vendredi 23 juillet 2021

[Schmitt, Eric-Emmanuel] La traversée des temps 1 - Paradis perdus

 



 

Au-delà du coup de coeur

 

Titre : Paradis perdus
           (La traversée des temps 1)

Auteur : Eric-Emmanuel SCHMITT

Parution : 2021 (Albin Michel)

Pages : 576

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Cette Traversée des temps affronte un prodigieux  défi : raconter l’histoire de l’humanité sous la forme d’un roman. Faire défiler les siècles, en embrasser les âges, en sentir les bouleversements, comme si Yuval Noah Harari avait croisé Alexandre Dumas. Depuis plus de trente ans, ce projet titanesque occupe Eric-Emmanuel Schmitt. Accumulant connaissances scientifiques, médicales, religieuses, philosophiques, créant des personnages forts, touchants, vivants, il lui donne aujourd’hui naissance et nous propulse d’un monde à l’autre, de la préhistoire à nos jours, d’évolutions en révolutions, tandis que le passé éclaire le présent.
Paradis perdus lance cette aventure unique. Noam en est le héros. Né il y a 8000 ans dans un village lacustre, au cœur d’une nature paradisiaque, il a affronté les drames de son clan le jour où il a rencontré Noura, une femme imprévisible et fascinante, qui le révèle à lui-même. Il s’est mesuré à une calamité célèbre : le Déluge. Non seulement le Déluge fit entrer Noam-Noé dans l’Histoire mais il détermina son destin. Serait-il le seul à parcourir les époques ?

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dramaturge, romancier, nouvelliste, essayiste, cinéaste, traduit en 45 langues et joué dans plus de 50 pays, Éric-Emmanuel Schmitt est l’un des auteurs les plus lus et les plus représentés dans le monde. Le Cycle de l’invisible s’est vendu à plus de 10 millions d’exemplaires dans le monde. Il a été élu en janvier 2016 à l’unanimité par ses pairs comme membre de l’Académie Goncourt.

 

 

Avis :

Avec ce premier tome d’une série de huit, Eric-Emmanuel Schmitt entreprend la narration de l’histoire du monde au travers des yeux d’un immortel. Noam est né il y a 8000 ans, en cette période néolithique, à la fin de l’ère glaciaire, où, de plus en plus sédentarisés en groupes organisés, les hommes commencent à développer élevage, agriculture et techniques. Partagé entre l’ancienne liberté du chasseur-cueilleur dans une nature intacte, et le nouveau confort assortis d’obligations sociales au sein de son village, le jeune homme s’éprend de la belle Noura et finit par endosser le rôle de chef de sa petite communauté, lorsque le Déluge les emporte, lui et les siens, dans une migration de la dernière chance. Cet événement, qui deviendra bientôt mythique, scelle par ailleurs le destin de Noam qui, privé de son statut de mortel, se retrouve à traverser les époques…

Eric-Emmanuel Schmitt est d’abord un excellent conteur, et c’est avec grand plaisir qu’on se laisse emporter par le souffle romanesque du récit et par ses rebondissements sans temps morts, servis par une plume parfaitement maîtrisée. Là n’est toutefois pas l’intérêt premier du roman, les aventures de Noam n’étant qu’habile prétexte à un questionnement de notre modernité au travers d’une relecture de l’histoire du monde et de nos récits fondateurs. Fort de ses connaissances historiques, philosophiques et littéraires, l’écrivain se lance ainsi dans une composition aussi éblouissante qu’amusante, où se croisent en permanence, de la manière la plus vivante qui soit, les références aux grands courants de pensée de tous les temps, des grands mythes aux religions, des philosophes antiques aux modernes. Le résultat réjouit autant qu’il impressionne par la pertinence et la clarté de ses réflexions qui font mouche à tout coup. S’y dévoile une vision de l’humanité pleine d’intelligence et de vérité qui ne cesse d’interpeller le lecteur, admiratif tant de la justesse du propos que de la divertissante manière dont il est amené.

Bien plus qu’une très plaisante saga romanesque, Paradis perdus entame une fascinante mise en perspective de la situation du monde contemporain, au travers d’une relecture de l’histoire et des textes fondateurs de l’humanité. C’est avec la plus apparente simplicité que la plume exercée de l’auteur conjugue l’excellence du fond et de la forme, nous offrant une lecture éblouissante qui a toutes les chances de devenir incontournable. Au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

Citations : 

Le soleil cogne. Les cigales stridulent et craquètent avec une telle ferveur qu’elles donnent l’impression que le panorama s’effrite.

« Misanthrope »… le terme ne l’effraye plus. Ne hait les hommes que celui qui les aime. Ne fustige ses semblables que celui qui en attend le meilleur.

Un proverbe allemand dit : « Sitôt qu’un enfant naît, il est assez vieux pour mourir. » Je précise : sitôt qu’une conscience s’éveille, elle appréhende sa disparition. Dès le début, elle ne tolère pas sa caractéristique fondamentale, la connaissance de sa mortalité. Conclusion ? Frustré par nature, inconsolable par essence, l’être humain est voué au malheur.
 
L’hérédité rebrousse à l’infini. Détermine-t-on la seconde où les gènes entament leur trajet de gènes ? Faut-il remonter au premier homme et à la première femme ? On ne découvrira ni homme initial ni femme primordiale… En nous, des millions d’éléments existent, qui nous font exister, qui existaient antérieurement. Aucune vie ne débute, elle résulte. Avant ce qui est, toujours quelque chose a été.

Accuser de crétinerie ceux qu’on ne comprend pas revient à déclarer la sienne.

La Nature nécessite la mort afin de perpétuer la vie. Regarde autour de toi. Cette forêt existe depuis toujours et se nourrit d’elle-même. Examine ! Aucun débris. Rien d’inutile. Ni les excréments, ni les cadavres, ni les pourritures. Des ramures sont tombées, qui ont enrichi la terre. Des arbres sont tombés, dont la moisissure a engraissé les plantes, les champignons, les vers. Des animaux sont tombés et leurs chairs, leurs pelages, leurs os ont restauré leurs congénères. Lorsque tu marches au milieu des broussailles, des bruyères et des surgeons entrelacés, tes pieds foulent les mille forêts précédentes. Les feuilles mortes forment des feuilles vivantes, la jeune tige jaillit d’une décomposition. Chaque chute produit une pousse, chaque disparition grossit l’être. Il n’y a pas de défaites. La Nature ne connaît ni arrêt ni fin puisqu’elle recycle en enchaînant les formes nouvelles. La mort, c’est ce par quoi la vie renaît, persévère et se développe.

Pannoam appartient à ces orgueilleux que la jalousie ne touche pas. Il s’apprécie beaucoup et n’aspire pas à devenir un autre. En revanche, il abomine quiconque lui fait de l’ombre.

Quand tu aimes, tu ne cesses jamais d’aimer. L’amour se transforme, il ne part pas.
 
Souviens-toi de tes journées là-bas : elles n’étaient composées que de tâches. Tu devais besogner pour que tes congénères besognent. Ça fonctionne ainsi : on divise le travail afin de l’alléger, tandis que cette division l’aggrave. Chacun finit prisonnier de sa corvée, chacun contraint ses voisins à un égal enfermement. On vit pour travailler, au lieu de travailler pour vivre !

À mesure que nous vagabondions, je m’avisais que Barak ne mentait pas. Il ne prévoyait pas où ses pas l’emmenaient, il avançait par goût, goût de la pure dépense physique, goût de la découverte.
– Dès qu’on se rend à un point, on ne voit plus rien. Le trajet devient fastidieux.
Il m’invitait à me laisser surprendre, à accueillir ce que notre errance amenait.
– Là réside l’essentiel : savourer. Quand tu sais où tu te rends, tu te contentes de passer.
Vivre l’instant. Mettre le but à l’arrière-plan.


– Ce qu’on fuit, on ne le quitte pas. On s’en éloigne. Pas davantage.

Produire, entasser, conserver, surveiller, distribuer, planifier, voilà le chemin de l’asservissement. Ils se persuadent de posséder les choses alors que les choses les possèdent.

Entêté, Barak opposait le monde d’hier au monde d’aujourd’hui. Celui de jadis lui paraissait naturel, celui de maintenant dénaturé, les hommes y ayant pris trop d’importance. Au lieu de se délivrer de contraintes physiques finalement faciles à satisfaire, ils s’étaient créé des contraintes supplémentaires, sociales, morales, spirituelles, contraintes nombreuses et pesantes qui les enfermaient dans le village comme dans une prison.

Le destin nous présente trois possibilités, mon garçon : riche, pauvre, heureux. Le riche possède au-delà de ses besoins, le pauvre en deçà, l’heureux à la hauteur de ses besoins. 

Le cœur pur de mon oncle me bouleversait.
– Tu aimes Pannoam envers et contre tout, Barak ?
– Évidemment.
– Il ne le mérite pas.
– Ça ne change rien. Enfant, j’avais l’amour aveugle ; adulte, j’ai l’amour lucide ; ça demeure de l’amour.      
– Ce n’est pas juste.                    
– L’amour n’a rien à voir avec la justice, Noam.

Il y a pire que de ne rien savoir, c’est imaginer…

Les anciens veulent sauvegarder le monde non tel qu’il est, mais tel qu’il fut. À leurs yeux, le présent, déjà perverti, provoque l’indignation. Sans hésiter, ils désignent le bon modèle dans un passé qu’ils n’ont pas connu. Mon oncle Barak, en plein néolithique, brandissait un avant  merveilleux, un âge d’or perdu, celui où les hommes ne vivaient pas en société. Nostalgique, il essayait, à lui seul, de ressusciter ce temps mythique. Utopie mélancolique.                                       
Les modernes, valorisant l’innovation, s’estiment rationnels, pragmatiques, alors qu’ils jouent avec le feu et virent aux incendiaires. Non seulement ils détruisent ce qui existe, mais ils installent des éléments dont ils ne subodorent ni l’avenir ni les nuisances. Mon père Pannoam introduisait chez nous l’agriculture en y voyant un progrès. Il n’imaginait pas que, pour l’humanité, une vie entièrement concentrée sur le sol conduisait à travailler davantage, à s’ancrer définitivement, à brûler des forêts, à supprimer la diversité de la flore et de la faune, à affronter des famines, à appauvrir l’alimentation, à créer des razzias et des guerres, voire à surpeupler la Terre. Le progrès n’est pas que l’histoire de la connaissance, il se révèle tout autant l’histoire de l’ignorance : il pratique l’aveuglement quant aux conséquences. Utopie prospective.                                       
À première vue, dans ce duel, tout tourne autour du savoir : l’ancien s’en tient au savoir antérieur, le moderne invente un savoir neuf. Or, en réalité, l’ancien fantasme sur ce qu’il croit savoir pendant que le moderne fantasme sur ce qu’il saura. J’ai donc peur que tout tourne autour de l’ignorance.

Que les sentiments nous déconcertent… Ils mènent une vie à part de nos vies, comme s’ils possédaient une existence déliée de tout contexte. Délaissant le présent, j’avais soudain sept ans, douze ans, vingt ans, je n’étais plus le Noam dur et désillusionné qui avait appris la malhonnêteté tortueuse de son père, j’étais l’enfant éternel, le fils indéfectible, dévoué, affectueux, celui du premier jour.

(…) c’est une sagesse qui a été égarée, celle qui plaçait l’homme dans la Nature comme un de ses éléments. Barak se pensait plus costaud que la bête vaincue, cependant pas supérieur, encore moins d’une essence distincte. Il respectait l’animal qu’il chassait. Fraternel, non seulement il n’aurait jamais écroué des êtres sauvages dans la cellule d’un élevage, mais il aurait refusé de manger des prisonniers, le lapin poussé en batterie, le poulet qui ne court pas, le saumon qui n’a pas rencontré les algues, tous ces animaux dénaturés. « Maître et possesseur de la nature » ? Cette pensée de Descartes définissant l’homme moderne, extirpé de la nature, comme celui qui la domine, la contraint, l’exploite, oui, cette outrecuidance aurait fait rire Barak par sa sotte démesure.

Or un trait a transformé ce vétuste scepticisme qui prophétisait la violence : ce n’est plus le Tout-Puissant qui punit les hommes, ce sont les hommes qui exterminent la Nature. Dorénavant, Dieu est exclu de l’Apocalypse. L’homme y suffit. Il se débrouille seul.                                        
Par son génie, l’humanité a fragilisé de façon dramatique son destin : la prolifération des armes nucléaires, le règne de machines qui parviendraient à supprimer leurs créateurs, l’épuisement des ressources énergétiques, la pollution altérant le climat, toutes les menaces s’accroissent. Les facteurs de la débâcle s’accumulent. Aux yeux de Noam, il y a davantage de rationalité dans l’effroi qu’éprouve le survivaliste James que chez les religieux, les dévots, les sectaires qu’il a croisés au fil des siècles.

Notre cohorte ne ressemblait pas aux groupes qui traversaient la Nature. Lorsque des Chasseurs, après avoir épuisé les ressources d’un territoire, changeaient de lieu, ils manifestaient une allégresse conquérante ; vifs, déterminés, aspirés par la destination nouvelle, ils fonçaient vers le mieux. Ils n’abandonnaient pas, ils rejoignaient.                                       
Autour de moi, au contraire, je ne discernais que grimaces et nostalgie. Aucun de ces villageois n’avait appelé de ses vœux un ailleurs ; tous bougeaient contraints. Le migrant, c’est celui qui ne veut pas partir.

Des colonnes de migrants, j’en ai croisé pendant des siècles. Non seulement elles n’ont jamais cessé, mais elles ont crû avec le temps. Leur fréquence a augmenté, ainsi que le nombre de marcheurs qui les composent, passant de cette trentaine d’individus à plusieurs centaines, plusieurs milliers, plusieurs millions. À ceux qui doutent  que l’humanité s’améliore, je signale ce progrès indiscutable ! Aujourd’hui, sur les écrans, j’aperçois des familles hagardes qui échappent aux coups d’une tyrannie ou aux bouleversements du climat ; lorsque j’arpente Beyrouth, je rencontre des Syriens cherchant à s’éloigner des terroristes qui les asservissaient, des bombardements qui détruisaient leur ville, de la famine, de la pauvreté, de l’injustice, du chaos. L’exode relève de la condition humaine.
Pourtant, ceux qui ne fuient pas refusent cette réalité. Provisoirement à l’abri, campés sur leur terrain ainsi qu’un chêne dans le sol, prenant leurs pieds pour des racines, ils estiment que l’espace leur appartient et considèrent le migrant comme un être inférieur doublé d’une nuisance. Quelle bêtise aveugle ! J’aimerais tant que l’esprit de leurs aïeux circule en eux pour leur rappeler les kilomètres parcourus, les transhumances sans fin, la peur au ventre, l’incertitude, la faim. Pourquoi, au fond de leur chair, ne subsistent pas les souvenirs de leurs anciens qui survécurent au danger, à l’hostilité, à la misère, aux guerres ? La mémoire de ces courages ou de ces sacrifices auxquels ils doivent leur vie les rendrait moins sots. S’ils connaissaient et reconnaissaient leur histoire, leur fragilité constitutive, la volatilité de leur identité, ils perdraient l’illusion de leur supériorité. Il n’existe pas d’humain plus légitime à habiter ici que là. Le migrant, ce n’est pas l’autre ; le migrant, c’est moi hier ou moi demain. Par ses ancêtres ou par ses descendants, chacun de nous porte mille migrants en lui.

Généralement, la violence reste passagère. Elle relève de la crise. Dès qu’elle persévère, la mort l’abrège. En abolissant tout, le trépas apporte un terme sinon à la violence, du moins à la souffrance qui en résulte. Au fond, la mort appartient à la panoplie du bonheur, la survie à celle de la torture.

L’inconnu est le père de l’épouvante. Les hommes fuient l’ignorance. Quand ils n’aménagent pas le vide avec un savoir acquis, ils le comblent par l’imagination.

Demandez à Derek. Il n’existe aucune question pour laquelle il manque de réponse. On reconnaît les gens qui ne savent rien à cela : ils savent tout !

Quel que soit l’âge auquel on apprend la mort de ses parents, ce jour-là tue l’enfant. Devenir orphelin, c’est devenir veuf de son enfance.

Le bonheur, ça se décrète avant de se vivre.

Les hommes rapportent tout à eux. Les événements n’arrivent pas, ils leur arrivent. Mieux : ils ne leur arrivent pas, ils leur sont destinés. Une calamité, aussi durement qu’ils la subissent, s’avère un message à leur intention. Peu importe que les bêtes meurent, que les plantes crèvent, que des déserts stérilisent champs et forêts, elle leur est adressée, à eux, à eux seuls. Qui leur parle à travers typhons et cataclysmes ? Les Dieux quand ils pullulaient, Dieu depuis qu’il est devenu célibataire, la Nature maintenant que Dieu s’est absenté. Toujours, une entité intelligente leur administre une leçon. Les Dieux, Dieu, la Nature se vengent de leur arrogance et les incitent à la modestie. Quel paradoxe ! Des êtres présomptueux affirment que la Puissance les encourage à l’humilité, mais, ce faisant, en manquent puisqu’ils s’érigent en centre et en finalité de la création !

Noam cultive des sentiments ambigus envers les survivalistes qu’il a rejoints. Il leur donne autant tort que raison. Il ne les confond pas avec les prophètes apocalyptiques qu’il a croisés durant des siècles, lesquels appartenaient à des civilisations qui, faute de savoir, croyaient. De nos jours la situation s’est inversée : les hommes savent, mais ne croient pas. Pire : ils ne croient pas à ce qu’ils savent. Quoique le réchauffement de l’atmosphère et ses conséquences relèvent de la science, ils n’y accordent ni crédit ni attention. Seuls les écologistes et les survivalistes, aux yeux de Noam, ont le mérite de croire à ce qu’ils savent.

 

 

Du même auteur sur ce blog : :

 
 

 

jeudi 22 juillet 2021

[Malfatto, Emilienne] Que sur toi se lamente le Tigre

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Que sur toi se lamente le Tigre

Auteur : Emilienne MALFATTO

Parution : 2020 (Elyzad)

Pages : 80

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans l'Irak rural d'aujourd'hui, sur les rives du Tigre, une jeune fille franchit l'interdit absolu : hors mariage, une relation amoureuse, comme un élan de vie. Le garçon meurt sous les bombes, la jeune fille est enceinte : son destin est scellé. Alors que la mécanique implacable s'ébranle, les membres de la famille se déploient en une ronde d'ombres muettes sous le regard tutélaire de Gilgamesh, héros mésopotamien porteur de la mémoire du pays et des hommes.
Inspirée par les réalités complexes de l'Irak qu'elle connaît bien, Emilienne Malfatto nous fait pénétrer avec subtilité dans une société fermée, régentée par l'autorité masculine et le code de l'honneur. Un premier roman fulgurant, à l'intensité d'une tragédie antique.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Emilienne Malfatto est née en 1989. Elle a étudié en France et en Colombie et est diplômée de l'école de journalisme de Sciences Po Paris. Elle a ensuite intégré l'AFP, en France puis à Chypre. Depuis 2015, elle travaille comme journaliste et photographe indépendante, principalement en Irak. Le Prix France Info-Revue XXI lui a été décerné en 2015 pour son reportage Dernière escale avant la mec En 2019, son projet Al-Banaat, dans le sud de l'Irak, a été distingué par le Grand Prix de la photographie documentaire de l'IAFOR. Que sur toi se lamente le Tigre est son premier roman.

 

 

Avis :

Une jeune Irakienne se découvre enceinte en même temps qu’elle apprend la mort de son fiancé, tué dans un bombardement à Bagdad. Pour cette grossesse hors mariage, elle sait qu’il n’y aura pas de pardon et que la sentence familiale sera impitoyable et capitale…

Mère, frères, sœur, belle-sœur : les personnages de cette tragédie contemporaine aussi vieille que le monde s’expriment tour à tour, comme autant de jurés d’un tribunal dont l’implacable sentence est connue d’avance. Au nom de l’honneur pour les uns, en acceptation des règles et de la tradition pour les autres, qu’il approuve ou réprouve secrètement la sanction, chacun exprime un point de vue résigné, où transparaît la pesanteur d’un drame vécu comme une fatalité, dans des existences de toute façon comme écrasées par leur histoire : les femmes par leur asservissement séculaire à l’autorité masculine, tous par le corset des convenances morales et religieuses qu’ils ont intégrées comme inéluctables, et, en plus, par l’horreur d’une guerre qui fauche aveuglément ses victimes au gré de ses attentats quotidiens dans une Bagdad en ruines, contraignant les familles à fuir dans les campagnes reculées.

Comme les répons d’un office lugubre, ou comme les lamentations des choeurs d’une tragédie grecque, au couplet de chaque personnage répliquent les voix du fleuve Tigre et du héros antique Gilgamesh, théâtralisant ce drame inventé et éternellement rejoué par les humains, aveuglés par leurs passions et leur folie, incapables de se libérer des liens qu’ils ont forgés et s’imposent les uns aux autres. Impuissant et horrifié, le lecteur ressent la désespérante inéluctabilité du sort qui attend cette jeune fille, un crime auquel elle n’a aucune chance d’échapper, puisque tous, femmes et hommes, modérés ou convaincus, acceptent le poids de règles auxquelles ils préfèrent ne plus réfléchir, persuadés de n’y pouvoir rien changer.

L’habileté de la construction narrative, la sidération ressentie face aux portraits psychologiques croqués en quelques phrases fulgurantes, la vividité des évocations, le tout dans un style simple, rythmé et concis qui fait tenir le récit en moins de cent pages, font de ce petit livre une lecture choc, qui révolte autant qu’elle fait prendre la mesure de l'effrayante chape de plomb de l’obscurantisme. Il n’est pas surprenant que cet ouvrage ait été couronné du Goncourt du Premier Roman. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations :

Quand nous sommes arrivés de Bagdad, c’était mon endroit favori. J’allais m’asseoir sur les berges. Je regardais les pêcheurs remonter des carpes luisantes dans leurs filets. En été, les garçons se baignaient avec de grands gestes, dans des éclaboussures argentées. Je ne me baignais pas, je restais au bord. Toute ma vie j’ai eu la sensation de rester au bord de la vie. Puis le sang est arrivé, ce premier sang poisseux, noirâtre entre mes jambes, et maman a dit que désormais je devais apprendre à me tenir, et ne plus traîner dehors et couvrir mes tresses. Et un soir, Amir m’a lancé un grand manteau noir et a dit que désormais je porterais l’abaya. Personne n’a bronché. Mon frère Ali a froncé les sourcils et j’ai cru qu’il allait dire quelque chose, faire reculer le manteau noir. Mais il a gardé le silence, il m’a jeté un regard mêlé de pitié et de honte puis il a baissé les yeux et a évité le mien, de regard. Après, je n’ai plus eu le droit d’aller m’asseoir au bord du Tigre.

L’honneur est plus important que la vie. Chez nous, mieux vaut une fille morte qu’une fille mère.

Je suis l’épouse, la femme soumise, la femme correcte, celle qui respecte les règles, qui ne les discute pas. Celle qui ne peut concevoir qu’on ne les respecte pas. Je suis celle qui observe, qui juge et qui condamne. Celle qui approuve la société, qui glorifie son époux. Je ne m’opposerai pas au bras vengeur. Plus tard, dans la nuit, je ne verrai pas en lui un assassin, mais un homme fort.
(…)
Je  suis douce et soumise, je reste voilée dans la maison, devant mes beaux-frères, une épouse comme il faut. Je ne ris pas trop fort et ne parle pas trop. Une femme respectable.
Je suis celle qui ne questionne pas, qui ne bouscule pas. Je suis celle qui accepte sa condition, qui n’imagine pas qu’une autre vie est possible. Je balaie le sol à genoux avec des roseaux tressés. Je sucre le thé de mon époux. Je me farde chaque soir avant son retour.

Enfants, dans la cour de la maison, mes frères attrapaient des lézards et nous leur coupions la queue dans l’espoir toujours déçu de la voir repousser. Aujourd’hui les enfants de mon pays demandent à leur mère si leur bras va repousser. Nous sommes un pays de mutilés, d’ensanglantés, un pays d’ombre et de fantômes.

La guerre n’est pas noble ni grandiose ni courageuse la guerre ce sont des hommes effrayés couchés dans la fange et la merde qui prient Dieu pour ne pas mourir. C’est un luxe de pouvoir rester en paix.
 
Baneen est une bonne épouse. Elle ne quitte pas la maison, ne parle pas trop fort, connaît sa place. Prévient les moindres désirs de son mari. Baneen est une ombre empressée et voilée. Elle s’active à la cuisine, dans les chambres, ces tâches domestiques qui sont son univers, dans lesquelles elle s’absorbe, se fond, se perd, jusqu’à s’y dissoudre complètement.

Mes eaux sont depuis longtemps empoisonnées. Mon flot est large et lourd, mes berges limoneuses, mais je meurs peu à peu. Je meurs car depuis longtemps les hommes ont cessé de m’aimer et de me respecter. Ils ont pris goût au désastre. Je ne suis plus source mais ressource, et les hommes de cette terre aride ont oublié qu’ils ne pourront pas vivre sans moi. Ils périront avec moi car nos destins sont liés.

Partout, le désert grisâtre. Des voitures calcinées sur les bas-côtés. Le monde était gris jaunâtre, cette lumière étrange de fin d’hiver, une ambiance de fin du monde. Dans les palmeraies, les palmiers étaient décapités par la guerre. Immenses silhouettes sans tête, à perte de vue. Comme des soldats vaincus et décharnés. Comme une armée de morts au milieu des sables.

Je suis vieille et le monde de mes enfants m’est étranger. J’ai consciencieusement appliqué à mes filles les règles qui m’avaient été imposées. J’ai bâti autour d’elles la même prison que pour moi. J’ai justifié mon monde en le reconduisant.

Je n’aimais pas les miliciens, avec leurs rires trop hauts, leurs airs conquérants, leurs yeux sévères, inquisiteurs, qui paraissaient fouiller le voile des femmes, ces mêmes voiles qu’ils exigeaient et qu’ils semblaient ensuite ôter du regard. Ils croient avoir le monopole de l’honneur et de la virilité. Le monopole de Dieu.

Je suis le lâche, celui qui désapprouve en silence. Je suis la majorité inerte, je suis l’homme banal et désolé de l’être. Je suis le frère de ma sœur qui aime et qui comprend. Je suis le frère de mon frère qui respecte l’autorité de l’aîné. Je suis celui qui condamne les règles mais ne les défie pas. Je suis le complice par faiblesse.
(…)
Je suis un homme bien mais je suis un homme lâche, et ces règles que je condamne, que je déplore, sont mon excuse. Je pourrais m’opposer à mon frère mais notre monde est ainsi fait, et il n’y a rien à ajouter, et je n’ai plus à me dresser contre lui. La société est ma meilleure dérobade, le refuge de ma légende personnelle.
 
Les femmes de la famille doivent rester propres. Pures. Intouchées. Au prix du sang. Notre corps ni notre honneur ne nous appartiennent. Ils sont la propriété familiale. La propriété de nos pères et de nos frères.

Comme le bonheur est illusoire et bref. Il nous échappe, comme le sable s’écoule du poing fermé, et nous restons seuls, les mains vides, le cœur en décombres, le ventre en mort.


 

mardi 20 juillet 2021

[Ravey, Yves] Adultère

 






J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Adultère

Auteur : Yves RAVEY

Editeur : Les Editions de Minuit

Année de parution : 2021

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Jean Seghers est inquiet : sa station-service a été déclarée en faillite. Son veilleur de nuit-mécanicien lui réclame ses indemnités et, de surcroît, il craint que sa femme entretienne une liaison avec le président du tribunal de commerce.
Alors, il va employer les grands moyens.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Yves Ravey est né à Besançon (Doubs) en 1953.

 

Avis :

Rien ne va plus pour Jean Seghers : sa station-service est en faillite, tout laisse à croire que sa femme le trompe avec le président du Tribunal de commerce, et son employé lui réclame le paiement immédiat de ses indemnités. Mais notre homme et narrateur n’a pas dit son dernier mot…

Clair, net et sans bavure : Yves Ravey n’abandonne pas sa marque de fabrique et nous plonge à nouveau dans un de ses courts récits dont le minimalisme fait toute la force de frappe. La situation est banale, les personnages ordinaires et l’intrigue d’une extrême simplicité, pourtant le texte subjugue, surprend et finit par ouvrir des perspectives aussi dérangeantes qu’inattendues. En se cantonnant à l’observation et à la description sèches de leurs faits et gestes, la narration suscite une impression étrange de décalage et de malaise face à des personnages dont le lecteur, perturbé par un tel vide, ne pourra que supputer les sentiments et la psychologie. Sur ce plan, la conclusion, que d’aucuns pourront juger trop abrupte et à première vue frustrante, est une apothéose de non-dit, où s’entrevoit soudain un au-delà du récit, glaçant et diabolique.

Aussi implacable que dépouillée, cette noire histoire aux accents chabroliens se lit d’un trait et vous laisse, déstabilisé, sur les bords de ce faux vide qu’est le non-dit. (4/5)


 

Du même auteur sur ce blog :


 



 

dimanche 18 juillet 2021

[O'Farrell, Maggie] Hamnet

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Hamnet

Auteur : Maggie O'FARRELL

Traductrice : Sarah TARDY

Parution : en anglais en 2020,
                   en français (Belfond) en 2021

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un jour d'été 1596, dans la campagne anglaise, une petite fille tombe gravement malade. Son frère jumeau, Hamnet, part chercher de l'aide car aucun de leurs parents n'est à la maison... Agnes, leur mère, n'est pourtant pas loin, en train de cueillir des herbes médicinales dans les champs alentour ; leur père est à Londres pour son travail ; tous deux inconscients de cette maladie, de cette ombre qui plane sur leur famille et menace de tout engloutir.

Porté par une écriture d'une beauté inouïe, ce nouveau roman de Maggie O'Farrell est la bouleversante histoire d'un frère et d'une sœur unis par un lien indéfectible, celle d'un couple atypique marqué par un deuil impossible. C'est aussi l'histoire d'une maladie " pestilentielle " qui se diffuse sur tout le continent. Mais c'est avant tout une magnifique histoire d'amour et le tendre portrait d'un petit garçon oublié par l'Histoire, qui inspira pourtant à son père, William Shakespeare, sa pièce la plus célèbre.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1972 en Irlande du Nord, Maggie O’Farrell a grandi au pays de Galles et en Écosse. À la suite du succès de son premier roman, Quand tu es parti (2000, rééd. 2017 ; 10/18, 2019), elle a abandonné sa carrière de journaliste littéraire pour se consacrer à l’écriture. Après La Maîtresse de mon amant (2003 ; 10/18, 2005), La Distance entre nous (2005 ; 10/18, 2008), L’Étrange Disparition d’Esme Lennox (2008 ; 10/18, 2009), Cette main qui a pris la mienne (2011 ; 10/18, 2013), lauréat du prestigieux Costa Book Award 2010, En cas de forte chaleur (2014 ; 10/18, 2019) et Assez de bleu dans le ciel (2017 ; 10/18, 2019), Belfond publie son huitième livre.

 

 

Avis :

Lorsque sa sœur jumelle tombe malade ce jour de 1596, Hamnet, onze ans, cherche désespérément du secours. Sa mère Agnes est partie cueillir des herbes médicinales dans la campagne qui avoisine leur petite ville de Stratford, et son père, comme toujours, est à Londres pour son travail. Tous ignorent encore que la peste bubonique vient de décimer l’équipage d’un navire fraîchement arrivé dans la capitale…

Cette famille a pour patronyme Shakespeare. Dans quatre ans, le père écrira Hamlet. Hamnet, Hamlet : Maggie O’Farrell s’inspire des spéculations qui établissent un lien entre la célèbre pièce de théâtre, et l’enfant mort à onze ans de ce qui aurait pu être la peste. Elle a imaginé son roman dans l’ombre du grand dramaturge, perçu ici sous l’angle du fils, du mari et du père, rôles qui occultent même jusqu’à la seule mention de son prénom. Ce sont donc les proches, ceux dont l’Histoire n’a rien retenu, qui occupent ici le premier plan, au travers de personnages fouillés et crédibles, en tête desquels Agnes.

Cette paysanne illettrée, que son caractère entier et instinctif, associé à ses talents de guérisseuse, marginalise aux yeux de sa belle-famille confortablement établie parmi les notables de sa ville, sentira peu à peu son époux lui échapper, happé par les mystérieuses activités londoniennes qui le tiennent éloigné de son foyer. La mort de son fils, vers laquelle convergent les trois premiers quarts du roman, au rythme d’allers et retours entre passé et présent qui renforcent la perception de la cruelle inéluctabilité du destin, ouvre une dernière partie entièrement consacrée au déchirement de la perte et à l’impossibilité du deuil, thèmes récurrents chez Maggie O’Farrell.

C’est avec intérêt et plaisir que l’on se laisse séduire par cette immersion historique, globalement crédible malgré l’impression donnée d’un cas de peste bizarrement isolé, dans une petite ville par ailleurs curieusement indifférente. Mais, au travers de cette histoire, librement imaginée à partir de quelques faits et personnages réels du XVIe siècle, ce sont finalement des thématiques très universelles et parfaitement contemporaines que Maggie O’Farrell explore avec émotion et poésie : l’amour, la séparation, et surtout, le deuil impossible d’un enfant. (4/5)

 

Citations :

Le nuage au-dessus de sa tête s’assombrit, empeste de plus en plus. Agnes aimerait poser la main sur son bras, aimerait lui dire, Je suis là. Mais si ses mots ne suffisent pas ? Si le baume qu’elle voudrait être ne fonctionne pas sur ce mal sans nom ? Pour la première fois de sa vie, elle ne peut aider quelqu’un. Ne sait pas quoi faire. (…)
Tandis qu’elle ramasse les assiettes, Agnes s’étonne, qu’il est facile de passer à côté de la douleur, de la colère qui peuvent habiter quelqu’un, surtout si cette personne ne dit rien, les garde pour elle comme une bouteille trop bien fermée où la pression s’accumule, s’accumule jusqu’à ce que… quoi ?         
Agnes ne le sait pas.

Agnes serre les doigts inertes de l’enfant comme dans l’espoir de lui insuffler de la vie. Si elle le pouvait, Agnes la tirerait de ce mauvais pas, la ramènerait par la seule force de sa volonté. Mary connaît ce fantasme – elle le sent, l’a vécu, l’incarne et l’incarnera jusqu’à la fin de sa vie. Mary a été cette mère au chevet de la paillasse trop de fois, cette femme qui s’accroche, tente de retenir sa fille. En vain. Ce qui est donné peut être repris, à n’importe quel moment. La cruauté et la dévastation vous guettent, tapies dans les coffres, derrière les portes, elles peuvent vous sauter dessus à tout moment, comme une bande de brigands. La seule parade est de ne jamais baisser la garde. Ne jamais se croire à l’abri. Ne jamais tenir pour acquis que le cœur de vos enfants bat, qu’ils boivent leur lait, respirent, marchent, parlent, sourient, se chamaillent, jouent. Ne jamais, pas même un instant, oublier qu’ils peuvent partir, vous être enlevés, comme ça, être emportés par le vent tel le duvet des chardons.

Ceux qui disent d’un mort qu’il est parti « paisiblement », « en glissant », n’ont jamais été témoins de ce qui se passe vraiment, pense Eliza. La mort est une chose violente, une lutte. Le corps s’accroche à la vie comme du lierre sur un mur, refuse de lâcher, de se rendre sans combattre.)

 

Du même  auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 16 juillet 2021

[Krawczyk, Johanna] Avant elle

 




J'ai beaucoup aimé 

 

Titre : Avant elle

Auteur : Johanna KRAWCZYK

Editeur : Héloïse d'Ormesson  

Parution : 2021              

Pages : 160

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Carmen est enseignante, spécialiste de l'Amérique latine. Une évidence pour cette fille de réfugiés argentins confrontée au silence de son père, mort en emportant avec lui le fragile équilibre qu'elle s'était construit. Et la laissant seule avec ses fantômes. 
Un matin, Carmen est contactée par une entreprise de garde-meubles. Elle apprend que son père y louait un box. Sur place, un bureau et une petite clé. Intriguée, elle se met à fouiller et découvre des photographies, des lettres, des coupures de presse. Et sept carnets, des journaux intimes. 

Faut-il préférer la vérité à l'amour quand elle risque de tout faire voler en éclats ? Que faire de la violence en héritage ? Avec une plume incisive, Johanna Krawczyk livre un premier roman foudroyant qui explore les mécanismes du mensonge et les traumatismes de la chair.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Johanna Krawczyk est née en 1984. Elle est scénariste. Avant elle est son premier roman.

 

 

Avis :

Traumatisée par le suicide de sa mère lorsqu’elle était encore enfant, Carmen, jeune enseignante française, navigue entre alcool et dépression. Le décès soudain de son père la laisse définitivement seule face à ses questions sans réponse. Jusqu’à ce qu’elle découvre que cet homme muré dans le silence louait secrètement un box chez un garde-meubles : un bureau, une petite clé, et la voilà plongée dans un paquet de lettres, de photographies et de coupures de presse, au contenu pour le moins explosif...

Curieuse prescience qu’a l’être humain, capable de ressentir sans se l’expliquer le malaise qui l’entoure et qu’on lui cache, au point d’en approcher les rivages de la folie. Mais si l’ignorance, et ce qu’elle prend avec culpabilité pour un abandon et un rejet de la part de ses parents, l’ont empêché de se construire et ont miné sa personnalité, Carmen pourra-t-elle se remettre de révélations tardives, pour le coup totalement dévastatrices ? Pour autant, a-t-on le droit de se taire pour protéger ceux que l’on aime ?

Des années trente à quatre-vingts, en passant par la période péroniste et par la dictature militaire, c’est toute l’histoire de l’Argentine qui se déverse au travers des carnets d’un homme au terrible parcours. Nombreuses sont les scènes difficiles, tandis que se succèdent les violences et les crimes de la police politique. Pour les familles des disparus, enlevés, torturés et massacrés, la quête de vérité n’est toujours pas terminée. Et même si, quarante ans après les faits, quelques procès se sont tenus, combien des bourreaux d’alors ont échappé à toute poursuite ? Protéger les faits par le secret revient à prolonger indéfiniment leur pouvoir de dévastation.

Ce livre bouleversant sur l’avant et l’après « elle », la dictature, est un vibrant plaidoyer sur la nécessité de faire émerger la vérité, si douloureuse soit-elle, pour la mémoire des disparus, pour la résilience de leurs familles, et pour l’avenir de toute l’Argentine. Un premier roman foudroyant, à l’écriture fine et sensible, qui n’en finit pas de faire résonner son multiple questionnement. Et un nouvel auteur à suivre. (4/5)

 

Citations : 

J’étais si rarement à la hauteur, tu te souviens ? Mes amis, mes lectures, mes choix de vie et mes goûts, rien ne correspondait jamais à ton idéal. J’ai parfois eu le sentiment de ne pas être ta fille mais l’ombre de celle que tu aurais rêvé d’avoir.

J’ai manqué de flancher, mon pas s’est ralenti, puis je me suis remémoré mon commandant C., monsieur Martín, et les mots de Flaubert : « Il ne faut jamais penser au bonheur, cela attire le diable, car c’est lui qui a inventé cette idée-là pour faire enrager le genre humain. »

Assise en tailleur dans le bac à douche, prostrée, je m’interroge : comment les gens réussissent-ils à cautionner l’enfer ; par ignorance, désintérêt, peur de mourir, illusion de liberté ? Par conviction idéologique ? Non, ceux-là sont une minorité. Toi – une minorité. C’est le confort du plus grand nombre qui permet à l’horreur de s’ériger en système, il est tellement plus confortable d’obéir plutôt que de prendre position, tellement plus confortable de ne rien dire pour ne pas se sentir concerné, de se transformer en automate pour continuer de vivre en se croyant libre. C’est rassurant, l’autorité. Et l’homme sait si bien s’accommoder des faits pour situer sa conscience du bon côté. Mais ; torturer, violer, tuer ? Torturer, torturer, torturer. Elle est là, cette vérité effrayante qui résiste à ma compréhension. Comment autant d’individus ont-ils pu ? Pour se sentir exister, moins misérables, survivants dans une vie faite d’incertitude et d’angoisse ? Comment l’homme peut-il oublier à ce point son humanité ? Comment as-tu pu l’oublier, toi, après tout ce que tu as traversé ?

En 1983, la dictature s’est effondrée. Les chiffres officiels sont tombés. Le régime a entraîné la disparition de 30 000 personnes, l’assassinat de 15 000 autres, l’emprisonnement de 9 000 détenus politiques, et le vol d’au moins 500 bébés.


 

mercredi 14 juillet 2021

[Traversac, Behja] Algérie, ma déchirure

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Algérie, ma déchirure

Auteur : Behja TRAVERSAC

Parution : 2021 (Chèvre-feuille étoilée)

Pages : 190

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alger, Oujda, Oran, Portsay… une ballade qui nous transporte dans un voyage insolite. Les personnages peu communs qui ont jalonné la vie de l’auteure, appartiennent à une frange de la société rarement évoquée par les historiens ou les sociologues. C’est dans une langue légère, poétique, que Behja Traversac ouvre, ici, les voies de l’intime lorsqu’il tend à l’universel.

Illustrés d’aquarelles en couleur de Catherine Rossi qui a longuement arpenté cette terre, ces textes nous parlent d’une Algérie empreinte d’ombres et de lumières, tendre et violente, dans laquelle se tressent passé et présent.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en Algérie où elle a vécu et travaillé jusqu'en 1991, elle vit à Montpellier depuis cette date. Elle y a co-fondé les Editions Chèvre-Feuille étoilée dont elle est présidente et directrice éditoriale. Sociologue de formation, elle a créé la collection D'un espace, l'autre qu'elle dirige. Elle est responsable éditoriale de la revue Etoiles d’Encre.

La graine et l’eau, récit, éd. Le ventre et l’œil, 2003.
Amours Rebelles – Quel choix pour les femmes en islam ?
essai, éd. Chèvre-feuille étoilée, 2005.
Sortilèges sahariens
, direction (textes collectifs et photos), 2008.
Nombreux textes dans diverses revues et livres collectifs.

 

 

Avis :

Mis en valeur par les belles aquarelles de Catherine Rossi-Legouet et par une édition de qualité, ce recueil rassemble textes et poèmes écrits à différentes périodes. Tous sont évocateurs des liens fusionnels de l’auteur avec l’Algérie, pays de son enfance et de sa jeunesse, quitté en 1991.

Si quelques repères permettent d’en deviner assez aisément la chronologie, ce n’est pas l’autobiographie qui importe ici. Ce livre se veut une mosaïque de fragments, au travers des souvenirs et des émotions qui ont traversé le temps, ouvrant autant de trouées dans les brumes de la mémoire et composant un tableau d'ensemble mélancolique et poétique. De ces différentes évocations, aussi nostalgiques que passionnées, ressort l’amour viscéral de Behja Traversac pour ce pays qu’elle aura finalement décidé de quitter, sans qu’il ne cesse jamais de l’habiter. Cette terre lui aura laissé dans le coeur la tendresse d’êtres chers et perdus, les éclats de joie d’une enfance et d’une jeunesse heureuses, les ombres et les lumières d’une Histoire aux multiples fracas aboutissant pour elle à la déchirure de l’exil...

Tous ces textes assemblés finissent par dessiner, en pointillés et comme par transparence, la trajectoire d'une vie. Ils révèlent surtout un regard sensible et lucide sur l'évolution de l'Algérie ces soixante dernières années, dans une prise de recul empreinte d'une sagesse attristée, mais aussi d'une ferme volonté de vivre en accord avec soi-même. La femme engagée n'est pas loin, prête à se mobiliser contre l'injustice et pour les droits fondamentaux : démocratie, laïcité, égalité hommes-femmes et liberté d’expression.

Cette ode sincère et émouvante à la terre d'Algérie mêle passé et présent, séismes intimes et soubresauts historiques, avec autant de force que d'émotion. (4/5)

 

Citations :

Elle [mère de l’auteur] me dit un jour : « Je voudrais vivre comme un homme, car eux font ce qu’ils veulent. Je suis partie parce que je ne voulais rien d’autre que faire ce qui devrait être la conviction de toutes les femmes : ne pas subir la soumission. Je ne fais de mal à personne, je veux seulement décider de ma vie.» Elle frémissait encore de son audace, de ses audaces. Je peux témoigner qu’elle tint parole. Tout en continuant à nous couvrir de son aile protectrice et autoritaire, elle poursuivit son chemin vers l’indépendance. L’indépendance personnelle, intime. Celle qu’elle voulait s’octroyer par sa seule détermination. Elle disait : « Pour bien vivre l’indépendance du pays, il faut pouvoir vivre la sienne propre », je trouve aujourd’hui incroyable qu’elle ait eu une telle prescience alors qu’elle n’avait aucune formation ni expérience politiques.

Les départs définitifs des personnes qu’on a aimées laissent en nous des blessures irréparables. Chaque être qui meurt emporte avec lui une partie de l’existence de ses proches. Il emporte justement le temps passé avec eux ou qu’il n’a pas pu passer avec eux. Il emporte tout du partage de nos affections, de nos complicités, de nos rires et de nos larmes, de nos colères, de nos brûlures, de nos jalousies et de nos acceptations, de nos sincérités et de nos mensonges, il emporte tout de nos désirs fous, tout de nos troubles, oui, il emporte tout de nos orages et de nos éblouissements. Et puis et puis, il emporte encore tout de ces petits échos qui survivent obstinément : le parfum, le son, l’éclat de la voix, l’éclair des mots, que nous aimons à répéter en des moments inattendus lorsqu’ils s’invitent  sans crier gare dans une conversation, une action, une péripétie de la vie courante, et même parfois dans nos silences ou nos solitudes.

Le temps dévastateur qui sépare les êtres, s’empare de nos corps les fait se courber,
Comme un sculpteur De mauvais aloi.
Voleur de jeunesse, De beauté, d’éclat.
Le temps n’existe pas disent les scientifiques, peut-être, mais comme il pèse sur nos épaules.
 
Il y avait l’Alger Blanc des concerts, des cinémas, du théâtre, de l’opéra, à l’image de ceux de La Métropole à laquelle on voulait tant ressembler et… beaucoup se démarquer ; l’Alger de la rue d’Isly avec son Milk Bar, ses Cafeteria et autres Galeries Françaises, son théâtre sur la place au bout de la rue et les boutiques de luxe de la rue Michelet… les restaurants de la côte, les bals musette de Baïnem et Padovani et les soirées chics du Club des Pins, le Front de mer, fameux, qui accueillait avec munificence les visiteurs arrivant par la mer. Enfin, l’Alger moderne, affairé, cossu, arrogant, sûr de son dynamisme, de son audace et… de sa permanence. Un Alger aux plaisirs duquel seule une petite partie de l’élite arabe, avait accès.
Pourtant, cet Alger-là, portait un fardeau d’échardes, mourait d’avoir instauré la servitude sans avoir jamais imaginé son éclipse, de n’avoir pas vu l’incandescence des bidonvilles, d’avoir permis les petits cireurs agenouillés qui n’allaient pas à l’école, fermé les yeux sur l’analphabétisme et la pauvreté au cœur même de la cité, ne voulait pas voir les campagnes rongées par la misère, d'avoir ignoré que la bourgeoisie autochtone, supposée acquise, à tort, rêvait d’un autre statut et d’un autre avenir.
Alger n’était pas seule à offrir ce visage de la séparation. Partout des villes fragmentées, divisées en quartiers étanches, repliés sur leurs nuits. Des parcelles de ghettos. Chacun chez soi, l’âme serrée du refus de l’autre. On pouvait y vivre une vie entière sans connaître jamais le voyage dans les allées des autres. Sans savoir rien des mystères qui se cachaient derrière les murs des autres. Dans leurs cœurs hors de regards, hors d’atteinte. Une amnésie voulue du réel, une amnésie de ce qui chaque jour se passait sous les yeux de tous, une espèce d’extinction de la raison. Mais voulait-on seulement savoir ? Trop lourdes à soulever les pierres des murs, trop lourde la peine au réveil sous le même ciel sans savoir quoi se dire, comment se le dire, où quand se le dire. Y avait-il seulement quelque chose à se dire ?

Aux séparations des communautés, s’ajoutaient les séparations de classes. Pas tout à fait les mêmes les gens du populaire Bab El Oued et ceux du résidentiel Hydra ou de l’aristocratique Club des Pins, lui, totalement européen, les deux autres très majoritairement européens. Pas tout à fait les mêmes les gens de l’âpre et mystérieuse Casbah devenue uniquement arabe et ceux du Belcourt de Camus pas totalement  européen. Kouba, Saint Eugène, Clos Salembier, Le Ruisseau, Léveilley… quartiers mixtes, minorité arabe de vieille souche bourgeoise ou traditionnelle et des familles très modestes ou pauvres. Qui n’a pas connu cet Alger-là ne peut imaginer la mosaïque des relations entre ces mondes qui se côtoyaient, s’ignoraient et se reconnaissaient, chacun d’eux obsessionnellement conscient de la présence de l’autre, le souhaitant mort et vivant, coupable et innocent, étranger et complice, aimé et haï. Ennemi et frère. Des vies à vies brûlantes, se refermant inexorablement chacune, sur les certitudes du bon droit de l’un et de l’autre et sur l’incertitude des destins des uns et des autres. Des temps sulfureux faits d’appels non entendus, de mains rejetées, de signes
non déchiffrés, alors que déjà, le pays se drapait de rouge sang. 

Nul ne veut ensevelir son espérance ; les uns disent : on est d’ici de toute éternité, ils ont tout, on n’a rien ou tellement moins, ou si peu et si peu d’entre nous, ça ne peut pas durer ; les autres disent : ici est la terre natale, on y a nos maisons, notre labeur et nos morts, plus personne ailleurs, et le soleil et la mer, et les orangers et les oliviers et les vignes, comment s’arracher ?

Pour nos quatorze-quinze ans, Marie représentait une référence : la trentaine, fonctionnaire et… bachelière, disait-elle avec une fierté dont je n’ai perçu la condescendance que bien plus tard. Je lui montre un poème écrit un soir dans le noir de mon lit ; verdict :
-  Tu l’as copié sur un livre !
-  Mais non, non, non…
-  Une Arabe ne peut pas écrire un poème comme ça !

Alger encore, un matin scolaire. La pente rude, obligeait le trolley à descendre prudemment la route aux multiples virages qui menait à Bab El Oued où, là, nous prenions le tram pour aller au lycée à Alger. L’arrivée sur Bab El Oued, ce matin-là, m’a laissé l’impression d’un monde gris, besogneux. Une espèce de porosité accablante entre les gens. Un monde de petits employés tristement pressés, majoritairement d’origine européenne, et un monde de femmes de ménage mauresques, d’ouvriers et de boutiquiers des deux communautés. Des silhouettes lasses, désenchantées. Cette femme au teint blafard, au blond fané, si maigre, des gros verres de myope, qui ravaudait les bas filés dans son échoppe. Je passais souvent devant sa boutique et j’avais un chagrin fasciné à l’idée qu’elle pût faire un tel travail, dans cet endroit tout sombre, tout petit, un peu malodorant, avec ses yeux si myopes. Elle devait gagner trois sous, trois centimes. Non, elle n’était pas un colon exploiteur, c’est sûr. Elle était Européenne et je ne sais si elle se sentait une solidarité de classe avec les indigènes.

Comment peut-on vivre l’école sous trois syllabes aussi absurdes que SNP ? Sans Nom Patronymique. À sa naissance à l’hôpital, on l’avait inscrit sous cette absence de nom. Il était doté d’un nom qui était une absence de nom, comme marque de sa reconnaissance par l’administration, par les autorités de toutes sortes, par le directeur d’école, par le maître, par son copain de pupitre en classe. Par tous et partout où qu’il aille. Il était doté d’une non-identité pour identifier sa personne. Il était nu. Tragique, vil, grotesque.

Un bâtard est par essence coupable et ne peut être que coupable. Tout l’écorchait comme si sa peau était le réceptacle de la culpabilité du monde. Comme si une plaie énorme, visible, incurable le couvrait et le désignait aux yeux malveillants du monde. Dès qu’il apparaissait quelque part, les yeux lui semblaient chercher sur tout son corps je ne sais quelle vénéneuse ou contagieuse souillure. Il se noyait dans l’obsession de « La tache » semblable quelque peu à celle que décrit Philippe Roth dans son roman du même titre. Le monde se rétrécissait, seule sa blessure, irrémissible, peuplait sa vie.

Partir et tout laisser. Va-t’en mais va-t’en donc, tu es chassée, expulsée. Rien de ta vie ne ressemblera à ce qui se fera ici. Il faut aller vers cette certitude, la débusquer, la penser seule possible, chasser les doutes, les indécisions qui cachaient mal leurs attachements. Tremblants. Avec le cœur palpitant de leurs souvenirs, de leurs habitudes, chasser les images des échappées sur la plage au pied du Chenoua, ou dans la forêt de Baïnem, oublier les effluves d’air sucré… Chasser la peur de l’inconnu, y loger un peu d’âme. Chasser les inquiétudes, le lointain n’est pas si loin, n’est pas inhospitalier. Partout on peut cueillir des fleurs, partout on s’éblouit du monde. S’arracher au passé-présent, seule cette idée est à convoquer. S’en convaincre jour après jour, heure après heure. Croire à toute force en l’apaisement, peut-être à la joie sous d’autres horizons.
Ainsi s’écrit l’exil.

Car cette clause de l’injure – pas seulement contre les femmes, mais contre la révolution elle-même, contre le pays tout entier, contre son avenir – était contenue dans ce qu’on appelle le code de la famille, et que nous nommions le code de l’infamie. Il est encore en vigueur aujourd’hui. Les clauses les plus rétrogrades ont été aménagées en 2005 mais l’esprit d’infériorité des femmes y reste prégnant : polygamie, tuteur pour le mariage, inégalité dans l’héritage… conditions particulières pour la garde des enfants… pour le mariage avec un non-musulman…


 

lundi 12 juillet 2021

[Grann, David] The White Darkness

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : The White Darkness

Auteur : David GRANN

Traducteur : Johan-Frédérik HEL GUEDJ

Parution : 2018 en anglais (Etats-Unis)
                   2021 en français
                   (Editions du Sous-Sol)

Pages : 160

 

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Comme souvent dans les récits de David Grann, un homme est dévoré par son idéal.
Ce personnage d’un autre temps sorti tout droit d’un film de Werner Herzog, se nomme Henry Worsley. The White Darkness raconte son extraordinaire histoire. Celle d’un militaire britannique fasciné par l’exemple d’Ernest Shackleton (1874-1922) et par ses expéditions polaires ; un homme excentrique, généreux, d’une volonté exceptionnelle, qui réussira ce que Shackleton avait raté un siècle plus tôt : relier à pied une extrémité du continent à l’autre. Une fois à la retraite, il tentera d’aller encore plus loin en traversant l’Antarctique seul, sans assistance.
Il abandonne tout près du but, dans un état de santé tel qu’il meurt quelques heures après son sauvetage. Édifiant destin d’un homme perdu par une quête d’impossible, qui n’est pas sans rappeler Percy Fawcett, autre explorateur guidé par une obsession, dont David Grann avait conté l’histoire dans La Cité perdue de Z.
“Tout le monde a son Antarctique”, a écrit Thomas Pynchon, rien n’est moins vrai dans ce récit magnifique qu’on ne peut lâcher avant de l’avoir accompagné jusqu’à son terme.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1967 à New York, il débute sa carrière de journaliste au Mexique puis collabore à plusieurs journaux, parmi lesquels le New York Times Magazine et le Washington Post. Ancien rédacteur en chef de The New Republic et The Hill, David Grann est depuis 2003 journaliste au New Yorker. Salué par ses pairs, il fut finaliste du prestigieux National Magazine Awards en 2010. En France, La Cité perdue de Z. (2010) a paru aux éditions Robert Laffont. Les éditions Allia, qui comptent déjà à leur catalogue Un crime parfait (2009), Le Caméléon (2009) et Trial by Fire (2010), ont publié en janvier 2013 Chronique d’un meurtre annoncé.

 

 

Avis :

En 2015, Henry Worsley, ancien officier de l’armée britannique, entreprend à cinquante-cinq ans la traversée pédestre de l’Antarctique, en solitaire et sans assistance. Ce n’est pas sa première expédition polaire, puisque, depuis toujours fasciné par Ernest Shackleton, il avait déjà relié à pied les deux extrémités du continent, en équipe, menant à bien ce que son prédécesseur n’avait pu terminer cent ans plus tôt. Réussira-t-il ce nouvel exploit que les plus grands spécialistes jugent inouï ?

A pied, sans ravitaillement en cours de route, sans chiens ni voile pour l’aider à tirer son traîneau sur les plus de mille six cents kilomètres de son périple, Henry Worsley part pour ce qu’il estime quatre-vingts jours d’épreuves, au travers d’un désert où les températures peuvent atteindre moins soixante degrés, les vents trois cent vingt kilomètres à l’heure, et où l’altitude moyenne de deux mille trois cents mètres s’accompagne de dénivelés abrupts parsemés de dangereuses et traîtresses crevasses. Y sévissent de terrifiants épisodes de whiteout, lorsque l’absence totale de visibilité dans un univers uniformément blanc fait perdre tout repère et jusqu’au sens-même de l‘équilibre. Survivre dans un tel environnement exige une condition physique, un mental et des capacités hors normes. Ce dont notre homme dispose comme personne…
 
Accompagné d'appréciables photographies, le récit embraye directement au plus profond de l’aventure, instituant dès le début une tension qui ne va pas lâcher le lecteur. Henry Worsley est parvenu aux trois quarts de son trajet et, épuisé, il doute. Doit-il s’entêter ou rester fidèle à cette phrase qui a sauvé son cher Shackleton plusieurs fois : “Mieux vaut un âne vivant qu’un lion mort” ? La réponse attendra la fin du livre, le temps d’un arrêt sur image et d’un long flash-back, qui vont nous permettre de comprendre l’obsession d’Henry pour son héros, l’influence de ce dernier sur toute sa vie et sa carrière, et son inextinguible besoin de dépassement de soi. Ce sont ainsi deux fascinants aventuriers, séparés d’un siècle, que le récit nous fait rencontrer, dans une narration fascinante qui fait la part belle à leurs extraordinaires personnalités, autant qu’aux incroyables rebonds de leurs destins. Plongé depuis son fauteuil dans l’aventure la plus extrême, la plus dépaysante et souvent la plus étonnante, le lecteur captivé en prend plein les yeux. Il ne peut que frémir face au niveau d’engagement de ces hommes, constamment à la limite du point de rupture, et que leurs incursions répétées dans la zone rouge du danger exposent à l’inéluctable.

Les ultimes rebondissements du périple d’Henry Worsley ne seront finalement pas ceux auxquels, ni lui-même, ni le lecteur, pouvaient s’attendre. Après la trépidation et les sensations de l’aventure par procuration, ce dernier n’échappera pas à l’émotion et restera songeur face à la puissance de certains destins. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Le succès n’est pas une finalité, l’échec n’est pas une fatalité : c’est le courage de continuer qui compte.

Quatre ans plus tard, prenant son premier commandement, il commença à mettre sur pied l’expédition Nimrod. Cette fois, ses trois compagnons et lui arrivèrent plus près du pôle Sud que quiconque avant eux : quatre-vingt-dix-sept milles marins. (Le mille marin, utilisé en navigation polaire, équivaut à 1 852 mètres.) Pourtant, inquiet du bien-être de ses hommes, Shackleton battit à nouveau en retraite. Après son retour en Angleterre, il ne discuta pas de son échec avec son épouse, Emily, mais lui glissa : “Un âne vivant vaut mieux qu’un lion mort, n’est-ce pas ?
– Oui, mon chéri, c’est aussi mon avis”, lui répondit-elle.

Le 18 janvier 1915, à moins de cent cinquante kilomètres du camp de base, l’Endurance se trouva prise dans la mer de glace – figée, selon la formule de l’un des hommes, “comme une amande au milieu d’une barre de chocolat”. La banquise flottante dérivait au large, emportant l’Endurance avec elle, et fin février, avec le début de l’hiver, Shackleton comprit que son équipage et lui-même resteraient emprisonnés à bord de leur navire enserré dans les glaces jusqu’à la fonte de novembre.
 
Ils restèrent plusieurs mois pris au piège sous des tentes sur leur île de glace qu’ils baptisèrent “Patience Camp”. Frank Worsley se demandait “pourquoi les gens avaient toujours représenté l’enfer comme un endroit où il fait chaud” et non comme un royaume aussi “froid que la glace qui semble devoir devenir notre tombeau”.

Ainsi que le remarqua l’historien Max Jones dans son livre The Last Great Quest (“la dernière grande quête”) paru en 2003, les héros sont un reflet des sociétés qui les admirent.
 
Plus il étudiait l’Antarctique, plus elle lui semblait redoutable. Le continent s’étend sur près de quatorze millions de kilomètres carrés – davantage que l’Europe – et l’hiver, quand ses eaux littorales gèlent, il double de taille. Approximativement quatre-vingt-dix-huit pour cent de l’Antarctique sont couverts d’une calotte glaciaire qui se soulève, s’abaisse et se plisse suivant une topographie très changeante. Cette calotte épaisse par endroits de cinq mille mètres contient à peu près soixante-dix pour cent de l’eau douce et quatre-vingt-dix pour cent de la glace de la Terre.
Pourtant, à cause de très faibles niveaux de précipitations, l’Antarctique entre dans la catégorie des déserts. C’est à la fois le continent le plus sec et le plus haut, avec une élévation moyenne de deux mille trois cents mètres. C’est aussi le plus venteux, avec des rafales de vent atteignant trois cent vingt kilomètres à l’heure, et le plus froid, avec des températures qui chutent dans l’intérieur des terres à moins soixante degrés. (Des scientifiques se sont servis de l’Antarctique pour tester des combinaisons spéciales destinées à l’exploration de Mars, où la température moyenne est de moins cinquante-cinq degrés.)Plus il étudiait l’Antarctique, plus elle lui semblait redoutable. Le continent s’étend sur près de quatorze millions de kilomètres carrés – davantage que l’Europe – et l’hiver, quand ses eaux littorales gèlent, il double de taille. Approximativement quatre-vingt-dix-huit pour cent de l’Antarctique sont couverts d’une calotte glaciaire qui se soulève, s’abaisse et se plisse suivant une topographie très changeante. Cette calotte épaisse par endroits de cinq mille mètres contient à peu près soixante-dix pour cent de l’eau douce et quatre-vingt-dix pour cent de la glace de la Terre.

Devant la station de recherche, une tige de métal étincelant surgie de la glace à hauteur de la taille était surmontée d’un sextant en laiton. Les scientifiques de la base s’en servaient comme marqueur du pôle Sud – l’endroit où convergent toutes les lignes de longitude et où la Terre ne tourne pas. Cette tige étant plantée dans une calotte glaciaire mouvante, elle devait être repositionnée tous les ans de quelques dizaines de centimètres, afin de coïncider avec l’emplacement précis du pôle.

Il estimait qu’il lui faudrait trois semaines pour achever le reste de son périple, et il espérait que le plus dur était derrière lui. Dans son journal, il avait écrit : “Prions simplement que la route vers le nord soit beaucoup plus facile.” Pourtant, sur les pentes du dôme Titan, il trouva l’ascension “mortelle”. Il avait perdu plus de dix-huit kilos et ses vêtements sales lui pesaient. “Toujours très faible – les jambes comme des allumettes et les bras maigrichons”, notait-il dans son journal. Il avait les yeux creusés, ourlés de cernes. Ses doigts étaient engourdis. Ses tendons d’Achille étaient enflés. Ses hanches étaient marbrées de contusions, éraflées par les secousses du harnais. Il s’était cassé une incisive en mordant dans une barre de protéine gelée et il avait plaisanté avec l’opérateur d’ALE sur son allure de pirate. L’altitude lui provoquait des étourdissements et il avait des hémorroïdes sanglantes.

 

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