mercredi 15 juin 2022

[Jaenada, Philippe] Au printemps des monstres

 




 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Au printemps des monstres           

Auteur : Philippe JAENADA

Parution : 2021 (Mialet Barrault)

Pages : 752

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Le 26 mai 1964, un enfant parisien sort de chez lui en courant. On retrouvera son corps le lendemain matin dans un bois de banlieue. Il s’appelait Luc. Il avait onze ans. L’affaire fait grand bruit car un corbeau qui se dit l’assassin et se fait appeler « l’Étrangleur » inonde les médias, les institutions et les parents de la victime de lettres odieuses où il donne des détails troublants sur la mort de l’enfant. Le 4 juillet, il est arrêté. C’est un jeune infirmier, Lucien Léger. Il avoue puis se rétracte un an plus tard. En 1966, il est condamné à la prison à perpétuité. Il restera incarcéré quarante et un ans, sans jamais cesser de clamer son innocence.

Avec son style inimitable, Philippe Jaenada reprend minutieusement les éléments du dossier et révèle que, par intérêt, lâcheté, indifférence ou bêtise, tout le monde a failli, ou menti. Alors il se penche sur Solange, la femme de l’Étrangleur, seule et vibrante lumière dans la noirceur. À travers ce fait divers extraordinaire, il fait le portrait de la société française des années 60, ravagée par la deuxième guerre mondiale mais renaissante et, légère seulement en apparence, printemps trompeur de celle qui deviendra la nôtre.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Philippe Jaenada est l’auteur d’une douzaine de romans, dont Le Chameau sauvage (prix de Flore), La Petite Femelle et La Serpe (prix Femina).

 

 

Avis :

En 1964, un petit Parisien de onze ans, Luc Taron, disparaît et est retrouvé mort dans une forêt de proche banlieue. Un corbeau, s’identifiant comme « L’Etrangleur », revendique son assassinat dans une série de très étranges courriers aux médias, à la police et aux parents. Arrêté au bout d’un mois, l’homme, qui s’appelle Lucien Léger et est infirmier, avoue le meurtre et est condamné à la réclusion à perpétuité.

Il avait vingt-sept ans au moment des faits. Il ne sortira de prison que quarante-et-un an plus tard, au terme de la seconde détention la plus longue d’Europe. Revenu sur ses aveux au milieu de mille contradictions, il ne démordra plus jamais de son innocence. Ce n’est qu’en 2012, quatre ans après sa mort, que des doutes quant à sa culpabilité sont émis par deux journalistes, dans un livre évoquant un Lucien Léger qui se serait faussement accusé par besoin pathologique de reconnaissance. Philippe Jaenada revient sur cette affaire, et, après quatre ans d’enquête et d’écriture, nous livre sa propre analyse et ses multiples interrogations. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que les zones d’ombre sont légion dans cette histoire qui n'en finit pas d'ébahir son lecteur...

Le travail de Philippe Jaenada est impressionnant d’exhaustivité et de précision. Il s’est rendu sur tous les lieux, a épluché tous les documents, s’est entretenu avec toutes les personnes pouvant apporter un éclairage sur cette histoire vraie, dont il apparaît que l’on n’a très opportunément retenu que le versant qui arrangeait les protagonistes de l’époque. Et si la première partie du récit, consacrée à une restitution fidèle et minutieuse des événements connus et retenus par les médias, la police et la justice, stupéfie par l’apparence monstrueusement délirante des actes et des comportements de Lucien Léger, c’est une version bien différente, dissipant cette fois toute impression de folie et de perversion, mais menant à une consternation tout autant sidérée face à la probabilité de l’erreur judiciaire, que la suite du livre s’emploie à mettre au jour.

Contre-enquête et réexamen du moindre détail, complétés d’une exploration tristement édifiante de cette histoire vue par la malheureuse épouse de Lucien Léger, semble-t-il indûment internée en asile psychiatrique, ont tôt fait de nous convaincre, à défaut de preuves opposables à des protagonistes aujourd’hui décédés, que rien dans cette affaire n’est conforme à ce que l’on a bien voulu en retenir, et que les plus coupables, les plus fous et les plus monstrueux, n’y sont sans doute pas ceux que l’on a condamnés et enfermés.

Minutieuse, exhaustive, l’investigation de Philippe Jaenada nous tient en haleine sur près de huit cent pages, entre étonnement, indignation et consternation, mais aussi, pour notre plus grand plaisir, de sourires en éclats de rire : commentaires railleurs, digressions pleines d’auto-dérision faisant écho à l’actualité générale ou personnelle de l’auteur, viennent plaisamment alléger le texte, au gré de drôles de parenthèses imbriquées comme des poupées russes. 
 
C’est donc presque autant amusé par les anecdotes et le style, que tristement troublé par cette justice aux allures de loterie dénoncée par l’un des avocats de Lucien Léger, par ces apparences dont notre société tend souvent trop hâtivement à se satisfaire, et par le triste sort de ce couple condamné, manifestement à tort, à cette mort lente qu’a été leur détention vraiment à perpétuité - en prison pour lui, en asile psychiatrique pour elle -, que l’on s’installe longuement dans cette lecture coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :  

Je pensais à une petite infection du côté de la racine d’une dent couronnée depuis longtemps. La dentiste a fait une radio simple, mais a tiqué, quelque chose lui paraissait bizarre, une grosse zone sombre, elle a voulu pousser l’examen plus loin. Trois minutes plus tard, après m’être fait mitrailler la totalité de la tête de rayons X (en restant parfaitement stoïque), j’étais revenu m’asseoir devant son bureau, en face d’elle et de son ordinateur. Elle regardait son écran, derrière lequel j’attendais, elle bougeait sa souris, cliquait, et soudain j’ai vu ses yeux s’écarquiller, sa main aussitôt se porter à sa bouche et, certainement sans pouvoir se contrôler, sans se rendre compte, elle a presque crié : « Oh mon Dieu ! Mais c’est pas vrai… » J’aime beaucoup cette dentiste, elle est prévenante et très qualifiée, bien qu’encore jeune elle est déjà expérimentée, plus d’une quinzaine d’années de pratique, mais là, je suis obligé de dire que je n’ai pas trouvé sa réaction professionnelle. J’étais tout près, quoi, à un mètre, il fallait faire attention, me ménager un peu. Et ça ne s’est pas arrêté là. (Je ne bougeais pas, je ne disais rien.) « Céline ! Céline ! » Sa jeune consœur, qui officiait dans le cabinet d’à côté, plus petit, a ouvert la porte de communication, s’est avancée l’air intrigué vers le bureau, a penché la tête vers l’écran et s’est rejetée brusquement en arrière, comme si on avait essayé de la frapper : « Oh non, c’est pas vrai ! Qu’est-ce que c’est que ça ?! » (Mesdames ? Je vous vois, là, je vous entends… Youhou ?) Elles se sont regardées, toutes les deux, plus que perplexes, comme apeurées. (Céline était livide.) Se rappelant alors ma présence, malgré une discrétion tout à mon honneur, ma dentiste a fini par tourner l’écran vers moi pour que je voie, moi aussi. Ces images modernes sont très réalistes. Je n’ai rien dit (pressentant, même le cerveau soudain paralysé, qu’il serait ridicule, et donc malvenu dans ces circonstances dramatiques, que nous criions tous les trois en canon : « Oh mon Dieu mais c’est pas vrai qu’est-ce que c’est que ça !? »), je suis resté muet, j’ai simplement senti tout mon corps se désintégrer, s’enfuir par le bas, comme un de ces gros poufs de couleur pleins de petites billes blanches dans lequel on aurait donné un coup de couteau et qui perdrait toutes ses petites billes blanches. J’avais l’impression de peser six grammes, de n’être déjà plus qu’une âme, je sentais comme un courant d’air partout en moi, du vide (la première et seule fois où j’avais éprouvé quelque chose de semblable, c’était une trentaine d’années plus tôt, lorsque la voiture dans laquelle j’étais assis à la place passager avait été percutée de plein fouet par une camionnette qui venait à toute vitesse de la droite : pendant quatre ou cinq secondes peut-être, la sensation, si ce n’est la certitude, que tout est fini, ou au mieux que rien ne sera plus jamais comme avant). Sur l’écran, je voyais mon crâne, je me voyais mort, donc, avec un trou énorme quelque part du côté du sinus, entre la mâchoire et l’œil gauche. La dentiste s’est reprise, m’a dit qu’elle n’avait jamais vu ça, qu’elle ne pouvait pas s’en occuper, qu’elle allait en parler à son ancien professeur, un grand ponte, non pas pour lui demander conseil mais pour me confier à lui, il œuvrait encore, il saurait quoi faire avec moi. Un mois et demi plus tard, je n’avais toujours pas de nouvelles, d’elle ni de lui. Je n’osais pas en demander, il vaut parfois mieux ne pas trop en savoir, mais je me sentais bien fragile et mal à l’aise dans la vie, avec mon trou dans la tête. Je ne pouvais pas me plaindre, cela dit. Je n’étais pas mort, et mon fils encore moins.) 

 

(Un jour de l’année dernière, je revenais en train de Mâcon, où j’étais allé rencontrer des lecteurs dans une librairie (et où j’avais dormi à l’hôtel du Nord, face à la Saône, me demandant, fumant à la fenêtre, si je devenais fou : je savais que j’étais sur la rive droite, que donc l’eau devait s’écouler de ma gauche vers ma droite, et pourtant elle s’écoulait de ma droite vers ma gauche, je n’arrivais pas à comprendre (« Ce n’est pas possible »), mon cerveau tourbillonnait sur lui-même (le lendemain matin au petit déjeuner, l’exquise patronne de l’hôtel m’a expliqué : le débit de la Saône est très lent, et comme le vent venu du sud, du couloir rhodanien (vingt ans que j’attends de pouvoir caser cette expression), souffle souvent fort, les rides sur l’eau donnent l’impression déconcertante (Jules César lui-même s’en étonne dans La Guerre des Gaules, or ce n’était pas le type à sursauter pour rien, c’est dire si c’est déconcertant – et si ça ne date pas d’hier) que le courant circule dans l’autre sens, du sud au nord) – on ne rappellera jamais assez à quel point il ne faut pas se fier aux apparences), (…)

 

Une certaine Madame Louise, voyante à Enghien, 79 rue du Général-de-Gaulle, constatant que « l’affaire du petit Taron devient de plus en plus opaque », a écrit au journal pour l’informer qu’elle est capable de dresser un portrait relativement précis de l’Étrangleur. Sur la carte de visite qu’elle joint à son courrier (on y voit une photo d’elle, grave et pénétrée, à côté de son chat qui a l’air complètement ahuri, sidéré, et au dos les tarifs de consultation : « Question : 50 francs, réponse : 100 francs, question et réponse [suspense…] : 150 francs » (on suppose donc qu’il arrive que certaines personnes, peu fortunées, se contentent de poser une question sans demander de réponse, c’est un peu frustrant mais au moins c’est pas cher)), on peut lire sous son nom : « Miraculeuse voyante célèbre ». C’est du sérieux, donc, ça peut être intéressant et utile. On envoie chez elle un reporter, Pierre Ledieu. Calmement, presque scientifiquement, elle décrit devant lui l’homme que toutes les polices recherchent : « Environ cinquante-cinq ans. Front carré. Mains courtes et fortes. Des yeux tout drôles. » (Hum. C’est subjectif, ça, c’est flou. Bon, ce ne sont pas des yeux normaux, en tout cas, chacun se fera son image mentale personnelle, mais on peut garder ça en tête, des yeux « tout drôles ».) « D’origine flamande. Il a habité à Maubeuge. Il a servi dans les chasseurs à pied, et a terminé à la Légion étrangère. Il porte généralement un costume bleu pétrole fané. » (Ça correspond ! C’est lui !) « Une chemise à rayures bleues et noires. Il est domicilié au no 16 d’une petite rue proche de la place Blanche. Dans un vieil hôtel qui sera bientôt démoli. Il y a des outils sous son lit. Il erre souvent la nuit dans les bars autour de Barbès. Jusqu’à maintenant, il a tué au moins dix personnes, dont une fillette aux longs cheveux blonds. Il a déjà été arrêté. Il écrit ses lettres la nuit. Il est gaucher. Son prénom commence par la lettre G – G comme Jules. » (Ah, flûte.) « Il commettra un nouveau crime le dimanche 21 juin : il tuera une petite fille de douze ans, en plein marché Clignancourt, à l’heure de la messe. Il a deux signes particuliers notables : il lui manque une phalange au petit doigt de la main droite, et il a une verge grosse comme celle d’un gros âne. » (On le tient.) C’est impressionnant, extrêmement précis. Bien sûr, la grande rivale de toujours de Madame Louise, Madame Germaine ou Denise, d’Étampes ou Châteauroux, dira probablement qu’il a grandi à Périgueux, que son prénom commence par la lettre C, comme Séverine, et qu’il a une verge petite comme celle d’un petit hamster, mais tu parles, elle dirait n’importe quoi pour mettre des bâtons dans les roues à Louise, on ne peut pas lui faire confiance. (La réalité se débrouillant très bien sans la fiction, la concurrence, c’est-à-dire Paris Jour, dégainera effectivement sa propre voyante, Madame Frédérika, qui sera formelle : l’Étrangleur est un homme de quarante à cinquante ans, assez grand, ni gros ni maigre, qui évolue dans un milieu social élevé mais vit seul et n’a jamais connu de cadre familial normal. Il a eu une enfance très malheureuse. Il est énergique et tenace, donc il est peut-être né sous le signe du Bélier. Elle n’est pas sûre que le meurtre de Luc soit « son coup d’essai » car « quiconque refuse de lui donner satisfaction, d’accéder à son désir dans des circonstances importantes, signe son arrêt de mort ». Actuellement, « il est en pleine poussée de fièvre criminelle, totalement obsédé par l’idée de recommencer : à la fois pour étancher sa soif de cruauté, pour continuer de mettre en échec cette société qui l’a, selon lui, rejeté, et parce qu’il se trouve sous une influence astrologique mauvaise, la conjonction, notamment, d’Uranus et de Pluton, particulièrement néfaste. »)) Selon toute probabilité, les enquêteurs ne le trouveront jamais. On ne sait pas ce qu’il fait, on ne sait pas qui il est, on ne sait pas où il est.

 

(C’était particulier, la réservation de la chambre, je ne savais pas comment faire (je suis timide). Dans un premier temps, j’ai choisi de dire la vérité, d’être honnête (à croire que je n’ai rien appris de la vie), mais un peu lâchement : par écrit. Je suis allé sur le site de l’hôtel et j’ai envoyé un mail, j’ai expliqué que j’aimerais réserver une chambre au quatrième étage sur cour, car j’écrivais un livre dont le personnage principal, du moins l’un des personnages importants, un homme surnommé l’Étrangleur, avait vécu là pendant quatre ans, dans les années 1960. J’ai attendu, deux jours, huit, trois semaines, je n’ai pas eu de réponse. C’est tout de même assez rare, les hôtels qui ne sont pas intéressés par les demandes de réservation de chambre. (Mais alors quoi, ils ne veulent pas qu’on sache qu’un monstre immonde a passé quatre ans dans leur établissement ?) J’ai laissé passer du temps, pour qu’ils oublient (je deviens enfin fourbe, pas trop tôt), et j’ai téléphoné. « Oui, bonjour madame, je voudrais réserver une chambre pour une nuit, le mois prochain, s’il vous plaît. » L’entrée en matière parfaite, la voie royale, du velours. « Bien sûr monsieur, ce serait à quel nom ? — Jaenada. Philippe Jaenada. Il serait possible d’avoir une chambre au quatrième étage ? » Très légère hésitation. « Au quatrième étage ? C’est-à-dire que, bien sûr, oui, si vous voulez, nous avons des chambres au quatrième étage. » Parfait. Je tends mes filets. « Formidable. Sur cour, s’il vous plaît. » Hésitation plus marquée. « Sur quoi ? Sur cour ? Nous avons des chambres identiques et au même prix qui donnent sur le dôme des Invalides, vous savez. » Là, il faut jouer serré, se montrer ferme, déterminé, quitte à passer pour un déséquilibré, un maniaque qui ne se sent vraiment à l’aise que lorsqu’il ne voit rien d’intéressant par la fenêtre. « Oui, j’imagine bien, mais je voudrais sur cour. Je voudrais une chambre au quatrième étage sur cour. » Silence. Long. J’ai compris qu’il était tout à fait possible qu’elle raccroche. (« OK, le type est un tueur à gages, à tous les coups le président du Togo vient passer trois jours le mois prochain chez sa tante, qui habite au quatrième sur cour dans l’immeuble d’en face. ») Il fallait agir vite, mentir vite. « Ça doit vous paraître un peu bizarre, je sais bien. Je vais vous expliquer : je sais que mon grand-père a vécu dans votre hôtel à l’époque où c’était un meublé, dans les années 1950 ou 1960, je ne sais pas exactement dans quelle chambre mais au quatrième sur cour, c’est sûr. C’est peut-être ridicule, je m’en rends bien compte, mais je l’aimais beaucoup et je lui ai fait la promesse d’essayer de retourner à l’endroit où il a passé des années très importantes pour lui, alors voilà… » Elle s’est radoucie. (L’émotion, ça marche toujours. Mieux que les meurtres effroyables et gratuits, en tout cas.) J’ai pu réserver ma chambre. Quand je suis arrivé à la réception, un mois plus tard, elle m’a accueilli avec un sourire chaleureux mais entendu : « Bonjour monsieur Jaenada. C’est pour un livre, donc, c’est ça ? J’espère que je vous ai donné la chambre que vous espériez… » (Bon. Soit elle avait tapé mon nom sur Google, et pensait que j’écrivais la vie de mon grand-père ; soit, plus probablement, elle s’était vaguement souvenue d’un truc entre-temps, avait regardé dans ses anciens mails, et avait découvert que j’étais le gars qui écrivait sur l’Étrangleur et se croyait très malin avec cette histoire de Papi Tendresse. À son air, je dirais ça.) J’ai hésité à avouer explicitement ma ruse grossière, mais j’ai manqué de courage (oh, ça va, pour une fois). Nous sommes restés sur ces sous-entendus, très agréablement, pendant les vingt heures que j’ai passées dans son hôtel (dont deux au bar à boire du très bon whisky en mangeant des olives), et j’espère, sincèrement, que ça ne l’ennuiera pas, ce problème de monstre immonde. Car je suis persuadé que, volontairement ou non, elle m’a donné la bonne chambre.))

 

(Tous les jours, quand je vais déjeuner au Bistrot Lafayette, je vois par la baie vitrée, de l’autre côté du carrefour, à la terrasse du Cristal Bar (où officie Anne-Catherine, le matin), été comme hiver, toujours à la même place, à gauche de la porte d’entrée, et à la même heure, un peu avant 15 heures, Dominique, le libraire de la rue du Château-Landon, assis seul. Après avoir mangé je ne sais où, il vient prendre un café ici, dehors, avec une clope, ou deux. Et il lit. Pour son travail et pour son plaisir. Un livre différent chaque jour – il doit lire aussi le matin, et le soir, et la journée quand il n’y a personne à la librairie. Il reste environ une demi-heure, parfois quelques minutes de plus (les premiers clients de l’après-midi attendront un peu devant la porte, tant pis), dehors mais isolé de tout, ou plutôt descendu à un autre niveau, tranquille, les yeux dans son livre, englobé, englouti dans son livre, comme dans cette parenthèse. Je le regarde (je lui fais parfois un signe, quand il lève la tête, mais le plus souvent, il ne sait pas que je le regarde) et je l’envie. C’est fou, je passe ma vie à écrire ou à lire, je ne fais quasiment rien d’autre (à part aller au bistrot), et pourtant, alors que moi aussi je lis tous les jours, je l’envie, j’aimerais être à sa place, seul en terrasse, là-bas en face, immergé dans un livre, une histoire. Je sais bien qu’un roman sur deux ne doit pas être très bon, mais je l’envie quand même, tous les jours à la même heure, il se met entre parenthèses et on lui raconte une histoire, et dans ces moments-là, personne ne le dérange, il est seul dans son livre. La nuit, dans mon lit, quand je lis, je ne l’envie plus, je fais pareil. Mais dès le lendemain, mystérieusement, je le regarde, qui lit à quinze mètres, et je l’envie.)

 

Je suis seul dans la salle d’attente du docteur Maurice (ma première pensée : « Comme Garçon »), j’ai un livre dans mon sac matelot mais je ne me sens pas assez détendu pour lire (je me sens à peine assez détendu pour respirer), j’ai dans la poche intérieure de ma veste la clé USB qui contient les images du Cone Beam, je transpire, je suis content d’être seul, j’ai peur de ce qu’il va me dire. (« Bon, c’est foutu, bonhomme, c’est comme un genre de gangrène de l’os, la seule solution serait de couper la tête, et je n’aime pas faire ça. ») Il vient me chercher. Son cabinet est très simple, on dirait plutôt un bureau. Il charge sur son ordinateur les images de la clé USB, il ne bondit pas en arrière en s’écriant « Doux Jésus Marie Joseph ! », c’est déjà bon signe. Il les examine en silence, puis il marmonne : « Hm, bon. » (Le calme : la marque des grands.) Il me demande d’ouvrir la bouche, il regarde à l’intérieur, il met les doigts (à la bonne franquette, sans gants, à la ponte). « Ce n’est rien de bien grave. » Ce type est formidable, je l’aime beaucoup : serein, sûr de lui et donc rassurant, pas un mot de trop, avec cette décontraction réservée à l’élite, ce n’est rien de bien grave, je l’aime beaucoup. « Je vais voir quand je peux vous opérer à Lariboisière, je vais les appeler, vous repassez deux minutes en salle d’attente ? » Je me lève, soulagé, je suis soulagé, j’ai eu peur mais ça va, ce n’est rien de bien grave, je retourne d’un pas léger, soulagé, vers la salle d’attente. Deux personnes sont arrivées pendant que je me faisais ausculter sur le pouce, un homme et une femme, je dis bonjour, l’homme a pris le siège sur lequel j’étais tout à l’heure, je n’aime pas ça mais ce n’est pas bien grave, je suis soulagé, c’est le principal, soyons cool, je m’assieds ailleurs, je les regarde, l’une, puis l’autre, et le soulagement se dissout instantanément, s’évapore comme si c’était un rêve. La femme, d’une quarantaine d’années, a un pansement considérable sur toute la moitié gauche du visage, une grosse compresse, et, à je ne sais quoi, on devine qu’il n’y a plus rien en dessous, juste peut-être une fine base d’os ou de peau, je ne sais pas, je ne veux pas y penser, elle a perdu la moitié gauche du visage ; l’homme, lui, plus âgé, n’a pas de pansement mais pas de menton non plus, le malheureux, quelque chose a entièrement dévoré sa mâchoire inférieure. Ils paraissent pourtant relativement relax, comme si de rien n’était, on vient juste pour une petite visite de contrôle, après faut pas que j’oublie de passer acheter des poireaux pour la soupe, et moi j’espère que je vais pas être en retard au ping-pong. Je suis plus sensible qu’eux, je compatis très intensément. Mais surtout, je réalise que ça, c’est le quotidien du grand spécialiste, c’est le patient moyen du docteur Maurice. Ça relativise tout. Moi, tu penses, évidemment que c’est pas bien grave : après l’opération, il me restera quasiment les trois quarts de la tête.

 

Mais il y a une autre raison, essentielle, au refus obstiné, pendant près de trente ans, de le laisser sortir, une raison qui deviendra plus utile encore à la mort d’Yves Taron en 2001, puisque la première aura disparu : Lucien Léger n’est pas réinsérable, car malgré tout le temps passé en prison, et malgré les efforts conjugués de tout le monde, il n’a toujours pas pris conscience de la gravité de son acte, il refuse de l’assumer – l’un des rejets, en 2001, mentionne même « son obstination à nier les faits reprochés ». (On dit aussi qu’il refuse tout traitement d’ordre psychologique – or il en a besoin puisque, croyant qu’on l’a enfermé à tort, et que donc la société tout entière lui veut du mal, il est manifestement paranoïaque. C’est un raisonnement tordu, mais c’est d’abord un mensonge : il n’a jamais refusé quoi que ce soit, il a toujours vu les psys qu’on lui présentait et accepté l’éventualité d’un traitement s’ils l’estimaient nécessaire.) Adeline Pichard, son avocate au moment de la treizième demande rejetée, résumera remarquablement ce que cela signifie : « Ainsi interdit-on à un détenu le droit de dire son innocence, le droit de contester une condamnation revêtue de l’autorité de la chose jugée, le droit de maintenir son système de défense, le droit de s’exprimer, le droit de penser, le droit de conserver son intérêt moral et sa dignité. Ainsi supprime-t-on la possibilité même de l’erreur judiciaire, dans une société démocratique, et proclame-t-on l’infaillibilité des juges et de la justice française. Infaillibilité pourtant mise à mal par tant d’affaires récentes ou anciennes. »



Je pense à ce qu’écrivait Albert Naud dans Les défendre tous : « De nombreux faits qui tendent à prouver l’innocence de Lucien Léger m’ont incité à former un recours en révision. Le secret professionnel m’interdit de révéler mes moyens. Il reste du procès de l’Étrangleur que la justice est une loterie. »  
La semaine dernière, Stéphane m’a envoyé une phrase qu’il venait de lire dans L’Importance d’être constant, la dernière pièce d’Oscar Wilde : « La vérité est rarement pure et jamais simple. »

 

 

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