dimanche 18 juin 2023

[Makine, Andreï] L'ancien calendrier d'un amour

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : L'ancien calendrier d'un amour

Auteur : Andreï MAKINE

Parution :  2023 (Grasset)

Pages : 198

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

«  Qu’importe l’éternité de la damnation à qui a trouvé dans une seconde l’infini de la jouissance.  » (Baudelaire) 
Tel serait l’esprit de cette saga lapidaire – un siècle de fureur et de sang que va traverser Valdas Bataeff en affrontant, tout jeune, les événements tragiques de son époque. Au plus fort de la tempête, il parvient à s’arracher à la cruauté du monde  : un amour clandestin dans une parenthèse enchantée, entre l’ancien calendrier de la Russie impériale et la nouvelle chronologie imposée par les «  constructeurs de l’avenir radieux  ».
Chef-d’œuvre de concision, ce roman sur la trahison, le sacrifice et la rédemption nous fait revivre, à hauteur d’homme, les drames de la grande Histoire : révolutions, conflits mondiaux, déchirements de l’après-guerre. Pourtant, une trame secrète, au-delà des atroces comédies humaines, nous libère de leur emprise et rend infinie la fragile brièveté d’un amour blessé.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1957 à Krasnoïarsk, Andreï Makine, de l’Académie française,  est l’auteur d’une œuvre importante et multiprimée : prix Goncourt, prix Goncourt des lycéens et prix Médicis pour Le testament français en 1995, grande médaille de la francophonie en 2000, grand prix RTL-Lire pour La musique d’une vie en 2001, Prix Prince Pierre de Monaco pour l’ensemble de son œuvre en 2005, prix Casanova pour Une femme aimée en 2013. Il a publié chez Grasset L'Ami arménien, prix des Romancières en 2021.

 

 

Avis :

En 1582, le pape Grégoire XIII promulguait le passage du calendrier julien au calendrier grégorien, occasionnant un rattrapage de dix jours sur le retard pris, au rythme d’un jour par siècle, sur l’heure solaire. Les pays récusant l’autorité papale ignorèrent longtemps cette réforme. En Russie, le changement n’intervint qu’après la révolution de 1917, supprimant alors d’un coup treize jours du calendrier : en 1918, on sauta directement du 31 janvier au 14 février.

C’est également pendant une dizaine de jours, comme sortis de l’écoulement habituel du temps, en une courte suspension entre le passé et l’avenir à l’image de cet écart entre l’ancien et le nouveau calendrier, que Valdas Bataeff a vécu l’aussi bref qu’éternel amour de sa vie, une parenthèse enchantée aussitôt refermée par la violence de l’Histoire, mais qui, maintenant qu’au soir de son existence il ne se nourrit plus guère que de nostalgie, lui apparaît clairement comme le seul moment où il a été « véritablement vivant ».

Le narrateur fait par hasard sa connaissance en 1991, alors que, se promenant dans un cimetière suspendu entre ciel et mer sur les hauteurs de Nice, il se prend à lier conversation avec le vieil homme, nimbé de la brume de ses souvenirs en même temps que des effluves de son cigare. Nous voilà plongés dans la mémoire de ce Russe blanc, né au tournant du XXe siècle dans une famille aristocratique de Saint-Pétersbourg. Alors qu’à quinze ans, découvrant les mensonges et les trahisons de sa jeune belle-mère adultère, il prend conscience des forces qui, comme dans les pièces de théâtre dont les siens sont férus, font tourner le monde - « l’attirance des corps, le pouvoir de l’argent » -, il entrevoit aussi, au travers de la belle et obsédante Taïa, serveuse de bar de cinq ans son aînée subrepticement croisée lors d’un été sur les bords de la mer Noire où elle se prête aventureusement à la contrebande de tabac, une autre forme de vie, « affranchie des lois de ce monde ».

Ce n’est pourtant que bien plus tard, comme dans un aparté volé à la tourmente de l’Histoire et coïncidant symboliquement à cette brève fenêtre de temps égarée entre les deux calendriers, que « l’éveil sensuel » provoqué par Taïa chez Valdas finit par éclore en véritable passion amoureuse. La Grande Guerre, puis la Révolution ont mis la Russie à feu et à sang. Blessé et de retour en Crimée dans un uniforme de l’armée blanche en déroute, le jeune homme ne vivra que quelques jours d’un amour partagé, fou et inoubliable, auprès de cette femme tant fantasmée et miraculeusement retrouvée. Une poignée de jours que la mort et l’exil ne pourront effacer, et qui, à jamais hors du temps, suffiront à illuminer sa vie entière : « Ne dites jamais, avec reproche : ce n’est plus ! Mais dites toujours, avec gratitude : ce fut. »

Andreï Makine nous livre un texte bref et intense, à l’écriture ciselée, mélancolique et émouvante, où, au vacarme d’un monde occupé à ses guerres et à ses cruautés, répondent les confidences chuchotées d’un vieil homme tout entier habité par l’essentiel et fragile instant d’un amour inoubliable, joliment symbolisé par cette curieuse inclusion hors du temps, perdue entre deux calendriers. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Ne dites jamais, avec reproche : ce n’est plus !        
Mais dites toujours, avec gratitude : ce fut.


Ressortant dans la rue, il vit la pancarte « Comité d’épuration de classe » et aussi l’annonce d’un « conseil militaire », le 7 novembre.
« C’est dans deux semaines. On a le temps de souffler », plaisanta-t-il. Taïa sourit, gênée de le détromper :
« Non, le 7, c’est aujourd’hui… »
Valdas se tapota le front, poussant un petit rire.
« Je ne m’habituerai jamais à ce nouveau calendrier ! »
Il se souvenait vaguement d’une avancée de deux semaines qu’en 1918, les Rouges avaient imposée à la chronologie, passant du calendrier julien au calendrier grégorien, pour renouer avec « le temps dans lequel vivaient les pays civilisés », selon Lénine. Ce temps « civilisé », pensait Valdas, n’avait pas empêché tous ces beaux pays, fiers de leur culture, de s’entre-tuer pendant cinq interminables années…


Un jour, ils revinrent faire leur « récolte » dans cette plaine qui contenait plus d’acier que de semences. Le temps était doux et, au loin, la mer découvrait son immensité argentée qui donnait le vertige. La tiédeur rappelait le printemps, le renouveau d’une vie. Ils auraient pu, pensaient-ils, ne jamais quitter ce champ des derniers épis. Ou, mieux encore, emporter son calme loin du nouveau calendrier, de ses mensonges et de sa brutalité.


Valdas avait une impression étrange d’avoir été peu marqué par les deux décennies, malgré ses blessures et ses années de « galère ». Comme si, au lieu de suivre le décompte du temps, il s’était égaré dans une journée ensoleillée d’octobre 1920, « entre deux calendriers » – en compagnie de Taïa, une présence qui n’avait pas du tout été affectée par l’âge !


Immobile, il passa de longues heures, face à sa table à dessin. La mystérieuse pérennité de ce qu’il avait vécu avec Taïa faisait de lui un éternel étranger aux yeux des autres. Et les femmes qui l’approchaient avaient raison de s’éloigner et de rompre. Il ressemblait à un navire échoué dont on ne voyait que les mâts se dresser au-dessus des vagues. Maigre promesse de navigation à deux.


Valdas comprenait ce calcul, mais de plus en plus souvent, en observant la vie des autres, il ressentait pour eux une véritable compassion. C’étaient des existences tranquilles, souvent confortables, munies d’excellentes relations, et pourtant, dépourvues d’une richesse essentielle : la chance d’avoir connu une vie selon l’ancien calendrier.
 
 
Non, ce n’était pas Holtzer qui avait dénoncé Valdas mais un tout jeune homme, un simple « agent de liaison » qui escomptait être bien rémunéré par les Allemands.
« C’est même plus compréhensible qu’une trahison sous les menaces et les coups, expliqua Holtzer. On n’imagine jamais le nombre de gens qui seraient prêts à trahir pour se payer un dîner ou épater une jeune femme… C’est ce que ce gars avait obtenu. »


« Bien sûr, tu diras : voilà la meilleure preuve que Dieu nous a délaissés. Sinon, comment expliquer toutes ces guerres ou ne serait-ce que le visage mutilé de ce gars qui ne doit pas être coupable de péchés bien lourds. Pourquoi le frapper ? Pour satisfaire quelle logique ? »         
Il continua à parler, toujours sur un ton de justification agacée. Par amour, Dieu accordait à l’homme le loisir de commettre le mal. Et notre faible cerveau ne pouvait pas prévoir à quelle sublime harmonie conduisaient les souffrances que nous devions accepter !


« Ce que tu as vécu… je parle de ces journées au bord de la mer Noire, c’était… le sens même de la vie. Cet amour à l’écart du temps, c’est ce que nous devrions tous espérer ! Le seul qui nous est véritablement offert par Dieu. Mais nous sommes rarement capables de le recevoir. »
Il se tut, avec l’impression de découvrir ce qu’il venait de dire. Dans un afflux de paroles dont la sincérité douloureuse frappa Valdas, il s’exclama :
« Cette chance est donnée à chacun de nous, à tout âge, mais nous avons peur d’y croire, cet amour paraît trop fragile à notre soif d’exister. Nous l’abandonnons au profit d’attachements qui ont l’air plus solides. Et la suite, tu la connais : toujours cette envie de rattraper un retard, le désir de désirer et, à la fin, le sentiment d’un très grand vide. Et pourtant, nous avons tous notre champ des derniers épis… »

 

 

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