jeudi 4 mars 2021

[Chiche, Sarah] Saturne

 


 


Coup de coeur 💓

 

Titre : Saturne

Auteur : Sarah CHICHE

Parution : 2020 (Seuil)

Pages : 208

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Automne 1977 : Harry, trente-quatre ans, meurt dans des circonstances tragiques, laissant derrière lui sa fille de quinze mois. Avril 2019 : celle-ci rencontre une femme qui a connu Harry enfant, pendant la guerre d’Algérie. Se déploie alors le roman de ce père amoureux des étoiles, issu d’une grande lignée de médecins. Exilés d’Algérie au moment de l’indépendance, ils rebâtissent un empire médical en France. Mais les prémices du désastre se nichent au coeur même de la gloire. Harry croise la route d’une femme à la beauté incendiaire. Leur passion fera voler en éclats les reliques d’un royaume où l’argent coule à flots. À l’autre bout de cette légende noire, la personne qui a écrit ce livre raconte avec férocité et drôlerie une enfance hantée par le deuil, et dévoile comment, à l’image de son père, elle faillit être engloutie à son tour.
Roman du crépuscule d’un monde, de l’épreuve de nos deuils et d’une maladie qui fut une damnation avant d’être une chance, Saturne est aussi une grande histoire d’amour : celle d’une enfant qui aurait dû mourir, mais qui est devenue écrivain parce que, une nuit, elle en avait fait la promesse au fantôme de son père.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Sarah Chiche est écrivain. Elle est notamment l’auteur du roman Les Enténébrés (Seuil, 2019, prix de la Closerie des Lilas). Elle est également psychologue clinicienne et psychanalyste.

 

 

Avis :

Issu d’une riche famille de médecins exilée en France après l’indépendance de l’Algérie, Harry meurt d’une leucémie à trente-quatre ans, laissant une petite fille de quinze mois et une épouse dont il était amoureux fou, mais que tout le clan familial déteste. Quelque trente ans plus tard, après une dépression extrême qui a failli lui coûter la vie, l’enfant devenue adulte entreprend l’écriture de ce roman, évoquant sa vie hantée par la perte et le deuil, mais aussi par l’ombre d’une passion qui a définitivement fait voler sa famille en éclats.

La traversée de ce roman largement autobiographique prend longtemps l’allure d’une plongée dans le puits sans fond de la dépression et de fa folie, alors que, pour la narratrice, seuls les mots haineux et la rancoeur des autres membres de la famille viennent rompre le silence et le non-dit qui enveloppent l’absence d’un père devenu tabou et légende noire. Comment se construire et vivre sur le gouffre d’une disparition qui a à jamais scellé amour et haine dans un écheveau aussi inextricable qu’inexplicable pour une enfant déchirée par les conflits entre les siens ?

Il lui faudra pour cela réussir à trouver sa place auprès de ce père mystérieux et objet de tous les antagonismes familiaux, par le biais de quelques images filmées au temps de ses tout premiers jours. Avant cela, au travers de minces mais puissantes évocations surgies du passé, entre les blancs et les ellipses, il nous faudra aussi comprendre l’histoire de cet homme, son amour pour son aîné et la haine renvoyée par ce dernier, leur rivalité autour d’une passion folle et transgressive pour une femme jugée infréquentable par les leurs, les déchirures cachées derrière l’aisance bourgeoise d’une famille faussement reconstruite sur l’inguérissable fêlure de l’exil et l’exécration rencontrée sur le sol de la métropole.

En reconstruisant l’histoire de ce père qu’elle n’a jamais connu, Sarah Chiche crée sa propre fiction en réponse à toutes celles forgées par sa famille autour du disparu : seul moyen pour elle, le temps de l’écriture, de remplir une béance intérieure que la vie réelle ne comblera jamais. Un texte fort, sidérant et terrible, autour d’un deuil impossible, à l’origine d’un véritable collapsus psychologique. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Vous êtes, lui dit-il, toujours plusieurs possibilités de vous-même sans que jamais l’une de ces possibilités s’affirme entièrement pour éclipser les autres.
 

Toute vie est l’ensemble des fonctions qui résistent à la mort.
(…)
Or, il arrive que nul ne sache dire quand cela commence. À quel moment exactement, au lieu de continuer à traverser avec regret les souvenirs d’une enfance et d’une adolescence qui ne nous ont donné ni l’amour ni la sécurité affective dont nous aurions eu tant besoin, au lieu de faire face aux problèmes généraux de la vie d’adulte – ses échecs, ses coups de boutoir, ses moments de découragement – avec une aimable docilité, nous décidons de nous vouer à l’ardeur et à la démolition d’un monde et, nous vouant à l’ardeur et à la démolition de ce monde, nous sommes prêts à en mourir. L’amour devient parfois le vecteur de ce crime parfait.
 

Les Japonais nomment Takotsubo, qui veut dire « piège à poulpe », ce syndrome où, à la suite d’une rupture amoureuse, d’un deuil ou d’un choc émotionnel intense, le cœur se déforme, ses muscles s’affaiblissent et deviennent si paresseux que, tout à coup, littéralement, il se brise. La sidération de l’organe – ici, dans le syndrome de Takotsubo, la sidération du myocarde – se retrouve également, mais cette fois sur le plan de l’esprit, dans un cas de mélancolie extrême, de dépression anxieuse ravageante à son stade ultime. Dans ce trouble mental, connu sous le nom de délire des négations, la personne peut, à la suite d’un trop grand choc, avoir la conviction qu’elle n’a plus d’organes ou que certains d’entre eux sont pourris mais qu’elle ne peut pas mourir car elle n’est jamais née.
 

Toute naissance est la mort naissante d’un idéal : les enfants ne ressembleront jamais trait pour trait à la façon dont leurs parents et leurs grands-parents les ont rêvés. Toute éducation est un échec : les parents et les grands-parents blessent toujours, souvent même sans le vouloir, un enfant. Peut-être que dans notre famille les choses se passaient d’une façon plus grotesque que dans d’autres mais, si l’on prend la peine d’y réfléchir, il semble que, quel que soit le milieu, dans une famille la haine vise toujours, d’une manière ou d’une autre, l’extermination de ses membres les plus vulnérables. Je n’ai plus de peine pour ce qui nous est arrivé : incapable d’oublier, j’ai dû tout pardonner. J’ai de la peine pour cet art avec lequel les adultes mettent à mort leurs propres enfants.
 
 
Mon père était mort. Puis mon grand-père. Puis mon arrière-grand-mère. Ma grand-mère et mon oncle avaient acquis de nouvelles cliniques. L’argent continuait à être dépensé pour tout ce qui fait plaisir, tout ce dont on a besoin, mais surtout pour ce dont on n’avait pas besoin du tout, ce à quoi on n’avait même jamais pensé. Ce n’est pas que, comme certains enfants qui obtiennent tout ce qu’ils demandent, j’étais pourrie gâtée. Non, c’était tout autre chose : on m’ensevelissait en permanence sous quantité de cadeaux somptueux que je n’avais pas même demandés, dont je n’avais jamais rêvé, de sorte que je vivais dans un monde où les objets apparaissaient tout aussi brusquement que les gens y disparaissaient, et où, du reste, comme les autres, on l’aura compris, je ne vivais pas vraiment.


On me disait que j’étais orpheline. On me disait qu’il me manquait quelque chose. Mais je ne savais pas quoi. On sait ce que l’on a perdu quand on se souvient l’avoir connu. On ne sait pas ce que l’on a perdu de ce qui a toujours déjà été perdu.


On dresse donc des enfants à haïr, à mort. Quand ils sont suffisamment conditionnés à la haine, par une alternance de caresses trompeuses et d’humiliations inavouables, quand leur tête est assez colonisée par des histoires atroces, qui les précèdent et dont ils sont les fruits malades, on les lâche dans ce qu’ils prennent à tort pour la liberté mais qui n’est qu’une autre cage, juste plus vaste. Et ils mordent.


La certitude que je ne pouvais pas me tuer puisque j’étais déjà morte s’est installée par degrés, en même temps que la sensation inexprimable d’être entièrement réfugiée dans une tête gigantesque contenant toutes les vies des vivants et des morts. Par décence, il ne m’était jamais venu à l’idée d’appeler qui que ce soit au secours. J’avais trop honte. On n’embarrasse pas les autres avec son chagrin. Chaque fois que d’anciens amis ou ma mère m’envoyaient un message pour savoir tout de même comment j’allais, je répondais simplement, toujours par écrit, « Tout va très bien ». On jugera peut-être tout cela insensé. Pourtant, nos vies sont semées de ces moments où, affligés par un malheur que l’on ne peut souhaiter à personne, on arrive à le cacher à tout le monde : les enfants violés ou battus le savent mieux que quiconque.


On sait ce qu’est la dévalorisation. Plus perçante est la haine de soi. Elle méduse. On se regarde comme les autres vous regardent, comme un être qui aurait tout pour être libre et heureux, et qui rencontre cette haine féroce de soi, dans laquelle toutes vos pensées se réfugient pour vous faire mourir de l’intérieur.
 
 
Mais ce qui tue, ça n’est pas seulement la douleur morale. Ce qui tue, c’est aussi la condescendance et le mépris de ceux qui pensent que la douleur d’un deuil qui se prolonge relève d’une paresse de la volonté ou d’une faiblesse complaisante.


On prétend que c’est en revivant, par le souvenir, toute la complexité de nos liens avec la personne disparue que l’on peut supporter de la perdre, accepter de s’en détacher, et, un jour, retrouver le goût de vivre, la joie d’aimer. C’est exact, la plupart du temps.
Mais ce que vivent les gens comme moi, c’est autre chose. Pour nous, le temps du deuil ne cesse jamais. Car nous ne souhaitons surtout pas qu’il cesse. Nous ne voulons pas de son évacuation forcée. Nous ne tenons pas à surmonter la perte. Nous n’aimons pas être consolés, séparés de la chose perdue. Nous vivons, en permanence, dans et avec nos morts, dans le sombre rayonnement de nos mondes engloutis ; et c’est cela qui nous rend heureux. De Saturne, astre immobile, froid, très éloigné du Soleil, on dit que c’est la planète de l’automne et de la mélancolie. Mais Saturne est peut-être aussi l’autre nom du lieu de l’écriture – le seul lieu où je puisse habiter. C’est seulement quand j’écris que rien ne fait obstacle à mes pas dans le silence de l’atone et que je peux tout à la fois perdre mon père, attendre, comme autrefois, qu’il revienne, et, enfin, le rejoindre. Et je ne connais pas de joie plus forte.

 

 

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