mercredi 1 novembre 2023

[Appanah, Nathacha] La mémoire délavée

 



 

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Titre : La mémoire délavée

Auteur : Nathacha APPANAH

Parution : 2023 (Mercure de France)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ce poignant récit s’ouvre sur un vol d’étourneaux dont le murmure dans une langue secrète fait écho à toutes les migrations et surtout à celle d’aïeux, partis d’un village d’Inde en 1872 pour rejoindre l’île Maurice.
C’est alors le début d’une grande traversée de la mémoire, qui fait apparaître autant l’histoire collective des engagés indiens que l’histoire intime de la famille de Nathacha Appanah. Ces coolies venaient remplacer les esclaves noirs et étaient affublés d’un numéro en arrivant à Port-Louis, premier signe d’une terrible déshumanisation dont l’autrice décrit avec précision chaque détail. Mais le centre du livre est un magnifique hommage à son grand-père, dont la beauté et le courage éclairent ces pages, lui qui travaillait comme son propre père dans les champs de canne, respectant les traditions hindoues mais se sentant avant tout mauricien.
La grande délicatesse de Nathacha Appanah réside dans sa manière à la fois directe et pudique de raconter ses ancêtres mais aussi ses parents et sa propre enfance comme si la mémoire se délavait de génération en génération et que la responsabilité de l’écrivain était de la sauver, de la protéger. Elle signe ici l’un de ses plus beaux livres, essentiel.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Nathacha Appanah a publié son premier roman, Les Rochers de Poudre d’Or, en 2003, aux éditions Gallimard.  Elle est l’autrice, notamment, du Dernier Frère, de Tropique de la violence, de Rien ne t’appartient. Son travail embrasse à la fois les relations familiales, la mémoire, les questions géopolitiques et sociales avec une plume sensible et précise. Née à l’île Maurice et vivant depuis plusieurs années en France, ses livres sont traduits en plusieurs langues et ont été couronnés de nombreux prix littéraires. En 2022, elle a reçu le Prix de la langue française pour l’ensemble de son œuvre.

 

Avis :

Le temps délave la mémoire, et souvent même, il la réécrit, en un palimpseste infini. Alors, comme pour la préserver en la fixant, Natacha Appanah en entreprend la traversée, explorant avec pudeur et tendresse la vie de ses aïeux jusqu’à sa propre enfance et retraçant, en même temps que l’histoire intime de sa famille, celle collective des engagés indiens à l‘île Maurice.

« Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominants et des dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d’un horizon meilleur. » Comme la poétique ouverture de son récit interroge inlassablement les indéchiffrables et éphémères motifs tracés dans le ciel par les nuées d’étourneaux s’élançant chaque année dans leur long voyage migratoire, cela fait vingt ans, depuis qu’elle a commencé à prendre la plume, que l’auteur revient, encore et toujours, sur les traces de sa propre histoire de migration. Ses trisaïeux, réduits à l’état de matricules - 358444, 358445 et 358448 pour leur fils – ont débarqués à l’île Maurice en 1872. Ils avaient emprunté cette route qui, de 1834 à 1920, devait mener à Port-Louis des centaines de milliers d’engagés indiens, aussi appelés coolies, pour pallier au manque de main d’oeuvre consécutif à l’abolition de l’esclavage. « Volontaires » contraints à l’exil par la misère, ces hommes et ces femmes qui rêvaient d’une vie meilleure se sont en fait retrouvés dans un système de servage dont bien des aspects évoquent, selon les historiens, ni plus ni moins qu‘une « nouvelle forme d’esclavage ». Celle-ci est simplement passée au travers des mémoires européennes, comme le constate l’auteur chaque fois qu’en France, où elle vit depuis ses vingt ans, on l’interroge sur ses origines.
 
Mais ce délavage des réalités historiques n’est pas le seul fait d’une mémoire collective sélective. Lorsque, au-delà des archives et des documents officiels par lesquels elle a commencé ses investigations, elle entreprend de recueillir les souvenirs familiaux, c’est au filtre très émotionnel de la transmission intergénérationnelle qu’elle se heurte. De leur vécu dans les plantations de canne à sucre, ses grands-parents ont toujours pensé protéger leur descendance en gardant leurs mots et leurs sentiments au plus secret d’eux-mêmes. Pour écrire sur eux, pour eux, il lui faut remonter patiemment le fil des souvenirs, ceux de sa propre enfance et ceux égrenés par ses parents et ses grands-parents au gré de résurgences aléatoires et fragiles, qu’avec une infinie délicatesse, elle assemble dans le touchant souci de leur rester fidèle.

«  Il y a ces minutes étranges, gris-bleu, glissantes, quand le soleil s’en va et quelque chose venu du fond des âges remonte et se rappelle à nous. » Cette chose, Nathacha Appanah nous la fait toucher du doigt au travers de ses reflets mouvants et délavés, accomplissant un essentiel devoir de mémoire et adressant à ses grands-parents un hommage magnifique de sincérité et de tendresse. (4/5)

 

Citations :

Quand soudain, d’un arbre sur le quai, ils [les étourneaux] surgissent et ce surgissement ressemble à une déflagration silencieuse, on pourrait croire que le feuillage a explosé. À quoi ressemble le destin de ceux qui migrent, est-ce que ça explose bruyamment ou ça implose intimement ?


L’engagisme (indentured labour, ou coolie trade, en anglais) est un système de travail sous contrat mis en place dès 1830 par les Européens (Anglais, Français, Portugais et Néerlandais) pour pallier le manque de main-d’œuvre dans les champs de canne des colonies après la libération des esclaves. C’est une transhumance mondiale, une migration organisée et multidimensionnelle dictée par l’expansion coloniale de l’Europe mais également par la misère endémique dans les pays des engagés. Des Javanais, des Japonais, des Tonkinois, des Mozambicains, des Malgaches, des Chinois, des Indiens quittent leur pays en échange d’un maigre salaire et de la promesse d’une vie meilleure. Ils sont nombreux ces pays, anciennes possessions, territoires laboratoires, sources de richesse pour les empires coloniaux, terres d’immigration, foyers de misère et de résilience : Afrique du Sud, Australie, la Barbade, Cuba, Chine, Fiji, île de Grenade, Guadeloupe, Guyane, Inde, Indonésie, Irlande, la Jamaïque, Kenya, Kiribati, Malaisie, Martinique, île Maurice, Ouganda, Pérou, Portugal, île de La Réunion, Sainte-Lucie, îles Salomon, Samoa, Singapour, Sri Lanka, Suriname, Tanzanie, Thaïlande, Trinité-et-Tobago, Tuvalu, Vanuatu. Ces nouveaux travailleurs quittent leur pays sur des bateaux pour de longues semaines de traversée et s’engagent à travailler la terre pendant trois, cinq ou dix ans.
Tant qu’il y aura des mers, tant qu’il y aura la misère, tant qu’il y aura des dominants et des dominés, j’ai l’impression qu’il y aura toujours des bateaux pour transporter les hommes qui rêvent d’un horizon meilleur.
Dès l’abolition de l’esclavage, l’Inde, alors colonie britannique, offre une manne de ressources peu chère pour les îles à sucre. Entre 1834 et 1920, environ 1 500 000 engagés, dont 85 % d’Indiens, sont envoyés dans les colonies britanniques. 453 063 – presque le tiers – se retrouvent à l’île Maurice, les autres aux Antilles britanniques et au Natal, en Afrique du Sud. Plusieurs milliers de travailleurs indiens émigrent également vers les colonies françaises (118 000 à La Réunion, 25 000 en Martinique, 42 000 en Guadeloupe).


Outre leur salaire mensuel de 5 roupies (10 centimes d’euro), les engagés à Maurice reçoivent 2 livres de riz, une demi-livre de légumineuses, 50 grammes de sel, de l’huile, des gousses de tamarin. Les rations sont moindres pour les femmes et les enfants.   Dans ma cuisine, je pèse 1 kilo de riz, 250 grammes de lentilles, 50 grammes de sel. Je les dispose devant moi, à côté d’une bouteille d’huile. Je n’ai pas de gousses de tamarin. Je regarde cet étalage mais, non, le mot « étalage » ne convient pas. C’est le contraire d’un étalage, c’est la vie au cordeau, c’est un quotidien rongé à l’os. J’ai des pensées noires, inavouables – si j’annonçais à ma famille que, pendant un mois, notre alimentation se composera uniquement de ces ingrédients ?


Je me souviens que lors de mon premier séjour en France – je devais avoir 20 ans – on me prenait souvent pour une Indienne. Quand j’expliquais ce visage – j’avais fini par résumer ce pan historique en une phrase, « mes ancêtres indiens ont remplacé les esclaves noirs dans les champs de canne » –, j’étais toujours étonnée que l’engagisme ne soit pas plus connu. Peut-être que ces moments étranges où il me fallait justifier ma couleur, ma figure, révéler mes origines, peut-être ces moments-là ont-ils fait naître en moi l’idée de mon premier roman ?
 
 
Au-delà des représentations documentées des Indiens « dociles », des Indiens « bons travailleurs », le camp, pour les engagés, est également un lieu où ils se sentent un peu protégés. Le système patriarcal à plusieurs niveaux (le propriétaire puis le contremaître puis le laboureur et, au bas de l’échelle, la femme) agit comme une écluse qui retiendrait ensemble ce monde. Le propriétaire domine, protège et paie ses employés ; le contremaître répond directement au propriétaire, surveille le travail du laboureur mais hors du travail, il est son égal et parfois un membre de sa famille ; le laboureur a peur de son propriétaire mais confiance dans son contremaître et peut prétendre, s’il travaille bien, à devenir lui-même contremaître ; la femme n’a pas de rôle autre que l’immense charge mentale et quotidienne du foyer et dépend directement de son mari/son père/son fils. Le « respect mutuel » qu’a évoqué Shiamdass est une illusion, je crois. Ce système « plantationaire » ne fonctionne que par le jeu de dominants-dominés et comme dans un engrenage, il faut de l’eau, de l’huile, un lubrifiant quelconque pour que la machine avance. C’est ce jus qui est appelé docilité, respect mutuel, entente, obéissance ou je ne sais quoi encore. 


Mes parents et mes grands-parents me transmettaient des connaissances et des savoir-faire qu’ils jugeaient utiles pour ma vie future. Ils éliminaient au fur et à mesure certains savoirs ou coutumes, comme la manière d’utiliser cette roche cari par exemple ou certaines recettes de cuisine trop compliquées. Ce « délestage » graduel n’est pas extraordinaire chez les descendants de déplacés ou d’exilés. Ils font, de manière instinctive, un choix entre ce qu’il faut garder de sa culture originelle et ce dont on peut se passer. C’est quasiment un choix de survie, basé sur ce qu’ils imaginent être le monde dans lequel leurs enfants évolueront et pour lequel ces derniers doivent être préparés.

 

 

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