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Titre : L'usure d'un monde :
une traversée de l'Iran
Auteur : François-Henri DESERABLE
Parution : 2023 (Gallimard)
Pages : 160
Présentation de l'éditeur :
« La peur était pour le peuple iranien une compagne de chaque instant,
la moitié fidèle d’une vie. Les Iraniens vivaient avec dans la bouche le
goût sablonneux de la peur. Seulement, depuis la mort de Mahsa Amini,
la peur était mise en sourdine : elle s’effaçait au profit du courage. »
Fin 2022, au plus fort de la répression contre les manifestations qui suivent la mort de Mahsa Amini, François-Henri Désérable passe quarante jours en Iran, qu’il traverse de part en part, de Téhéran aux confins du Baloutchistan. Arrêté par les Gardiens de la révolution, sommé de quitter le pays, il en revient avec ce récit dans lequel il raconte l’usure d’un monde : celui d’une République islamique aux abois, qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple.
Fin 2022, au plus fort de la répression contre les manifestations qui suivent la mort de Mahsa Amini, François-Henri Désérable passe quarante jours en Iran, qu’il traverse de part en part, de Téhéran aux confins du Baloutchistan. Arrêté par les Gardiens de la révolution, sommé de quitter le pays, il en revient avec ce récit dans lequel il raconte l’usure d’un monde : celui d’une République islamique aux abois, qui réprime dans le sang les aspirations de son peuple.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
François-Henri Désérable est l’auteur de quatre ouvrages, dont Un certain M. Piekielny et Mon maître et mon vainqueur, qui a reçu le Grand Prix du romande l’Académie française.
Avis :
Sans doute fallait-il une bonne dose de déraison pour, en dépit des avertissements, s’aventurer en Iran fin 2022, alors que le pays, en pleine implosion après la mort en détention de Mahsa Amini, faisait face à la féroce répression du régime islamique. Mais François-Henri Désérable désirait depuis longtemps marcher sur les traces de son modèle Nicolas Bouvier, l’écrivain-voyageur dont le livre L’usage du monde, devenu la référence de la littérature de voyage, relate le périple en Fiat Topolino, dans les années cinquante, de Belgrade à Kaboul en passant par l’Iran. Alors, une pandémie de Covid et l’obtention d’un visa plus tard, rien ou presque n’aurait pu retenir notre homme de s‘élancer enfin, à son tour, dans sa traversée de l’Iran.Pendant cinq semaines donc – une de moins que prévu puisque, arrêté après quarante jours par les Gardiens de la révolution et sommé de quitter illico le territoire, il doit obtempérer pour éviter le pire –, son road trip en bus et en auto-stop lui fait parcourir la majeure partie du pays, du Kurdistan au Baloutchistan, à la frontière pakistanaise. Son but en voyage n’étant « pas tant [de] s’émerveiller d’autres lieux », mais d’« en revenir avec des yeux différents », c’est de rencontres qu’il emplit son carnet de route, formant peu à peu, au travers d’une ample galerie de personnages, le portrait d’un pays arrivé au point de non retour où la colère l’emporte sur la peur. Du nord au sud, d’est en ouest, alors que la répression contre les manifestations se déchaîne et que les milices du régime sont partout à exercer leur surveillance de tous les instants, l’auteur ne croise, à une exception près, que des habitants aspirant à la chute de l’ayatollah Ali Khamenei et de son gouvernement exécré. Aucune trace d’antiaméricanisme, pas de place démesurée accordée à la religion, mais un monde assoiffé de libertés, usé par une économie à bout de souffle, une inflation galopante et une monnaie en perdition. Et toujours et partout, le jour ou la nuit, d’une terrasse d’immeuble ou d’une voiture dans la rue, malgré la peur et le danger, le même cri repris en écho : « Marg bar dictator ! – « Mort au dictateur ! »
« Le problème, je vais vous dire, c’est que vous avez d’un côté un peuple déterminé à chasser du pouvoir un régime corrompu, et de l’autre un régime corrompu déterminé à s’y maintenir. Et les hommes qui composent ce régime ne reculeront devant rien, croyez-moi. Mais nous non plus. Et le bruit de leurs balles aura bien du mal à recouvrir celui de nos voix. » Et l’interlocuteur rencontré au hasard d’enchaîner sur le terrifiant décompte des morts, avant de conclure par ce slogan répété partout dans le pays : « derrière chaque personne qui meurt battent mille autres cœurs. » Témoin de tous ces petits actes de résistance anonyme qui, comme les ruisseaux font les grandes rivières, contribuent, chacun à leur façon, à ce qui apparaît désormais comme une inéluctable révolution, François-Henri Désérable s’interroge sur les notions, au plus près de l’ordinaire, de courage et de peur. Empli de mélancolie par la certitude de n’être pas près de retourner de sitôt en Iran, conscient qu’il ne saura jamais ce que deviendront tous ces gens croisés l’espace d’une conversation, il quitte ce pays en train de secouer quarante-trois ans de terreur avec le sentiment d’avoir traversé les dernières heures d’un monde usé de toute part. Un monde qui, en tous les cas, n’a plus grand-chose à voir avec celui qu’a pu connaître Nicolas Bouvier, il y a seulement soixante-dix ans. On ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve… Puisse un prochain voyageur, dans un Iran qui aura réussi son renouveau, bientôt s’en réjouir ! (4/5)
Citations :
La découverte de Bouvier, vers vingt-cinq ans, fut une déflagration comme j’en ai peu connues dans ma vie de lecteur. C’était prendre la vraie mesure du monde, en même temps que son pouls. On s’avise qu’il est vaste, et grandiose, et terrible – et qu’on n’en a rien vu. Dès lors, on ne connaît pas de mot plus beau, plus enivrant que celui de voyage, et l’on est mû par une seule obsession : prendre la route. Mais bientôt c’est la route qui vous prend, vous happe, et trois mois, six mois, dix mois plus tard vous rejette à une vie sédentaire, à laquelle il faudra bien s’habituer. Les années filent, votre jeunesse prend le large ; votre sac, la poussière au fond d’un placard. Un matin, vous repartez. Et chemin faisant, vous en tirez une règle de vie à laquelle vous n’allez plus déroger : passer la moitié de vos jours dans ce monde à le voir, et l’autre à l’écrire.
Depuis quarante-trois ans, et même bien davantage, la peur était pour le peuple iranien une compagne de chaque instant, la moitié fidèle d’une vie. Les Iraniens vivaient avec dans la bouche le goût sablonneux de la peur. Seulement, depuis la mort de Mahsa Amini, la peur était mise en sourdine : elle s’effaçait au profit du courage.
Courage de faire la guerre à un régime qu’ils vomissaient. Car c’était bien d’une guerre qu’il s’agissait. Une guerre d’usure, asymétrique, avec d’un côté ceux qui avaient des matraques, des gaz lacrymogènes, des boucliers, des fusils-mitrailleurs, ceux qui pratiquaient les détentions arbitraires, les jugements expéditifs et les pendaisons à l’aube, et de l’autre, ceux qui n’avaient que leur voix. Comment fait-on la révolution quand on n’a que sa voix ? On descend dans la rue.
La peur est l’arme la plus sûre du pouvoir. Mais depuis peu la peur, on l’a dit, se voyait damer le pion par le courage. De plus en plus souvent, au petit groupe qui se mettait à crier des slogans s’agrégeait un autre petit groupe, puis un autre, et encore un autre, et c’était déjà un attroupement. L’attroupement agglomérait d’autres hommes, d’autres femmes qui venaient scander leur colère, et bientôt ça n’était plus un attroupement : c’était une foule. Quand le phénomène se reproduit de ville en ville, la foule devient peuple. Ainsi se font les révolutions quand on n’a que sa voix.
En République islamique, le Guide suprême est le représentant de Dieu sur terre, c’est de Dieu lui-même qu’il tire son pouvoir. Le religieux prime sur le politique : il y a là tous les signes d’une théocratie. En réalité, la République islamique est une kleptocratie doublée d’une thanatocratie, une klepthanatocratie, c’est-à-dire un régime corrompu qui s’approprie les richesses d’un pays et se maintient au pouvoir en régnant par la mort et par la peur des mises à mort. La méthode est toujours la même : on vous arrête, on vous enferme, on vous torture, on vous extorque des aveux en vertu desquels on vous traduit devant un tribunal révolutionnaire pour « inimitié à l’égard de Dieu » ou « corruption sur terre » – chefs d’accusation assez vagues pour y inclure à peu près ce que l’on veut, et vous condamner à la peine capitale. L’audience se déroule à huis clos, sans avocat, devant des magistrats fantoches dont le jugement est expédié en quelques minutes, mais, pour donner à la procédure une apparence légaliste, on vous autorise à faire appel. La décision en appel est rendue par la Cour suprême un mois plus tard – merveilleuse célérité de la justice iranienne – et la sentence est la même : la mort.
Mais « derrière chaque personne qui meurt battent mille autres cœurs ». La phrase n’est pas de moi : c’est un slogan.
L’instabilité du rial, ses fluctuations incessantes, l’inflation qui vient rogner le porte-monnaie… Pas de révolution possible sans crise économique. Si l’on avait trouvé du pain à Paris le 5 octobre 1789, les femmes n’auraient jamais marché sur Versailles. Avec le plein emploi, une monnaie forte et une économie florissante ils ne seraient pas si nombreux, les Iraniens dans la rue. La question du voile est aussi le cache-misère d’un rial qui déjà ne valait pas grand-chose, et qui chaque jour vaut un peu moins que la veille.
On est mi-janvier 1979, et après un an de manifestations, de répression des manifestations, de manifestations contre la répression, le peuple a fait tomber le Shah. Le peuple : des laïcs, des nationalistes, des communistes, des anarchistes, des libéraux. Et des islamistes, qui vont confisquer la révolution et accaparer le pouvoir. Le Shah part en exil et Khomeini en revient – il rentre de Neauphle-le-Château. Les Iraniens pensent avoir chassé le diable au profit du bon Dieu : ils se retrouvent avec le diable grimé sous les traits du bon Dieu. L’avant-veille du 8 mars, avec un peu d’avance, Khomeini célèbre à sa façon la Journée internationale des femmes : « Il n’est pas interdit aux Iraniennes de travailler, proclame-t-il, mais elles doivent porter le hidjab. » Très vite, des miliciens veillent à ce que leurs sœurs aient les cheveux couverts. Et quatre ans plus tard, soixante-douze coups de fouet sont promis à celles qui s’aventurent tête nue dans la rue.
(…) « des paysages qui vous en veulent et qu’il faut quitter immédiatement sous peine de conséquences incalculables, il n’en existe pas beaucoup, mais il en existe. Il y en a bien sur cette terre cinq ou six pour chacun de nous ».
Chez nous, en Europe, on voyait des influenceuses lifestyle apporter leur soutien au peuple iranien dans des stories Instagram, pour nous vanter, dans les suivantes, les mérites d’un rouge à lèvres ou d’une crème hydratante, code promotionnel à l’appui. Celles-là, Firouzeh et moi étions d’accord : on les conchiait. Et puis il y avait celles qui se coupaient une mèche de cheveux en solidarité avec les femmes iraniennes. Investissement minimal, pensait Firouzeh, pour rendement maximal : ça demandait peu de temps, ça ne présentait aucun risque, ça rapportait des likes et ça donnait bonne conscience. Elle, tout ceci l’écœurait ; moi, je ne savais qu’en penser. Un jour, j’étais de ceux qui croyaient possible – et pas seulement possible : préférable – d’être révolté par les malheurs du monde sans en faire l’étalage, et je me disais qu’il y avait quelque chose de vulgaire et d’indécent à se parer publiquement d’indignation vertueuse ; un autre, je me rangeais derrière le pasteur Martin Niemöller, pour qui le silence n’est pas toujours porteur d’émois éloquents, mais peut aussi être lâche et coupable et funeste.
Si l’on voyage, ça n’est pas tant pour s’émerveiller d’autres lieux : c’est pour en revenir avec des yeux différents. Et dilater le temps qui passe : chez soi, les heures nous filent entre les doigts ; en voyage, un seul jour a l’épaisseur d’une semaine, une semaine d’un mois, un mois d’une année, une année d’une vie tout entière.
Est-ce que les dignitaires du régime ont lu 1984 ? En tout cas, ils en ont assimilé la leçon : la mesure la plus efficace pour étouffer les velléités de contestation intérieures, c’est encore de mobiliser sa population contre un ennemi extérieur. Dans la dystopie orwellienne, quand l’Océania n’est pas en guerre contre l’Eurasia, c’est qu’elle est en guerre contre l’Estasia, l’important, c’est d’avoir toujours un combat à mener, un ennemi à honnir. En Iran, l’Irak de Saddam Hussein a tenu ce rôle pendant la décennie 1980 (c’est grâce à l’invasion de l’Iran par l’Irak que Khomeini a pu consolider le régime). Aujourd’hui, le rival dans la région c’est l’Arabie saoudite, et puis bien sûr il y a « le petit Satan » et « le grand Satan », ennemis héréditaires de la République islamique. Et s’il paraît improbable d’imaginer Israël ou les États-Unis engager les hostilités, tout l’enjeu est de le faire croire à la population pour la maintenir dans un état de péril imminent. Résultat : service militaire de dix-huit à vingt-quatre mois, afin d’exacerber la fibre patriotique de la jeunesse iranienne. Obligatoire, sauf exception (si par exemple votre père est mort et que vous avez charge de famille), mais sinon, pas le choix. Ou plutôt, si, vous avez le choix, vous pouvez échapper au service militaire, mais alors vous serez considéré comme déserteur, ce qui veut dire privé d’un certain nombre de droits : celui de voyager à l’étranger (on ne vous délivrera pas de passeport), celui d’acheter une voiture, celui d’acheter une maison, celui de travailler dans la fonction publique, celui de bénéficier d’une assurance maladie, etc. Sauf à vivre en marginal jusqu’à la fin de ses jours, pour un jeune Iranien, remplir ses obligations militaires, ça fait partie des emmerdements auxquels on peut difficilement se soustraire, comme pour une jeune Iranienne le port du voile dans la rue.
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