à rien comme toi ? Tu crois que je vais te croire parce que tu m’as apporté un bout de papier que n’importe qui peut me ramener ? Mais tu me prends vraiment pour un con ou quoi ? Tu penses que je suis assez débile pour confondre un bout de papier que tout le monde peut trouver  n’importe où et un contrat de travail ? Allez dégage –  et il s’est tourné vers l’écran de télévision. Il a continué son émission, comme si de rien n’était, comme si mon frère n’était jamais apparu.
 

(…) plus tard il a téléphoné à notre mère. Il pleurait. Il lui a dit qu’il était allongé sur une voie ferrée, il attendait qu’un train vienne le percuter, il voulait mourir. Il disait à notre mère de bien écouter le silence autour de lui, c’était celui de la campagne autour de la voie ferrée, celui des arbres dans la nuit, c’était le silence de la terre humide. Il a cru qu’elle le soutiendrait, qu’elle serait de son côté, elle était souvent moins dure que mon père avec lui, mais tandis que mon frère lui parlait elle est restée muette, et mon père a repris son rire,  Ah, ah, et maintenant un suicide, on aura tout vu avec lui, allez, bon suicide, à plus.
 

J’ai parfois le sentiment que l’histoire de mon frère est l’histoire d’une Blessure jetée au monde et sans cesse ré-ouverte. J’ai parfois le sentiment que si ça n’avait pas été l’absence de son père, mon frère aurait trouvé autre chose. J’ai parfois le sentiment que la vie de mon frère n’a été qu’un instrument au service de sa Blessure, et que la question n’est pas de savoir où elle a commencé, mais pourquoi le monde lui a offert autant d’occasions de la creuser.
 

Mon frère, selon l’expression du psychiatre allemand Hubertus Tellenbach, mobilisait n’importe quel matériau de combustion pour entretenir le feu de sa souffrance.   
Dans une large partie de la classe ouvrière les blessures psychologiques n’existent pas. Dans l’entourage de mon frère on ne parlait jamais de traumatisme, de mélancolie, de dépression. Il existe au contraire dans les classes plus privilégiées des lieux et des institutions collectives pour évoquer ses blessures : la psychanalyse, la psychologie, l’art, les thérapies collectives. Si mon frère était blessé, il n’avait aucun lieu pour le dire.
 

À  quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop  tard ?
 
 
Comme tous les garçons dans notre monde il pensait que l’école ne l’intéressait pas, sans voir que c’était le cas de tous les garçons autour de nous, et que donc c’était un destin social qui s’imposait à eux, que c’était l’école qui ne voulait pas d’eux et qu’elle transformait l’exclusion en l’illusion d’un choix. 


Ce que je vois –  et ce que je m’apprête à dire est important pour la compréhension de mon frère, je crois  – c’est que dans notre monde on ne pouvait pas se permettre d’essayer, pendant que dans d’autres mondes les erreurs sont possibles, et je me dis –  ce n’est qu’une hypothèse, c’est trop tard maintenant  –  je me dis aujourd’hui que si mon frère avait grandi dans un autre monde nos parents lui auraient donné l’argent nécessaire pour commencer sa formation, ils auraient pu le faire, et peut-être qu’il ne l’aurait pas suivie jusqu’au bout, peut-être qu’il aurait abandonné ou qu’il aurait menti comme il l’avait fait avec le lycée, mais peut-être qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout, et peut-être que cette formation aurait changé sa vie, et peut-être qu’il serait devenu quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il aurait été plus heureux, plus épanoui, ces choses qu’on dit, et peut-être que grâce à ce bonheur nouveau il n’aurait pas sombré, et qu’il ne serait pas mort, on ne le saura jamais, parce que dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent, ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient l’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter de les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.


Mon père souffrait de la pauvreté et de la vie à l’usine et il était dur avec ma mère. Ma mère subissait cette violence de mon père et elle était dure avec nous. Elle aurait fait n’importe quoi, certains jours, pour que la violence de mon père à son égard s’apaise ; elle formait des alliances avec lui (des souvenirs où mon père se moquait de moi et où ma mère riait, ses dents apparentes tout à coup, et je ne comprenais pas comment elle pouvait s’allier à lui alors que la veille c’était d’elle qu’il s’était moqué, en l’appelant La Grosse par exemple ou Grosse vache, je ne comprenais pas comment elle pouvait pactiser avec quelqu’un qui lui faisait tant de mal, mais je vois aujourd’hui que ce que j’éprouvais comme un paradoxe était en réalité une conséquence logique, que c’était justement parce qu’il l’humiliait qu’elle s’alliait à lui, qu’il n’y avait aucune contradiction mais au contraire une évidence parfaite, une causalité limpide, elle s’alliait avec lui pour déplacer sur d’autres, le temps de quelques heures, quelques minutes, la souffrance qu’il faisait peser sur elle).
 

Et si mon frère était mort à trente-huit ans non pas à cause du déterminisme social, mais à cause d’un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ? Voilà ce que je crois : dans le milieu de mon enfance, nos conditions de vie nous dictaient souvent nos rêves et nos espoirs. La violence du déterminisme social résidait aussi dans la façon dont il délimitait nos désirs : avoir une promotion à l’usine, acheter une télévision plus grande, obtenir un prêt pour une voiture. Si les rêves de mon frère étaient si vastes, et si désajustés par rapport à son existence, si ses rêves le plongeaient dans ce désespoir qui un jour est devenu la substance de sa vie, alors c’est que les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était. La société n’a pas accompli sa mission. Ou elle n’en a accompli qu’une partie : la précarité, l’isolement, l’alcool. Mais pas le reste. Pas la délimitation des rêves.


L’être blessé, chez Binswanger, n’a plus ni passé, ni présent, ni futur : le passé n’est jamais passé puisque l’être blessé ressasse ses souvenirs malheureux, ne les laisse jamais derrière lui, ne les laisse jamais  passer. Le futur n’est pas un futur puisque l’être blessé ne le voit que comme un risque de répétitions des souffrances déjà éprouvées. Le présent lui-même se dissout, écrasé sous les fantômes de ce passé jamais passé et sous l’angoisse d’un futur qui n’est plus –  plus rien que la projection d’un cauchemar ancien toujours sur le point de faire son retour.
« Tout l’avenir du présent s’épuise à devenir son propre passé », commente Michel Foucault dans sa lecture de Binswanger.


Mon frère parlait souvent de son rêve d’avoir des enfants, et surtout un fils. Il voyait ce projet comme une manière de rattraper avec ce fils rêvé la relation que lui n’avait jamais eue avec son père ; la plupart des gens veulent des enfants non pas pour transformer leur avenir, mais pour conjurer leur passé.


(…) parler de mon frère a toujours signifié, pour elle [la sœur de l’auteur] comme pour moi, tenter de résoudre une énigme, que parler de mon frère, c’était toujours émettre des hypothèses, et donc que sa vie, comme sa mort, a depuis les origines pris la forme d’un point d’interrogation.


Je sais pourtant que je n’étais qu’un adolescent et que je n’étais pas tenu d’aider une personne qui m’avait fait souffrir, mais pourtant je ne peux pas ne pas me poser la question : Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas.


Comment oublier, quand il n’y a rien devant ? Quand on n’a rien devant, on se réfugie dans le passé. On se réfugie dans un passé qui nous blesse. C’était comme un autre cercle. Ton frère était pris dans des cercles, des cercles partout.


Ludwig Binswanger, dans ses analyses de cas psychiatriques comme Mélancolie et manie ou encore Le Cas Ellen West, fait une proposition étonnante : il affirme en effet que c’est l’amour et l’amour seul qui fait passer le temps. Binswanger formule la théorie suivante : que c’est l’amour qui donne la stabilité et la sécurité suffisantes pour permettre à un individu d’avancer, de faire la distinction entre passé, présent, et futur. Sans amour, pas de temps. S’il ne peut pas « aimer en sécurité », l’être-présent est « menacé par son néant ».


Un ami m’a dit il y a quelques semaines : « Les dernières fois ne s’éprouvent comme dernière fois que quand il est trop tard. Nous passons du temps avec des personnes, nous vivons une certaine vie, un certain quotidien, et un jour nous voyons une de ces personnes sans savoir que c’est la dernière fois. Ce n’est que des mois, une décennie, longtemps après, qu’on s’en rend compte. »


Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère je ne l’oubliais pas. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie était celle que j’aurais pu avoir, et que je ne l’ai pas eue, écrit Jamaica Kincaid. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie contenait et représentait une trace de la mienne, de ma fuite loin de lui.


J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison.


Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli.


 

vendredi 31 janvier 2025

Bilan de mes lectures - Janvier 2025

 

 

Coups de coeur :

  
HALFON Eduardo : Tarentule
LUCA Laetitia (de) : L'Amour et autres mensonges 
MASON Daniel : Seule restait la forêt 
PICHAT Bérénice : La petite bonne
 

 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
AUGIER Justine - Personne morale
BAIL Murray : Lui.
DIAZ Hernan : Trust
GAYET Thomas : Point de fuite
PEYRADE Pauline : L'âge de détruire
SORMAN JOY : Le témoin 



 

J'ai aimé :

 
BOURDEAUT Olivier : Développement personnel



 

J'ai moyennement aimé :

 
 

 

jeudi 30 janvier 2025

[Mason, Daniel] Seule restait la forêt

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Seule restait la forêt
            (North Woods)

Auteur : Daniel MASON

Traduction : Claire-Marie CLEVY

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2023
                   en français en 2024
                   (Buchet Chastel)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

C’est dans la forêt que tout commence. Pourchassés par les membres de leur colonie puritaine, deux amoureux en fuite se réfugient dans les bois du Nord et posent la première pierre de leur foyer. Au cours des quatre cents ans qui suivront, cette cabane deviendra une maison, abritera des vies entières, des solitudes et des familles, des gloires, des doutes, des échecs et parfois des fantômes.
Sous la plume de Daniel Mason, un soldat promis à tous les honneurs leur tourne le dos pour se consacrer à la culture des pommes, un chasseur d’esclave fait face à la justice des hommes, un peintre naturaliste vit une histoire d’amour interdite et un journaliste comprend que la terre garde jalousement ses secrets.
Alors que les propriétaires se succèdent, aucun ne possède vraiment la maison, qui leur survit entre ruine et réparations. Seul triomphe le récit, qui traverse le temps, la nature et la littérature pour narrer l’histoire de tout un pays par le biais d’un arpent de forêt.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Daniel Mason a grandi en Californie du Nord, a étudié la biologie à Harvard et la médecine à l’université de Californie. Son premier roman, L’Accordeur de piano, paru en 2002, a été un best-seller international publié dans 28 pays. Daniel Mason a été finaliste du Pulitzer en 2021.

 

Avis :

Avec le temps, va, tout s'en va : les hommes, leurs œuvres et jusqu’à leur souvenir. Mais s’il doit un jour arriver que de leur passage rien ne reste, la vie n’en continue pas moins dans une nature alors rendue à sa tranquillité d’éden. Courant sur quatre siècles aux Etats-Unis, de la colonisation puritaine aux mégafeux contemporains, l’histoire luxuriante que nous conte l’écrivain américain Daniel Mason, depuis la pose du premier rondin jusqu’à l’anéantissement de la dernière pierre d’une maison bâtie en pleine forêt, sonne comme un poétique avertissement en ces temps d’inquiétude écologique.

C’est un coin de forêt dans le Massachusetts. Des nuées d’oiseaux en obscurcissent les cieux, tandis que dans ses vallées, seul le lion des montagnes vient inquiéter élans et wapitis. Tels Adam et Eve, un couple d’amoureux fuyant l’opprobre puritaine de sa communauté vient y construire sa cabane. Commence en ces lieux reculés quatre cents ans d’une présence humaine plus ou moins continue, à mesure que, se déroulant comme dans un autre monde, l’histoire du pays – des guerres indiennes à l’esclavage et à la guerre de Sécession, puis de l’essor économique au déclin écologique – fait s’échouer ici, pareils à son écume, un certain nombre de destins. Un ancien soldat s’y reconvertit pomologue, ses deux filles y épuisent leur rivalité, un peintre vient y cacher son amour pour un poète, une mère son fils schizophrène… Au gré des cycles de ses occupations et abandons, de ses extensions et dégradations, la cabane devient demeure, refuge de chasse, puis délabrement abandonné à ses fantômes.

Mêlant les formats en une composition originale et variée incluant lettres, réminiscences, ballades poétiques et chansons, dossier médical, articles d’investigation ou encore discours scientifique, les douze chapitres prennent chacun le ton de leur époque et de leur narrateur pour une évocation pleine de vie que marquent le passage du temps, l’imprégnation des lieux par les âmes devenant éternelles présences fantomatiques, et surtout la luxuriance d’une nature omniprésente, certes peu à peu mise à mal par les répercussions de plus en plus invasives des lointaines activités humaines, mais au final d’une vitalité triomphante, survivant sans mal à l’auto-destruction de notre espèce.

D’un profond naturalisme teinté de fantastique, cette traversée du temps ancrée autour d’une maison et de ses habitants successifs s’impose comme une fresque foisonnante et flamboyante, habitée par une nature quasi merveilleuse, une sorte d’éden dont on peut poétiquement comprendre que l’espèce humaine est en train de se bannir toute seule. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Imaginez quatre structures différentes sous quatre toits séparés, le tout agglutiné ensemble : papa et maman ours avec deux petits au milieu. Puis imaginez que quelqu’un ait asséné un coup de batte de base-ball sur le crâne de papa, parce qu’un arbre était tombé, et un large quart de la maison s’effondrait sur lui-même, bon pour être condamné.


Parfois, quand cela devient trop pour elle, elle bat en retraite dans les forêts du passé. Elle a fini par les considérer comme ses archives personnelles, elle-même étant l’archiviste, et elle a découvert que la seule façon de voir dans le monde autre chose qu’une histoire de perte est d’y voir une histoire de changement.


 

mardi 28 janvier 2025

[Peyrade, Pauline] L'âge de détruire

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'âge de détruire

Auteur : Pauline PEYRADE

Parution : 2023 (Minuit)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

J’entends ma mère qui entre dans la chambre. Ses pas sont lents. Elle marche sur la pointe des pieds. Elle effleure les barreaux de l’échelle, suit le bord de la couchette du haut jusqu’au milieu du matelas. Je me terre dans l’angle. Elle grimpe sur le rebord du lit, plie son coude autour de la barrière, elle se tient, le corps tendu dans le vide. Je sens ses yeux, ils scrutent les reliefs à travers le garde-corps ajouré. Elle tâte la couette à ma recherche. Quand elle me trouve, ses doigts se referment, ils tentent d’identifier leur prise. Une masse de cheveux, une fesse, un talon. Sa main s’arrête sur mon épaule. Elle reste là, sans bouger.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Pauline Peyrade est née en 1986. Elle est l’auteure de sept pièces de théâtre aux Solitaires intempestifs – jouées et traduites en sept langues. Elle a reçu le prix Bernard-Marie Koltès pour Poings en 2019 et le Grand Prix de Littérature dramatique Artcena pour À la carabine en 2021. L’Âge de détruire est son premier roman pour lequel elle obtient le Goncourt du premier roman en 2023.

 

Avis :

Rarement épigraphe aura été si bien choisi : « L’âge de comprendre : l’âge de détruire… Et ainsi de suite. » Les mots de Virginia Woolf contiennent à eux seuls l’esprit de ce roman tellurique, concentré en deux parties aussi fulgurantes et saisissantes qu’un jet de pierres, qui raconte à la première personne la vie d’Elsa, dans l’enfance puis à l’âge adulte, à l’ombre d’un soleil noir : sa mère abusive.

A sept ans, la narratrice emménage avec sa mère dans un nouvel appartement. Seules, elles y vivent sans témoin une relation toxique, faite de violence, de désir et de destruction, qui ne se met pas en mots mais se révèle au détour de gestes concrets et de bouffées d’émotions, aussi confuses et instinctives qu’incoercibles et dévastatrices. Dans l’esprit de l’enfant se fait jour la conscience d’un mal obscur, comme tapi dans les coins d’ombre de ce logement qui se referme sur elle telles les parois d’un puits, mais qu’elle découvre hérité du passé. Semblable à une malédiction, un secret terrible, inconcevable, renaît insidieusement de génération en génération, enfermant les femmes de cette famille dans une soumission, boursouflée de colère, à des pulsions qui les poussent à se dévorer les unes les autres. Elle-même explore comme elle peut ce terrain où l’amour se confond avec désir, emprise tyrannique et fusion malsaine, reproduisant déjà ce qu’elle connaît quand, dans sa solitude, surgit la possibilité d’une amitié avec une fillette de sa classe. De fulgurances en éclats de lucidité, la compréhension se fait peu à peu, déchirant les épaisseurs du non-dit pour dévoiler au grand jour ce monstre caché, qui, après sa grand-mère et sa mère, a maintenant prise sur elle aussi.

Mais prise de conscience ne signifie pas émancipation. Vingt ans plus tard, Elsa habite son propre studio et sa mère a mis en vente leur ancien appartement. Son enfance lui saute au visage lorsque les menus objets qui lui appartenaient se retrouvent rassemblés dans des sacs poubelle que sa mère s’apprête à jeter, et la voilà confrontée à un triste bilan : désespérément seule dans son incapacité à nouer une autre relation que celle qui la lie encore indissolublement à sa mère, dans une dépendance quotidienne qui l’empêche de jusqu’à choisir elle-même ses légumes, de cuisiner et d’apprendre à conduire, elle réalise que, pour pouvoir rejoindre « le monde des autres », il va lui falloir rompre définitivement ce cordon invisible de l’emprise maternelle. « Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu’on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne. Et c’est ainsi chez le voisin, chez la voisine, dans toutes les familles. De génération en génération. »

Si bien comprimée par les non-dits qu’elle se répand en ravages souterrains d’autant plus destructeurs, la violence imprègne ces pages d’une tension dont les explosions sporadiques viennent souffleter le lecteur au détour d’un simple mot ou d’une seule phrase. Ici, pas d’analyse psychologique, juste la peinture du visible, l’observation des effets, attachés à un lieu et à des objets, pour mieux laisser deviner tout ce qu’il y a à comprendre et tout ce qu’il faudrait déconstruire, avant d’imaginer se libérer. Alors, peut-être, si les mots survenaient un jour, pourrait-il y avoir un après… (4,5/5)

 

Citation : 

Nous vivons rangés, à moitié morts, à avaler tout ce qu’on nous met dans la gueule. Nous tuons les tueurs pour les soulager de tuer. Nous nous tuons nous-mêmes pour ne tuer personne. Et c’est ainsi chez le voisin, chez la voisine, dans toutes les familles. De génération en génération.


 

dimanche 26 janvier 2025

[Gayet, Thomas] Point de fuite

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Point de fuite

Auteur : Thomas GAYET

Parution : 2025 (HarperCollins)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Alix Rodin s’apprête à devenir la première femme à rejoindre le pôle Nord géographique en solitaire. Modèle d’abnégation et de courage, capable de surmonter le cancer et la mort de toute sa famille, Alix a fui ce passé dramatique et fédéré autour d’elle des équipes de professionnels, des sponsors, des médias.
Mais derrière l’exploratrice passionnée que les journalistes s’arrachent se cache un personnage plus troublant. Impréparation, impulsivité, dissimulation : de mensonge en mensonge, de crises de larmes en manipulation, elle tisse une toile dans laquelle tout son entourage se retrouve englué. Jusqu’où Alix est-elle prête à aller pour réaliser son rêve.
S'inspirant librement de la vie de Dominick Arduin, disparue lors d’une expédition vers le pôle Nord en 2004, Thomas Gayet livre ici un roman saisissant dans lequel les vents polaires n’en finissent pas de nous hanter.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Après des études à Sciences Po, Thomas Gayet se consacre à l’écriture. Il est actuellement collaborateur et plume politiques.

 

Avis :

Il y a vingt ans, l’aventurière franco-finlandaise Dominick Arduin disparaissait alors qu’elle tentait, à pied et en solitaire, de rejoindre le pôle Nord géographique. Une polémique s’ensuivait, nourrie par un témoignage familial sur sa tendance à l’affabulation. Ce qu’elle avait toujours raconté de son passé, la mort accidentelle de toute sa famille, sa victoire sur le cancer, certains de ses exploits d’aventure sportive, aurait été faux. Un constat qui laissait libre champ à toutes les spéculations autour de son évaporation dans le grand blanc arctique et dont l’auteur et scénariste Thomas Gayet s’est librement inspiré pour un roman mariant psychologie et aventure.

On entre dans l’histoire d’Alix Rodin par la presque fin, lorsque sa première tentative au pôle Nord, très mal préparée, se solde in extremis par un sauvetage. La quadragénaire y laisse peut-être ses orteils, mais pas sa détermination. Alors, à l’agence Pole Unlimited en charge de la logistique de ses expéditions, Sébastien lui concocte un programme de préparation intensive. Pendant un an, on la voit sur les réseaux sociaux parfaire son entraînement en milieu polaire, courir les sponsors et fréquenter les journalistes, comme Venia, la finlandaise qui lui consacre un reportage au long cours. Contrairement au lecteur averti dès l’exergue du roman, aucun ne se doute de l’issue fatale qui va suivre.

Pourtant, lors de cette année charnière, doutes et perplexité vont si bien grandir, tant dans l’entourage d’Alix que dans la tête du lecteur, que la disparition de l’aventurière dans les toutes dernières pages ne paraîtra au final qu’une conclusion logique et naturelle. En total décalage avec l’image d’une battante sportive et aguerrie, rompue aux épreuves de toutes sortes, se dévoilent peu à peu les terribles failles d’une personnalité pathologique, entraînée par ses blessures narcissiques dans des délires mégalomaniaques et une mythomanie que peu perceront vraiment à jour mais que tous sentiront confusément avec malaise.

Alors, maintenant au fait des projections abstraites à l’origine de la quête d’absolu d’Alix, c’est doublement prévenu du désastre à venir que l’on aborde cette fois la seconde expédition en solitaire de cette femme, fantoche manoeuvré par des fantasmes vite balayés par une nature impitoyable à qui on ne ment pas. Bornée par chacune des deux tentatives d’Alix, l’une par ce que l’on pense une aventurière aguerrie, l’autre par ce que l’on sait en vérité un petit bout de femme déconnectée de la réalité, la narration boucle la boucle en fondant les blancs de sa personnalité dans celui, immense et glacial, des étendues polaires.

Un roman fascinant, paradoxalement non dénué d’humour, entre âpres réalités extrêmes de l’Arctique et mirages d’une personnalité troublée que rien ni personne n’aura pu retenir de sombrer corps et âme au bout de ses délires. (4/5)

 

Citations :

Ça s’est mal terminé, ça aurait pu être pire. Rétrospectivement, Sébastien se demande comment il a pu y croire. La détermination affichée par Alix lui a fait oublier l’essentiel : traîner quatre-vingts kilos de matériel quand on en pèse cinquante pendant trente jours par moins quarante degrés, c’est de l’abstraction mathématique. Surtout quand on est mal préparée.
 

Alix ne déviera pas de sa route. Qu’il fasse moins trente ou moins quarante, cela ne change rien pour elle. Sébastien s’inquiète. Il essaye de convaincre Claudio et Tiffany de renoncer pour créer un effet d’entraînement. Mais Claudio est ontologiquement incapable de se dégonfler face au danger et la perspective qu’Alix puisse se montrer plus courageuse que lui, l’ancien légionnaire, lui est insupportable. Tiffany approuve en regrettant. D’aucuns appellent ça l’amour – d’autres l’emprise. Sébastien appelle ça le commerce. C’est au client de décider, pas à lui. Mais en voyant Tiffany acquiescer à tout ce que dit Claudio, il réalise qu’Alix aussi est soumise à une emprise. L’emprise du grand nulle part. Il fait prévenir Richard. Toujours cette odeur de moisissure. Un avant-goût de putréfaction.
 

Alix n’est pas une professionnelle, c’est une tête brûlée. Il sait d’avance que toutes ses remontrances seront vaines. Il aura beau raisonner, louvoyer, expliquer, hurler, gronder, face à lui se dressera une certitude candide, teintée de minauderie et d’autoritarisme. Sébastien n’est pas qu’un homme de solitude et de grands espaces. Il est divorcé et remarié, il a connu bien des hommes et bien des femmes de toute espèce, des intelligents, des cons, des taiseux, des diserts, il a connu des faux et des vrais génies, appris à faire la part des choses entre ce qu’on affiche et ce qu’on est, à différencier l’assurance de la contenance, il sait déterminer quand un mensonge est délibéré ou si la personne croit vraiment à ce qu’elle raconte, il repère à cent lieues les adeptes de la méthode Coué, peut juger d’un simple regard la détermination d’un homme à la manière dont il s’exprime. Sébastien adapte son discours, dissimule ses vrais sentiments, affecte le détachement ou au contraire surjoue l’émotion pour obtenir de celles et ceux qu’il rencontre le résultat escompté. Mais dans toute cette galerie de personnages collectionnés au cours de ses quarante-cinq années d’existence, aucun ne peut lui servir de référence au moment de s’adresser à Alix. 
 

On y est. A partir de maintenant, on y est. Tout est déjà réglé. La peau de l’ours est bien vendue. (…) Les semaines à venir ne sont pas celles qu’elle vivra, puisqu’elle les a déjà vécues si souvent dans ses rêveries nocturnes ou éveillées. Les semaines à venir ne sont que l’accomplissement mécanique d’un destin qu’elle a pris soin de dessiner elle-même. Il n’y a plus d’après, plus d’avant ou de pendant. Il y a une frontière qu’elle s’apprête à franchir et seule cette frontière compte. Alix n’existe plus ici. Elle n’existera plus là-bas. Quand elle était petite, le module lunaire ne se posait jamais. Elle part et le but est atteint. Parce qu’elle réalise que le but est atteint, que le pôle Nord n’est que le prétexte à son aventure, que toute son énergie se concentrait sur la frontière et non sur la destination, elle est étranglée d’un sanglot. Sur ses joues rougies par le froid, les larmes brûlent. 
 
 
L’Arctique agit comme un caisson sensoriel où tout est décuplé, mélangé. On y appelle silence le bourdonnement permanent de la glace, lumière un faisceau vague pas toujours perceptible et le toucher n’est plus qu’une sensation engourdie par le froid. Lorsque le soleil perce, toutes les teintes habituellement associées aux éléments familiers dérivent, elles aussi. Le ciel devient rose ou vert ; le sol éblouit de blancheur ; la peau asséchée rougit ; et quand le ciel est bas, en l’absence de soleil, il ne fait ni beau, ni moche : il fait noir et blanc. Alix marche sans aucun repère. Cela ne la change pas beaucoup. Mais à présent qu’elle y est, que l’aventure devient tangible, c’est en quête d’un but qu’elle avance. Son orgueil a mis la sourdine : être la première femme à rejoindre le pôle en solitaire ne l’intéresse plus vraiment. On ne pourrait rien cacher sur cette glace uniforme. Pourtant, les yeux rivés au sol, Alix prend plaisir à chercher des réponses.


La culpabilité ne le quitte plus, comme s’il était rendu responsable d’un délit de fuite. Plus justement d’un abandon : sachant Alix impréparée, il l’a pourtant laisser partir. Bien sûr, elle saura résister au froid. Bien sûr, elle saura répliquer aux ours. Mais elle ne sait pas composer avec elle-même. Sa solitude romantique n’a rien à voir avec la réalité de l’Arctique. Il faut anticiper, raisonner droit et dur, laisser sa place à l’instinct, se faire parfois confiance et avancer de nuit pour se reposer de jour. Il ne s’agit pas de suivre les pages d’un manuel mais d’écrire une méthode en marchant. Il faut sentir la nature, la faire entrer au plus profond de soi-même pour la comprendre, prévoir ses réactions. Alix en est incapable. Elle pourrait tourner en rond en croyant aller vers le nord, devenir invisible au beau milieu d’une plaine seulement troublée par sa présence. Ces choses-là ne s’apprennent pas, du moins pas comme ça. Il faut de l’expérience, de la ténacité, habituer ses neurones à une nouvelle grammaire. Le malaise de Sébastien vient de ce qu’Alix devrait avoir tout ça. Avec son expérience, à son âge, au regard des épreuves abominables qu’elle a traversées, elle devrait. C’est ce décalage qui le hante. Comme un enfant de six ans qui ne parlerait pas encore, le gouffre entre l’enveloppe et le contenu, un retard cognitif. Comme les pièces restantes d’un puzzle qui ne s’emboîteraient pas.


La nature qui l’entoure sert de décor à ses rêveries narcissiques, le crissement de ses skis sur la neige de bande originale à ses fantasmes. Tout ce projet a un coût immense, qu’elle fait supporter à des sponsors, à son entourage et à des banques en multipliant les reconnaissances de dettes et les promesses de remboursement. (…) Loin de lui donner le vertige, cet état de fait exalte sa toute-puissance. Alix est inaccessible aux contingences humaines. Sa quête d’absolu relève de l’abstraction, de la projection. L’expérience de l’échec l’a changée ; plus exactement, elle a sanctuarisé le gouffre qui la sépare depuis toujours de reste de l’humanité. Jusqu’alors, elle ne parvenait pas tout à fait à transgresser les règles éthiques inhérentes à la survie en société. (…)
Son monde intérieur se renforce désormais dans un système plus simple : l’univers est un outil au service de sa réussite. Les sponsors, les journalistes, Sébastien, Richard, Timo, Venia : elle peut et doit les activer ua moment opportun pour accélérer, avant de les ranger les uns après les autres hors de son espace mental. Dans l’oubli. La démarche est indolore, gratuite et très porteuse. Il suffit de puiser dans le portefeuille d’actifs pour traverser cette vie en magnat. Dès lors, il n’est plus question de vérité, de mensonge, de respect de la parole donnée, d’amitié ou de trahison. On ne ment pas à un tournevis. On ne trahit pas un as de trèfle. On s’en sert.


 

vendredi 24 janvier 2025

[Spit, Lize] L'honorable collectionneur

 



J'ai aimé

 

Titre : L’honorable collectionneur
            (De eerlijke vinder)

Auteur : Lize SPIT

Traduction : Emmanuelle TARDIF

Parution : en néerlandais (Belgique) en 2023,
                   en français en 2024 (Actes Sud)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un petit village de Belgique flamande, dans les années 1990. Depuis que ses parents ont divorcé, Jimmy, onze ans, trompe la tristesse et la solitude en collectionnant les flippos, des vignettes qu’il trouve dans les paquets de chips. Il rêve d’avoir la plus belle collection de tout le pays, et d’offrir ce précieux trésor à son meilleur ami, Tristan.
Tristan est arrivé dans sa classe et dans sa vie en cours d’année. C’est un réfugié kosovar, que Jimmy, excellent élève, est chargé d’aider. Mais bientôt sa famille est menacée d’expulsion. Heureusement, Tristan a un plan pour obtenir le droit d’asile, un plan où un rôle crucial mais mystérieux est dévolu à Jimmy…
Revenant au village fictif de Débâcle, Lize Spit excelle toujours autant à faire monter la tension par petites touches, jusqu’à l’explosion finale. Avec L’Honorable Collectionneur, la romancière cueille une nouvelle fois le lecteur.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Lize Spit est née en 1988 et a grandi dans la région d'Anvers. Après des études de cinéma, elle enseigne à Bruxelles, où elle vit, l'écriture de scénarios.
Son premier roman, Débâcle (Actes Sud, 2018), lui a valu trois prix littéraires importants aux Pays-Bas et en Belgique avant de connaître un vif succès en France. À ce jour, il a été traduit en seize langues et porté à l’écran. En 2024, L’Honorable Collectionneur paraît en français chez Actes Sud.

 

Avis :

Très remarquée pour ses deux précédents ouvrages, l’écrivain belge Lize Spit a été choisie en 2023 – privilège habituellement réservé à des auteurs plus confirmés – pour écrire le court roman traditionnellement offert pour tout achat de livres lors de la Boekenweek – évènement culturel annuel consacré à la littérature néerlandaise. Elle s’y inspire de l’histoire réelle d’une famille kosovare réfugiée à Viersel, son village de naissance, et qui, frappée en 1999 d’un arrêt d’expulsion, fut massivement soutenue par les habitants jusqu'à obtenir le droit d'asile.

C’est donc dans cette petite commune des Flandres que Jimmy, onze ans, grandit dans un sentiment de rejet depuis que, son assureur de père ayant filé avec l’argent de ses clients, il doit faire face, en même temps qu’à son abandon, aux tags injurieux qui fleurissent sur les murs de sa maison. Quelle n’est pas sa joie, lui qui dans sa solitude n’avait pour consolation que sa précieuse collection de flippos – des rondelles illustrées distribuées dans des paquets de chips –,  de voir débarquer dans sa classe un garçon encore plus perdu que lui.

Réfugié kosovar, Tristan ne parle pas un mot de néerlandais et a tout à apprendre des usages à Viersel, flippos compris. L’un assidument pris sous l’aile de l’autre, les deux garçons deviennent inséparables, mais, tandis que Jimmy aide à la construction du « Tristan-d’après-l’exil » comme à la constitution d’un « mince anneau de croissance » autour d’une autre sorte de bois dont les blessures lui restent mystérieuses, voilà qu’un arrêté d’expulsion frappe toute la famille Ibrahimi. Pour y échapper, Tristan et l’une de ses sœurs ont un plan et ils comptent sur Jimmy, pas sûr du rôle héroïque qu’ils veulent lui faire jouer, mais quand même prêt à presque tout pour son seul ami. Sauf que leur audacieuse entreprise pourrait bien virer à la catastrophe…

Narré à hauteur d’enfant avec une gravité fraîche et naïve, le récit juste et sensible croque personnages et situations comme en quelques coups de crayon sûrs et précis, tout en nouant dans une tension croissante les fils de ce qui pourrait tourner au drame dans le drame. Et même si son format court, plus proche de la nouvelle que du roman, l’empêche d’atteindre à l’ampleur et à la profondeur d’un ouvrage tout à fait remarquable, c’est avec un plaisir certain que, charmé autant qu’inquiété par la logique ingénue et spontanée de ces enfants embarqués dans une tragédie qui les dépasse, l’on s’achemine prestement vers l’abrupte surprise du dénouement. Une belle invitation à découvrir les ouvrages plus conséquents de l’auteur. (3,5/5)

 

Citations :

Dans ses notes, Jimmy s’en tenait aux faits rapportés par Tristan lui-même ou constatés de ses propres yeux : la guerre avait débuté dix ans plus tôt, quand les Serbes s’étaient emparés de l’usine où le père de Tristan travaillait depuis toujours et qu’ils avaient renvoyé l’ensemble du personnel albanais. On ne pouvait pas non plus enseigner en albanais, chanter l’hymne albanais, arborer le drapeau albanais. Mme Ibrahimi, victime d’une hémorragie alors qu’elle était enceinte de Tristan, s’était vu refuser tout soin à l’hôpital public et on l’avait même poussée à avorter parce qu’il ne fallait pas que des soldats albanais viennent au monde.  Tristan n’en parlait qu’avec indignation, comme s’il se demandait encore où étaient passés les secours.
 

Jimmy s’était fait à l’idée de ne jamais connaître que le Tristan-d’après-l’exil, le Tristan qui ne savait pas s’il pourrait rester, celui qui renfermait en lui un autre Tristan, une version plus aboutie, le Tristan kosovar qui parlait sa langue maternelle, qui avait passé dix étés relativement paisibles dans une ferme près des montagnes, qui n’avait pas encore le mal du pays ni l’obligation de laisser derrière lui qui ou quoi que ce soit. Si ardente qu’ait été la volonté de Jimmy de découvrir ce Tristan-là, il ne connaissait de lui que l’écorce tout autour, le mince anneau de croissance d’une autre sorte de bois.