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vendredi 6 septembre 2024

[Jabois, Manuel] Miss Mars

 




 J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Miss Mars (Miss Marte)

Auteur : Manuel JABOIS

Traduction : Charlotte LEMOINE

Parution : en espagnol en 2021
                  en français (Gallimard) en 2024

Pages : 224

 

 


 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

On l’appelait « Miss Mars » car personne ne savait d’où venait Mai Lavinia, ni pourquoi elle s’était installée avec sa fille Yulia à Xaxebe. Ce dont on est sûr, c’est que dans cette station balnéaire de la Côte de la Mort, en Galice, l’été ne faisait que commencer. Mai fut rapidement adoptée par le groupe de jeunes qui se donnaient rendez-vous tous les après-midi sur la plage. Parmi eux, Santiago Galvache, « Santi », le fils aîné de l’un des notables du village.
Selon les témoins, le coup de foudre fut immédiat, évident, et ses e ets furent ravageurs. Aussitôt, les pires rumeurs se mirent à circuler sur le passé de Mai et sur ses intentions. Contre vents et marées, les amoureux ne tardèrent cependant pas à se marier. Or, le jour de la cérémonie, Yulia disparut, pour ne jamais être retrouvée.
Vingt-cinq ans plus tard, la journaliste Berta Soneira décide de mener une nouvelle enquête pour résoudre le mystère de cette disparition — une tragédie qui marqua la Galice et l’Espagne tout entière. Elle découvrira une vérité inattendue, faisant place aux fantasmes des uns et des autres, mais aussi à la promesse de bonheur d’un amour d’été, lumineux et adolescent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Manuel Jabois est né à Sanxenxo (Galice) en 1978. Il a commencé sa carrière dans le journalisme au Diario de Pontevedra, puis s’est installé à Madrid et est devenu rédacteur pour El País. Miss Mars est son premier roman publié en français.

 

Avis : 

Petite commune de la Costa da Morte en Galice, Xaxebe est « l’endroit d’Europe où le soleil se couche en dernier, l’ultime point du continent qui demeure éclairé. » C’est là aussi que « plus de bateaux ont sombré que sur toutes les côtes d’Espagne réunies », « les cadavres d’infortunés pêcheurs si fréquemment rejetés sur la rive que les journaux locaux relatent l’événement sans le commenter ou presque ». Mais, pour Mai Lavinia, débarquée ici de nulle part en 1993 avec pour seuls bagages son silence sur son passé et Yulia, sa toute petite fille de deux ans, Xaxebe aura au final surtout été, comme souvent les villages, un lieu doté de « cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »

« Aura été »
, parce que cela fait maintenant vingt-cinq ans, soit trois années à peine après son apparition à Xaxebe, que Mai s’y est suicidée, sa mémoire continuant « à habiter les gens de l’intérieur comme un ver solitaire, dévorant tout ». Vite devenue la figure de proue, belle et fantasque, de la bande de jeunes du village, la juvénile mère de dix-sept ans n’avait pas tardé à épouser l’un d’entre eux, Santi, le fils d’un notable, tombé sous le charme. Le jour-même de la noce, sans que l’on en retrouvât jamais la moindre trace, l’enfant Yulia disparaissait, vraisemblablement kidnappée, plongeant Mai dans un désespoir auquel elle ne devait survivre qu’une poignée de saisons, et laissant le pays tout entier en proie aux plus folles conjectures. 

Cette affaire demeurée un mystère, serait-il possible de l’élucider un quart de siècle plus tard ? Une journaliste a en tout cas décidé de lui consacrer un documentaire et débarque à son tour à Xaxebe, flanquée, dans le rôle de fixeur, d’un protagoniste de l’époque, Nico, par ailleurs notre narrateur, très vite aussi troublé par l’exhumation de ses souvenirs que ses anciens amis interviewés. C’est que, s’assemblant peu à peu au travers des filtres du temps et des subjectivités et révélant à quel point chacun était toujours resté discret sur ses propres bribes de vérité en préférant laisser enfler les rumeurs, les pièces du puzzle commencent à recomposer une histoire qui, avec tous ses flous, parle autant d’une femme dont l’aura et le mystère ont suscité tous les fantasmes que des inerties et renonciations d’un village et de sa jeunesse d'alors, désormais rattrapés par une nostalgie teintée de mauvaise conscience.

Nimbée d’un vrai suspense mais non exempte d’un certain degré d’improbabilité, notamment en ce qui concerne la surprise finale, cette histoire trouve son plus grand intérêt, non pas tant dans le cold case et sa résolution, que dans l’atmosphère d’un village troublé dans sa terne routine par l’irruption aussi attirante que dérangeante d’un personnage hors norme. Insaisissable et secrète, Mai a, dans ce lieu endormi, le charme de l’inconnu et du mystère, très proche du trouble de l’interdit. Et puis, il y a en ces pages le parfum de plus en plus obsédant de la nostalgie, la conscience d’un temps écoulé oblitérant la mémoire et rendant peut-être illusoire la recherche d’une vérité devenue caléidoscopique, aussi diverse et mouvante que les souvenirs subjectifs des uns et des autres. C’est cette réflexion, à la fois sur les perceptions individuelles d’une même réalité, puis sur le travail tout aussi déformant de la mémoire, qui rend si captivant ce roman par ailleurs enraciné dans une Galice au temps solaire fort symboliquement décalé par rapport au reste du continent européen.

Un livre au charme triste et étrange, sur nos subjectivités et le travail de corrosion du temps sur la mémoire, que l’on parcourt suspendu au fil fragile de son mystère. (4/5)
 

 

Citations : 

J’ai conservé les journaux de l’époque. Et les gens gardent bien en mémoire tous les détails, inventés et réels, car ce fut le dernier mariage religieux célébré au village. Depuis lors, Dieu a continué à assister aux baptêmes et aux enterrements, mais Il n’a plus rien voulu savoir de l’amour.
 

— Certains vous diront du mal de Mai, a-t-il prévenu. Quand vous venez de l’extérieur, on vous renvoie toujours bêtement au fait que vous n’êtes pas d’ici. On ne savait rien de ses parents, ni de là d’où elle venait, et ce genre de chose, ça dérange. (…) Dans les villages, les familles sont une sorte de caution, vous savez vers qui vous tourner en cas de problème avec untel ou untel, ou à qui demander des comptes.
 

Un village, selon elle, « a cette faculté de produire une atmosphère dans laquelle personne, excepté celui qui y vit, ne parvient à respirer. »
 

J’aime bien avoir pas mal de prises, avec pas mal d’interviews, de documentation et de plans, sur deux ou trois heures, moins que ça, deux ou trois minutes, mais deux ou trois minutes-clés. Deux ou trois minutes, c’est à ça que se résume notre vie. Le truc, c’est que personne ne s’en rend compte, parce qu’il y a cette croyance selon laquelle vivre pleinement, c’est avoir beaucoup de choses qui t’arrivent, mais pour ma part je pense que vivre pleinement, c’est arriver à comprendre les choses qui t’arrivent. Et en général, on peut les compter sur les doigts d’une main, non ?


 

dimanche 7 avril 2024

[Tesson, Sylvain] Avec les fées

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Avec les fées

Auteur : Sylvain TESSON

Parution :  2024 (Les Equateurs)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’été venait de commencer quand je partis chercher les fées sur la côte atlantique. Je ne crois pas à leur existence. Aucune fille-libellule ne volette en tutu au-dessus des fontaines. C’est dommage : les yeux de l’homme moderne ne captent plus de fantasmagories. Au XIIe siècle, le moindre pâtre cheminait au milieu des fantômes. On vivait dans les visions. Un Belge pâle (et très oublié), Maeterlinck, avait dit : « C’est bien curieux les hommes… Depuis la mort des fées, ils n’y voient plus du tout et ne s’en doutent point. »

Le mot fée signifie autre chose. C’est une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle de l’immémorial et de la perfection. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de mustélidé : là sont les fées.

Elles apparaissent parce qu’on regarde la nature avec déférence. Soudain, un signal. La beauté d’une forme éclate. Je donne le nom de fée à ce jaillissement.

Les promontoires de la Galice, de la Bretagne, de la Cornouailles, du pays de Galles, de l’île de Man, de l’Irlande et de l’Écosse dessinaient un arc. Par voie de mer j’allais relier les miettes de ce déchiquètement. En équilibre sur cette courbe, on était certain de capter le surgissement du merveilleux.

Puisque la nuit était tombée sur ce monde de machines et de banquiers, je me donnais trois mois pour essayer d’y voir. Je partais. Avec les fées.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvain Tesson est l’auteur d’une œuvre désormais considérée comme majeure. Il est notamment l’auteur du Petit traité sur l’immensité du monde (Equateurs), La Panthère des neiges (Prix Renaudot), Dans les forêts de Sibérie (Prix Médicis Essai).

 

 

Avis :

« Partout bruit, raison, calcul, fureur. » Aimant à fuir « le vacarme des hommes, la bêtise des chiffres » pour renouer avec le merveilleux et la beauté, là où la nature conserve son caractère, l’écrivain-voyageur Sylvain Tesson s’est élancé pour trois mois de cabotage, à la voile, à pied et à bicyclette, sur le fil de côte qui, entre falaises et récifs du cap Finisterre en Espagne aux îles Shetland en Ecosse, relie les vestiges de la civilisation celte.

C’était à l’été 2022. Partageant avec deux amis la barre d’un voilier de 15 mètres et sautant à terre de loin en loin pour parcourir à pied ou en vélo les tronçons de côte les plus spectaculaires, il part à la rencontre des « fées », non pas de ces «  filles-libellules » qui « volettent en tutu au-dessus des fontaines », mais en quête de ces instants fugaces et imprévisibles où surgit le merveilleux : une émotion « difficile à capter, encore plus à définir », comme une « vibration » que le pinceau de certains peintres parvient à saisir et qui, se refusant quand on la cherche et disparaissant quand on veut la saisir, nous étreint parfois lorsqu’on ressent intensément un lieu ou un paysage. « Le mot fée signifie (...) une qualité du réel révélée par une disposition du regard. Il y a une façon d’attraper le monde et d’y déceler le miracle. Le reflet revenu du soleil sur la mer, le froissement du vent dans les feuilles d’un hêtre, le sang sur la neige et la rosée perlant sur une fourrure de bête : là sont les fées. »

Là, sur ces côtes déchiquetées où, sous des cieux « fermés comme des huîtres », mer et terre opposent leurs forces en d’austères champs de bataille, « eaux noires bousillées de rafales » contre pointes, caps et rochers intimant la fuite aux promeneurs ; face à la mer qui bave, le ciel qui roule et le vent qui mêle ses lamentos aux « agonies de cornemuse » des phoques ; en ces lieux taillés par les éléments à grands coups de boutoir, où le soleil s’en va mourir en des eaux tantôt « pavées de nacre », tantôt roussies, par la lune, la magie noire et puissante des paysages appelle le souvenir des hommes qui, des rites celtiques aux ex-voto marins, en passant par les légendes et les grands textes qui ont chanté ces décors et leurs habitants, ajoute à l’aura de ces parages.

Aussi, l’auteur qui n’abandonne jamais ses livres n’illustre pas seulement ses carnets de voyage des croquis et des cartes retraçant son parcours. A sa recherche d’absolu en ces confins à conquérir entre caprices du ciel et paquets de mer, de brouillards en trouées de lumière, se marie son interprétation de la quête d’un autre Graal, celle de la légende arthurienne fondée par Geoffroy de Monmouth et Chrétien de Troyes. Et puisque ce long pointillé de falaises et de stacks séparant la lande de l’infini a abondamment nourri la littérature, les bivouacs sont autant d’occasions de convoquer, parmi d’autres, Hugo, Chateaubriand ou Renan, Shakespeare, Yeats ou Byron.

N’en déplaise aux polémistes empressés de faire feu ici de l’anti-modernisme sous-jacent et des sympathies royalistes affichées par l’auteur à l’occasion du décès de la reine d’Angleterre, l’on prend grand plaisir à ce voyage qui s’attache aux portions les plus sauvages du trait de côte atlantique, dans une quête d’expériences autant spirituelles que physiques, une démarche à la fois littéraire et sportive. Avec son sens génial de la formule, la beauté fulgurante de ses images et ses irrésistibles traits d’humour, ce livre est lui-même plein de magie. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Au cap de Nave, un chalutier remontait ses filets dans des confettis de mouettes. Au cap Ortegal, le vent giflait si fort la mer que l’Atlantique débordait et forçait le golfe de Gascogne à la saillie. Des troupeaux de lumière fuyaient sur les eaux noires bousillées de rafales. Au cap Asturien, un tracteur labourait les champs, contre la ligne de falaise. Les céréales poussaient devant la mer. On ferait la moisson au-dessus des barques. 


Le promontoire recèle trois trésors : la promesse, la mémoire, la présence.
On se tient au bout d’un cap de l’Ouest, impatient de ce qui surgira (la promesse), heureux de ce qui se tient dans le dos (la mémoire) et campé sur la falaise (la présence).
Devant, la mer. Le ciel s’y fond. Les hommes appellent « horizon » cette sublimation. (…)
Derrière, s’étend le pays avec ses guerres et ses fêtes et tous les êtres qu’on laisse dans le dos. C’est le livre des hommes dont le récit a poussé certains personnages sur le bord de la page, c’est-à-dire de la plage.


Les peuples des promontoires – de Galice, Bretagne, Irlande, Calédonie – se campent devant le large de toute la puissance de leur mémoire ! Rivés à l’Histoire, ils projettent le regard à l’horizon. La terre (truffée de morts) se déploie derrière eux. Les pensées prennent leur élan. Rien ne saurait les arrêter. Devant : un roman. Derrière : le récit. Une patrie pour les hommes d’ouverture ne dédaignant pas l’arrimage.


La navigation à la voile réalisait le rêve d’Héraclite ! Libérer l’énergie de la conjonction des contraires. Au départ, tout s’oppose : le poids enfonce la coque. La poussée la relève. La gîte s’accroît, le vent adonne, puis refuse. La mer freine. La vague entraîne. L’étrave frappe. Soudain l’instrument s’accorde : les tensions se résorbent. Alors, pour un instant, le marin demeure immobile, jouissant de l’équation. En un endroit précis du bateau situé légèrement sous le pont convergent les forces. On appelle point vélique cette croisée des poussées. Seul ce point est animé. Il meut la masse.
Est féerique le moment où la perfection des choses autorise à ne plus faire un geste. À quand la vie vélique ?


Ce soir, définition du féerique : tout spectacle aperçu depuis un poste de vigie. Son accès devait être suffisamment difficile pour qu’on fût le seul à le contempler.
La fée : ce qui se mérite dans l’ordre de la beauté.


L’homme, lui, est stupidement construit. Il rêve de la mer en haut de la falaise et regrette sa clairière quand il a pris le large. Pour se consoler, il donne le nom d’« espoir » à sa déception.


Aux murs, des ex-voto et des bannières d’exhortation. Parfois, une maquette de navire de bois flottait sous l’arc d’ogive. Dans la mer, les corps. Dans le ciel, les bateaux. Jadis, en Bretagne, une femme se mariait à un futur noyé puis élevait un fils qui épouserait une future veuve. Pour les femmes, la géographie était drôlement au point. Il y avait les promontoires pour guetter le retour et les chapelles pour pleurer le naufrage.
 
 
On quitte le quai des départs, on grimpe sur la passerelle, on pose le pied sur le pont, alors il vous semble avoir passé un porche vers un monde où ni le temps ni les hommes ne possèdent la même essence. Un bateau est une planète. Ce qui s’y passe appartient à un ordre clos, secret. Le livre de bord consigne ce que le capitaine a bien voulu dire. Seul le sillage connaît la vérité. Il se referme aussitôt.


Le sergent s’appelait Martin. Deux trimestres auparavant, il avait sauté sur un explosif en Afrique. Visage emporté. Mâchoire fracassée. On lui avait sauvé l’œil. Greffé, couturé du menton au front, il avait survécu. Exophtalmique, la gueule cassée me fixa. Je vivais moi-même avec ma propre grimace, contractée à la suite de cinq fractures du crâne. En somme, nous nous étions réveillés tous deux avec un visage inconnu. Il avait fallu l’accepter, apprivoiser la laideur, opposer l’indifférence à notre propre reflet. Il est difficile de vivre avec un autre, surtout quand c’est soi-même.


Les blessés contractent un syndrome de l’errance. Ils veulent oublier. Ils cherchent l’explication de la chute. Relevés, ils fuient, vous voyez ?
Je voyais très bien. Après ma chute, j’avais cherché salut sur les chemins. J’avais traversé la France à pied car vivre, c’est s’en aller. On tombe. Quand on se relève, il faut partir.


La lune se leva, encore pleine, en ce 12 juillet. Elle pava l’eau de nacre. Martin semblait vivre un moment d’importance. La splendeur chasserait peut-être ses ombres. À contempler le cosmos sur le bord d’une falaise, on peut réussir le vœu de Sartre : « se faire boire par les choses comme l’encre par un buvard » (L’Être et le Néant). Le merveilleux a son pouvoir d’absorption.


À six heures du matin, on leva l’ancre pour traverser la rade de Brest. Adieu Crozon, diamant du miracle. Dans l’anse de Bertheaume, le monde redevenait normal. Aux pontons de plastique, chacun gênait l’autre. La fée recule où l’homme progresse.


C’était une leçon pour mon chemin celtique : le merveilleux émanait du réel. Il n’avait pas besoin d’inventions. Le rayon rayonnait, cela suffisait. Fallait-il ornementer le monde d’un carnaval grotesque ? La fontaine était merveilleuse parce qu’elle coulait. Elle pouvait se passer de sa créature afférente. « La naïade détruisait la poésie... » Chateaubriand toujours. La beauté seule constituait la réalité supérieure. Et la révérence que mon regard offrait au lieu était à la fois reconnaissance et manifestation.


Le littoral celtique est une même patrie, large de quelques kilomètres courant sur deux mille kilomètres de long, de la Galice à l’Écosse. Pour parler simplement, appelons-le « bande passante du baladin du monde occidental ».
La même atmosphère régit ce ruban. Il abrite le même peuple d’oiseaux, se hérisse des mêmes rochers, se heurte au même ressac. Les clochers tintent du même métal et les yeux des hommes, délavés par la même iode, sont d’un identique turquoise. La société adoubée d’un saint chrême mêmement salé a connu un destin similaire de chagrins venus du levant et de rêves projetés au couchant. Un Asturien ne saurait se perdre dans une lande d’Écosse ni un Irlandais dans un bar de Roscoff. Un parapet peut constituer un monde. 


Sur la Côte d’Azur, il y a les plages à gens couchés. En Bretagne, les plages à gens debout. Au sud, on porte des marques de bronzage. À l’ouest, des rayures horizontales.


Je récapitulai. Le merveilleux jaillit sans s’annoncer. Il sourd du ciel, de l’eau, de la terre ou d’un visage. C’est un clignement. On le cherche, il se refuse ; on le veut saisir, il a disparu. Il est difficile à capter, encore plus à définir. Le peintre y réussit un peu (Monet à Pourville) parce que le pinceau rend la vibration. On a intérêt à se tenir aux aguets.


J’aimais me convaincre de cette idée. Depuis trente ans sur la route, je remâchais la supériorité des invariants sur les agitations du monde. Quand on manque d’ordre, on tente de le faire entrer en soi en s’extasiant sur les systèmes ! Pour cela, les livres, les ruines, les arbres et les parois m’attiraient : ils se maintenaient, je tournicotais. Leur contemplation palliait mes déficiences. L’homme cherche à combler le gouffre de ses manquements en vénérant ce qu’il n’atteindra pas.


Sur les falaises, les cormorans séchaient leurs soutanes. Les pétrels, accrochés aux parois, blanchissaient les schistes noirs. Les oiseaux tendent leur linge en famille.


Qu’est-ce qui émanait de la profondeur de ce vieux paysage ? « Une grâce », dit Benoît qui savait prier Dieu. « Le merveilleux », dis-je, moi qui ne savais pas. Quelle était la différence ?
Le merveilleux émane des choses. La grâce les surplombe. Le merveilleux est contenu dans le monde car il en est l’essence. La grâce s’en distingue car elle en est la source. Le merveilleux rayonne. La grâce ruisselle. L’un va de la chose à l’homme. L’autre du créateur à la chose. Le merveilleux irradie du réel et se diffuse au ciel. La grâce descend des nuées et inonde la terre. Le merveilleux révèle par le regard une force contenue. La grâce convoque dans le cœur une présence extérieure. Le merveilleux est le nom du génie du lieu ou, mieux, de son esprit. La grâce celui de son gardien ou, pire, de son maître. Le merveilleux part du réel pour y revenir. La grâce descend de l’abstrait pour expliquer le monde. Le merveilleux est ici et maintenant. La grâce sera toujours ailleurs.


Contrairement à l’huître, le ciel ne s’ouvre pas toujours. En Angleterre, le soleil est Dieu. On ne le voit pas, il faut y croire. Il ne vient pas, on l’espère. Le voilà, on est déjà parti.


Dans ces ports de plaisance prospèrent les navigateurs du rêve. Sur le quai, ils préparent leur bateau, lustrent les accastillages. Cela dure des années. Ils ne partent jamais. Le voilier est leur lampe d’Aladin : ils astiquent, espèrent. Le songe prime l’acte. Ces marins ont embarqué depuis bien longtemps dans l’imaginaire. Pourquoi partir quand on sait rêver ? « Rien n’est si précieux qu’on le croit » (Aragon).


Une petite île est un cachot proclamé « royaume de la liberté » par ses habitants.


De l’Irlande, j’héritai d’un enseignement. La fée ne s’apprivoise, ni ne se commande, pareille à l’oiseau de Carmen. On ne l’attend pas elle est là, on la cherche elle se dérobe. On peut lui donner le nom de tout instant où, devant la beauté d’un visage, d’un paysage, l’être s’allège dans un lavement d’oubli.
À seize ans, j’avais fait un poème de mirliton : « Pourquoi a-t-on brûlé les fées de mon enfance ? » J’avais eu tort. Aucune fée ne flambe. C’est simplement qu’un jour le cœur l’oublie, l’esprit ne veut plus la reconnaître, les sens ne savent plus la détecter, distraits par d’autres captations.


Saint Colomba y débarqua au VIe siècle pour répandre le christianisme dans les ronces. Le saint venait d’Irlande à bord d’une barque pleine de prédicateurs. Cette image des saints embarqués dans un esquif vers une île à féconder fit florès. Les pères pilgrims du Mayflower ne faisaient rien d’autre en cinglant vers le Nouveau Monde : ils continuaient la civilisation sur une « terre promise ». Iona : préfiguration du saut de 1620 par-dessus l’Atlantique. Aujourd’hui, les descendants obèses des pères fondateurs flinguaient les pauvres nègres dans des villes de béton. Tant de rêves pour en arriver là. Quelle promesse que la géographie, quelle déception que l’Histoire !


Dans la baie de Carsaig, le paysage rompait le principe de perfection. Les étagements appartenaient à des représentations trop disparates pour s’harmonier. Les rêveries s’opposaient. On aurait dit qu’un enfant avait assemblé les motifs en désordre. La furie des vagues battait une plage basaltique ourlée de murets. Ils séparaient des pâturages tondus par les moutons du domaine. Les pentes montaient vers un manoir néogothique soucieux comme un visage protestant. Cette pastille ponctuait une forêt noire. Couronnant l’austérité, un crêt d’orgues portait un plateau de landes couleur cuivre. Une cascade en tombait dont le voile se faisait retrousser par le vent. Au loin, les promontoires électriques, battus de bleu, vitalisaient le ciel. Ces paysages-là criaient « fuyez ! » quand d’autres agençant la marqueterie des sources et des bois disaient « venez ! ».


Assis au bord du vide, je regardais les pilastres, dressés devant la falaise. Les Anglais appellent stacks les piliers d’érosion, nés du retrait de côte. Sous les coups du ressac, la falaise s’éboule et la terre recule. Pourquoi un pilier résiste-t-il, dressant sa solitude devant la terre à laquelle il n’appartient plus ? Pourquoi ici plutôt qu’ailleurs ? La Terre poursuit le roman de sa destruction. Dans le conte, demeure ici ou là une quenouille magique. (…)
Les Anglais appellent old man les stacks. Ils ont raison. On dirait des vieillards, partant mourir au large. S’en aller, noblesse ultime.
Politiquement, ces piliers symbolisent la position du dissident. Le stack se détache. Désarrimé (désengagé, dirait-on en politique), il n’appartient plus au corps constitué. Vomissant la masse, il s’en distingue. « Ni au-dessus, ni au-dessous, à côté », disait le dandy des bocages, Barbey d’Aurevilly.
Si le stack était un homme, il serait le réfractaire, solitaire plus que solidaire, esthète plutôt que militant, préférant la posture à la position. Pourquoi se battrait-il contre l’autorité ? So vulgaire ! Son pas de côté est sa protestation. Son départ sa légitimité. En s’écartant, il embarrasse l’État. L’autorité sait lutter contre le terroriste : il suffit d’envoyer la troupe. Mais comment s’en prendre aux fantômes ?


Le cri des phoques n’arrangeait rien. Leurs agonies de cornemuse se répercutaient sur les ruines. Les oiseaux nous insultaient. La mer bavait. Le ciel roulait. Le vent poussait ses lamentos et me retroussait le kilt. On se sentait de trop dans ce sépulcre.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 
   


 

jeudi 3 novembre 2022

[Larrea, Maria] Les gens de Bilbao naissent où ils veulent

 

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les gens de Bilbao naissent
           où ils veulent

Auteur : Maria LARREA

Parution : 2022 (Grasset)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :      

L’histoire commence en Espagne, par deux naissances et deux abandons. En juin 1943, une prostituée obèse de Bilbao donne vie à un garçon qu’elle confie aux jésuites. Un peu plus tard, en Galice, une femme accouche d’une fille et la laisse aux sœurs d’un couvent. Elle revient la chercher dix ans après. L’enfant est belle comme le diable, jamais elle ne l’aimera.
Le garçon, c’est Julian. La fille, Victoria. Ce sont le père et la mère de Maria, notre narratrice.
Dans la première partie du roman, celle-ci déroule en parallèle l’enfance de ses parents et la sienne. Dans un montage serré champ contre champ, elle fait défiler les scènes et les années : Victoria et ses dix frères et sœurs, l’équipe de foot du malheur  ; Julian fuyant l’orphelinat pour s’embarquer en mer. Puis leur rencontre, leur amour et leur départ vers la France. La galicienne y sera femme de ménage, le fils de pute, gardien du théâtre de la Michodière. Maria grandit là, parmi les acteurs, les décors, les armes à feu de son père, basque et révolutionnaire, buveur souvent violent, les silences de sa mère et les moqueries de ses amies. Mais la fille d’immigrés coude son destin. Elle devient réalisatrice, tombe amoureuse, fonde un foyer, s’extirpe de ses origines. Jusqu’à ce que le sort l’y ramène brutalement. A vingt-sept ans, une tarologue prétend qu’elle ne serait pas la fille de ses parents. Pour trouver la vérité, il lui faudra retourner à Bilbao, la ville où elle est née. C’est la seconde partie du livre, où se révèle le versant secret de la vie des protagonistes au fil de l’enquête de la narratrice.  

Stupéfiant de talent, d’énergie et de force, Les gens de Bilbao naissent où ils veulent nous happe dès le premier mot. Avec sa plume enlevée, toujours tendue, pleine d’images et d’esprit, Maria Larrea reconstitue le puzzle de sa mémoire familiale et nous emporte dans le récit de sa vie, plus romanesque que la fiction. Une histoire d’orphelins, de mensonges et de filiation trompeuse. De corrida, d’amour et de quête de soi. Et la naissance d’une écrivaine.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Maria Larrea est née à Bilbao en 1979. Elle grandit à Paris où elle suit des études de cinéma à La Fémis. Elle est réalisatrice et scénariste.

 

 

Avis :

Maria, alter ego de l’auteur, est cinéaste. Ses brillantes études à la Fémis lui ont permis de prendre sa revanche sur la modeste condition de ses parents, l’un basque, l’autre galicienne, venus chercher en France l’avenir que l’Espagne de Franco leur refusait. Tous deux abandonnés à la naissance et élevés dans un orphelinat religieux, Julian est devenu à Paris un père alcoolique et violent, gardien du théâtre de la Michodière, et Victoria, une mère résignée, femme de ménage bien peu considérée. Pressée de s’envoler vers une réussite qui n’en a que plus de prix, Maria se retrouve toutefois brutalement ramenée au passé, quand, à presque trente ans, elle découvre son adoption par hasard, grâce aux indications d’une tarologue. Commence alors pour elle une quête obsessionnelle, la ramenant à sa ville natale de Bilbao, pour tenter de dissiper le mystère de sa naissance.

S’affranchit-on jamais de ses origines ? Pour la narratrice, la réussite sociale, avec un mari, des enfants, et une profession prestigieuse acquise de haute lutte, devait signifier la rupture avec une enfance et une adolescence marquées par les moqueries de ses amies. « Maria, c'est marrant, tu t'appelles comme notre femme de ménage. » Elle qui rêvait de s’appeler Sophie ou Julie pensait « j’avais enfin trouvé la sortie du labyrinthe que mes parents avaient construit autour de moi. » Mais voilà que la découverte du mensonge entourant sa naissance remet soudain tout en cause, comme si elle n’avait finalement bâti l’édifice de sa vie que sur du vent. Pour renaître enfin dans cette nouvelle existence qu’elle s’est choisie, il lui faut d’abord se réapproprier cette première naissance qu’on lui a volée en lui mentant, c’est-à-dire retrouver ses parents biologiques. Alors seulement, réconciliée avec ce passé qui la rattrape en traître, elle pourra affirmer haut et fort le dicton qui sert de titre à son récit.

Scénariste pour le cinéma, Maria Larrea a su projeter les éléments de son autobiographie dans un premier roman tendu comme une arbalète, décochant ses scènes fortes dans le torrent d’une narration aux mots cinglants, toute entière au service d’une urgence impérieuse : « raconter mon histoire », « me la réapproprier », « récupérer le roman familial », « écrire ma vérité ». Une vérité sans laquelle les non-dits ont longtemps et insidieusement creusé leur sillon douloureux, jetant notamment Maria adolescente dans l’instabilité, la rébellion, enfin dans un mélange de honte, de rancoeur et de colère l’empêchant de se construire. Son parcours tumultueux frappe d’autant plus qu’elle nous le livre sans fard, avec une sincérité presque brutale, sur le fond implacable d’une Espagne franquiste misérable et violente, relayé par celui du déracinement et de l’ostracisme vécus dans l’exil, avant que passé et présent ne s’entremêlent autour de l’affaire des bébés volés du franquisme et du parcours du combattant des victimes pour retrouver leur identité.

Ce premier roman, aussi habilement composé qu’habité par une écriture passionnée, énergique, sans concession, est autant un témoignage remarquable qu’une entrée réussie en littérature. (4/5)

 

 

Citations :

Maria, c'est marrant, tu t'appelles comme notre femme de ménage.

Rêvant de m'appeler Sophie ou Julie, je tenais parfaitement mon rôle de jeune fille modèle devant les parents des copines qui m'invitaient à dîner, à dormir. Je jouais au singe savant. Oh, qu'elle est cultivée pour une fille de femme de ménage ! Je faisais mon effet sur les parents des autres, un mélange de pitié et d'épate quant à mes origines. J'exagérais le trait ; je les regardais comme des sauveurs et les écoutais plus que leur progéniture. Je buvais leur savoir et leurs connaissances. Nourrie et repue par leur bourgeoisie, je pouvais enfin m'éloigner de mon duo parental bruyant et angoissant. J'avais grandi comme une souris de laboratoire en captivité, j'avais enfin trouvé la sortie du labyrinthe que mes parents avaient construit autour de moi.