samedi 24 juin 2023

[Lemaitre, Pierre] Les années glorieuses 2 - Le silence et la colère

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le silence et la colère

Auteur : Pierre LEMAITRE

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 592

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Après l'immense succès du Grand Monde
Un ogre de béton, une vilaine chute dans l’escalier, le Salon des arts ménagers, une grossesse problématique, la miraculée du Charleville-Paris, la propreté des Françaises, « Savons du  Levant, Savons des Gagnants », les lapins du laboratoire Delaveau, vingt mille francs de la main à la main, une affaire judiciaire relancée, la mort d’un village, le mystérieux professeur Keller, un boxeur amoureux, les nécessités du progrès, le chat Joseph, l’inexorable montée des eaux, une vendeuse aux yeux gris, la confession de l’ingénieur Destouches, un accident de voiture. Et trois histoires d’amour.
Un roman virtuose de Pierre Lemaitre

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né à Paris, Pierre Lemaitre a enseigné aux adultes, notamment les littératures française et américaine, l’analyse littéraire et la culture générale. Il est aujourd’hui écrivain et scénariste. Ses romans ont été récompensés par de nombreux prix littéraires nationaux et internationaux. En 2013, le prix Goncourt lui est décerné pour Au revoir là-haut, premier volet de sa trilogie Les Enfants du désastre (Au revoir là-haut, Couleurs de l’incendie, Miroir de nos peines). En 2018, il a reçu le César de la meilleure adaptation avec Albert Dupontel pour ce même roman.

 

 

Avis :

Après Le Grand Monde qui ouvrait l’an dernier la trilogie des Années Glorieuses, l’on retrouve la famille Pelletier comme si l’on venait juste de la quitter. Quatre ans se sont écoulés depuis l’épilogue du premier tome, et, en cette année 1952, la reconstruction d’après-guerre s’achevant en même temps que bientôt la guerre d’Indochine, la narration se recentre sur les mutations sociales de la France qui, en ce début des Trente Glorieuses, quarante ans après les Etats-Unis, fait son entrée dans la société de consommation.

Pendant que Louis, toujours à la tête de sa savonnerie à Beyrouth, se prend de passion pour la boxe où l’un de ses ouvriers s’est mis en tête de percer, son épouse Angèle suit avec inquiétude le parcours de leurs trois enfants installés à Paris. Jean, toujours aussi mal marié et plus que jamais aux prises avec sa violence intérieure, œuvre à l’ouverture d’un grand magasin de prêt à porter bon marché, que le lecteur, amusé, associera volontiers au concept de l’enseigne Tati. François poursuit avec succès sa carrière à la rubrique faits divers du journal qui l’emploie, tandis qu’Hélène, engagée dans la profession de reporter-photographe, doit se frayer un chemin dans un monde d’hommes. Là encore, les clins d’oeil abondent, amenant à l’esprit le journal Paris-Match ou le magazine Elle, et évoquant même directement Françoise Giroud, dont un article sur l’hygiène des Françaises est reproduit en annexe du livre, ou le vrai village de Tignes, qui, comme dans le roman, tenta de résister à la destruction et à l’engloutissement promis par la construction d’un barrage hydroélectrique.

Mêlant avec dextérité tout un bouquet d’intrigues pimentées de suspense – l’étau se resserre notamment autour du tueur en série qui sévit depuis le début de la trilogie – et démultipliant ainsi l’addiction du lecteur, le récit épouse le tourbillon foisonnant de la vie et ne cesse de rebondir, sans baisse de rythme ni de crédibilité, pour mieux nous attacher à ses personnages, suffisamment bien campés pour convaincre et prendre vie. Mais que l’on ne s’y méprenne pas : sous ces apparences plaisantes de divertissement facile, le propos se colore souvent de gravité, touchant notamment du doigt la colère, de plus en plus mal rentrée, d’une génération de femmes à l’orée de la conquête de leur indépendance.

Si Geneviève, l’épouse de Jean, en est encore à une révolte inconsciente qui la transforme en terrible mégère, obstinée à lui faire payer sa souffrance « de n’être pas un homme » en se sabordant dans un rôle marital et maternel dont elle ne se satisfait pas, d’autres femmes commencent, encore silencieusement, à se battre pour leur liberté professionnelle et affective. Elles ont encore un long chemin à parcourir, preuves en sont la précarité et l’injustice qui déclenchent les grèves d’ouvrières, et, de manière plus spectaculaire encore, la chasse aux avortées et aux médecins avorteurs qui se poursuit alors dans la continuité des lois de Vichy. Si, depuis la Libération, l’avortement n’est plus passible de la peine de mort, il reste un délit traqué par des brigades policières spécialisées.

Tout aussi prenant et bien mené que le premier, ce deuxième opus de la dernière trilogie en date de Pierre Lemaitre ne déroge pas à la règle qui rend si remarquables les romans de l'auteur : le noyau central de son histoire, avec ses personnages et leur ressenti individuel, n’est que le prétexte d’une peinture beaucoup plus large d’une époque et de son contexte social, débouchant elle-même sur des perspectives sociétales d’une portée universelle. Alors quand l’intérêt se conjugue aussi bien au plaisir de lecture, l’on ne peut, naturellement, qu’attendre avec la plus grande impatience le prochain rendez-vous avec la famille Pelletier. (4/5)

 

 

Citations :

Geneviève estimait jouir d’une indiscutable supériorité sur Hélène et sur Nine : elle était mariée et attendait son deuxième enfant tandis que ces deux-là pouvaient se prétendre plus belles que les autres, c’étaient « des vieilles filles et voilà tout ! La Hélène, vingt-trois ans toujours célibataire, elle peut faire la fière, celle-là ! Quant à la sourdingue, elle c’est encore pire, elle a coiffé sainte Catherine ! On aurait dû lui offrir un chapeau avec des clochettes, ça ne l’aurait pas beaucoup dérangée… ». Ravie par toutes ces belles pensées, Geneviève croisait ses petites mains potelées sur la table et souriait aimablement, c’est ce qu’on fait quand on est en famille.


— Ah bon ? enchaînait-elle. Mais comment ça, elles sont sales, qu’est-ce que ça veut dire ?
— Je n’ai pas lu les articles, répondit François, ça paraîtra lundi. Mais on ne publie que des choses très documentées et le jugement est sans appel : les Françaises sont négligées.
Geneviève croisa les bras, méfiante.
— Parce que les Boches sont plus propres, peut-être !
— Les Allemandes, je ne sais pas s’il en sera question dans la série…
— Quelle série ? demanda Jean que la nouvelle du Charleville-Paris avait ébranlé.
— Des articles sur la propreté des Françaises, précisa François. Un par jour, pendant une semaine. Le patron garde le contenu jalousement, il s’attend à un tollé et je pense que c’est ce qu’il veut.
— J’espère qu’il y aura un second volet sur la propreté des hommes.
Toutes les têtes se tournèrent vers Nine dont la voix, menue comme sa personne, savait toutefois se faire entendre. Elle sourit gentiment en expliquant :
— Étant donné qu’elles s’occupent de leur linge, je vois mal comment des épouses sales feraient des maris propres…


La famille était réunie au grand complet pour la première fois depuis un an. Dans ces occasions, chacun mesure le temps à son aune. On relève la manière dont les autres vieillissent, on se rassure, on s’inquiète, c’est un moment triste et heureux, on se regarde, on se reconnaît, mais tout a changé.


Si l’avortement était une affaire de femmes, sa répression restait principalement une affaire d’hommes.
Il ne suffisait pas que nombre d’entre elles risquent la stérilité, il fallait encore qu’elles encourent des amendes et des peines de prison. Le législateur de 1939, qui avait accru la répression, fut bientôt semé par celui de 1942, un champion celui-là, qui éleva l’avortement au rang de crime contre la sûreté de l’État, la peine de mort n’était plus exclue pour les avorteurs comme en firent l’expérience Marie-Louise Giraud et Désiré Pioge en 1943, tous deux guillotinés. Au cours de ces années sombres, aiguillonné par l’Alliance nationale contre la dépopulation, une association de natalistes exaltés, notre législateur, très imaginatif, imagina même de sanctionner… sans preuve ! Le fait d’avoir tenté un avortement même si l’on n’en trouvait aucune trace vous faisait délinquante. En matière de droit, il était difficile de faire mieux.
 
 
Le plus sûr moyen de réprimer l’avortement consistant à décourager ceux qui le pratiquaient, les médecins, les sages-femmes risquaient des peines de prison ferme, des amendes considérables et la suspension voire l’interdiction définitive d’exercer. Étonnamment, ce n’est pas sous le régime de Vichy que la répression de ce « fléau social » avait été la plus vive mais… à la Libération. En 1946, on comptait mille comparants de plus qu’en 1943…


C’est ainsi que l’inspecteur venait jusque dans les étages interroger les patientes aux premières heures du matin, s’enquérir de leur grossesse malheureuse, remonter à la date de la conception, leur faire détailler les circonstances exactes de la fausse couche qui les avait conduites ici, les cuisiner sur leur désir d’enfant, leurs rapports avec leur mari, supputer un amant, leur rappeler parfois qu’elles avaient déjà procédé à un curetage (il n’était pas rare qu’il se fasse monter les registres des années précédentes), les menacer d’une expertise médicale, mentionner la peine qu’elles encouraient en cas de fausse déclaration, souligner ce que risquaient les complices, mari, mère, voisines, sœurs, exiger le nom de… Les deux minutes se transformaient alors en un long interrogatoire serré qu’enduraient des femmes terrifiées qui avaient subi un curetage, n’avaient quasiment pas dormi depuis une trentaine d’heures et qui souvent pleuraient parce qu’elles avaient perdu le bébé qu’elles espéraient, ce que Palmari mettait la plupart du temps sur le compte de la dissimulation.


Notre inconscient nous écoute, la réciproque est rare.

 

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