samedi 30 mars 2024

[Pavel, Laura, Francisca] Scenarios urbains

 




J'ai aimé

 

Titre : Scenarios urbains
           (Trucuri urbane)

Auteur : Laura Francisca PAVEL

Traduction : Gabrielle Danoux

Parution :  en roumain en 2022,
                   en français en
2024 (Nombre 7)

Pages : 92

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Ici l’état de la matière et l’état de l’émotion se superposent.
« Le recueil de poèmes de Laura Francisca Pavel est frais, cosmopolite, un livre-concept, qui joue très finement sur le fil tendu entre l’authenticité du biographe et l’acte d’un curateur que nous pratiquons chacun dans l’autoconstruction/entretien du soi. En particulier, cet ultime jeu d’“esthétisation” de la vie — également problématisé dans les essais de son livre Personnages de théorie, êtres de fiction (2021) — me semble l’idée de force du recueil, qu’elle irise de manière souterraine. Le style, le langage, l’expressivité y sont excellents. » (Alex Goldiș)

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en 1968, Laura Francisca Pavel est l'auteur de plusieurs recueils de poésie récompensés par plusieurs prix en Roumanie, ainsi que de volumes de théorie et de critique littéraire et théâtrale également traduits à l'étranger. Elle est professeur à la Faculté de Théâtre et de Cinéma de l’Université Babeş-Bolyai.

 

 

Avis :

Poursuivant sa mission de traduction et de promotion francophone de l’oeuvre poétique roumaine, Gabrielle Danoux nous propose une nouvelle rencontre, cette fois avec Laura Francisca Pavel, auteur d’ouvrages de théorie et de critique littéraire et théâtrale en même temps que de recueils de poésie plusieurs fois primés.

En parties successives se faisant l’écho d’étapes et d’influences majeures dans sa vie, l’auteur parvenue à l’âge de la maturité semble recueillir ici l’écume de ses jours, passant ses expériences artistiques mais aussi quotidiennes au crible de sa sensibilité pour une esthétisation poétique où priment sentiments, énergie et rythme. Ce sont d’abord des éclats de mémoire primordiale, ceux de l’enfance et de la jeunesse, qui de leurs pointillés impressionnistes laissent percevoir les origines fondatrices, au coeur de la Roumanie de Ceausescu. Puis, l’esprit rebelle épris de création artistique s’émancipe, s’installe à Amsterdam dans un univers effervescent et cosmopolite. Auparavant, il y aura eu des études littéraires dans une université américaine. Ce pan de vie est celui de rencontres décisives. En émergent une poignée de figures qui ont marqué l’apprentissage de l’auteur, la romancière Djuna Barnes, la philosophe Martha Nussbaum, le théoricien et critique littéraire Stephen Greenblatt, l’artiste Bas Jan Ader disparu en mer au cours de l’une de ses performances centrées sur les effets de la gravité, et un certain Bruno, anonyme compagnon de débats et de réflexion. La suite est plus énigmatique. On y retrouve des impressions artistiques et des ressentis affectifs, l’ensemble suggérant les arrêtes vives d’une personnalité excoriée par la vie, entre sentiment d’absurde vacuité et tranchant parfois cruel d’un esprit libre et passionné.

Elliptiques, formant des reliefs épars que l’on explore à tâtons comme du braille pour trouver l’idée d’ensemble à travers les détails, ces poèmes d’un premier abord hermétique et déroutant s’apprécient dans le lâcher prise et la prise de recul. Alors commencent à s’esquisser quelques images et impressions, tandis que s’affirme peu à peu le goût un peu amer et astringent d’une lucidité rêche et sans illusions. L’on n’ose imaginer le casse-tête que fut sans aucun doute la traduction… (3/5)


 

Citation :

Garde ton rang

Quand advient le grand événement
Tu sais bien que ce n’est pas toi qu’il cherche
Non, pas la première personne
Non, pas l’exaltation sur des échasses
Non, pas le destin, non

Il cherche ton acceptation
Et l’absence
de la troisième personne, celle qui sonne faux
et la disponibilité jusqu’à la nausée

Si le grand événement vient
Reste en rang, ne lève pas les yeux,
Ne laisse rien t’échapper
Rassemble, serre le poing
Souffle en vue de l’évaporation
Eteins,
descends.


 

jeudi 28 mars 2024

[Salvayre, Lydie] Depuis toujours nous aimons les dimanches

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Depuis toujours nous aimons
            les dimanches

Auteur : Lydie SALVAYRE

Parution :  2024 (Seuil)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Depuis toujours nous aimons les dimanches.
Depuis toujours nous aimons nous réveiller sans l’horrible sonnerie du matin qui fait chuter nos rêves et les ampute à vif.
Depuis toujours nous aimons lanterner, buller, extravaguer dans un parfait insouci du temps.
Depuis toujours nous aimons faire niente,
ou juste ce qui nous plaît, comme il nous plaît et quand cela nous plaît. »

En réponse aux bien-pensants et aux apologistes exaltés de la valeur travail, Lydie Salvayre invite avec verve et tendresse à s’affranchir de la méchanceté des corvées et des peines. Une défense joyeuse de l’art de paresser qui possède entre autres vertus celle de nous ouvrir à cette chose merveilleuse autant que redoutable qu’est la pensée.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Lydie Salvayre a écrit une douzaine de romans, traduits dans de nombreuses langues, parmi lesquels La Compagnie des spectres (prix Novembre), BW (prix François-Billetdoux) et Pas pleurer (prix Goncourt 2014).

 

 

Avis :

Les arrimant solidement au fil de son humour au vitriol, Lydie Salvayre embarque de nouveau les rieurs dans l’une de ces narrations comme elle seule sait les trousser, irrévérencieuses et subversives, et qui, immanquablement, tout au long de l’envoi font mouche. Après son Irréfutable essai de successologie et son constat de la prime à la médiocrité commerciale en matière littéraire, la voilà qui s’en prend derechef au monde marchand pour un éloge de la paresse, cet art subtil et vagabond qui, en ouvrant la porte à l’inattendu et à la pensée, pourrait changer le monde en le ramenant à l’essentiel : l’épanouissement et le bien de chacun.

Autrefois simple moyen de subvenir à nos besoins, le travail est devenu à l’ère industrielle le moyen de produire et de générer des richesses, dans une surenchère de consommation menant à la nécessité de trimer toujours plus pour un bonheur toujours plus inaccessible. « Quel usage faisons-nous de l’énorme accumulation de moyens dont la société dispose ? Cette accumulation nous rend-elle plus riches ? plus heureux ? » La crise du Covid aidant, et avec elle celle du travail quand la souffrance au travail semble devenue le lot commun, Lydie Salvayre nous propose une réflexion dont, pour mieux se faire entendre, elle enrobe l’érudition dans l’insolence cinglante et railleuse d’un discours déclamatoire, à la première personne du pluriel, où elle n’hésite pas à persifler jusqu’à ses propres outrances.

« C’est le travail exagéré qui nous use et nous déglingue » et, poursuit cette fois Nietzsche, nous « soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves », nous plaçant « toujours devant les yeux un but minime [pour] des satisfactions faciles et régulières », car « une société où l’on travaille sans cesse durement jouira d’une plus grande sécurité. » Véritable opium du peuple, cette sécurité nous fait oublier notre condition de mortels pour remettre « à plus tard, à plus loin, à jamais, le temps de vivre qui nous est compté, car les jours s’en vont et… nous aussi » écrit déjà Sénèque. Alors qu’en vérité, constate Baudelaire, « c’est par le loisir que j’ai, en partie, grandi, – à mon grand détriment ; car le loisir, sans fortune, augmente les dettes, les avanies résultant des dettes ; mais à mon grand profit, relativement à la sensibilité et à la méditation ». Sans parler des « trente-six ans d’une paresse entêtée, sensuelle, mondaine, à la fois enchantée et coupable, délicieuse et inquiète, trente-six ans durant lesquels germera, mûrira et croîtra silencieusement la grande œuvre de Proust : À la recherche du temps perdu »

Multipliant sous couvert de plaisanterie les références artistiques, philosophiques et politiques – il n’y eut pas jusqu’au gendre de Karl Marx, Paul Lafargue, pour réfuter le droit au travail de 1848 dans son « Droit à la paresse » –, Lydie Salvayre touche à une multitude de sujets essentiels pour nous inciter à repenser, avec d’autant plus d’à-propos que l’Intelligence Artificielle va considérablement rebattre les cartes, « l’organisation du travail en vue d’une meilleure répartition des tâches et des biens. »

Enlevé et hilarant, ce bref roman est, sous ses airs de boutade débridée, un manifeste pour une paresse qui ne serait finalement que sagesse et qui, nous débarrassant du mirage sclérosant de l’Argent, saurait, par un meilleur partage du travail, nous laisser enfin profiter du vrai bonheur d’être et de penser. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Nous aimons arracher ce mouchoir de dégoût que le travail contraint nous enfonce dans la bouche,
et nous délester des corsets qui nous enserrent et nous étouffent mais auxquels nous nous croyons stupidement soumis, (…)
puis grâce à cette décoïncidence, trouver justement la meilleure adéquation entre soi et soi, et une meilleure appréhension du monde.
Autant de choses qui s’apprennent,
autant de choses à oser,
Et qui demandent juste une once de courage.


Car vous l’avez compris, dans la situation actuelle, paresser c’est désobéir, c’est ne plus s’évertuer à donner adroitement le change, c’est trahir le modèle conforme auquel on se croit tenu, c’est jeter les pantoufles usées de l’habitude, c’est faire craquer les coutures du costume bien taillé, c’est traverser le mur qui fout l’infini à la porte, c’est fausser compagnie aux mensonges mielleux, c’est rompre l’enchaînement implacable des jours qui situe le dimanche tout au bout du tunnel de la semaine, bref, c’est quitter les rails d’une vie focussée sur le cravail, comme disent les enfants.
Puisque le cravail ça crève.


La paresse, nous l’affirmons, est le berceau de la pensée.
Et penser – nous aimons quelquefois faire les professeurs –, et penser c’est créer, c’est inventer d’autres configurations, c’est percer des fenêtres au sein de murs aveugles, c’est enfreindre les règles qui colonisent nos consciences et domestiquent nos émois, c’est n’obéir à rien ni à personne mais seulement au vrai, pour l’occasion soyons lyriques !
Et penser, nous insistons aussi sur ce point, penser n’est en rien la prérogative de certains, mais une faculté constamment présente en chacun de nous, quelles que soient sa classe, son éducation ou sa culture, pour peu qu’elle ne soit empêchée.
Raison pour laquelle les pouvoirs, qui ont compris que toute pensée portait en elle un germe affreux d’insoumission, la regardent comme ce qu’il y a de plus à craindre.
Que le peuple, à la faveur d’un break, se pique de penser, et les voilà tout épouvantés !
Ce qui nous amène à affirmer sans contredit que la paresse est politique.


C’est ce qui soulevait de dégoût le poète et écrivain libertaire anglais William Morris à la fin des années 1880, et dont les écrits bouillonnants furent redécouverts dans les années 1950. Lui qui révérait la beauté se désespérait de voir l’élite nantie se satisfaire d’un système fondé sur le culte du travail et une production de masse des plus médiocres et des plus laides. Il se désespérait de voir ce travail produire des objets inutiles et nuisibles, et la société se diviser entre : d’une part ces travailleurs sacrifiés, privés de perspective, parqués dans des faubourgs affligeants de hideur, vivant dans une crasse qui souillait le ciel même, soumis à la bassesse des hommes, reprenant sans cesse le même ouvrage et s’éreintant au bénéfice des autres, et d’autre part ceux-là qui vivaient dans le faste.  
Or cette division n’a cessé, depuis, de s’accroître. Une poignée de richissimes détiennent aujourd’hui la moitié du revenu mondial, tandis que des milliards d’hommes et de femmes, vivant de trois fois rien, n’ont que leur fiel à boire et leurs poings à ronger.
 
 
C’est le travail exagéré qui nous use et nous déglingue, au point que nous nous demandons chaque soir si nous pourrons, le lendemain, reprendre le collier, et si nous aurons assez de jus pour poursuivre.
C’est le travail qui prématurément nous fane.
C’est le travail qui nous épuise, qui nous brise, qui nous vide, qui nous avilit, qui nous humilie, qui nous lamine, qui nous effrite, qui nous dégrade et nous suce la moelle. Pouvez-vous l’entendre un instant ?
C’est le travail qui nous fait tristes, qui nous fait laids et qui nous fait méchants. Tu la veux ta baffe ! hurlons-nous, à peine revenus du chantier, à l’adresse du petit qui ne nous a rien fait, tant nous sommes à bout ; c’est le bordel ici ! hurlons-nous à l’adresse de notre femme afin de nous détendre les nerfs, et nous envoyons un grand coup de pied sur une chaise. Quant à prendre Ginette dans nos bras, caresser ses seins las, baiser ses joues ternies et voir son corps rompu à force de fatigues et de contrariétés, pas le courage, ni le cœur !


Mais ambition de quoi ? (…)
Ambition d’occuper un poste élevé d’où écraser à méchants coups de talon vos pauvres subalternes obligés de se taire ?
Ambition de grassement vous enrichir en graissant la patte à certains, puis de trembler de perdre votre magot bien gras ?
Ou de négliger vos amis vos amours vos amantes, à force de braquer vos yeux sur les dernières cotations du CAC 40, de comptabiliser vos dividendes Air Liquide, ou de suivre passionnément la dégringolade des actions Casino et l’entrée en Bourse toute récente de ChatGPT ?
Nous, Messieurs, pour incroyable que ça vous paraisse, on s’en bat lec de vos avidités (inutile de préciser qui est l’auteur de cette phrase).


L’un de nos slogans préférés (...) : TRAVAILLER MOINS POUR LIRE PLUS.  
Travailler moins pour lire plus, puisque la lecture s’acoquine merveilleusement à la paresse, puisque les bons et vrais lecteurs sont très souvent, sinon toujours, de fieffés paresseux. Travailler moins pour lire immodérément, insatiablement, jouissivement, certains diraient vicieusement, certains diraient dangereusement, voir la pauvre Bovary citée par Salvayre pour faire genre.


Une instruction triste est une instruction morte.


La masse pardonne moins à ceux qui nomment les malfaisances qu’à ceux qui les engendrent.


Vous nous vendez sans cesse le bonheur d’exister en consommant et consommant et consommant et consommant à perte de vie. Mais comment, Messieurs, concevez-vous le bonheur ? Comment ?
Vous êtes-vous demandé un seul jour : que fous-je de ma vie ? Qui ai-je vraiment aimé ? Par quoi fus-je comblé ? Qu’ai-je trouvé de beau et d’admirable dans ce cirque sauvage qu’est devenu le monde et qui me permette de l’endurer ? La mer ? L’enfance ? Cette étrangère à tout calcul qui s’appelle l’amitié ? L’imprudence insouciante ? Le pouvoir de dire non aux idées préconçues comme aux agenouillements ? 


Car c’est alors, dit-il, qu’on s’apprête à vivre que la vie nous abandonne… Or, la vie, pour qui sait l’employer, est assez longue. Mais l’un est possédé par l’insatiable avarice ; l’autre s’applique péniblement à d’inutiles labeurs ; un autre est plongé dans l’ivresse, ou croupit dans l’inaction, ou s’épuise en intrigues toujours à la merci des suffrages d’autrui, ou, poussé par l’aveugle amour du négoce, court dans l’espoir du gain sur toutes les terres, sur toutes les mers… Quel fol oubli de la condition mortelle que de remettre à cinquante ou soixante ans les projets de sagesse, écrit-il.
Sénèque rend compte avec talent, Messieurs-les-profiteurs, de ce dont nous ne voulons plus d’aucune façon : remettre à demain, à plus tard, à plus loin, à jamais, le temps de vivre qui nous est compté, car les jours s’en vont et… nous aussi.


Dans Aurore, il [Nietzsche] affirmait que le travail constituait la domestication et le contrôle social de masse, de loin les plus efficaces, ainsi que la meilleure des polices ; et que, grâce à lui, l’heure du grand contrôle universel avait sonné. Car le travail, écrivait-il, c’est-à-dire le dur labeur du matin au soir, use la force nerveuse dans des proportions extraordinaires, et la soustrait à la réflexion, à la méditation, aux rêves, aux soucis, à l’amour et à la haine, il place toujours devant les yeux un but minime et accorde des satisfactions faciles et régulières. Ainsi une société, où l’on travaille sans cesse durement, jouira d’une plus grande sécurité : et c’est la sécurité que l’on adore maintenant comme divinité suprême.


L’opium du peuple dans le monde actuel n’est peut-être pas tant la religion que l’ennemi accepté… Un tel monde est à la merci, il faut le savoir, de ceux qui fournissent un semblant d’issue à l’ennui. (Georges Bataille)


Si vous chantonnez le matin en allant au travail, c’est que :
1. vous êtes millionnaire
2. vous vous droguez
3. vous êtes l’un des sept nains.


Des travaux de plus en plus nombreux portant sur le capitalisme actuel ont mis en relief de nouvelles modifications dans l’organisation du travail en vue d’une meilleure répartition des tâches et des biens.
Mais la plupart de ces travaux nous ont appris aussi que l’un des risques de ces changements était de rendre l’aliénation moins visible et presque désirable pour les uns, et de jeter dans une effroyable précarité tous ceux qui, restés en marge, n’avaient d’autre issue que de répondre aux fameux « services à la personne » autrement dit à enfiler la livrée du valet et à en accepter les gages.
Ces différents travaux s’accordent à reconnaître qu’un partage des revenus, des statuts et des protections du travail restait donc la grande question, la question décisive, la question cruciale, qu’une société soucieuse du bien commun devait impérativement se poser.


Que s’est-il passé pour que les choses s’inversent au point que, de nos jours, les seuls paradis désignés comme tels soient les paradis fiscaux ?

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 26 mars 2024

[Salvayre, Lydie] Irréfutable essai de successologie

 


 

 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Irréfutable essai de successologie

Auteur : Lydie SALVAYRE

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 176

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :    

Comment se faire un nom ?
Comment émerger de la masse ?
Comment s’arracher à son insignifiance ?
Comment s’acheter une notoriété ?
Comment intriguer, abuser, écraser, challenger ?
Comment mentir sans le paraître ? Comment obtenir la faveur des puissants et leur passer discrètement de la pommade ? Comment évincer les rivaux, embobiner les foules, enfumer les naïfs, amadouer les rogues, écraser les méchants et rabattre leur morgue ? Comment se servir, mine de rien, de ses meilleurs amis ? Par quels savants stratagèmes, par quelles souplesses d’anguille, par quelles supercheries et quels roucoulements gagner la renommée et devenir objet d’adulation ?


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Née en 1946 d’un père Andalou et d’une mère catalane, réfugiés en France en février 1939, Lydie Salvayre passe son enfance à Auterive, près de Toulouse.

Après une Licence de Lettres modernes à l’Université de Toulouse, elle fait ses études de médecine à la Faculté de Médecine de Toulouse, puis son internat en Psychiatrie. Elle devient pédopsychiatre, et est Médecin Directeur du CMPP de Bagnolet pendant 15 ans.

Lydie Salvayre est l’auteur d’une vingtaine de livres traduits dans de nombreux pays et dont certains ont fait l’objet d’adaptations théâtrales.

La Déclaration (1990) est saluée par le Prix Hermès du premier roman, La Compagnie des spectres (1997) reçoit le prix Novembre (aujourd’hui prix Décembre), BW (2009) le prix François-Billetdoux et Pas pleurer (2014) a été récompensé par le prix Goncourt.


 

Avis :

S’il n’était autrefois que « la conséquence et non le but d’une œuvre ou d’une action », les priorités se sont aujourd’hui inversées : « Le succès est la nouvelle religion. » C’est lui désormais « le but et non la conséquence », le Graal moderne accessible au plus commun des mortels, pourvu que, même sans talent aucun - « Tout vient prouver, en effet, que le caractère le plus propice au succès est de n’en avoir aucun (talent) et qu’écrire du rien sur du rien (...) ne dessert nullement votre ascension vers les cimes » -, il sache faire siennes certaines règles. Ces règles, Lydie Salvayre les a cyniquement rassemblées en une satire vitriolée, qui, prenant la forme d’un vrai-faux manuel du savoir-réussir, nous renvoie, grotesques Narcisses, à l’inanité de nos impostures.

Ecrivains de tout poil, éditeurs tendant à « privilégier les déjà privilégiés, et à négliger les déjà négligés », journalistes et animateurs dotés de « la désinvolture et de l’élégance crâne d’un Cyril Hanouna », hommes influents qui usent « de leur esprit comme de leur fortune : ne le dépensant que sciemment et à la seule condition qu’il rapporte », ou encore influenceuses « bookstagrameuses » aux « dimensions inversement proportionnelles à celles de l’esprit » et qui vouent « une dévotion toute particulière à leur gueule, à leurs seins, et par-dessus tout à leur cul, qui, comme le rumsteak chez le bœuf, semble constituer à leurs yeux le morceau de choix » : nul n’échappe aux féroces coups de griffe et de plume, gantés d’esprit et d’une élégance d’écriture volontiers désuète, qu’en exutoire à son exaspération et à sa révolte, l’auteur assène avec jubilation, dans un exercice rhétorique aussi sévère que railleur.

Sans même verser dans l’outrance ni la caricature, ses observations caustiques font mouche et construisent un inventaire, ô combien peu flatteur, des différents profils à l’oeuvre dans le monde des livres et de la littérature. Et même si le rire nous emporte, la consternation n’est jamais très loin sous le sarcasme, lorsque tout cela se résume en brochettes d’égos boursouflés, rassemblés en coteries motivées par l’arrivisme bien plus que par la promotion d’oeuvres de qualité, et en un marketing de l’inculture et de la médiocrité, où la notoriété se bâtit sur le brillant de l’apparence et grâce à la supercherie de ces « nouveaux territoires virtuels » où l’on peut « affirmer, sans preuves vérifiables, que vos produits s’arrachent ; les gratifier de vertus qu’ils ne possèdent en rien ; vendre pour authentiques de faux objets de marque ; cameloter la poudre dite de perlimpinpin ; gonfler outrageusement le chiffre de vos likes ; et faire accroire, pour résumer, n’importe quel bobard. »

Alors, comment atteindre au succès quand on est écrivain ? Les recommandations de Lydie Salvayre dans cette parodie de manuel pour les apprentis de la réussite les inciteront peut-être à réviser leurs priorités s’ils n’ont « pas de goût pour le tapin, ni pour les laisses autour du cou » et si, comme Marcel Proust, ils préfèrent penser que « les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie mais de l’obscurité et du silence. » Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Le succès possède d’excellentes facultés détergentes. (...)
En résumé, le succès, par un phénomène que je n’hésiterai pas à qualifier de transsubstantiation, fait passer pour intelligent l’individu le plus con, pour séduisant le plus moche, pour aimable le plus odieux, pour honnête le plus malhonnête et pour immortel le plus piètrement mortel. Autant de prodiges qui me permettent d’inférer que ce ne sont plus désormais ni l’art, ni la politique, ni les anciennes croyances qui déterminent notre présent. C’est, sans contredit, le succès. Le succès est la nouvelle religion.
 

La flatterie a ce double avantage de satisfaire la personne flattée et de prouver en même temps l’extrême discernement de son flatteur.
 

(…) rien ne lui [le puissant] répugne davantage que ces gens à sa botte, suspendus à ses ordres, cédant à ses caprices et accourant dès qu’il les siffle, mais qu’il ne pourrait supporter s’ils se comportaient autrement.
 

Il fut un temps où de grands esprits affirmaient que la célébrité n’était que le châtiment du talent, son fardeau, sa disgrâce. Il fut un temps où des artistes jugeaient vulgaire la moindre concession au grand nombre, considéraient que les vérités malséantes étaient les seules dignes d’être plaidées, foulaient aux pieds les lois sacrées de la renommée, et finissaient leur vie dans la dèche se nourrissant de pâtes et de sardines à l’huile. Une existence lamentable était, à leurs yeux, inséparable de leur vocation, puisqu’ils identifiaient le talent à l’échec, affichaient avec empressement le malheur où ils étaient plongés, cultivaient leur masochisme comme une marque d’humanité, et l’obscurité dans laquelle ils sombraient, comme un signe de profondeur. Un philosophe du nom de Nietzsche alla jusqu’à écrire que le refus de se plier aux conventions sociales et l’isolement qui en découlait conféraient aux esprits supérieurs la force nécessaire pour devenir ce qu’ils étaient !
 

Car s’il se disait autrefois que le succès était la conséquence et non le but d’une œuvre ou d’une action, la doxa moderne, et j’irais jusqu’à dire : la doxa révolutionnaire dont je suis la matricielle conceptrice, est de postuler que : Le succès est le but et non la conséquence.
 

L’écrivain stupide, plus fréquent qu’on ne croit, rit fort, parle haut, s’échauffe, tant il est heureux de se retrouver parmi ses pairs, soliloque sans cesse sur un ton d’importance – c’est en partie à cela qu’on le reconnaît –, s’absorbe dans ses démonstrations, et s’indigne tout seul au nom de convictions dont il ne démord pas. (…)
Laissez-le asséner ses jugements sur le ton d’évidence qui est le sien, en vous interdisant de les approuver ou de les récuser. Un vague hochement de tête, un regard terne et quelques écholalies seront les meilleures réponses à sa stupidité. Il en déduira que vous partagez ses convictions et ne vous en estimera que davantage. Car Tous les imbéciles aiment à être approuvés. Si l’envie vous prend de bâiller à ses démonstrations et que vous ne savez la refréner, appliquez-vous à bâiller par les narines.
 

La tendance des éditeurs est de privilégier les déjà privilégiés, et de négliger les déjà négligés.
 
 
Lorsqu’un vrai génie apparaît dans le monde, vous le reconnaîtrez à ce signe que les sots sont tous ligués contre lui, écrivait un célèbre pamphlétaire anglais.


Pour paraphraser Baudelaire, dites-vous que : Le succès est l’adaptation d’un esprit à la médiocrité nationale.


Pour le dire de façon plus convenable : plus le public vous voit, mes chéris, plus il vous aime. C’est une règle mathématique qui ne souffre aujourd’hui aucune contestation.


Alors un conseil : si vous avez la chance d’attraper le succès, ne le laissez pas, par indolence ou paresse, s’enfuir. Exploitez-le à fond. Rentabilisez-le. Consolidez-le pierre à pierre. Faites-le prospérer. Et hâtez-vous, sur sa lancée, d’en produire aussi sec un deuxième. Chose aisée puisque : Le succès produit les succès, comme l’argent produit l’argent.


Il ne suffit pas d’être talentueux, il faut avant tout le paraître. De ce principe découlent tous les autres.


N’oubliez pas, c’est encore Balzac qui l’affirme, n’oubliez pas que L’élégance travaillée est à la véritable élégance ce qu’est une perruque à des cheveux.


N’allez jamais contre l’opinion commune, vous soulèveriez des tollés, seriez condamné à la réprobation de tous, et finiriez votre vie seul, seul, aussi seul qu’un tyran. La singularité, je vous l’aurai répété ad nauseam, est odieuse au grand nombre. Or, tout succès repose sur son approbation (du grand nombre). C’est ce qu’ont parfaitement compris les hommes politiques qui vont chasser leur clientèle tous azimuts dans le but de se faire élire. Si bien que le premier zigoto venu, s’il a bien caressé l’opinion dans le sens de son poil et par tous les moyens possibles, peut se retrouver hissé à la tête d’un pays.


Il faut, écrivait Chateaubriand en expert, dispenser son mépris avec parcimonie tant il y a de nécessiteux.


Les humains d’aujourd’hui placent tous leur salut dans l’opinion publique. Ne vous insurgez donc pas contre sa tyrannie, si vous souhaitez que votre livre, ou tout autre objet ou cause à vendre, obtienne un véritable triomphe et devienne ce piège à foule que vous convoitez âprement. Enjôlez-la (l’opinion). Alléchez-la. Aguichez-la. Racolez-la. Appâtez-la. Et pour la mieux hameçonner, empressez-vous de l’émouvoir.  
Car la foule, mes cœurs purs, réclame à grands cris sa dose d’émotions, son alcool, son ivresse. Et les malheurs d’autrui, fussent-ils des fictions (enfants martyrisés, femmes en guerre, exils dévastateurs…), les malheurs d’autrui ont ce don singulier de la « divertir » au sens que Blaise Pascal accordait à ce verbe, c’est-à-dire d’occuper son esprit et son temps sans que cela n’apparaisse jamais comme une diversion ou un amusement, mais comme une chose noble, sérieuse, exemplaire, voire admirable. Cette foule affamée de choses qui asservissent se repaît, vous disais-je, de divertissements. Car en la détournant d’elle-même, ces divertissements colmatent le vide de sa vie, offrent à son mal-être une forme d’opium, et apaisent pour un temps sa conscience coupable. 


Notre homme influent a en effet compris qu’il fallait, pour triompher, dominer et asseoir son pouvoir, allier la ruse du renard à la férocité du fauve. Intriguer et faire peur. Capable donc de brutales transactions menées le plus souvent grâce à d’indécelables entourloupes et un opportunisme des plus ondoyants, il se félicite intérieurement à chacune de ses victoires et ne peut concevoir que tous ne soient, devant lui, confits d’admiration.
Il se pense considérable.   Son entourage, un quarteron de faibles qu’il a expressément choisis en raison de leur faiblesse, ne fait que l’en convaincre. Tous lui cèdent et tous le remercient de n’être pas infâme. Il peut néanmoins se montrer odieux, son passe-temps favori consistant à rappeler à ceux qui sont ses obligés qu’ils sont ses obligés ; à leur faire briller de grandes espérances, puis de but en blanc, comme ça, sans crier gare, à violemment les annuler ; à flatter leur ego pour mieux ensuite le flétrir ; à vanter le talent des uns pour amoindrir celui des autres ; à attiser leur inquiétude par quelques phrases énigmatiques ; ou à les rabrouer sans le moindre motif. (…)
Un autre enfin de ses plaisirs est de défendre mordicus un avis le lundi, et le mardi un avis tout contraire, sans autre motif que de déstabiliser ceux qui ont adhéré à sa première opinion. Façon de prouver que c’est lui, et lui seul, qui dicte le sens (dicter du latin dictare dont est issu dictatura). Lui seul qui décide des choses. Lui seul qui est craint et obéi. Et lui seul, donc, qui détient le pouvoir.


Le succès va principalement aux livres qu’on ne lit pas mais dont les réseaux sociaux se font abondamment l’écho. (…)
Gardez à l’esprit que seul, encore, un dernier carré de fanatiques et de vicieux s’emmerde à déchiffrer des ouvrages d’esprit, à les méditer, à les approfondir, à les comprendre amoureusement ou à les incomprendre. Leur extinction est proche.


 

Du même auteur sur ce blog :

 



 

dimanche 24 mars 2024

[Clairville, Agnès (de)] Corps de ferme

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Corps de ferme

Auteur : Agnès de CLAIRVILLE

Parution : 2024 (HarperCollins)

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Quand on prend leur veau, les vaches chargent. Même si elles n’ont plus de cornes. Elles courent comme des génisses, sans la joie. Leur plainte envahit l’air froid. Traverse les prés. Frappe les carreaux de la ferme. S’insinue dans les oreilles. Elle devient un bourdonnement qui empêche de penser à autre chose. Qu’à cette mère qui appelle son veau. »

Tandis qu’ils œuvrent à leur survie, rien n’échappe aux animaux de la ferme. L’inquiétude de l’éleveur acculé par les échéanciers, les batailles des fils à mesure qu’ils grandissent, les pas de la femme, plus lourds que d’ordinaire. La vache, la chienne, le chat sont les vigies d’un monde rythmé par la vie et la mort. Leur ronde silencieuse ne connaît pas le contretemps. Mais dans cette ferme une tragédie a cours et personne n’en devine rien. Parce que les hommes sont aveugles, les bêtes vont témoigner.
 
Avec ce huis clos à ciel ouvert, où les cris des bêtes se mêlent aux secrets des hommes, Agnès de Clairville s’attache à renverser le regard. Qu’ont à nous dire les animaux sur notre rapport à la naissance et à la filiation ? Ici, l’animalité commande tout et les mots bousculent, jusqu’à l’inattendu.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Agnès de Clairville est née en Normandie et vit aujourd’hui à Marseille. Scientifique de formation, elle a d’abord travaillé la photographie avant de se dédier à l’écriture. Corps de ferme est son deuxième roman.

 

Avis :  

Corps de ferme ou corps de femme ? Après un premier roman sur les silences familiaux autour des violences sexuelles, Agnès de Clairville, ingénieur agronome de formation, poursuit sur la voie de l’indignation avec l’ingrate condition paysanne. Les seuls témoins de son huis clos silencieux étant les animaux de la ferme, c’est à eux, vache, chien, chat, oiseau, qu’elle laisse le soin de la narration.

Invisible aux yeux de tous, même de ses acteurs principaux aveuglés par leur quotidien, une tragédie se joue depuis des années dans le monde clos de cette petite exploitation agricole. Seules les bêtes, comme le choeur d’une tragédie grecque, ont tout loisir d’en ressentir instinctivement les tensions et d’en observer les manifestations. C’est la pluralité de leurs voix et de leurs points de vue, exprimés à la première personne du singulier dans un langage viscéralement descriptif qui nous immerge, loin de toute sentimentalité anthropomorphique, dans la réalité sensorielle, ses bruits, ses odeurs, la chair et le sang de cet univers, qui permet peu à peu au lecteur de se construire une idée globale de la situation.

Il faut dire qu’entre aléas divers et implacable pression des factures, le quotidien au sein de cette ferme n’est pas seulement harassant du petit matin au coucher du soleil. La pression est écrasante, qui risque à tout moment de mettre cette famille sur la paille, aussi frugale et dure à la tâche que soit leur existence. L’on n’a donc pas le temps de se complaire aux sentiments et à l’introspection. Chacun fait face en silence et sans se plaindre, le père tout en rudesse et coups de gueule, les deux fils dans la rivalité de leurs conflits croissants, et la mère dans la résignation fatiguée qui alourdit chaque jour un peu plus son pas et ses mouvements.

Pourtant, tapi au plus secret du corps de ferme, le drame qui attend son heure finira bien, sordide mais si humain, par se déclarer au grand jour. Pari gagnant, l’audacieux parti-pris narratif permet à l’auteur d’aborder très naturellement l’impensable, dans une réalité brutale et nue, simplement factuelle et terriblement douce-amère, qui interroge notre rapport à la vie et à la mort, à la maternité et à la filiation, à la violence et à la domination des plus faibles.

Une réussite que ce second roman construit selon une perspective des plus originales et qui permet à l’auteur d’aborder avec sensibilité et pudeur un sujet qui ne s’y prêtait a priori pas aisément.  (4/5)


 

vendredi 22 mars 2024

[McCann, Colum] American Mother

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : American Mother

Auteur : Colum McCANN

Traduction : Clément BAUDE

Parution :  en anglais en 2023,
                   en français en
2024 (Belfond)

Pages : 208

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Comment rester debout face à la violence, à l'horreur ? Comment regarder dans les yeux celui qui vous a enlevé ce que vous aviez de plus précieux ? Comment pardonner à l'assassin d'un des siens ? Comment garder espoir quand tant d'atrocités sont commises au nom de la religion ?

Toutes ces questions qui nous assaillent dans une actualité toujours plus tragique, Colum McCann y a été confronté lors de sa rencontre avec Diane Foley. Jour après jour, il l'a accompagnée au procès des bourreaux de Daech et a vu une mère au courage exceptionnel puiser dans sa foi et son humanisme la force d'affronter un de ceux qui ont torturé et décapité son fils, le journaliste américain James Foley.

Plongez dans une enquête vibrante sur les intégrismes religieux à travers l'histoire vraie de cette mère de famille face à l'horreur.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Né en 1965 à Dublin, Colum McCann est l’auteur de trois recueils de nouvelles et de sept romans, dont Et que le vaste monde poursuive sa course folle (prix littéraire du Festival de cinéma américain de Deauville et lauréat du National Book Award), et Apeirogon (Grand Prix des lectrices de Elle et prix du Meilleur Livre étranger).

 

 

Avis :

Après Apeirogon et le véridique combat conjoint pour la paix de deux pères endeuillés en Israël et en Palestine, Colum McCann met à l’honneur une autre figure, elle aussi incarnation de l’humanité face à la barbarie, en se faisant la plume de Diane Foley, la mère du journaliste américain James Foley exécuté par l’État islamique après deux ans d’une terrible captivité en Syrie.

En 2012, le journaliste free lance James Foley tourne un reportage en Syrie lorsqu’il est pris en otage par Daech. Pendant deux ans, il est détenu et torturé, et, le gouvernement américain se refusant à négocier avec les terroristes, ceux-ci finissent par le décapiter en diffusant la vidéo dans le monde entier. Horrifié par ces images, Colum McCann décide d’entrer en contact avec les proches de la victime après être tombé sur une photographie montrant le jeune homme plongé dans l’un de ses romans dans un bunker afghan. Il se rend en Nouvelle-Angleterre, dans le Nord-Est des Etats-Unis, là où ont grandi James et ses quatre frères et sœurs et où résident toujours leurs parents. Diane Foley accepte de raconter l’histoire de son fils, sa vocation de reporter de guerre, son enlèvement et sa détention avec d’autres journalistes et des humanitaires ressortissant de divers pays qui, eux, se démèneront pour les faire libérer, l’intransigeance des autorités américaines dans leur refus de céder au chantage, les deux longues années d’attente aboutissant à sa mort – apprise sur Twitter.

Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Car, pour surmonter l’horreur et le chagrin, Diane Foley se lance alors corps et âme dans un combat qui dure toujours et qui, de Barak Obama à Joe Biden, a complètement transformé la politique américaine à l’égard des otages et des individus emprisonnés de manière injustifiée. Aujourd’hui encore, cette « mère américaine » multiplie les engagements militants. En plus de la Fondation James Foley, elle a notamment cofondé l’association ACOS oeuvrant pour la protection des reporters free lance en zones de guerre. Animée d’une vraie foi, elle décide en 2021 de rencontrer l’un des assassins de son fils, tristement surnommés les « Beatles » parce qu’Anglais, convertis à l’islamisme et devenus soldats de Daech. Colum McCann l’accompagne alors dans son courageux rendez-vous avec cet homme, Alexanda Kotey, condamné à la perpétuité sans procès en échange de certaines obligations, comme celle de rencontrer les familles de victimes qui le souhaitent. Loin de tout esprit de haine et de vengeance, et parce que, pour mieux lutter contre la violence, il est essentiel d’essayer de comprendre, Diane vient pour écouter : « telle est maintenant sa mission. Elle doit écouter. »

Empli de sentiments contradictoires, le récit de l’entrevue est poignant. S’il ne sera jamais nettement question de regrets dans un échange trahissant un degré de sincérité variable chez l’assassin, ce dernier fera preuve d’émotion face à la si digne humanité de cette mère, tout en évoquant son ressentiment contre l’Amérique après des frappes qui tuèrent sous ses yeux l’épouse et le bébé d’un ami. L’homme laissant trois petites filles dans un camp en Syrie – pour quelle enfance ? –, Diane Foley qui, sans être sûre d’avoir tout à fait pardonné, dira ensuite avoir « réalisé que tout le monde était perdant », ira jusqu’à tenter de leur venir en aide…

Rédigée à la première personne pour mieux épouser la voix de cette femme impressionnante de courage et de force morale, cette non-fiction en tout point fidèle à la réalité fait de ce portrait, quasi hagiographique, un hommage appuyé à ces êtres qui, confrontés à la barbarie, trouvent les moyens de l’affronter de toute la force de leur humanité. « Parfois, on sait où est le bien. Parfois, on suit son instinct. Si on ne fait rien, rien ne se fait. » (4/5)

 

 

Citations :

Les plus grandes joies viennent après coup. Avec le temps, les rétroviseurs ont tendance à se nettoyer. J’adore compulser les vieux albums photos. J’aime à rouvrir le passé et à m’y replonger quelques instants. C’est une forme de nostalgie, bien sûr, mais la nostalgie nous fait toucher du doigt le présent. Nous sommes une accumulation de parcours.


Je commençais à me dire qu’une de nos tragédies, en tant que nation, était notre incapacité à comprendre les conflits étrangers. Trop souvent, nous ne cherchons pas à connaître véritablement notre ennemi. Ajoutez à cela un manque d’empathie et une exploitation hasardeuse des renseignements, et vous obtenez la recette d’un pays qui croit bien faire, quand en réalité il me semble souvent qu’on se tire une balle dans le pied.
Apprendre ce que l’on croit déjà connaître est impossible. C’est un résumé de l’Amérique. Nous croyons savoir. Donc nous n’apprenons pas.


En France, apparemment, les choses se passaient comme dans nul autre pays. Les Français se souciaient énormément de leurs otages. Cela faisait l’objet d’un débat national. On montrait presque tous les soirs leurs visages à la télévision. Leurs noms étaient sur les lèvres des écoliers. Je n’en revenais pas. J’étais admirative, voire jalouse, face à un tel soutien.


Jim fut l’un des dix-huit prisonniers occidentaux enlevés par le groupe jihadiste Daech. Les terroristes cherchaient à se faire passer pour une faction parmi d’autres, mais leur véritable identité devenait de plus en plus claire, surtout à mesure que les autres otages revenaient et témoignaient. Daech était dirigé par Abou Bakr al-Baghdadi, autoproclamé calife de l’État islamique. Le noyau du groupe des ravisseurs était constitué de trois jihadistes britanniques que les otages eux-mêmes avaient surnommés « les Beatles ».
Heureusement, je n’ai rien su de tout ça pendant la captivité de Jim. Mais les Beatles étaient impitoyables et cruels. (J’ai connu les détails plus tard, grâce aux otages libérés et aux articles n contrôle très strict sur leurs prisonniers. Ils n’hésitaient pas à avoir recours au waterboarding, à les suspendre au plafond par des menottes ou à se servir de câbles pour les frapper sur la plante des pieds. Ils s’habillaient de noir, portaient cagoules et gants, ne montraient jamais leur visage. Ils parlaient avec un fort accent cockney et étaient les pires idéalistes qui soient : fraîchement convertis à l’islam. En tant que Britanniques, ils haïssaient la Grande-Bretagne. Ils avaient honte de leur pays d’origine. Au nombre de leurs obsessions figuraient Guantanamo, Abou Ghraïb, la guerre contre l’islam et l’occupation américaine de l’Irak. Ils maintenaient leurs prisonniers pieds nus, au cas où ils tenteraient de fuir. Ils leur braquaient des pistolets sur la tempe, leur plaquaient des sabres contre la gorge, se livraient à des simulacres d’exécution pour les terroriser. Parodiant la guerre des États-Unis contre le terrorisme, ils utilisaient une technique de crucifixion : une reconstitution de la torture à Abou Ghraïb, par laquelle on force un homme cagoulé à rester debout, les bras écartés. Pas de clous, pas de croix. Mais des coups, incessants. Des techniques de privation de nourriture cruellement appliquées. Et il y avait le waterboarding.
On a dit que les Beatles étaient furieux que Jim et John Cantlie se soient convertis à l’islam – cela venait réduire leur champ des possibles en matière de torture. En effet, selon la loi islamique, la torture d’un musulman par un autre musulman obéit à des règles strictes, qui doivent être strictement appliquées. La torture des otages avait pour but de les humilier et de renforcer leur sentiment d’impuissance. Les bourreaux voulaient semer la panique. Et le message qu’ils entendaient envoyer ne s’arrêtait pas à la cellule où ils retenaient leurs prisonniers – ils souhaitaient que le monde entier connaisse la panique.
 
 
J’avais vu l’injustice partout. J’avais vu des gens dont la foi s’était brisée. J’avais vu un gouvernement abandonner ses citoyens et laisser les survivants ramasser les débris du naufrage. Des journalistes traités comme de simples poussières. J’avais vu certaines des choses les plus cruelles que des êtres humains peuvent s’infliger entre eux. Et pourtant, derrière tout cela, je savais qu’une ardeur et une bonté illuminaient encore le monde. J’avais rencontré aussi des êtres extraordinairement généreux et compatissants. J’avais aperçu des fissures dans le mur de la bureaucratie. J’avais découvert – et admiré – l’idée selon laquelle on pouvait être optimiste y compris face à la pire des réalités. Rester dans les ténèbres me paraissait lâche et mauvais. Avancer vers la lumière exigerait du courage. Il était beaucoup plus difficile d’être optimiste que pessimiste. L’optimisme existe en dehors de lui-même. Le pessimisme ne fait que se nourrir de lui-même.


Je devais tirer des conclusions de cette épreuve. Il était évident que notre gouvernement devait se ressaisir. Nous devions faire de la libération de tout citoyen américain enlevé ou injustement détenu une priorité nationale. Notre politique des otages américains devait être amendée afin de faciliter leur retour. Le gouvernement devait – à tout le moins – se montrer compatissant et transparent avec les familles. Avec un peu de dignité et de compréhension, on pouvait déjà avancer à grands pas. Il restait tant à faire pour empêcher les prises d’otage. Il fallait élever le niveau de conscience. Il fallait aussi travailler sur la formation préventive à la sécurité, notamment pour les travailleurs humanitaires et les journalistes, toujours plus ciblés.
En d’autres termes, nous devions aider à l’affirmation d’une prise de conscience nationale, aussi bien au sein de notre gouvernement que dans la population. Notre politique des otages, ces dernières années, n’était pas seulement sous assistance respiratoire : elle avait dépassé la cote d’alerte. Et nous avions besoin d’un réceptacle, d’une organisation pour accueillir au moins certaines solutions. Je ne savais pas très bien par où commencer, mais il y avait des précédents. Parmi eux, une association à but non lucratif nommée Hostage UK dont je me suis inspirée.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 




 

mercredi 20 mars 2024

[Scott, Ann] Les insolents

 



 

J'ai aimé

 

Titre : Les insolents

Auteur : Ann SCOTT

Parution : 2023 (Calmann Lévy)

Pages : 280

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

"À la sortie de la petite gare, en sentant la moiteur dans l’air et en voyant les palmiers sur le parking, elle a eu l’impression de débarquer dans un autre coin que le Finistère, quelque chose d’étrangement chaud, humide, enveloppant, et elle a su qu’elle allait être bien ici."

Alex, Margot et Jacques sont inséparables. Pourtant, Alex, compositrice de  musique de films, a décidé de quitter Paris. À quarante-cinq ans, installée au milieu de nulle part, elle va devoir se réinventer. Qu’importe, elle réalise enfin son rêve de vivre ailleurs et seule.
Après La Grâce et les Ténèbres, Ann Scott livre un roman très intime. Son écriture précise et ses personnages d’une étonnante acuité nous entraînent dans une  subtile réflexion sur nos rêves déçus, la solitude et l’absurdité de notre société contemporaine.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Ann Scott est l’auteure, entre autres, de Superstars (Flammarion, 2000), Cortex (Stock, 2017) et La Grâce et les Ténèbres (Calmann-Lévy, 2020). Avec Les Insolents, son dixième roman, elle remporte le prestigieux Prix Renaudot en 2023.

 

Avis :  

Un temps colocataire de Virginie Despentes et longtemps figure des nuits techno-queer parisiennes, l’ex-mannequin et batteuse punk Ann Scott que son roman culte Superstars avait propulsée en 2000 porte-étendard de la Génération X et de la pop culture française, a tout quitté il y a une poignée d’années pour la solitude au plus secret d’un bout de côte bretonne. Dans ce dernier roman couronné du prix Renaudot 2023, elle met en scène son double littéraire, en quête de réinvention.

A quarante ans passés, Alex ne supporte plus sa vie parisienne : son logement étroit en plein coeur du Marais ; le tapage de son milieu branché où, compositrice de musique de film et ex-guitariste fan de Velvet Underground, elle ne s’entend plus créer ; ses amours compliquées, masculines et féminines, désespérément condamnées à l’impasse. Sans même prendre le temps de la visiter, la voilà qui loue une maison en Bretagne, prend le train en attendant que ses cartons la suivent, et entame une nouvelle et spartiate existence, seule à proximité d’un maigre hameau désert, à plusieurs kilomètres du moindre commerce alors qu’elle n’est pas motorisée, sans chauffage ou presque, mais au calme avec son jardin et le voisinage vivifiant de la mer.

Elle abandonne ses rares amis proches, tout aussi minés par le mal-être et pourtant à mille lieues de s’imaginer quitter le bitume parisien, mais, à l’heure où, jeunesse enfuie, s’impose le premier bilan d’une vie qu’elle aura voulu brûler par les deux bouts, à grands coups de déglingues, de passions et de défonces en tout genre, la solitude restant son bien le plus évident, autant qu’elle lui serve à renouer avec ses voix intérieures, pour son propre équilibre et pour sa création musicale. Si le ton est mélancolique, Alex fait preuve d’une résilience obstinée, contrairement à son amie Margot et à son nouveau voisin Léo à jamais la proie d’insurmontables démons intérieurs. « Les illusions sont faites pour être perdues », admet-elle. Alors, elle fait face à ses mille nouvelles servitudes quotidiennes, apprend à se contenter des petites choses : « La beauté est faite pour les gens qui ont le temps de l’absorber » et à se recentrer sur l’essentiel : « Il n’y a rien ici, rien d’autre que ce qui se passe en dedans ». Dans sa solitude bretonne, elle finit par se sentir moins seule que dans la foule parisienne. « Elle est entourée de tous les génies imaginables à chaque seconde. Il lui suffit de mettre n’importe quel disque, de plonger dans n’importe quel film, d’ouvrir n’importe quel livre. Elle parle à ses fantômes en permanence. »

L’autodérision se mêle à la mélancolie dans cette évocation très autobiographique des désillusions qui ont fait place aux rêves des « insolents », cette jeunesse festive éprise de liberté maximale qui, de punk attitude en révolution sonique, a fait la vitalité de l’underground culturel parisien des années 1980 et 1990. L’avant-garde a pris de l’âge et ne se reconnaît plus dans le Paris d’aujourd’hui. Non seulement les artistes d’alors, en tête desquels Ann Scott aime citer Lou Reed et Bowie, ont disparu, mais personne ne les remplace. « YouTube est rempli de centaines de milliers de guitaristes et de bassistes et de batteurs qui font des reprises et qui sont super doués, mais sans le truc avant-garde qui sidère ou l’émotion qui va scotcher toute une génération. Ils ont la technique mais rien de plus, et quand bien même ce serait le cas, pendant combien de jours ou d’heures une découverte nourrit avant qu’on passe à la suivante ? » « Il n’y a plus que la frustration d’essayer de faire de l’art dans une époque qui s’en fout », le pire restant sans doute à venir avec l’intelligence artificielle pour, sans génie, refondre l’existant à l’infini.

Roman intime des désillusions de l’auteur âgée de cinquante-sept ans, ce récit d’un exil volontaire loin de la scène parisienne est l’ultime révolte d’une artiste éprise de liberté, désespérée de voir les techniques numériques et les réseaux sociaux ronger peu à peu la création. Beaux objets techniques créés à la chaîne et sans âme par des machines – photographies, musiques et bientôt livres –, produits sitôt consommés, sitôt jetés et oubliés, qu’auront-ils encore d’artistique ? Alors, mieux vaut claquer la porte avant qu’elle ne se claque toute seule. « Elle ne reviendra que si l’art sauve de nouveau. Peut-être un jour, peut-être jamais. » (3,5/5)

 

Citations : 

Il n’y a que les jeunes artistes qui démarrent qui sont motivés pour mettre en ligne un tas de choses, saisir tout ce qui peut ressembler à une opportunité. Les autres sont perdus, ou sur pause, ou se sentent comme des reliques. Avoir un compte sur un réseau social sans être beaucoup liké, c’est comme la cage de l’animal au fond du zoo devant laquelle personne ne s’arrête. C’est la même violence que de jouer devant une salle vide, excepté que ce n’est pas uniquement en tournée, c’est tous les jours à chaque seconde. Les artistes ne sont pas uniquement suivis par des gens qui s’intéressent à ce qu’ils font, la majorité des followers est là par mode ou voyeurisme. Si ce qu’on poste ne les touche pas, ils zappent ou se désabonnent, pas intéressés de voir ce qu’on aime ou ce qui nous influence et pourquoi. C’est pour ça qu’elle a arrêté de poster, aussi bien sur Instagram que sur Twitter. L’internet a tout détruit. La haine, la jalousie, le mépris, la mauvaise foi, les critiques d’amateurs qui se transforment en procès, tout ça a bousillé le moral d’absolument tous les artistes qu’elle connaît qui à un moment ou à un autre ont eu un compte ici ou là. Et plus il y a de gens sans talent ou d’influenceurs qui deviennent des stars, plus l’aura des stars véritables décline, et même si les mômes de maintenant sont aussi excités d’aller voir Rihanna ou Beyonce qu’elle a pu l’être à n’importe quel concert dans les années quatre-vingt-dix, qu’il n’y ait plus d’estime pour les artistes est un désastre.
 

Elle sait que sa profession va disparaître. La vidéo va remplacer le vrai cinéma et ce ne sera plus de l’art, donc on n’aura plus recours à des artistes pour en composer les BO. Plus personne ne payera plus pour de l’art, il sera gratuit ou on s’en passera. Ce sera un hobby, rien de plus et les BO ne seront plus qu’un fond sonore exécuté à la chaîne. C’est déjà le cas sur Netflix, aucun des films ou des séries n’a jamais de morceaux renversants, tout au plus un générique d’intro qu’on finit par reconnaître quand on l’entend. Des réals qui savent faire du boulot bien fait, il y en a des tas, mais des types qui ont un univers et un style à part, il n’y en a pas des masses, et tout le monde veut travailler avec ces quelques-là, et les places sont trop rares pour que la totalité de ceux qui sont vraiment doués puissent le faire.
 

Il n’y a plus que la frustration d’essayer de faire de l’art dans une époque qui s’en fout. 
 
 
Il marchait le long de l’écume et il en arrivait à la conclusion que tout manque de spiritualité, de dimension, d’humanité plus profonde, et sans doute que tout le monde le ressent, ce manque, quand on n’est pas distrait par les écrans. C’est pour ça qu’il relit Victor Hugo en ce moment, par besoin de héros qui inspirent, des héros symboliques avec des valeurs. Enfant, il entendait dire que la société progressait, mais c’est faux. C’est toujours la même soif de violence avec le même besoin de trouver quelqu’un à blâmer. Le quotidien devient plus luxueux ou plus confortable et on n’a plus les pieds dans la boue mais on est toujours des bêtes qui exploitent la faiblesse. Peut-être que finalement il n’y a ni bien ni mal ni paradis ni enfer ni karma, et que les raisons de ne pas faire de mal aux autres sont minces. La recherche d’harmonie, de noblesse d’âme, d’esthétique, tout ça est parti à la poubelle. Quiconque ne trouve pas le monde ou l’existence atroces vit dans une grotte. Il sait que s’il disparaît, faute d’avoir une femme et des enfants, l’argent qu’il a de côté ira forcément à sa mère. L’ironie. Elle qui a cessé de se comporter comme une mère le jour où elle a compris qu’il allait grave bien gagner sa vie. Mais peut-être que les petites communautés vont s’en sortir. Dans une communauté, chacun a un rôle, chaque chose a un sens et on a envie de faire des efforts pour que les gens qu’on connaît vivent le mieux possible. Mais quand on n’a pas le sentiment d’appartenir à quelque chose, il y a peu de chance qu’on se batte pour une cause. Si on ne se sent pas considéré par l’humanité en général, si on est tous insignifiants et interchangeables, pourquoi on s’emmerderait à avoir de la considération pour son prochain et son bien-être. La globalité est bien trop vaste. Notre prochain, tant qu’on ne le voit pas, il peut crever à boire de l’eau polluée, rien à foutre. C’est comme la viande. Tant qu’on ne voit pas l’animal mort, pas de problème. On achète des steaks hachés sous vide pour que l’inconscient ne fasse pas de lien. Comme à Auschwitz, pas de lien, toutes les choses qui conduisaient à la mort étaient séparées. Pas la même personne qui faisait descendre les gens des trains, qui les menait aux fours, qui appuyait sur les boutons, qui récupérait les chaussures et les lunettes. Successions de mini tâches d’une énorme machination qui conduit à l’annihilation, et tout le monde planqué derrière la responsabilité collective alors qu’elle était aussi individuelle. Quand tout est compartimenté, on ne fait que tondre des cheveux ou sortir sa carte bleue pour payer le steak.


Tout a un sens et une fonction sauf l’être humain. Tout était déjà là avant nous. Les animaux et la nature ont besoin les uns des autres mais l’humain ne sert qu’à lui-même. Donc il peut disparaître. C’est ce que les mecs de la tech montrent tous les jours à force de construire un monde numérique. Si on est une espèce qui détruit la planète, peut-être qu’on est un accident et qu’on n’aurait jamais dû voir le jour.