lundi 29 novembre 2021

[Castellanos Moya, Horacio] La diablesse dans son miroir

 


 
 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : La diablesse en son miroir
           (La diabla en el espejo)

Auteur : Horacio CASTELLANOS MOYA

Traducteur : André GABASTOU

Parution : en espagnol (Salvador) en 2000,
                   en français (Métailié) en 2021

Pages : 156

 

 

 
 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Au début des années 90 à San Salvador, Olga María Trabanino est froidement assassinée d’une balle dans la tête. Qui peut donc avoir voulu la mort de cette jeune femme apparemment sans histoires ? Au fil de l’enquête, sa meilleure amie, Laura, cancanière, hystérique et jalouse, découvre incrédule tout ce qu’elle lui avait caché : son passé, ses fréquentations, ses vices… Le portrait qui se dessine alors est celui de la bourgeoisie tout entière, qui abrite ses turpitudes et sa corruption sous le masque impavide de la respectabilité.

Le jour où l’assassin s’évade de prison, elle voit le piège se refermer sur elle.

Avec cette intrigue menée d’une plume haletante, l’auteur poursuit sa radiographie au vitriol de la société latino-américaine, gangrenée par les luttes politiques et le trafic de drogue. 
Sex and the City
vu par Thomas Bernhard.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Horacio CASTELLANOS MOYA est né en 1957 à Tegucigalpa, au Honduras. Il grandit et fait ses études au Salvador et s'exile à partir de 1979 dans de nombreux pays. Il enseigne aujourd'hui à l'université de l'Iowa. Il a écrit douze romans, qui lui ont valu de nombreux prix, des menaces de mort et une reconnaissance internationale. 

 

 

Avis :

Lorsqu’Olga Maria Trabanino est froidement abattue chez elle, dans sa riche villa de San Salvador, son amie Laura Ribera, indignée de voir l’enquête piétiner, se sent en devoir de s’en mêler. Ses découvertes sur la vie privée de la victime, et l’imbroglio des enjeux dont elle prend conscience autour de celle-ci, finissent par la mettre elle-même en danger.

Long monologue intérieur de Laura, le récit nous fait entrer dans la tête d’une jeune femme de la bourgeoisie salvadorienne, encore sous le choc de l’assassinat commandité à l’encontre de son amie. Son bavardage oiseux et prétentieux témoigne initialement, par sa morgue incrédule, d’un sentiment d’outrage bien plus que de frayeur. Le meurtre de l’une d’entre elles a l’impensable brutalité d’un pavé dans la vitre, qui protégeait jusqu’ici leur existence d’en haut, du méprisable chaos d’en bas. Qui plus est, l’enquête a l’inconcevable impudence de s’intéresser à leur milieu, jusqu’ici naïvement synonyme pour Laura d’une aisance si naturelle qu’il ne lui était jamais venu à l’idée de penser à sa provenance. Outrée, notre prétentieuse et assez méchante innocente ouvre néanmoins peu peu les yeux, découvrant d’abord, dans un sursaut de colère et de jalousie, les infidélités croisées de son amie et de ses amants, puis, dans un trouble de plus en plus affolé, alors qu’un scandale financier vient soudain éclabousser tout ce beau monde, l’effrayant enchevêtrement des intérêts et des intrigues dans une société corrompue jusqu’à la moelle.

Une ironie presque mauvaise accompagne le dessillement du lecteur en même temps que de Laura. Et c’est bien une forme de dégoût qui transpire de cette malodorante description de l’élite salvadorienne, dont on ne doute pas un instant qu’elle soit l’exact reflet d’une réalité qui a contraint l’auteur, menacé de mort, à l’exil. Profondément original, le parti-pris narratif s’avère toutefois à double tranchant. S’il permet d’épouser habilement les pensées de son personnage, peu à peu déstabilisé jusqu’à en sombrer, il risque aussi de noyer le lecteur dans l’écoeurement d’une logorrhée, d’abord exaspérante d’arrogance et de frivolité stupide, puis déconcertante d’absurdité paranoïaque. Une lassitude et la hâte d’en finir au plus vite m’ont ainsi d’autant plus rapidement envahie, gâchant inexorablement mon plaisir de lecture, que l’intelligence et l’intérêt du roman ne m’ont vraiment sauté aux yeux qu’une fois l’étonnement de son dénouement retombé. Car alors, certes, vous ne connaîtrez pas le fin mot de l’histoire, mais vous comprendrez enfin, vu l’état de pourriture ambiant, que cela n’aurait servi de rien, de toute façon. (2/5)

 

Citation :

Je ne comprends pas pourquoi il n’y a pas de cimetières dans les endroits respectables. Ils sont tous très loin et perdus, ma belle, entourés de quartiers dangereux. À vrai dire, cette ville est infectée d’endroits marginaux. C’est ce que m’a dit Diana qui s’étonnait que les quartiers des gens respectables se retrouvent presque tous entourés par des endroits marginaux, par la pauvreté qui engendre la délinquance. C’est pourquoi il est si facile de tuer une femme sans que personne lève le petit doigt, comme ça s’est passé pour Olga María : les délinquants commettent leur mauvais coup et retournent immédiatement dans leurs tanières. Il y a des villes où ce n’est pas comme ça : on vit dans un endroit et les malfaiteurs dans un autre, à plusieurs milles de distance, comme il se doit. Mais dans ce pays, tout se touche. Olga María elle-même m’a montré à l’entrée de son quartier, à deux pas des taudis, trois maisons contiguës, aux murs mitoyens : dans l’une, il y a une école primaire ; dans la suivante, un bordel ; et dans la dernière, une église évangélique. Tu t’imagines ! Une folie.

 

samedi 27 novembre 2021

[Billard, Alain] La belle histoire des cathédrales

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La belle histoire des cathédrales

Auteur : Alain BILLARD

Editeur : De Boeck / Adapt-Snes

Parution : 2021

Pages : 320

 

 
 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

Prouesses architecturales de la démesure, les cathédrales sont des symboles puissants de la vie spirituelle. Chargées d’histoire, elles sont le meilleur témoignage du savoir-faire des hommes et de la détermination de leurs commanditaires. Elles auraient toutes un air de famille et ce n’est pas fortuit car leur architecture est intimement liée à une même démarche de conception initiée progressivement depuis l’antiquité.

Rédigé par un architecte passionné d’histoire et de vulgarisation, ce panorama chronologique résume, par fiches de deux pages largement illustrées, l’évolution architecturale de ces cathédrales jusqu’aux projets contemporains les plus fous.
Viendront se mêler aux dates clés de ces édifices : témoignages artistiques (peinture, littérature, cinéma…), faits divers (effondrements, incendies, tremblements de terre…), industrialisation (carrières de pierre, forêts, utilisation de l’acier et du béton…) ou bien grands hommes influents (Suger, Gaudi, Perret…).

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Architecte, Alain Billard a enseigné à l'Ensap-Bordeaux et à l'Ensa-Paris/Belleville. Ingénieur de formation et docteur en archéologie, il a exercé un rôle d'expert ou de chargé de mission auprès du ministère de la Culture. Invité dans de nombreux colloques internationaux pour traiter de l'enseignement de la construction et, par ailleurs, de la stabilité des bâtiments anciens, il est aussi l'auteur de nombreux manuels techniques coédités par les éditions Eyrolles et l'Afnor.

 

Avis :

C’est en 313, avec l’édit de Constantin qui accorde la liberté de culte à toutes les religions, que commence l’histoire des cathédrales, construites pour accueillir la cathèdre des évêques de chaque diocèse. Des humbles abbatiales mérovingiennes aux grandes églises cathédrales romanes puis gothiques, de leur réinvention à la Renaissance à une succession de styles nouveaux jusqu’à la fin du XIXe siècle et, enfin, à la révolution esthétique contemporaine, leur conception et leur édification n’ont cessé d’évoluer, donnant le jour à des monuments souvent impressionnants, voire même inouïs, reflets de la pensée et du savoir de leur époque.

Rythmé par des fiches en doubles pages alliant textes et photographies, le tout échelonné sur une frise chronologique courant sur sept périodes majeures, ce livre retrace deux millénaires d’évolution architecturale, qui intéresseront autant les passionnés que les néophytes. Car, si ces derniers ne profiteront sans doute pas complètement de tous les commentaires, dont la tonalité nettement technique trahit clairement la passion et l’expertise de l’architecte chez l’auteur, ils n’en trouveront pas moins grand intérêt à la très parlante observation chronologique, qui leur permettra de replacer, dans le temps et par tendances, les édifices qu’ils connaissent déjà, qu’ils ont peut-être même visités, ou qu’ils découvrent ici au travers de clichés photographiques choisis. Particulièrement significatives des prouesses techniques et de leur exploitation esthétique et artistique, ces images sont l’occasion d’un émerveillement renouvelé à chaque page, et ne manqueront pas de susciter l’envie d’aller voir et revoir ces impressionnants et émouvants chefs d’oeuvre.

La mise en page sobre et lisible, la frise chronologique en haut de chaque double page, les renvois utilement disposés pour permettre une lecture thématique, la limpidité du glossaire, ainsi que les pages d’introduction et de conclusion qui ponctuent chaque section, contribuent efficacement à la clarté de cet ouvrage didactique. Aux explications essentiellement consacrées à l’évolution des compétences et du savoir-faire des concepteurs et des bâtisseurs, répondent les magnifiques illustrations exposant leur exploitation esthétique et artistique, et quelques pistes de réflexion sur la portée politique, socio-économique et, ici, sacrée, de l’architecture.

Cet ouvrage de qualité, aussi pointu dans les connaissances partagées que facilement abordable dans sa présentation abondamment illustrée, est à même de séduire un large public. Il intéressera tout particulièrement les lecteurs, soit déjà avertis, soit simplement curieux, de l’évolution des savoirs architecturaux et de son impact sur la créativité esthétique et artistique. (4/5)

 

 

Citations :

Extraits de leur milieu d’origine, les matériaux naturels ont un cycle de vie abrégé. La résistance du bois ou d’une pierre ne se calcule pas, elle s’estime car il s’agit d’un matériau mourant. Pour cette raison, le tailleur de pierre observe et sonne son bloc avant le premier coup de ciseau : il le frappe avec une massette, un marteau à long manche, pour tester sa solidité ; le son que le bloc émet le renseigne sur la densité de la pierre, sa solidité ou sa fragilité.

L’expression du sacré est certainement la quête la plus difficile à laquelle soit confrontée depuis toujours la sensibilité humaine ; il ne suffit pas de donner à un bâtiment l’image d’une salle de spectacle ni de l’installer au point le plus en vue d’une cité ou le plus fréquenté, voire le plus immédiatement accessible, ni d’en faire une œuvre d’art aux couleurs et aux formes chargées de valeurs esthétiques, ni même de l’indiquer d’une pancarte signalétique ou d’une croix pour en faire une église. Cette architecture se doit d’être porteuse de sens.

De l’Atlantique à la mer Caspienne et au-delà, de l’Egypte à la mer du Nord, l’empire romain a marqué son autorité en imposant le même dessin d’architecture à ses cirques, ses théâtres, ses thermes, ses arcs de triomphe, ses basiliques et ses forums. Toutes les civilisations ont fait et continuent de faire la même chose sur les territoires et les peuples qu’elles entendent maîtriser.

En Europe, les voyageurs disent qu’aux mêmes époques les cathédrales qu’ils visitent se ressemblent toutes. Pourquoi ? Parce que l’architecture est un lien dans la succession des étapes dans la pensée de l’homme. A un moment donné de l’histoire, elle ancre la civilisation dans une pensée globale de référence. C’est elle qui forge l’éducation, la culture, les savoir-vivre mais aussi la conception de la vie politique, économique et sociale ; elle n’est pas unique mais unificatrice.


 

jeudi 25 novembre 2021

[Flaten, Isabelle] La folie de ma mère

 


 
 

 

J'ai beaucoup aimé

Titre : La folie de ma mère

Auteur : Isabelle FLATEN

Parution : 2021 (Le Nouvel Attila)

Pages : 128

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Et si tout souvenir de famille n’était que fiction ? Une femme découvre une fois devenue adulte qu’elle est née de père inconnu. Une double enquête commence, à la fois sur l’identité de son père mais aussi sur les raisons du mensonge de sa mère. Chaque parcelle de la vie de cette mère excessive et trouble, professeure de collège libertaire, cache une ombre lourde de sens. Un récit pudique et sobre, où la force des souvenirs d’enfance emporte le lecteur dans un rire noir omniprésent.
 

   

Un mot sur l'auteur :

Isabelle Flaten est née à Strasbourg en 1957. Elle a publié 7 romans et reçu le prix Erckmann-Chatrian 2019 pour Adelphe.

 

 

Avis :

Dans un récit qui s’adresse à sa mère morte, l’auteur raconte au temps présent leur impossible et chaotique relation, au fur et à mesure que cette femme excessive et bipolaire s’enfonce de plus en plus nettement dans la folie.

L’anormalité de cette relation mère-fille est posée dès le désarçonnant incipit. « Une dame me propose un yaourt. Elle a l’air gentille. Je plonge la petite cuillère dans le pot. La dame m’arrête : on dit merci maman. » L’auteur a trois ans, ne connaît du mari de sa mère que ses torgnoles, puis sa disparition prématurée. Lui reste les extravagances et les contradictions d’une mère qui la néglige, absorbée qu’elle est par son mode de vie féministe et libertaire, marqué par l’instabilité et par l’exaltation de l’utopie. Tantôt trimballée comme un paquet au fil d’incessants va-et-vient entre Paris et Strasbourg, tantôt remisée chez des parents, l’enfant grandit en marge d’un tourbillon où elle ne trouve pas sa place, au rythme d’une relation maternelle inadaptée, cyclothymique et terriblement dénuée d’écoute, qui fait des ravages sur sa jeune personnalité.

Démarrée à hauteur d’enfant, la narration épouse l’évolution du regard de l’adolescente, puis de la femme qui, à l’âge adulte, aura encore à prendre toute la mesure des mensonges qui auront jusqu’alors présidé à son existence. Dans ses efforts désespérés pour comprendre cette mère de plus en plus insaisissable, dont, par-dessus tout, elle continue à rechercher l’amour, elle ne pourra que se heurter à son impuissance à rejoindre cette femme dont les troubles psychiques et dépressifs ne cessent de croître, l’entraînant inexorablement sur la terrible pente de la folie. Ne resteront bientôt plus à la narratrice que les mots de ce récit, adressé à une ombre définitivement hors d’atteinte, pour exprimer enfin toute sa souffrance, ses interrogations, et son amour manqué.

Le résultat est un livre d’une grande beauté, qui, sans rancune ni pathos, explore dans un élan de compassion douloureuse le gouffre qui n’a finalement avalé que l’une de ces deux femmes maladroitement accrochées l’une à l’autre. Sauvée par les livres et l’écriture, c’est par ce biais que l'auteur trouve ici le moyen d’enfin jeter un pont entre elles deux, dans une bouleversante déclaration d’amour. (4/5)

 

Citations :

Une dame me propose un yaourt. Elle a l’air gentille. Je plonge la petite cuillère dans le pot. La dame m’arrête : on dit merci maman.

Je ne sais plus qui tu es, ni pourquoi tu fais tout ça. Et encore moins qui je suis. Sinon un truc bancal.

J’ai un refuge depuis toute petite, une forteresse, j’habite dans les livres. (...)
Pour le moment c’est un trésor, une nouvelle famille aux ramifications inépuisables qui me mènent dès mes douze ans aux Thibault de Roger Martin du Gard, aux Rougon-Macquart d’Émile Zola, à L’Enfance de Gorki, ou en des terres insoupçonnées, féroces, la Chine de Pearl Buck et de Lucien Bodard. Qui m’apportent aussi quelques déconvenues puisées dans ta bibliothèque, des romans abscons : Le Maître et Marguerite de Boulgakov vite lâché ou des livres qui n'en sont pas : La Métamorphose de Kafka, l’histoire d’un type qui se prend pour un cancrelat, en devient un pour de vrai, une sorte de monstre qui se nourrit de pourriture et qui forcément dégoûte et effraie tout le monde. Moi la première : je déteste les insectes et ne vois pas l’intérêt de raconter des bêtises pareilles. Dans d’autres romans comme Madame Bovary ou Anna Karénine, des hommes et des femmes s’embrassent, se déshabillent et puis plus rien. À la page suivante ils sont rhabillés et prennent le petit déjeuner. Après ils montent à cheval et pour finir il la quitte et elle se tue. Je me promets de ne jamais tomber amoureuse. Mais je lis sans cesse. C’est ma grande aventure, un frisson au tournant de la première page, souvent l’émerveillement au bout de la route et l’empreinte du voyage qui colle au corps comme une seconde peau. Et il en est toujours ainsi, les portes des librairies se confondent avec celles du paradis.

Tu es soumise à une force mystérieuse dont tu ne saisis pas l’essence, la raison de tout ceci. Tu n’y peux rien, la vie t’est insupportable, tu voudrais disparaître. Et moi qui voudrais te ressusciter, te retrouver telle que tu m’es apparue si souvent, heureuse d’exister. Qui donnerait tout pour déloger ce diable qui t’empêche d’être toi, faire resurgir ta véritable nature, la femme généreuse, enjouée et facile à vivre que tu peux être quand l’enfer t’offre un répit.

Souvent je rêve de te ressusciter, que nous puissions vivre ensemble tout ce que nous n’avons pas vécu. 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

mardi 23 novembre 2021

[Barbey d'Aurevilly, Jules] L'ensorcelée

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'ensorcelée

Auteur : Jules BARBEY D'AUREVILLY

Parution : Originale en 1852,
                  Gallimard (Folio classique) en 1977

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Les lendemains de la Chouannerie. Dans une atmosphère de campagne barbare où interviennent des pâtres jeteurs de sorts et des vieilles femmes hantées par le souvenir de leurs débauches, Jeanne Le Hardouey, une aristocrate claudélienne mésalliée d'âme et de corps à un acquéreur de biens nationaux, est «ensorcelée» par un prêtre, l'abbé de La Croix-Jugan qui a tenté de se suicider par désespoir de la cause perdue et dont le visage monstrueux porte la trace des tortures que lui ont fait subir les Bleus.

«J'ai tâché, disait Barbey, de faire du Shakespeare dans un fossé du Contentin.»
On trouvera Jeanne noyée dans un lavoir et Jéhoël de La Croix-Jugan sera tué d'une balle inconnue au moment où, relevé d'interdit, il célèbre sa première messe dans l'église de Blanchelande. Au lecteur de découvrir le meurtrier.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Jules Amédée Barbey d'Aurevilly (1808-1889) est originaire du Cotentin. Romancier, nouvelliste, essayiste, poète, critique littéraire, journaliste, dandy et polémiste, il fut surnommé "Le Connétable des lettres". Son oeuvre la plus célèbre aujourd'hui est son recueil de nouvelles Les Diaboliques, où l'insolite et la transgression lui valurent d'être taxé d'immoralisme.

 

 

Avis :

Tandis qu’il chevauche de nuit à travers la lande de Lessay, alors de sinistre réputation dans le Cotentin, le narrateur entend de lointaines cloches. Son compagnon de route, Maître Tainnebouy, lui indique en frissonnant que, depuis un terrible drame survenu quelques décennies plus tôt, elles sonnent la messe de l’abbé de la Croix-Jugan, à l’abbaye de Blanchelande. Aussitôt, dans l’oppressante obscurité de ce désert humain réputé le théâtre d’étranges apparitions, il entreprend de raconter l’histoire maudite, devenue légende, de ce prêtre, ancien chouan, et de Jeanne-Madeleine de Feuardent.

Barbey d’Aurevilly est un maître conteur. Tout autant que la tension dramatique au coeur du récit, c’est la restitution soigneusement travaillée de l’atmosphère particulière de ce coin désolé du Cotentin qui donne toute sa saveur à son histoire, dans une mise en abyme propre à suggérer son authenticité. Ainsi, après une longue mise en bouche destinée à nous faire prendre la mesure de lieux en tous temps propices à la crainte et aux superstitions, il parvient à se poser en une sorte d’anthropologue familier de la campagne normande entre les 18e et 19e siècles, recueillant dans leur jus des propos révélateurs de l’âme du pays. Véridique ou pas, peu importe, la narration est convaincante. Tandis que sa verve élégante et poétique rivalise avec la savoureuse langue paysanne de ses personnages, se met en place un climat angoissant, baigné de fantastique, que l’on n’a aucune peine à penser représentatif des croyances qui pouvaient courir les campagnes à l’époque, dans une conception religieuse du monde.

Noir et mélancolique, peuplé de caractères déchus, stigmatisés par les épreuves et étreints par un indissoluble mal-être en cette période post-révolutionnaire, le roman prend forcément une dimension allégorique quand on connaît les positions monarchistes de Barbey d’Aurevilly. Construit autour d’un personnage monolithique et inaccessible, qui, atrocement puni pour sa fidélité à des idéaux d’un autre temps, entraîne malgré lui aux enfers un entourage qu’il fascine jusqu’au maléfice, ce livre désenchanté reflète le drame d'un auteur qui ne se reconnaît pas dans son époque et ne peut se départir de la nostalgie d’un passé irrémédiablement révolu. Un passé qui ressemblerait à la fois à ce fascinant prêtre maudit, et à une lande désolée, hantée par les seules âmes aussi perdues que la sienne…

De digressions en références historiques et en réflexions philosophiques, la plume enfiévrée de Barbey d’Aurevilly nous livre un récit addictif, impressionnant de verve et de puissance d’évocation, à la frontière du fantastique, et un frappant tableau de la campagne et des mentalités du Cotentin au début du 19e siècle. (4/5)

 

 

Citations :

La lande de Lessay est une des plus considérables de cette portion de Normandie qu'on appelle la presqu'île du Cotentin. (...) Placé entre La Haye-du-Puits et Coutances, ce désert normand, où l'on ne rencontrait ni arbres, ni maisons, ni haies, ni traces d'hommes ou de bêtes que celles du passant ou du troupeau du matin dans la poussière, s'il faisait sec, ou dans l'argile détrempée, s'il avait plu, déployait une grandeur de solitude et de tristesse désolée qu'il n'était pas facile d'oublier. (…) Dans l'opinion de tout le pays, c'était un passage redoutable...

 Si l'on en croyait les récits des charretiers qui s'y arrêtaient, la lande de Lessay était le théâtre des plus singulières apparitions. Dans le langage du pays, "il y revenait". Pour ces populations... braves et prudentes, qui s'arment de précautions et de courage contre un danger tangible et certain, c'était là le côté sinistre et menaçant de la lande, car l'imagination continuera... la puissante réalité.
 
Il ne voulait pas, il n’a jamais voulu inspirer à Jeanne de la haine ou de l’amour. La comtesse de Montsurvent m’a juré ses grands dieux que, malgré les bruits qui coururent, et dont maître Louis Tainnebouy avait été pour moi l’écho, elle le croyait parfaitement innocent du malheur de Jeanne. Seulement ce que la vieille comtesse croyait savoir, parce qu’elle avait connu l’ancien moine, les gens de Blanchelande l’ignoraient, et c’est surtout ce qu’on ne comprend pas qu’on explique. L’esprit humain se venge de ses ignorances par ses erreurs.

C’étaient toutes les deux ce qu’on appelle de ces langues bien pendues qui lapent avidement toutes les nouvelles et tous les propos d’une contrée et les rejettent tellement mêlés à leurs inventions de bavardes que le Diable, avec toute sa chimie, ne saurait comment s’y prendre pour les filtrer.

C’était une de ces âmes tout en esprit et en volonté, composées avec un éther implacable, dont la pureté tue, et qui n’étreignent, dans leurs ardeurs de feu blanc comme le feu mystique, que des choses invisibles, une cause, une idée, un pouvoir, une patrie ! Les femmes, leurs affections, leur destinée, ne pèsent rien dans les vastes mains de ces hommes, vides ou pleines des mondes qui les doivent remplir.

Quoiqu’il eût fait avec ses associés ce qu’on appelle de bonnes affaires, et qu’il eût lieu de se féliciter, maître Thomas Le Hardouey n’avait pas cependant, ce jour-là, dans son air et sur son visage, le je ne sais quoi d’inexprimable qui fait dire en toute sûreté de conscience et de coup d’œil : « Voilà un heureux coquin qui passe ! » Il est vrai qu’il n’avait jamais eu, ainsi que maître Louis Tainnebouy, une de ces physionomies gaies et franches qui sont comme la grande porte ouverte d’une âme où chacun peut entrer.

Il tenait assez bien le milieu de la lande, et son cheval marchait d’un bon pas. Il ne voulait pas que la nuit le prît dans ces parages, alors au plus fort de leur mauvaise renommée, et dont l’aspect trouble encore aujourd’hui les cœurs les plus intrépides. Fort avancé du côté de Blanchelande, il calculait, en éperonnant sa monture, ce qui lui restait de jour pour sortir de cette étendue, après que le soleil, qui n’était plus qu’un point d’or tremblant à cette place de l’horizon où la terre et le ciel, a dit un grand paysagiste, s’entrebaisent quand le temps est clair, aurait entièrement disparu. La journée, qui avait été magnifique et torride, finissait sur l’Océan grisâtre, sans transparence et sans mobilité, de cette lande déserte, avec la langoureuse majesté de mélancolie qu’a la fin du jour sur la pleine mer. Aucun être vivant, homme ou bête, n’animait ce plan morne, semblable à l’épaisse superficie d’une cuve qui aurait jeté les écumes d’une liqueur vermeille par-dessus ses bords, aux horizons. Un silence profond régnait sur ces espaces que le pas de la jument d’allure et le bourdonnement monotone de quelque taon, qui la mordait à la crinière, troublaient seuls.

 

Du même auteur sur ce blog :


 

 


 

dimanche 21 novembre 2021

[Nicolas, Grégory] Les fils du pêcheur

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les fils du pêcheur

Auteur : Grégory NICOLAS

Editeur : Les Escales

Parution : 2021

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

Alors que le narrateur vient d’apprendre qu’il sera bientôt père d’une petite fille, le téléphone sonne. À l’autre bout du fil, sa mère. Le bateau de son père, Jean, vient de sombrer « corps et biens ». Jamais Jean ne saura que sa petite-fille s’appellera Louise. Peut-être pour lui rendre hommage, peut-être pour apaiser son chagrin, le narrateur se met alors à écrire le roman de ce coquillier blanc et bleu, Ar c’hwil, né presque en même temps que lui. Derrière l’histoire du bateau, c’est celle du père, de ses peines et de ses drames qui se profile. Mais aussi celle d’une famille, faite d’amour filial et fraternel. Une famille simple, où la pudeur des sentiments est de mise. Une histoire intimement liée à celle de la Bretagne, de la pêche et des crises qui ont jalonné la seconde partie du xxe siècle.

À travers une chronique à la fois intime et sociale évoluant sur près de soixante ans, Grégory Nicolas rend hommage au courage des pêcheurs et de ceux qui les attendent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Grégory Nicolas est né en Bretagne en 1984. Après avoir travaillé en tant que caviste à Rennes et professeur des écoles à Paris, il se consacre désormais à l’écriture. Il est notamment l’auteur de Des histoires pour cent ans (Rue des Promenades, 2018 ; Pocket, 2020) et de Équipiers (Hugo Sport, 2019) qui a reçu le prix Antoine-Blondin.

 

Avis :

Lorsque son père marin pêcheur disparaît en mer avec son coquillier Ar c’hwill, le narrateur entreprend l’écriture de la biographie familiale, en hommage à cette figure paternelle tant admirée. Au travers du parcours et des drames de cet homme, c’est toute l’histoire de la Bretagne, de la pêche et de ses crises sur ces soixante dernières années qui se dessine peu à peu.

Autobiographie ? Fiction ? On ne sait, mais on ne peut que croire à ce récit où l’intime rejoint la chronique sociale, conjuguant émotion, surprises et tension, enfin intérêt d’un témoignage hautement représentatif que l’on jurerait vécu. D’un côté, ce roman est l’histoire d’une relation filiale, touchante d’amour et de pudeur, que transfigure la présence taiseuse mais généreuse d’un homme dont on découvre peu à peu les peines et les drames secrets. De l’autre, il dresse un tableau vivant de la rude profession de marin pêcheur, à la fois passion et sacerdoce aux premières loges des périlleuses et capricieuses grandeurs de la mer, mais, dans tous les cas, de plus en plus étranglée par les crises depuis l'ouverture à la concurrence européenne. La narration est notamment l’occasion de se souvenir des scènes de guerre civile, qui, en 1994, accompagnèrent à Rennes les manifestations de marins pêcheurs rendus fous de rage par l’effondrement des cours du poisson et par la hausse du gasoil.

Voici un livre qui s’aborde avec le coeur, tant ses mots désarmants de délicatesse et d’élégance, en toute simplicité, expriment d’humanité, d’amour filial et paternel, d’admiration et de respect pour ces hommes chevillés à leurs valeurs entre terre et mer bretonnes. C’est d’ailleurs cette tendresse pour ses personnages, en même temps que les détails clairement personnels dont l’auteur parsème son texte – comme ses goûts littéraires et oenologiques - , qui achève de parfaire l’impression autobiographique.

Un bien bel hommage à la terre bretonne et à ses habitants, à ses beautés et à ses rudesses, que ses travailleurs de la mer en particulier ont gravées dans l’âme et la chair. (4/5)

 

 

Citations :

Sûr qu’il devait être heureux.   
Et pourtant il y a toujours eu comme de la mélancolie dans son regard, celle de l’enfance perdue, et on n’y peut rien, comme quand la ligne casse. On ne rattrape pas le poisson qui s’en va l’hameçon dans la gueule, c’est comme ça. Il a essayé de le cacher pendant longtemps. Nous n’étions dupes de rien avec les frères, mais on n’en parlait pas, ni entre nous ni avec lui.
Il voulait continuer de paraître grand et fort devant ses fils, quitte à en rajouter pour qu’on soit fier de lui, pour que l’on continue à le regarder d’en dessous comme font les gamins. C’était bien ce temps, petit, où le monde nous apparaissait en contre-plongée. Il devait trouver ça moins drôle de voir le monde d’en haut, je pensais.

— Tu es un peu dégoûté de la mer maintenant, Yvik, je me trompe ? a demandé Julien.
— Non, je ne suis pas dégoûté. La vérité, c’est que j’ai jamais vraiment aimé ça. Quand je le dis, les gens ont du mal à comprendre. Ils pensent tous que la vérité est au large. Mais qu’ils y aillent donc, au large, voir un peu ! Et ensuite on en rediscute. On me dit : « La liberté, la liberté. » Tu parles d’une liberté ! La mer est grande, certes, mais un bateau c’est une prison qui flotte, rien d’autre. Tu n’es jamais moins libre de tes mouvements que dans un canot. Tu es contraint par la mer, le vent, les embruns, la machine, la ressource et les sous. Tu parles d’une liberté ! Seulement à Ouessant, tu penses bien qu’on n’avait pas le choix dans le temps. C’était la pêche ici ou l’usine sur le continent, hein. Et moi j’avais pas envie de travailler toute ma vie avec un toit au-dessus de la tête. À tort ou à raison d’ailleurs, je me serais moins pelé à l’usine, c’est sûr.


 

vendredi 19 novembre 2021

[Zukerman, David] Iberio

 

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Iberio

Auteur : David ZUKERMAN

Parution : 2021 (Calmann Lévy)

Pages : 450

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Mercedes n’évoquait jamais son adolescence. Sa vie n’avait commencé que lorsque son fils était venu au monde. C’était avec l’enfant qu’était née la mère.
Mercedes n’avait pas seize ans lorsqu’elle a fui l’Espagne pour s’installer en  France avec Iberio, son fils encore nourrisson. Dix-huit ans plus tard, gardienne d’un immeuble cossu à Paris, Mercedes considère avec autant d’amour que d’exigence et même d’effroi son enfant qui devient un homme. Elle n’en a pas encore conscience, mais désormais s’ouvre devant elle une autre vie. Et  Mercedes, la beauté mystérieuse, la distante et hiératique concierge, accepte de poser pour Ezra Goldweiser, le peintre célèbre du dernier étage...
Dans cet immeuble où la vie tourne autour de Mercedes, alors qu’elle-même ne regarde que son fils, il y a de la passion, du désir, du cynisme, de la jalousie, de l’amour, du désespoir. L’humain dans ses nuances et ses excès.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1960 à Créteil, David Zukerman  a été successivement ouvrier spécialisé, homme de ménage, plongeur, contrôleur dans un cinéma, membre d’un groupe de rock, comédien et metteur  en scène. Pendant toutes ces années, il a également écrit une quinzaine de pièces de théâtre, dont certaines furent diffusées sur France Culture, et quatre romans qu’il n’a jamais voulu envoyer à des éditeurs.  San Perdido est sa première publication.

 

Avis :

Cela fait dix-huit ans, depuis qu’elle a fui l’Espagne avec son fils Iberio, alors nourrisson, que Mercedes vit à Paris. Désormais la solaire, irremplaçable et très courtisée concierge d’un immeuble cossu, elle n’a d’yeux que pour cet enfant en passe de se muer en homme, qu’elle a élevé avec amour et exigence, dans l’obsession de sa réussite. Lorsque, pour financer les études d’Iberio, elle accepte de poser pour Ezra Goldweiser, peintre célèbre du dernier étage, elle est loin d’imaginer les émotions qui vont secouer l’immeuble, mais aussi le tournant que prendra son existence, jusqu’ici uniquement préoccupée de son fils.

Après sa dramatique ouverture et l’introduction d’un grain de mystère qui laissera mijoter curiosité et inquiétude jusqu’à son twist final, le récit s’installe dans un huis-clos, où l’action s’efface au profit de la psychologie des personnages et de l’atmosphère de l’immeuble. Si Iberio en est le centre de gravité, ce n’est qu’au travers de Mercedes et de sa détermination à conjurer le passé, pour assurer à cet enfant un avenir que le destin semblait initialement lui refuser. En vérité, rien ne parvient à gommer la présence vibrante de cette femme, astre à distance duquel tournent, à défaut peut-être du lecteur un peu las, à la longue, de tant de superlative perfection, les autres personnages fascinés par son inaccessible et mystérieuse beauté.

Pendant que chacun se débat dans les affres terre-à-terre de passions impossibles – le jeune Iberio découvre l’amour sur un quiproquo, le mûr Ezra vit en solitaire son dernier embrasement sensuel, la vieille voisine aigrie par les trahisons de feu son mari cherche une revanche dans sa curiosité méchante et jalouse -, Mercedes prend peu à peu des allures de madone…

D’une lecture fluide et agréable, ce roman ménage longtemps ses effets, semblant même un peu forcer le trait sur la singulière aura de son personnage principal, jusqu’à ce que la conclusion viennent en révéler la raison. Sans sensiblerie ni mièvrerie, il dessine au final un beau portrait de femme, dans une ode à l'amour non dénuée d’humour, puisqu’une de ses scènes m’a franchement fait rire de bon coeur. (4/5)


 

Citations : 

Plus Mme Chanterelle la détaillait, plus il lui semblait que se rabougrissait sa propre carcasse. Jamais, même dans sa jeunesse, elle n’avait été belle. M. Chanterelle la trouvait piquante, au temps de sa vigueur il lui en avait maintes fois donné la preuve, mais elle n’avait qu’une séduction limitée. Avec l’âge, son peu de charme avait fondu et sa silhouette était à présent osseuse. Elle n’était plus qu’une petite musaraigne d’immeuble que la prévoyance de son défunt époux avait mise à l’abri, lui offrant une existence paisible qu’elle finissait de croquer dans une douillette opulence. Seule, sans enfant, elle n’avait plus pour s’occuper que l’étude de ses congénères et scrutait leurs habitudes d’un œil impitoyable.

Il faisait des détours pour éviter les processions de visiteurs qui, les yeux rivés sur les tableaux, glissaient dans un lent défilé. Aux abords des salles, des agents de sécurité sommeillaient sur des chaises. Insensibles à ce qui les entourait, ils montraient un visage morne comme pour prouver qu’ils n’étaient pas là. Leurs prunelles vagues regardaient en eux-mêmes, feuilletant des pensées qui n’appartenaient qu’à eux et qui semblaient plus passionnantes que les vieux cadres dorés.

« Malheur à qui n’a plus rien à désirer, il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède », avait-il lu quelque part.

  

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 17 novembre 2021

[Knossow, Jessica] La jongleuse

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : La jongleuse

Auteur : Jessica KNOSSOW

Parution : 2021 (Denoël)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Ses proches l’avaient prévenue. Ophélie devra jongler entre sa carrière, sa vie d’épouse et de mère. Mais personne ne lui avait dit qu’il faudrait jongler avec les fragments de son existence morcelée.

Perfectionniste et investie, Ophélie renvoie une image parfaite : mère épanouie, médecin accompli, épouse dévouée. Pourtant, face au miroir, elle ne se reconnaît plus. Où est-elle ? Qui est-elle ? Au fil des mois, Ophélie s'enlise. Il n’y a que dans le reflet de l’eau qu’elle semble s’apaiser, se reconnaître, au risque de s’y perdre.
A travers le parcours d’Ophélie, mère tragique tiraillée entre souffrances intimes et désir d’excellence, se dessine le portrait saisissant d’une femme des temps modernes.

  

Un mot sur l'auteur : 

Jessica Knossow est médecin à l'Institut Curie. La jongleuse est son premier roman.

 

 

Avis :

Ophélie semble avoir tout pour elle : un époux attentionné, trois beaux enfants en bonne santé, un poste de médecin dans un service de cancérologie d’un grand hôpital parisien. Pourtant, depuis qu’elle a repris son activité professionnelle après la naissance du petit dernier, rien ne va plus. Alors qu’elle jongle jusqu’à l’épuisement entre ses rôles de mère, d’épouse et de médecin, tout semble lui échapper, comme si, malgré tous ses efforts, elle ne parvenait plus qu’à tout faire à moitié. La frustration, puis la colère et la rancune, l’investissent peu à peu, la précipitant vers le drame.

Toutes les femmes partagées entre leur vie familiale et leur activité professionnelle se reconnaîtront dans les tiraillements vécus par Ophélie. Même en s’investissant corps et âme pour répondre à l’ensemble de ses obligations, la jeune femme ne peut rivaliser, sur leur terrain de prédilection, ni avec les mères au foyer, ni avec ses collègues masculins investis dans leur seule carrière. Cette réalité rattrape soudain la jeune femme, dans un sentiment mêlé de culpabilité et d’injustice d’autant plus lourd, que personne autour d’elle ne semble réaliser la hauteur de ses exploits quotidiens, les trouve même tout à fait naturels sans penser à y prendre la moindre part, et qu’au final, elle se fait damer le pion sur tous les tableaux, familial, professionnel et personnel.

De son écriture fluide et directe, l’auteur réussit à nous faire toucher du doigt la frustration croissante d’Ophélie, son épuisement et sa révolte face à l’éternel déséquilibre qui plombe le rôle des femmes, puisqu’elles seules, le plus souvent, ont à gérer simultanément toutes les sphères de l’existence. La brièveté du récit ne lui permet toutefois pas de creuser suffisamment ses personnages, notamment la relation d’Ophélie à ses parents et l’impact de la mort de sa sœur, laissant le soin au lecteur de faire lui-même la relation avec une issue qui pourrait paraître d'autant plus exagérément tragique que la tension dramatique n’était pas jusqu’ici la priorité narrative.

Ce premier roman s’avère une lecture agréable, peut-être un peu expéditive dans son ensemble et excessive quant à son dénouement, mais en tous les cas une illustration parlante de ce qui transforme les femmes d’aujourd’hui en jongleuses du quotidien. (3/5)

 

Citations :

Il y a quelques années, j’étais seule. Le flot de mes pensées était une onde isolée. Une voix nette, claire, perceptible par moi, comprise par les autres. Depuis les enfants elle s’est enrichie, est devenue plurielle. Plusieurs fréquences se superposent, côtoient la mienne, la recouvrent. Le concert est tantôt harmonieux, tantôt dissonant, mais puissant et continu, ininterrompu.
Le vacarme est tel que je ne m’entends plus penser.
Jules pleure, je pleure. Manon a faim, j’ai faim. Emma rit, je ris. Mon empathie, condition de leur survie, est absolue. Impossible de la réguler, je ne m’appartiens plus.
Le vacarme est tel que je ne m’entends plus parler.
’ai eu un espoir, pourtant. Quand Emma a grandi, quand elle a prononcé ses premiers mots. Sa voix, j’en étais sûre, allait se défaire de la mienne, se distinguer, se singulariser, puisqu’à présent elle pouvait s’exprimer. Il n’en a rien été. Elle s’est accrochée, elle s’est fixée.
Le vacarme est tel que je ne m’entends plus rire, je ne m’entends plus pleurer.

Le virevoltant, cette plante sèche bien connue des westerns, une fois mûr, se détache de sa racine et tourbillonne au gré du vent. Il s’arrondit en roulant et emporte avec lui tout ce qui s’y accroche. La colère d’Ophélie est de cette espèce. On ne sait ce qui l’a fait naître, quel souffle intime la fait cheminer, mais on l’a vue s’épaissir, se garnir, s’alimenter d’événements mineurs, de conversations anodines, de contrariétés quotidiennes. Elle a enflé jusqu’à devenir parfaitement autonome et n’a plus besoin d’incidents pour exister. La colère sans objet est devenue la colère de tous les objets. Elle emporte tout. Elle s’emporte contre tout.

Comme ses amies, Ophélie n’a jamais été mue par le combat féministe. Elle n’en a pas eu besoin. Elle est née avec le droit de vote, a eu accès aux mêmes études que les garçons de son lycée, et s’est mariée avec un contrat de séparation de biens. Longtemps elle a cru à la complémentarité des deux sexes, à l’amour de la différence. Mais l’arrivée des enfants a altéré sa représentation de l’homme, a entaché son portrait, par petites touches, si bien qu’à l’arrivée du troisième enfant elle n’identifie plus qu’un personnage grossier sans contour. Et, à son égard, elle a accumulé des revendications. Des envies d’en découdre.

Un chef peu intrusif, distant, qui fait confiance à son équipe et souhaite avant tout éviter les conflits. Mais quand la hiérarchie verticale est absente, mieux vaut se méfier de ses collègues. Le danger est horizontal.


 

lundi 15 novembre 2021

[Bouchard, Roxanne] Nous étions le sel de la mer

 




 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Nous étions le sel de la mer

Auteur : Roxanne BOUCHARD

Parution : 2014 (VLB Editeur)

Pages : 360

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

C'est Vital. Ça a l'air qu'il a ramassé un cadavre dans ses filets. Il l'a dit dans sa radio. Tu veux qu'on t'en raconte, des histoires de marins? Reste avec nous autres pis tu vas en voir, la p'tite!
Ce matin-là, Vital Bujold a repêché le corps d'une femme qui, jadis, avait viré le cœur des hommes à l'envers. En Gaspésie, la vérité se fait rare, surtout sur les quais de pêche. Les interrogatoires dérivent en placotages, les indices se dispersent sur la grève, les faits s'estompent dans la vague, et le sergent Moralès, enquêteur dans cette affaire, aurait bien besoin d'un double scotch.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Il y a une dizaine d'années, Roxanne Bouchard a décidé d'aller en mer. Elle a appris à faire de la voile, d'abord sur le Saint-Laurent, ensuite en Gaspésie. C'est là que des pêcheurs l'ont invitée à leur bord, pour lever les cages à homards et pour constater de visu que les levers de soleil sur Bonaventure ne mentent jamais. Nous étions le sel de la mer est son cinquième roman.

 

Avis :

Lasse de son existence vide de sens à Montréal, Catherine Day décide de partir à la recherche de ses racines gaspésiennes. Elle est à peine arrivée dans cette petite ville portuaire située sur la Baie des Chaleurs, qu’un corps de femme est repêché par un bateau du coin. L’enquêteur Moralès, venu en ces lieux colmater les brèches de sa vie de quinquagénaire, doit faire face aux dérobades et au silence des gens du cru, peu enclins à faire remonter à la surface, et encore moins pour des étrangers, les vieilles rancunes et les passions cachées qui les unissent autant qu’elles les séparent.

Dans ce lieu oublié du monde en dehors de son classique circuit touristique, la vie se déroule modestement au seul rythme de la mer et de la pêche, comme en un curieux confinement ouvert sur le large, où les passions mijotent en circuit fermé sans pouvoir échapper à l’observation du voisin. Personne n’est dupe au village quant à cette affaire de cadavre qui vient couronner une bien longue histoire, mais pas question bien sûr d’éclairer la lanterne d’intrus, habituellement totalement indifférents aux réalités mornes de ce discret entre-soi. Cette « terre de pauvres qui a juste la mer pour richesse, pis la mer se meurt », est « un pays qui ferme sa gueule pis qui écœure personne, une contrée de misère que la beauté du large console », à laquelle on « s’ accroche comme des hommes de rien », qui, fièrement, ne demandent rien à personne.

Chaque personnage se dessine de manière inénarrable, au gré de dialogues savoureux et vibrants de naturel où chantent l’accent et les expressions de ce terroir québécois. Peu à peu se révèle un bout de terre envoûtant, que son isolement économique soumet encore davantage à l’emprise de la mer, exigeante mais enivrante, parce que « pour les marins, c’est pas le large qui est compliqué, c’est la terre », et que « tu vas en mer parce que t’es en porte-à-faux avec le monde et qu’y’a juste dans le silence du vent que t’es à ta place. » Avec le nombre de vagues comme mesure du temps et, à chaque page, le discours coloré et la sagesse imagée de gens simples, éprouvés par la vie, mais d'une authentique générosité sous leurs abords bourrus, le texte se teinte d’une grande tendresse pour ses personnages, tandis que leur solidarité, dans leur attachement viscéral à la mer et dans leur méfiance face à l’étranger, donne lieu à de magnifiques passages, empreints d’autant d’humour que de poésie.

Un charme irrésistible se dégage de ce roman, où l’enquête policière, en même temps qu’aiguillon à la curiosité, s’avère finalement prétexte à une immersion aussi amusante que poétique en terre gaspésienne. (4/5)

 

 

Citations :

Cyrille, il disait que la mer était une courtepointe. Des morceaux de vagues attachés par des fils de soleil. Il disait qu’elle avalait les histoires du monde et les digérait longuement, dans son ventre cobalt, pour n’en renvoyer que des reflets déformés.

L’exotisme, c’est un leurre, doc, un divertissement temporaire pour les amateurs de photos qui font du scrapbooking avec leur vie.
 
Ici, va falloir comprendre que la mer donne à manger, mais que chaque famille paye une redevance de vie aux eaux. La noyade, c’est fréquent. Un pêcheur, un enfant insouciant… À chaque fois, il faut ouvrir une enquête. Pis qu’est-ce qu’on trouve? Un accident, une maladresse, une malchance. C’est ça, la vie sur le bord de l’eau. Pourtant, on arrive pas à se passer de la mer. Voyez, moi, je suis né avec la mer dans ma cour; j’ai joué dedans toute ma jeunesse. Le temps de mes études en ville, elle m’a tellement manqué que j’y suis revenu et que je suis pas arrivé, jamais, à quitter le village.     
«Va falloir comprendre que la mer, c’est tout ça: la vague qui t’amène au large et te ramène. Un roulis d’indécisions, mais tu restes là, hypnotisé et captif. Jusqu’au jour où elle te choisit… J’imagine que c’est ça, la passion… Une vague de fond qui t’amène plus loin que tu pensais et qui te rejette sur le sable dur, comme un vieux con.

Cyrille, il disait que toute vérité est mouvante et insaisissable. Ceux qui vont en mer le savent: ce qui est déposé sur la vague se brise et se reconstruit constamment. Autrement. Il disait que le vent, le courant et la houle sont insatiables et qu’il faut être vigilant, même sur une mer d’huile. Ce qui est là maintenant te fera mentir dans dix minutes. Il disait que nous n’existions que grâce au mensonge émouvant de la vie.

Pilar, c’était le voilier qui partait. Ce ne sont pas tous les bateaux qui y vont, mais Pilar naviguait loin. Pour partir, il faut souffrir du monde au point de s’en larguer.

Le ciel s’ennuageait, promettant une pluie lasse. La mer frappait fort les cailloux de la grève qui brisaient leur bruit de verre à mes pieds. Les goélands cassaient les carcasses crispées des crabes sur les rochers. Grise et lourde, sans soleil ni enfant, la mer n’est-elle qu’un tombeau fermé et silencieux qui secoue ses ossements de corail?

Ce que les années avaient fait de beauté de Marie Garant, Cyrille n’avait plus assez de mots pour le dire. Tous, ils avançaient sur ses lèvres, reculaient et se retiraient, timides de leur trop peu devant son autant.
 
J’ai erré, étrangère, en cherchant un sens aux pièces de la maison. Je n’avais aucun souvenir associé aux lambris de bois dur. Jamais dévalé cet escalier en courant, jamais vidé le bas du garde-manger ni dormi sous une pile de manteaux de fourrure un soir de Noël. Mes souvenirs d’enfance étaient magnifiques, parfaits, alors pourquoi ressentais-je du chagrin à l’idée de n’avoir pas pu jouir de ceux que la maison évoquait – et qui n’avaient jamais existé? Car il se passait ceci d’étrange que j’étais nostalgique de ce que je n’avais jamais connu. C’était un passé impossible et aussi mort que cette femme au teint livide retournée par la mer. Comment se faisait-il, alors, qu’il me manquait si intensément, moi que ma famille adoptive avait toujours comblée?

Cyrille, il disait que les jours marins, ils ne se comptaient pas comme les autres, en tournage d’aiguilles dans le boîtier de l’horloge. Les jours marins, ils se traversent en cages descendues et relevées, en matins plats ou fortes houles, en nœuds et brouillards inattendus. Ils s’étirent en départs retardés, en arrivées espérées, en amarres brisées.

— Tout le monde raconte qu’il me cherche. Si je ne vais pas le voir, je finirai par avoir l’air d’une coupable qui se cache.       
— Les faits identifient les coupables, mademoiselle Garant, pas les airs.

La mer, c’est pas un choix, Catherine. Y ’en a qui sont aspirés par le Grand Nord, d’autres qui veulent pas quitter leur maison; y’en a qui entrent en politique, d’autres qui veulent avoir des enfants. On va en mer parce que c’est la seule porte qui s’ouvre quand tu sonnes, parce que ça te réveille la nuit, Catherine. Chaque fois que t’accostes, que t’entres dans la foule, tu sens ta différence. Tu te sens étranger. Tu vas en mer parce que t’es en porte-à-faux avec le monde et qu’y’a juste dans le silence du vent que t’es à ta place.

Pour les marins, c’est pas le large qui est compliqué, c’est la terre. On vit et on meurt en mer parce qu’on est fait pour l’horizon.

La Gaspésie, c’est une terre de pauvres qui a juste la mer pour richesse, pis la mer se meurt. C’est un agrégat de souvenirs, un pays qui ferme sa gueule pis qui écœure personne, une contrée de misère que la beauté du large console. Pis on s’y accroche comme des hommes de rien. Comme des pêcheurs qui ont besoin d’être consolés.


 

samedi 13 novembre 2021

[Gomez Barcena, Juan] Le ciel de Lima

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le ciel de Lima (El cielo de Lima)

Auteur : Juan GOMEZ BARCENA

Traducteur : Thomas EVELLIN

Parution : en espagnol en 2014,
                   en français (Baromètre) en 2020

Pages : 336

 

 

 
 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Lima, 1904. Deux jeunes bourgeois épris de littérature partagent la même passion pour l’écrivain Juan Ramón Jiménez. Frustrés de ne pouvoir se procurer le dernier recueil du célèbre poète espagnol, ils se décident à lui écrire en se faisant passer pour une admiratrice du nom de Georgina Hübner. D’un simple canular naîtra une correspondance entre le futur prix Nobel de littérature et cette muse singulière. Histoire d’une vaste supercherie, entre fresque historique et fantaisie littéraire.

Inspiré d’une anecdote réelle, le roman de Juan Gómez Bárcena nous plonge dans le quotidien tumultueux de la capitale péruvienne alors marquée par la crise, les grèves prolétariennes et la répression policière. Au milieu de ce chaos, deux apprentis poètes en quête de reconnaissance cherchent pourtant leurs mots… Un récit plein d’ironie dans lequel se dresse un subtil tableau de la société liménienne du début du XXe siècle.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Publié en Espagne en 2014, Le Ciel de Lima est le premier ouvrage de Juan Gómez Bárcena traduit en français. Né en 1984 à Santander, il est l’auteur d’un recueil de nouvelles et de trois romans. L’année de sa parution en Espagne, Le Ciel de Lima a obtenu divers prix, dont le « Premio Ojo Crítico de Narrativa » attribué par la Radio nationale espagnole, et a terminé finaliste du prix du Festival du premier roman de Chambéry.

 

 

Avis :

A Lima en 1904, deux jeunes bourgeois se piquent de littérature et de poésie. Pressés de se procurer l’introuvable dernier recueil de leur maître à penser, le célèbre écrivain espagnol Juan Ramón Jiménez, ils entreprennent de lui écrire en se faisant passer pour une admiratrice. Une correspondance assidue se met en place entre le poète et cette muse inventée sur mesure…

Peu connu en France, Juan Ramón Jiménez est pourtant une figure majeure de la poésie hispanique, consacrée en 1956 par le prix Nobel de littérature. Il est donc la personnalité idéale pour incarner les fantasmes de deux jeunes apprentis écrivains péruviens en quête de reconnaissance, imaginés par l’auteur à partir d’une anecdote réelle. Le résultat est un petit bijou de fantaisie et d’humour que Juan Gómez Bárcena nous cisèle avec un plaisir perceptible, entre fresque historique et comédie pétillante, intelligemment troussée sur le thème de l’inspiration et de la création romanesque.

Tandis qu’outre-Atlantique, le grand homme de lettres se pique au jeu d’une correspondance qu’il croit authentique, la petite supercherie, conçue pour approcher leur idole, ouvre bientôt des perspectives inespérées à l’orgueil des deux jeunes manipulateurs. Si cette Georgina Hübner qu’ils ont inventée réussissait à séduire le poète, ne finirait-il par par lui dédier quelques poèmes inédits, qu’ils pourraient se vanter de lui avoir inspiré ? Voici donc les deux compères engagés dans ce qui devient une véritable entreprise de création littéraire, centrée sur un personnage qu’il leur faut apprendre à incarner avec la plus grande justesse. Georgina, en qui ils investissent de plus en plus de leurs projections personnelles, s’impose peu à peu comme une créature qu’ils ne parviennent plus totalement à modeler à leur guise. Si elle est une part d’eux-mêmes, elle leur impose aussi sa cohérence intrinsèque et les entraîne dans des développements qui pourraient bien les dépasser. De la comédie à la tragédie, il n’y a qu’un pas.

Bluffante satire de la soif de reconnaissance de l'écrivain et de sa relation à son œuvre et à ses personnages, Le ciel de Lima ne restreint toutefois pas le champ de son ironie à ses réflexions sur les détours de la création littéraire. Tout roman se nourrit d’un ressenti et, par conséquent, d’un fond de réalité. Georgina est ainsi directement issue du vécu de ses deux auteurs, dans un environnement lui aussi restitué par Juan Gómez Bárcena dans ses contradictions les plus subtiles. Et c’est avec la même finesse souvent savoureuse que l’auteur brocarde la société de Lima à l’orée du XXe siècle, quand, sous les yeux à peine curieux d’une bourgeoisie plus préoccupée de ses alliances matrimoniales entre aristocrates ruinés et nouveaux riches pressés de dorer d’un blason leur complexe d’un sang parfois mêlé, la misère jette sans recours les filles du peuple dans la prostitution et les ouvriers dans des grèves violemment réprimées.

Ce roman de Juan Gómez Bárcena s’est révélé un succès en Espagne, récompensé par plusieurs prix. Il n’était que temps de le découvrir enfin, superbement traduit en français. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Vous arrive-t-il, à vous aussi, en observant le monde, d’avoir le sentiment qu’il est fait de la matière découlant de vos lectures ? Ne retrouvez-vous pas parmi les passants les personnages de certains romans, les créatures de certains auteurs, les crépuscules de certains poèmes ? Avez-vous parfois l’impression de lire la vie comme on tournerait les pages d’un livre ?


Car, certes, ils n’ont pas de muse et n’accoucheront sans doute jamais d’un poème parfait, et alors, qu’importe, après tout ? Eux, Carlos Rodriguez et José Galvez Barrenechea, ont peut-être été promis à un destin plus noble encore : créer, à partir du néant, la beauté qu’un autre poète célèbrera. Et qui sait, poursuit-il dans sa lancée, peut-être s’agit-il là d’une autre forme de poème parfait, la seule véritablement transcendante : modeler l’argile des mots et lui ordonner de se lever et de marcher. Etre comme Dieu le Père, créateur de toute chose : il oserait bien la comparaison si cela n’était pêché de le dire et même de le penser. Ils sont en train de donner vie à la muse dont Juan Ramon doit tomber amoureux, et cette possible histoire, cette aventure tumultueuse, ce fragment de vie à mi-chemin entre la réalité et la fiction, ce sera leur roman. Et si, un jour, le Maître en vient à écrire un poème sur le feu de cet amour, ne serait-ce qu’un seul, ils sauront secrètement qu’ils ont été capables d’atteindre ce qu’il y a de plus difficile, car toute la beauté de ce poème leur appartiendra davantage que s’ils ne l’avaient eux-mêmes écrit.


La vie des grands de ce monde commence par leur naissance, voire avant, c’est-à-dire par les exploits de leurs ancêtres dont ils ont hérité le nom et les titres. Les modestes, en revanche, en viennent au monde que beaucoup plus tard, quand ils ont les mains pour travailler et les reins pour supporter certains fardeaux. La plupart d’entre eux ne naissent jamais. Ils restent invisibles toute leur vie, nichés dans des coins miteux ignorés par l’Histoire. 


Les écrivains publics n’ont ni supérieur ni horaires imposés. Quand ils veulent être pompeux, ils s’autoproclament « secrétaire public » : ce qui revient à dire qu’ils n’ont pour seul bureau que la rue. Ils occupent un coin sous les arcades de la place, y installent chaque matin leur pupitre branlant et attendent que les clients viennent solliciter leurs services. On les appelle aussi « les évangélistes » car, comme ceux du Nouveau Testament, ils transcrivent ce que d’autres leur dictent. (…)
En dehors des analphabètes, de jeunes gens ont également recours à ses services pour trouver les galanteries capables de séduire celui ou celle pour qui leur coeur flanche. Et quand cela arrive, Cristobal ne se contente pas d’être un évangéliste, il devient le poète qui imagine à quel genre de personne il adressera ses vers : ces mots posés sur les élans amoureux de leur jeune prétendant(e).
Une fois sa journée terminée, il s’amuse à viser la corbeille en osier avec ses brouillons chiffonnés. Il les réutilisera ensuite pour allumer le réchaud de la cuisine. Il plaisante souvent à ce sujet : il dit qu’en hiver ce sont les amours des autres qui le réchauffent, des amours dont le feu est éphémère ; un feu qui brûle vite, mais qui ne dégage pas plus de chaleur qu’il ne laisse de cendres.
 
 
En repliant la dernière lettre, Cristobal retire simplement ses lunettes, allume un havane et leur demande s’ils ont déjà vu une tapada liméenne. (…)
« J’ai eu la chance de voir les dernières d’entre elles quand j’étais enfant, il y a bien longtemps. La mode à la française était déjà bien répandue : les crinolines, les corsets… et peu de femmes continuaient de porter l’ancienne tenue coloniale. C’était beau à voir… Une longue jupe tombant jusqu’aux chevilles, si étroite qu’il était difficile de mettre un pied devant l’autre, et sur le dos, un manteau plissé qui avait un je-ne-sais-quoi de voile mauresque et couvrait le buste ainsi que toute la tête, ne laissant visible qu’une frange du visage : une fissure de soie au travers de laquelle on n’entrevoyait qu’un seul œil… Et vous savez pourquoi ces femmes gardaient cet œil à découvert ?
- Pour voir où elles mettaient les pieds ? Dit José en riant.
- Par coquetterie, répond Carlos en coupant court à la plaisanterie.
- Tout à fait. Et vous ne croyez pas que les hommes auraient été plus attirés si elles avaient découvert davantage de parties de leur visage ou de leur corps ?
- Non, répond Carlos aussitôt.
- Et pourquoi donc ?
- Parce que ce que l’on montre à moitié est toujours plus suggestif que ce que l’on dévoile totalement, professeur.
- Et auraient-elles été plus séduisantes si elles n’avaient rien montré du tout, si elles avaient été bandées de la tête aux pieds, comme les momies de l’Ancienne Egypte ?
- Sans doute pas, répond-il prudemment. Car tout montrer est aussi peu séducteur que de ne rien montrer du tout. »
Le professeur Cristobal tape si fort de la main sur son pupitre qu’il en perd presque son cigare.
« Exactement ! Même vous, qui êtes de petits bleus en la matière, vous qui sortez à peine des jupes de vos mères, vous comprenez cette règle de base, n’est-ce-pas ? L’amour est une porte entrouverte, un secret qui ne survit que lorsqu’on le dévoile à moitié. Cet œil coquin, c’était l’hameçon avec lequel les femmes de Lima partaient pêcher dans les rues, l’appât qui faisait tomber les hommes comme des mouches. Vous avez entendu parler du langage de l’éventail et du foulard ? Combien de mots d’amour pouvait lancer une femme sans même ouvrir la bouche ? C’était la même chose avec les clins d’oeil des tapadas. Un battement de paupière prolongé voulait dire : je suis à vous. Deux battements courts : je vous désire, mais je ne suis pas libre. Un long, un court... »
 
 
On n’écrit pas autrement qu’en parlant de soi-même, y compris quand on écrit au nom d’un autre. A mon sens, tout ce que j’écris dans mes lettres est vrai. La seule chose qui peut être fausse, ce sont les noms de ceux qui les signent…


L’amour n’existe que lorsqu’on a les mots pour le dire. L’amour, c’est du discours, mon jeune ami, comme dans les feuilletons ou les romans. C’est quelque chose qu’on ne peut pas comprendre, ou alors à moitié, si on ne l’a pas écrit quelque part, dans sa tête, sur le papier, qu’importe. N’allez pas confondre les sensations et les sentiments…
- Mais, vous…
- Moi, je suis là pour écrire. C’est justement pour ça que l’on vient me voir. Sans ça, tous ces jeunes galants ne seraient pas prêts à faire la queue sous un soleil de plomb. Ils viennent me voir pour que je mette des mots sur ce qu’ils ressentent, pour que je leur apprenne l’amour et ses mystères. Voilà comment ça marche. Le plus important, ce n’est pas tant de satisfaire le destinataire – que je ne connais pas, après tout -, mais le client, celui qui vient me voir en quête d’amour comme le lecteur dévoué court chercher le dernier épisode de son roman-feuilleton. Et plus, l’histoire que je leur invente est déchirante. Plus je m’épanche sur leurs malheurs, plus ils sont heureux. Vous n’imaginez pas la joie qu’ils ont à vivre toutes ces nouvelles choses, ce bonheur qu’ils ont à ressentir véritablement cet amour ! Voilà pourquoi ils viennent me voir. Et il en va de même pour les destinataires. Eux aussi veulent qu’on leur raconte une belle histoire et sont disposés à tomber amoureux de qui voudra bien la leur écrire. Ils lisent la lettre qu’ils reçoivent comme on se regarde dans un miroir : si ce qu’ils voient leur plaît, c’est dans la poche. Et qui sait ? S’ils se marient un jour, ils reliront peut-être leurs lettres, le soir, au coin du feu, se souvenant de leurs premiers émois, croyant avoir vécu une histoire d’amour passionnelle que j’ai écrite pour eux... »


Détrompez-vous, cher ami, l’amour, tel que vous l’entendez, a été inventé par la littérature, tout comme Goethe a offert le suicide aux Allemands. Ce n’est pas nous qui écrivons des romans, ce sont les romans qui nous écrivent…


Il a vingt ans. A son âge, son père gagnait déjà  sa vie dans les plantations de caoutchouc, sa mère était mariée et sur le point d’accoucher, sans parler du grand-père Rodriguez qui mourut avant même d’atteindre cet âge, laissant une veuve et deux orphelins sans les douze sols que coûtait le cercueil. « Les hommes ne sont plus ce qu’ils étaient, dit souvent don Augusto. Ceux d’aujourd’hui n’ont pas la même trempe. A vingt ans, ils pensent encore à jouer comme des gamins attardés. Un jour viendra où ils passeront la trentaine sans femme, sans enfants, sans travail et sans maison, bien disposés à ce que rien ne change. » 
 

Il n’y a bien que dans ces salons décrépits, dans ses immenses salles à manger sans domestiques, dans ces bibliothèques dépouillées de tant de livres vendus à l’unité à des brocanteurs, que leur parfum de nouveaux riches n’incommode plus personne, tous ces nouveaux pauvres n’ayant plus les moyens de faire la fine bouche.


Mais don Augusto ne recherche pas uniquement une bru, Carlos le sait très bien. Il se soucie moins du mariage que de la possibilité de donner enfin à croire, par cette union, que les Rodriguez sont nobles et l’ont toujours été. Aussi loin qu’il s’en souvienne, son père a toujours été obsédé par cette idée, accumulant sur son bureau des livres d’héraldique et des dossiers censés lui fournir des preuves suffisantes pour redorer la blason de la famille. Il n’a pourtant jamais trouvé la moindre trace de quelque descendant espagnol – quel qu’il soit – et encore moins d’un fortuné : que des Indiens, des métis, des quarterons, tous « paysans » ou « enfants du peuple » , comme indiqué sur leurs actes de naissance ; sans oublier cet arrière-arrière-grand-père qu’un curé inspiré avait inscrit comme « fils de la terre ». Mais il ne baisse pas les bras. Il est prêt à retourner les manuscrits dans tous les sens pour s’offrir le passé dont il a toujours rêvé, car, en plus de l’argent et des bonnes manières des Blancs, don Augusto a également hérité de leurs préjugés : difficile de se regarder dans le miroir après avoir, au café, asséné que les Indiens sont condamnés à rester des esclaves pour la simple raison qu’ils ont ça dans le sang.


Les ouvriers aussi retiennent son attention, non sans une certaine surprise d’ailleurs. De là où ils sont, ils semblent ne former qu’un seul corps à la peau écaillée par tous ces visages et ces chapeaux, tel un monstre qui envahirait les docks et les bâtiments qui bordent les quais. (…)
Par-delà les visages décomposés, il voit apparaître les premiers soldats. Plus que sur leurs propres montures, ils semblent juchés sur la masse des protestataires, fendant une houle d’ouvriers qui hurlent et qui fuient en tous sens.