vendredi 3 mai 2024

[Duquesnoy, Isabelle] La chambre des diablesses

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : La chambre des diablesses

Auteur : Isabelle DUQUESNOY

Parution :  2023 (Robert Laffont)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

442 accusés de commerce de sorcellerie. 36 condamnés à mort, dont ma mère, brûlée vive. Sur ordre du roi. Et moi, sa fille, dois-je tout dire pour sauver ma tête ?
 
Depuis cinq heures du matin, la foule rassemblée devant le bûcher piaffe d’impatience de voir brûler celle que l’on surnomme « la Voisin ». Son supplice sera le divertissement à ne pas manquer. Ordre du roi. On ne badine pas avec la colère de Louis XIV. Accusée de sorcellerie et de crimes atroces, elle repousse le curé qui tente de sauver son âme et s’agite comme une possédée.
- Allez tous vous faire foutre !
Et d’un seul coup la fumée montant vers le ciel emporte les cheveux fondus de la plus redoutable empoisonneuse de Paris. Bientôt, on soupçonne de complicité sa fille âgée de vingt et un ans. Ainsi, Marie-Marguerite devra tout dire : livrer les secrets de sa mère, révéler ses formules et la liste de ses clients dans la haute noblesse courtisane. Mais cela suffira-t-il à sauver sa tête ?
L’un des plus gros scandales qui ébranla le règne du Roi-Soleil est ici raconté avec la truculence et la précision historique si singulières d’Isabelle Duquesnoy.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Isabelle Duquesnoy a publié de nombreux livres, dont les remarqués La Redoutable Veuve Mozart (prix des Musiciens, Paris, 2021), L’Embaumeur ou L’Odieuse Confession de Victor Renard (prix du Roman, Saint-Maur en Poche, 2018 ; prix Passeurs d’encre, Bayeux, 2018), La Pâqueline ou Les Mémoires d’une mère monstrueuse. Son dernier roman La Chambre des diablesses est publié aux éditions Robert Laffont.

 

 

Avis :

Le 22 février 1680, Catherine Montvoisin, dite la Voisin, est brûlée vive pour son implication dans l’affaire des poisons qui fait alors scandale. Elle aussi soupçonnée, sa fille Marie-Marguerite est incarcérée à la prison de Vincennes. Pour tenter d’échapper à la peine de mort, elle relate, à l’intention de M. de la Reynie, premier lieutenant général de police de Paris, les faits et gestes de sa mère, livrant les secrets de ses activités et la liste de ses clients.

Au départ accoucheuse et guérisseuse, l’ambitieuse et cynique Voisin réalise bien vite que la fortune lui tend les bras, pourvu qu’elle s‘applique, elle qu’aucun scrupule n’étouffe, à adapter sans broncher ses services à la demande. De sage-femme à avorteuse, de pourvoyeuse de remèdes à marchande de philtres d’amour puis, surtout, de poisons, de devineresse à sorcière recourant à des cérémonies sataniques, elle devient si bien providentielle que la voilà bientôt presque victime de son succès, petites gens comme grands de ce monde piétinant sans discontinuer devant chez elle pour acheter à prix d’or poudres et maléfices destinés à résoudre leurs tracas et déboires.

« Dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se débarrasser d’eux. Un vrai sac de nœuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement ! » C’est à croire que la France entière a un époux volage à retenir, un rival à éliminer, un ivrogne ou un barbon trop peu empressé de libérer la place. Venus masqués en leurs carrosses, les grands noms de la Cour ne sont pas les moins assidus. Au point qu’après le scandale et le procès qui surviendront, Louis XIV ordonnera, pour ne pas entacher durablement l’éclat de sa Cour, de faire brûler procès-verbaux et rapports de police. Il faut dire qu’il n’y aura pas jusqu’à la célèbre maîtresse royale, Madame de Montespan, à se retrouver impliquée : friande de poudres aphrodisiaques, commanditaire de messes noires comprenant des sacrifices de nourrissons, elle aurait fini par vouloir empoisonner le roi lui-même et sa maîtresse du moment, Marie Angélique de Fontanges. D’ailleurs, en tout, ce sont des milliers d’enfants et de nourrissons qui auraient été éviscérés pour fournir à la Voisin les ingrédients nécessaires à ses potions...

En virtuose des détails historiques les plus truculents, Isabelle Duquesnoy poursuit dans la veine de ses précédents romans L’embaumeur et La Pâqueline, à ceci près qu’ici, aucun personnage n’est fictif. L’on retrouve donc avec plaisir le ton réaliste et insolent, l’humour grinçant et le vocabulaire ancien qui accompagnent une narration terriblement vivante où la réalité historique dépasse de loin la fiction pour nous stupéfier littéralement. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Désormais Marie-Marguerite savait prendre sa part sans affolement. Dès que pointait une petite touffe de cheveux, la Voisin empoignait tout ce qui lui tombait sous la main : lampe à huile, crochet de balance romaine ou pelle à feu.  Alors, forcément, il n’était pas rare qu’elle déchiquette un peu le nouveau-né. Ou qu’elle blesse la petite tête, dans la difficulté à la sortir. Mais nul ne lui en faisait le reproche, car les femmes étaient résignées : les chirurgiens et les sages-femmes mettaient souvent leur nourrisson en pièces. 


Nombreux étaient les mort-nés, et c’est elle qui leur administrait un sacrement, signe de croix bâclé et esbroufe en latin, toutefois partagée entre ses obligations morales et ses nécessités pécuniaires.
 — J’ai entendu parler d’un tire-tête à trois branches et d’un levier. J’ai bien envie de me les procurer. Mais si les nourrissons survivent, on me payera moins que pour un baptême de cadavre. Quand je les sauve, c’est vingt sous, tandis que pour une petite prière avant de l’enterrer, j’en prends trente. C’est à réfléchir…


La réputation de la Voisin étant établie jusqu’à la cour de Louis XIV, on échangeait son nom lors d’une promenade, ou durant les soupers entre couples fortunés. La transmission de cette adresse devint donc un sujet de divertissement, où chacun redoublait de fantaisie.
Pour situer la rue, on battait des cils, manière d’évoquer « Beauregard », et pour indiquer le nom de la devineresse, il suffisait d’un jeu de mots sur son voisin de table. La mode des colliers à tube dévissable se répandit au sein de la compagnie des femmes mal mariées, et l’on ouvrait de merveilleux pendentifs à charnière, dont la cavité dissimulée, autrefois remplie d’une mèche de cheveux fétiche, contenait à présent le numéro 23 de sa rue.
Mais les dames ne portaient plus de grosses bagues endiamantées car, au lieu de s’extasier sur l’énorme taille de la pierre, on soupçonnait l’élégante d’y cacher un compartiment secret rempli de poison.
La ville et maintenant la cour s’endormaient dans l’illusion d’être bientôt exaucées par le ciel, auprès duquel la Voisin prétendait avoir audience de jour comme de nuit.
Son écoute assidue de toutes les confessions, sa façon de froncer les sourcils en prenant des notes, assorties au décor feutré de la deuxième chambre, réservée aux gens de qualité, attisaient de folles espérances chez les insatisfaits ou les malheureux.
Paris murmurait, sans pour autant y croire réellement, qu’elle parlait à l’oreille de Dieu.
 
 
Marie-Marguerite assistait aux réjouissances depuis le fenestron de sa chambre. Elle salivait en observant les servantes passer des plateaux entre les convives, proposant des compotes, des marmelades et des gelées. On s’amusait à manger des mousses, la bouche en cul-de-poule, car la mastication était devenue triviale ; les mouvements de mâchoires ainsi déclarés grossiers, la Voisin faisait fouetter les crèmes afin de les rendre plus légères.  Des raviers de tabac posés sur les murets de pierre invitaient les clients à s’en bourrer le nez. Les dames trempaient leurs doigts dans la poudre et s’en gavaient au point d’avoir les narines noires comme si elles avaient respiré de la boue. Certains provinciaux apportaient leur tabatière, et la jeune fille avait appris à les reconnaître ; elle en avertissait aussitôt son père :  
— Il faut prévenir Mère que l’homme à rhingrave couleur puce n’a pas d’argent. Il pique dans les assiettes, mais il ne pourra pas payer le prix d’une consultation.  
— T’en connais, des choses, ma Guiguite !  
— Quand il prend une pincée de tabac, il éternue dix fois. C’est le signe qu’il l’a remplie de bétoine, beaucoup moins chère que la nicotiane, mais ça fait éternuer, et Maman dit que ça rend bête.  
Le père descendit avertir son épouse.  
— Ah, mais je le reconnais, celui-là ! souffla-t-elle derrière la vitre au plomb. Il vient accompagner une cliente, et il en profite pour râteler toute la boustifaille. Mais il n’est pas le seul… Regarde-moi tous ces crasseux ! Le crâne infesté d’poux sous la darniche et la culotte remplie de poils gris, ils font le paon pour épater les demoiselles qui écrasent mes pétunias. Je vais ordonner à Margot de leur proposer des pipes dans une corbeille ; au moins, la fumée éloignera leur vermine de mes parterres.


Jusqu’à peu, la noble création de beaux vêtements était réservée aux hommes. On flatta donc la vocation de Marie-Marguerite aux oreilles de sa mère, tandis qu’elle hésitait sur le choix des couleurs d’étoffe. Ce n’était pas une mince affaire ; elle vérifiait l’éclat de son visage dans un miroir, des monceaux de tissu drapés sur l’épaule. Le nom des couleurs déchaînant en elle de nombreux désirs et beaucoup d’hésitations, elle les notait fidèlement, afin de les communiquer ensuite à sa fille sous forme de listes.     
Pour ma jupe « modeste » :  
Vert de mer ?  
Merdoie ou merde d’oie ?  
Trépassé revenu ?  
Pour ma jupe « friponne » :  
Face grattée ?  
Poil de rat ?  
Ris de guenon ?  
Veuve réjouie ?  
Brun constipé ?  
Pour ma jupe « secrète » :  
Singe envenimé ?  
Espagnol mourant ?  
Temps perdu ?  
Baise-moi-ma-mignonne ? 


Les médecins tentaient parfois de soigner leurs patients en leur soufflant de la fumée dans l’anus, croyant que la fumée pouvait réamorcer la respiration. Celui qui recevait ce traitement était souvent moqué, à condition qu’il se réveille. On l’appelait alors « l’enfoiré » ou « l’enfumé » et l’on s’amusait du fait qu’il « l’avait eu dans le cul ».


Il n’y a pas que les religieuses qui enfantent dans les couvents. Chaque jour, des femmes célibataires y accouchent, sous de faux noms. On les surnomme « madame d’une fesse », car elles profitent de leur anonymat pour s’inventer des quartiers de noblesse. La santé du nouveau-né ne les intéresse pas. Ces poufiotes n’ont le plus souvent qu’une fantaisie à l’esprit : revenir au plus vite dans les draps du galant avant qu’il ne les remplace. Aussi, lorsqu’un enfant mâle peine à pousser son premier cri, nul ne l’y aide. Au contraire : on conseille à la jeune mère de le serrer un peu trop fort contre son sein, histoire de lui faire avaler sa langue.


Et là, Marie-Marguerite, je reconnais mon formidable talent : dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se débarrasser d’eux. Un vrai sac de nœuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement !


Le mari Leféron avait la réputation d’être bon juge, ne craignant pas d’assumer les décisions pénibles, aimant respecter les règles et d’une conversation fort ennuyeuse d’après moi. Son caractère indépendant et juste, lors du procès de Fouquet, a beaucoup marqué les esprits. « Mon mari est avare et déserte ma couche », se plaignait ma cliente, qui pourtant a plus de cinquante ans et la figure couverte de taches comme une poire d’octobre. Son amant, M. de Prade, l’a accompagnée chez moi. Il ne regardait guère sa maîtresse, semblant un peu écœuré par sa vilaine peau, mais son visage s’illuminait à l’évocation des richesses de sa « belle ». Est venu seul la semaine passée, me commander une poupée de cire, afin de s’attacher le cœur de Mme Leféron ; une poupée de cire, enfermée dans une boîte en fer, est à poser chaque trois jours près d’un feu de cheminée, afin d’échauffer le cœur de Mme Leféron. Elle est venue seule dix jours avant, m’acheter quelques fioles de sirop à verser dans la compote de son époux. Elle prévoit, après son veuvage, de détruire son propre fils, qu’elle déteste jusqu’à la frénésie. Elle le dit laid, « loupé comme son père et colérique.


Après avoir lu les aveux de la fille Monvoisin, Louis XIV convoque en privé Mme de Montespan et lui dit : « Par amour ? Vous osez parler d’amour quand vous m’avez fait avaler toutes sortes d’immondices qui auraient pu me mener au trépas ? De la bave de crapaud, un cœur de nouveau-né réduit en cendres, de la semence de puceau et que sais-je encore ? »


Tiens, pourquoi, dès le jour de sa naissance, une demoiselle de riche famille est-elle condamnée à l’obéissance ? Déjà négligée par ses parents du simple fait d’être une fille – un être charmant mais inutile –, on l’envoie pousser à l’abri des regards : chez une nourrice à grosses mamelles mais sans jugeote, puis dans un couvent, dès qu’elle sera en âge de recevoir une instruction. Dans ce cloître d’une rigueur qui n’connaît point la caresse, on lui enseignera ce que les hommes de son rang apprécieront : quelques notions de calcul, afin de tenir une maison et limiter les chapardages des employés. Un peu de géographie, mais pas trop, afin de ne pas éveiller en elle l’appétit du voyage. De la broderie, car il faudra s’occuper durant les conversations des messieurs, assise près des croisées, l’air de ne rien y comprendre. Du latin, naturellement sorti des livres de messe. De la modestie, ou l’art de baisser les yeux devant un compliment. Sourire, mais pas rigoler en montrant ses dents. De la musique, à condition que le couvent dispose d’instruments, à défaut d’quoi elle chantera simplement. De l’hygiène, se réduisant à une lessive deux fois par an, ainsi que le trempage de ses pieds lorsqu’ils empesteront le dortoir.
Puis, un jour, madame sa mère viendra reprendre sa morveuse, laissant une bourse remplie de pièces aux sœurs, qui l’ont correctement giflée et vexée des années durant. L’enfant découvre alors la vaste demeure de ses parents, dont elle ne connaît pas un recoin. Elle se perd dans les cuisines, où toute marque d’amitié est interdite. On l’habille, l’enrubanne jusqu’aux oreilles, puis elle apprend les révérences, l’art de manger sans montrer d’appétit. Bah oui, seuls les gueux ont faim ! Les autres dégustent par politesse ou par curiosité, ça pignoche devant l’assiette. Alors, la petite écoute les discussions légères, compte les amants de sa mère et tremble à l’idée d’être bientôt montrée, puis promise au soupirant dont la condition et le nom flattent la famille.
La voilà consacrée “Mme de Quelque-Chose”, avec château et carrosse aux armoiries du mari. Une visite régulière de sa chambre : écartement des cuisses au plus large possible, afin de satisfaire l’époux et donner au plus vite une descendance mâle. Pendant ce temps, M. de Quelque-Chose court les forêts à cheval, dépense l’argent de la dot de sa femme aux tables de jeu et s’enivre avec des putains. Mais monsieur vieillit, pue de la bouche car ses dents se gâtent. Il bande avec paresse, car ses maîtresses l’épuisent et le vin endort ses désirs. Il rapine quelques bijoux dans la cassette, afin de les perdre au tric trac ou de les offrir à une coquine qui se joue de lui.
Esseulée au fond de son lit, madame ne donne naissance qu’à des filles. Des pisseuses, comme on dit.
Puis enfin, miracle ! Un garçon !
Monsieur baise la main de sa femme, lui achète deux ou trois colifichets qu’elle pourra arborer au prochain bal donné en son honneur. Ou plutôt, en l’honneur du petit enfant mâle, dont on loue la robustesse. On plaint aussi sa laideur en cachette, lorsqu’il ressemble à son père, en miniature.
Ce qui n’est pas ton cas.
Vient alors le temps des calculs mesquins, des scènes outrageantes et des propos malheureux : ayant rempli son rôle de pouliche, madame ferme sa porte au mari, dont elle désavoue désormais les assauts comme les infidélités notoires. L’argent de sa dot entièrement dépensé en bêtises, elle doit piocher dans le tiroir de son mari, mais il en garde la clef dans son pourpoint. Alors, elle lui vole sa montre, et laisse accuser sa servante. Puis, elle songe à mettre en gage ses bijoux de famille.
Mais une amie lui conseille de recourir à de plus efficaces moyens : me rencontrer, moi.  
On songe d’abord à se faire lire la main, pour connaître un avenir dont la noirceur est déjà mesurée. Ensuite, on me porte la chemise à frotter, sans trop y croire. Alors, le projet d’assassinat mûrit doucement, au fil des frustrations. Ou, parfois, au gré d’une amitié masculine qui se transforme en passion tourmentante…
N’oublie jamais ça : je vends des remèdes à des femmes désespérées qui n’ont aucun droit ni aucun moyen honorable de gagner leur propre argent.  
Telle est la misère des nobles clientes qui fréquentent ma maison.  
De quoi nous les faire prendre en pitié quelquefois.


Je vais te conter maintenant, poursuivit Catherine à l’adresse de Marie-Marguerite qui comprenait que sa mère tentait de se justifier, le sort des filles nées pauvres, auxquelles je n’ai jamais refusé mes services : naître fille est une malchance, mais chez les gueux, c’est une malédiction. (…)
Reprenons donc, et fais un effort d’imagination. Une fois que les sages-femmes, dont j’ai fait partie, ont remodelé le petit crâne qu’elles ont déformé ou écorché, selon ses gênes pécuniaires, on décide d’offrir au ciel cet enfant chétif ou difforme. Vivant ou mort, le nouveau-né coûte toujours trop d’argent. On le baigne dans l’eau-de-vie, puis on le maillote et l’entoure d’une ficelle bien serrée, afin de lui raffermir le corps – ça, tu le sais, tu l’as appris avec moi. Les maris qui ont eu le temps de tailler un berceau dans une pièce de bois achèvent leur travail, perçant plusieurs trous dans le fond, afin que s’écoulent les urines. On suspend le lit au plafond, façon de protéger le nourrisson des morsures de rats et des coups de becs de poules, que ses yeux larmoyants attirent.
Le moment de la naissance n’est pas une fête, d’ailleurs nul n’en retient la date. Le curé se charge de noter le jour du baptême, que l’enfant soit vivant, bientôt mort ou déjà refroidi.
Entre deux tétées, Mme Pauvresse entretient son taudis ; elle nettoie son sol composé de terre battue et de poussière, et prépare les repas en attisant le feu de cheminée. Elle s’occupe du jardin, de la traite des vaches deux fois par jour, fabrique les fromages et soigne les animaux fournissant les œufs et la viande. Il n’est pas rare qu’elle doive cuire son pain, lorsque le couple possède quelques sacs de farine ; un chat est employé à chasser les rongeurs, qui pissent dans les réserves et crottent dans les tiroirs.
Qu’elle vive chez ses vieux beaux-parents ou flanquée de nombreux enfants, elle dort avec eux : tous ensemble, dans le même lit ! Ce lit dans lequel meurt le vieux, dont on redoutait les toux nocturnes, qui réveillaient la maisonnée aspergée de postillons. Mme Pauvresse met au monde un enfant chaque année, conçu au milieu des petits endormis et près de la vieille veuve, qui perd la vue. Ou feint de ne rien voir, ces choses-là n’étant plus de son âge, ni engageantes. (…)
Durant le travail des jeunes parents, l’ancêtre surveille les enfants, épluche les légumes de la soupe et retourne les viandes séchées pendues au-dessus du feu de cheminée. Elle raconte de fabuleuses histoires, évoque ses souvenirs et transmet son peu de savoir.
Puis, elle meurt à son tour.  
Encore des frais ! Il faut payer son enterrement, ailleurs que dans le potager, puisque c’est interdit.  
Puis, Mme Pauvresse se met à rêver d’une autre vie, dans laquelle elle se transporte déjà : vêtue proprement et peut-être de dernière mode paysanne, elle serait à la tête de cette maison et saurait profiter des trois sous que lui rapporte la vente de son lait de vache ou de chèvre, de ses œufs, et d’un cochon engraissé chaque semestre. Il suffirait d’envoyer travailler les garçons ailleurs. Et d’encourager les filles à la chasse au mari, à traîner en ville, quitte à ce qu’elles perdent leur virginité en même temps que leurs dents de lait.  
Parlant de mari : M. Pauvre qui continue à sauter sur le ventre de sa femme commence à fatiguer son monde : trop saoul pour se lever dès l’aube, il titube en chemise et maltraite sa marmaille, autant que son épouse.  
Qu’il aille au diable !  
Justement, les commères racontent au marché qu’une femme habitant Villeneuve-sur-Gravois reçoit toutes les demandes et exauce les prières, même les plus folles. Ou les moins avouables.  
Ces rumeurs prétendent aussi que j’aurais appris mon métier d’empoisonneuse dans les hospices, en abrégeant les souffrances des malades que je jugeais condamnés.  
Mais combien coûteraient les services de cette magicienne ? se demandent ces femmes trop tôt vieillies. Oh ! on la dit très arrangeante ! Elle fait crédit aux indigents, et accepte parfois même d’être payée en cageots de blettes ou en têtes de veau farcies…  
Jour de foire sur le pont, Mme Pauvresse insiste pour que ses enfants tiennent son étal d’œufs, pendant qu’elle ira faire une petite commission… jusqu’à ma porte.


Les jeunes enfants dont les viscères étaient nécessaires aux distillations venant à manquer, la Voisin se trouva dans l’obligation de refuser des commandes.  
Elle avait enquêté auprès des sages-femmes pour savoir si des scrupules les empêchaient de fournir les petits cœurs et les intestins qu’elle attendait. Mais non ! Les accoucheuses n’avaient pas modifié leurs habitudes, et elles ne rechignaient pas. Simplement, beaucoup d’épouses se refusaient de plus en plus à leurs maris, fatiguées de souffrir pour rien. Catherine avait eu connaissance par ses clientes des plaintes de Madame, duchesse d’Orléans, après seulement cinq ans de mariage avec Monsieur, frère du roi. Elle comparait sa matrice à un tuyau d’orgue, ne servant qu’à recevoir la semence du mari, puis à expulser un corps. Démembré ou mort.  
À dix-neuf ans passés, Marie-Marguerite observait et comprenait le malheur d’être née femelle, cette image de boyau, stilligouttée dans son esprit mature, lui faisant envisager une union comme une menace continue ; l’on mourait trop en couches et l’on était aussi vite remplacée.
La faute incombait aux chirurgiens, qui sapaient la profession. Devenus très à la mode, depuis qu’un certain François Mauriceau avait écrit son Traité des femmes grosses et celles qui sont nouvellement accouchées, ils étaient réclamés aux accouchements, jusque dans la petite bourgeoisie. Ce Mauriceau, très pieux et fort cultivé, formait à son art de nombreux jeunes gens à tous les coins de Paris et, à cause de leur bonne réputation, on n’appelait plus les employées de la Voisin. Ces hommes animés des plus nobles intentions et convaincus de leur grand savoir se pavanaient même dans le petit parc de Catherine, lors de consultations nocturnes. Ils n’en demeuraient pas moins des incapables aux yeux de leur hôtesse, et elle ne pouvait s’empêcher de les haïr.  
Le M. Mauriceau prétendait être guidé dans ses mains par Dieu, et contestait le savoir des sages-femmes.  
— De mon temps, les femmes mouraient moins souvent, fulminait Catherine. Et je n’quittais jamais leur chevet sans leur proposer des plantes fortifiantes à consommer, contrairement à ces culs pourris d’chirurgiens, qui s’enfuient pour ne pas être responsables du désastre.  
Ce soir-là, il promenait sa supériorité dans le jardin, un verre de vin de Champagne à la main, se plaisant à raconter le dernier accouchement difficile pour lequel on l’avait appelé. Deux jeunes qu’il avait formés venaient d’abandonner une femme, après avoir tiré comme des sonneurs de cloche sur l’enfant encore vivant, le premier lui ayant arraché la tête, le second, les bras et un pied. Tel un sauveur de l’humanité, M. Mauriceau était arrivé le dernier, se contentant de retirer ce qu’il restait au fond de la matrice de la malheureuse, morte d’infection six jours plus tard.


La Reynie a pris des notes de tout ce qu’il entendait et a fait arrêter la Voisin soixante-sept jours après ses deux comparses. Elle a immédiatement avoué avoir brûlé dans le four de son alambic ou enterré les restes d’au moins deux mille cinq cents enfants.  
Entre le 10 avril 1679 et le 21 juillet 1682, la Chambre ardente créée pour ce dossier a interrogé quatre cent quarante-deux accusés, et ordonné l’arrestation de trois cent soixante-sept d’entre eux.  
Une grande partie de la noblesse a été relâchée, après avoir désigné des personnes de première importance (dont Mme de Montespan, la favorite), bénéficiant de la volonté du roi de ne pas ébruiter la culpabilité de son proche entourage. En effet, Louis XIV redoutait que le peuple ne découvre que, malgré les règles de vie qu’il avait imposées, celui-ci était composé de scélérats.  
Pour autant, 218 accusés ont été maintenus en prison.  
36 ont été condamnés à mort.  
4 sont partis aux galères.  
23 ont été bannis.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 



 

mercredi 1 mai 2024

[Tremain, Rose] Lily

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Lily

Auteur : Rose TREMAIN

Traduction : Françoise du SORBIER

Parution :  en anglais en 2021
                   en français en 2023 (JC Lattès)

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Londres, 1850. Par une nuit glaciale, un bébé est abandonné devant les grilles d’un parc. Sauvée par un jeune policier, la petite fille est emmenée à l’hospice des Enfants trouvés. Après des années d’un traitement cruel et brutal, Lily retrouve sa liberté dans le Londres de l’époque victorienne. Pourtant elle cache un terrible secret…
Quand Lily et le policier se rencontrent à nouveau, elle est convaincue qu’il détient la clé de son bonheur. Mais ne pourrait-il tout aussi bien être celui qui découvrira son crime, la condamnant ainsi à mort ?
Avec Lily, Rose Tremain explore avec brio les thèmes du rejet et de la culpabilité dans une remarquable fresque qui laisse place à la rédemption comme à la vengeance.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Rose Tremain, une des plus grandes romancières anglaises contemporaines, a remporté de prestigieux prix littéraires, dont le Femina Étranger pour Le Royaume interdit et le Orange Prize pour Retour au pays. Elle a été anoblie par la reine.

 

 

Avis :

Lily a dix-sept ans et rêve la nuit du gibet qui l’attend. Elle a commis un meurtre et, assaillie par la culpabilité et l’angoisse, redoute à chaque instant d’être découverte, en même temps qu’elle espère presque le soulagement des aveux. Alors sa courte vie lui revient en flash-back...

Abandonnée à la naissance, en 1850, aux portes d’un parc londonien, Lily est sauvée du froid et des loups par un jeune policier qui la dépose au Foundling Hospital, cet établissement créé par un philanthrope un bon siècle plus tôt pour recueillir les enfants trouvés. Conformément à la règle de l’institution, le bébé est confié à une nourrice à la campagne, avant de revenir à l’orphelinat six ans plus tard. Brutale et impréparée, la transition est rude entre le cadre aimant et rassurant de cette famille paysanne que Lily avait cru sienne, et la sévérité dépourvue d’humanité des surveillantes, convaincues de devoir mater « des animaux sauvages » nés de « mères dénaturées ».

Aussitôt surnommée « Miss Désobéissance », la fillette devient la cible privilégiée de la plus terrible de ces femmes, Nurse Maud, auteur intouchable de multiples sévices, répétés sa vie durant sur des générations d’enfants jusqu’à ce que parfois mort s’ensuive. Placée à l’adolescence chez une perruquière du demi-monde, Lily reste obsédée par les trois grands marqueurs de son existence : le mystère de sa naissance, l’affection perdue de sa nourrice et la cruauté criminelle de sa tortionnaire. Au point de se rendre coupable du pire, juste au moment où le policier qui la sauva réapparait dans sa vie…

S’inspirant librement de l’histoire du Foundling Hospital pour nous immerger dans l’Angleterre victorienne de Dickens et des soeurs Brontë, Rose Tremain nous propose un récit, fidèle à la tradition romantique, qui fait la part belle à la sensibilité et aux sentiments, au travers d’une héroïne déchirée entre sa conscience et sa volonté de vengeance, entre sa culpabilité et ses espoirs de rédemption, et bien sûr, par les affres d’un amour impossible. Par son abandon, Lily se retrouve coincée dans d’inextricables limbes, comme si pas véritablement née au monde : d’un côté, l’affreuse Nurse Maud, incarnation du Mal absolu, décidée à entraîner au fond de l’enfer cette proie condamnée par un rejet originel ; de l’autre, une mosaïque de personnages tous bons et aimables malgré les duretés de leur quotidien, représentations de ce monde désirable duquel son statut d’enfant abandonnée l’a irrémédiablement chassée. Pour détruire le Mal, Lily devra se compromettre à son tour, se fermant possiblement à jamais le Paradis d’Amour dans lequel elle espérait enfin entrer.

Alors, condamnation ou rédemption, mise au rebut définitive ou nouvelle chance ? Ce sera au lecteur de choisir d’ouvrir ou de fermer la porte laissée entrebâillée à la fin du roman… (4/5)

 

 

Citations :

Elle essaya de se retourner, d’appeler Nellie. Une main se plaqua sur sa bouche et la surveillante lança d’une voix méprisante :
— Pas de ça ! Nous ne tolérons pas la sentimentalité. Vous êtes l’enfant d’une mère dénaturée et vous devriez remercier à genoux Notre Seigneur Jésus d’avoir été sauvée grâce à nous. C’est tout ce à quoi vous devez penser désormais : que vous avez été sauvée.
Lily essaya encore de se retourner et de se libérer de l’étreinte de sa gardienne, de courir vers l’endroit où était allée Nellie avec son panier de jonc et la couverture de laine au crochet, mais elle ne la vit pas.
— Ça suffit ! dit la surveillante. Elle est partie et vous ne la retrouverez pas. Il n’y a pas d’adieux émus ici. Nous les interdisons. Votre mère nourricière a fait son devoir, c’est tout. Maintenant, elle prend en charge un autre bébé et vous serez oubliée.


Pendant qu’elles s’occupaient à empeser les délicates guimpes blanches, les religieuses se mirent à leur poser des questions sur l’hospice des Enfants trouvés, la façon dont s’y déroulaient les journées. Et quand Bridget déclara : « Personne ne nous aime, là-bas », elles tendirent leurs mains rougies par la vapeur, lui effleurèrent la tête et dirent : « Vous ne devez pourtant pas en souffrir, car Dieu est amour et cela doit vous suffire. »

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mardi 30 avril 2024

Bilan de mes lectures - Avril 2024

 

Coups de coeur : 

 
AGUILAR ZELENY Sylvia - Poubelle
DOUDE VAN TROOSTWIJK Emma : Ceux qui appartiennent au jour 
TESSON Sylvain : Avec les fées


 

 

J'ai beaucoup aimé : 

 
 AUSTER Paul : Baumgartner
AVRILLIER  Sigrid : Corrège
COURTES Franck : A pied d'oeuvre
KINGSOLVER Barbara : On m'appelle Demon Copperhead
MATTERN Jean : Les eaux du Danube 
SIZUN Marie : 10, villa Gagliardini
 


 

J'ai aimé :

BORDES Gilbert : Docteur Mouche
LAZAR Liliana : Carpates
PERETTI Camille (de) : L'inconnue du portrait



lundi 29 avril 2024

[Divry, Sophie] Fantastique histoire d'amour

 





J'ai aimé

 

Titre : Fantastique histoire d'amour

Auteur : Sophie DIVRY

Parution :  2024 (Seuil)

Pages : 512

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Bastien, inspecteur du travail à Lyon, est amené à enquêter sur un accident : un ouvrier employé dans une usine de traitement des déchets est mort broyé dans une compacteuse.
Maïa, journaliste scientifique, se rend au Cern, le prestigieux centre de recherche nucléaire à Genève, pour écrire un article sur le cristal scintillateur, un nouveau matériau dont les propriétés déconcertent ses inventeurs.
Bastien apprend que l’accident est en réalité un homicide. Maïa, elle, découvre que l’expérience a mal tourné. Sa tante, physicienne dans la grande institution suisse, lui demande de l’aider à se débarrasser de ce cristal devenu toxique.

Ce roman addictif qui emprunte aux codes de la série et du thriller est aussi une histoire d’amour. Une rencontre inattendue entre un homme, vaguement catholique et passablement alcoolique, et une femme, orpheline et fière, qui a érigé son indépendance en muraille.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sophie Divry est née à Montpellier en 1979 et vit actuellement à Lyon. Elle a reçu la mention spéciale du prix Wepler pour La Condition pavillonnaire et le prix de la Page 111 pour Trois fois la fin du monde. Fantastique Histoire d’amour est son septième roman. Avec sensibilité, elle allie l’art du récit et une exploration de nos sociétés contemporaines.

 

 

Avis :

Enquête policière, thriller, romance et histoire fantastique : Sophie Divry mélange les genres sur fond très contemporain de solitudes, de souffrance au travail et de recherche scientifique, pour un épais roman aussi singulier qu’addictif.

Inspecteur du travail trouvant un réconfort approximatif dans une fréquentation accrue de la bouteille et des églises depuis que sa femme l’a largué, Bastien est amené à enquêter sur la mort d’un ouvrier, avalé par une compacteuse dans une usine de récupération de plastiques de la banlieue lyonnaise. Atteinte de « disparitionnite » au point d'en perdre son ordinateur professionnel et de se faire virer du magazine scientifique où, pigiste, elle s’efforçait de résister à la vague lucrative du sensationnalisme, Maïa s’intéresse aux travaux de recherche de sa tante dans les laboratoires du CERN à Genève et se retrouve impliquée dans la disparition d’échantillons de cristaux scintillateurs aux propriétés aussi dangereuses qu’inattendues.

Entre ces deux-là, rien de commun, si ce n’est que leurs deux enquêtes parallèles, nous plongeant au passage dans un piquant diptyque mariant analyse sociologique et vulgarisation scientifique, finissent par se rejoindre et, après avoir malicieusement fait lanterner le lecteur dans une suite haletante et rythmée de rebondissements, justifier les promesses du titre. Très fleur bleue, cette dernière partie viendrait presque faire retomber le soufflet, si l’ensemble du récit n’était porté par une plume vive à tendance corrosive, ébarbant à peine ses pointes de noirceur au contact d’une mélancolie tristement drôle.

Alors, fermant les yeux sur les aspects les plus faciles de la romance, l’on retient au final le plaisir d’une lecture détente, tendue par un suspense légèrement fantastique, délibérément romantique, mais dont on comprend qu’il masque à peine une lucidité abrasive sur les travers sociaux contemporains. Mieux vaut parfois rêver que pleurer… (3,5/5)

 

 

Citations :

Des souvenirs refoulés me remontaient à tout instant. Quelque chose cognait contre la paroi de mon angoisse, avec une force qui me dépassait. J’étais nul, ma vie était une erreur. Je ressassais la cruauté de mes parents à mon égard. Les coups, les mots. Je me rappelai ce soir où, collégien, j’avais surgi dans le salon en m’écriant : Je suis arrivé premier de ma classe au 100 mètres ! Ma mère était en train de nettoyer l’argenterie avec sa cousine. Elle m’avait répondu du tac au tac : Tu seras toujours premier sur le podium des imbéciles… J’avais ravalé mes larmes jusque dans ma chambre. Une mère normale aurait répondu autrement, je le savais. Mais il n’y a jamais d’autre mère.
 

Le soleil faisait fondre le gel à certains endroits, mais à d’autres l’ombre avait laissé des morceaux blancs intouchés, comme un sujet de conversation qu’il ne faut pas aborder.
 

L’accélérateur de particules du Cern engendre des millions de collisions de hadrons. Sauf que les hadrons sont invisibles. La lumière, elle, se quantifie, se mesure, s’étudie. Pour dire vite, si on envoie des hadrons dans un cristal scintillateur, ils vont le traverser et convertir la collision en lumière.


 

samedi 27 avril 2024

[Mattern, Jean] Les eaux du Danube

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les eaux du Danube

Auteur : Jean MATTERN

Parution :  2024 (Sabine Wespieser)

Pages : 112

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Avant cette conversation avec le professeur de philosophie de son fils, les jours s’écoulaient selon un rythme immuable pour le narrateur de ce bref et saisissant roman d’un ébranlement : issu d’une bonne famille lyonnaise, marié depuis près de vingt ans à Madeleine avec qui il est venu s’installer à Sète, Clément Bontemps est un être d’habitude, bon mari et bon père, heureux d’ouvrir à horaires fixes son officine de pharmacien.

Il a pourtant suffi que le professeur Almassy évoque, avec une grande délicatesse, le désarroi dans lequel le mutisme du père plonge le fils, pour que la surface lisse de l’existence de Clément se craquèle. Seul dans la maison familiale en ce mois de juillet, celui qui ne s’est jamais posé de questions, bien trop soucieux de se prémunir contre toute émotion, se retrouve confronté aux silences de sa propre histoire. Il comprend qu’il lui faudra aborder enfin les non-dits avec lesquels il a vécu jusque-là : son mariage de convenance, les origines hongroises de sa mère…

Georges Almassy, dont le nom dit les racines hongroises elles aussi, lui sera d’une aide providentielle pour assembler les pièces d’un puzzle familial qui, des bords de la Méditerranée, vont le conduire, de manière totalement inattendue, vers les eaux du Danube juste après la deuxième guerre mondiale…

Dès lors, le rythme du récit va staccato, ouvrant les tiroirs secrets de ce qui devient une magnifique histoire de transmission et de filiation. Jean Mattern joue de manière vertigineuse dans ce livre de ses thèmes de prédilection, nous rappelant avec brio que la littérature s’écrit sur les vérités enfouies.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean Mattern est né en 1965 dans une famille originaire d’Europe centrale. Il suit des études de littérature comparée en France à la Sorbonne, avant d’être responsable des droits étrangers aux éditions Actes Sud, responsable des acquisitions de littérature étrangère aux éditions Gallimard, puis responsable du domaine étranger chez Grasset. Il est aujourd’hui directeur éditorial des éditions Christian Bourgois.

Dans chacun de ses livres, la question de la transmission occupe une place prépondérante : après Les Bains de Kiraly (2008), De lait et de miel (2010), Simon Weber (2012), Le Bleu du lac (2018), Une vue exceptionnelle (2019) et Suite en do mineur (2021), Les Eaux du Danube est son septième roman chez Sabine Wespieser éditeur. Aux éditions Gallimard il a également publié un roman, Septembre (2015), ainsi qu’un essai, De la perte et d’autres bonheurs (2016), dans la collection  « Connaissance de l’Inconscient ».

 

 

Avis :

Au travers du destin d’un homme sans histoire ni passion, Jean Mattern poursuit son délicat questionnement des apparences, dans une nouvelle exploration des non-dits autour des origines et de la filiation.

« J’ai passé ma vie à éviter les sensations fortes. Question d’éducation. Pas d’alcool, pas de sauts en parachute, pas de voitures de course. Pas d’aventures non plus. Même le sexe m’ennuie parfois. Tout m’ennuie d’ailleurs, je crois. J’attends que ça passe. » Ainsi fait-on, dès l’incipit, la connaissance de Clément Bontemps, anti-héros absolu issu de la bourgeoisie lyonnaise et menant à Sète une existence réglée comme du papier à musique, entre son épouse Madeleine, son fils Matias et sa pharmacie. Ayant décidé une fois pour toutes d’éviter les vagues et les drames, « gérant sa vie comme un financier ses actions », il traverse le temps comme sous anesthésie, les yeux soigneusement fermés sur tout ce qui pourrait briser la perfection des apparences. Comme la mélancolie de Marguerite lors de leurs épousailles, la naissance prématurée de Matias et leurs si grandes dissemblances, et, de temps à autre, les absences « vitales » de sa femme, « pour aller à l’Opéra de Paris ou ailleurs »...

Mais voilà qu’un coup de téléphone vient soudain égratigner la bulle ouatinée de sa sérénité. Georges Almassy, le professeur de philosophie de Matias, veut lui parler de son fils. « Il craint de vous faire certains… aveux. De vous dire certaines choses, si vous préférez. » En ces années 1980 où, tout juste dépénalisée, l’homosexualité est toujours perçue comme une maladie, l’enseignant multiplie les allusions sans que le père muré dans les convenances ne s’autorise à comprendre. Sa gêne, notre homme l’attribue plutôt à une coïncidence troublante : le nom Almassy le renvoie à ses origines hongroises par sa mère et au silence familial qui les a reléguées dans l’oubli, Mme Bontemps mère s’étant « fondue dans le décor comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur » pour ne plus jamais évoquer d’autrefois qu’un prénom, József, répété en boucle sur son lit de mort.

Alors, perturbé par le rappel de cette fêlure d’un passé qu’une fois veuf, son père a définitivement bouclé d’un « Chacun emporte sa part de mystère en quittant ce monde », ce n’est pas en songeant à son fils mais à sa mère que le narrateur recontacte l’enseignant. Lui qui aux eaux de la Méditerranée a toujours préféré la sécurité sans surprise de la piscine, va se retrouver plongé dans celles, ensanglantées par l’Histoire, du Danube. Découvrant alors les frappantes répétitions d’un destin familial qui l’aura influencé à son insu, trouvera-t-il la force de briser la carapace et d’enfin s’autoriser à vivre ? S’ouvrira-t-il enfin aux émotions de ses proches, son épouse qui laisse traîner les poèmes de Paul Valéry – « Le vent se lève !… Il faut tenter de vivre » –, et son fils qui se désespère de parvenir à lui parler de qui il est ?

Ciselant son texte en mille détails signifiants, Jean Mattern réussit encore une fois, en un roman aussi bref qu’intense, une brillante auscultation des thèmes qui lui sont chers : les pouvoirs dévastateurs du non-dit, la transmission, et enfin, l’acceptation de soi. Un livre délicat et délicieux. (4/5)

 

 

Citations :

Je n’appartiens à aucun lieu. Comment pourrais-je affirmer que je suis plus moi-même ici qu’ailleurs ? J’ignore le sens de ces mots. J’essaie de traverser les journées. C’est la seule définition que je trouve à tout ça. Il faut avancer. La vie, c’est cet écoulement du temps, rien d’autre. Il faut naviguer sur ce fleuve des heures, pourquoi imaginer autre chose ? Se contenter de rendre tout cela aussi agréable que possible, éviter les tempêtes, avancer. C’est ça, être soi-même.


Mais je n’ai pas l’habitude de ce genre de choses. Déranger les gens. M’imposer. Poser des questions. La discrétion était une vertu cardinale pour mon père, il ne cessait de nous le répéter. Et nous nous efforcions tous de mettre sa maxime en pratique. Tous. Même l’affection se devait d’être discrète. Pas d’effusion, pas de sentimentalité. Surtout pas. Madeleine se moquait parfois de moi, en me disant que c’était devenu ma seconde nature. Il m’est arrivé de m’interroger, j’avoue : quelle serait ma première nature – si cela existe – sans ce diktat paternel de la modération et de la mesure en toute chose ? Qui serais-je devenu alors ?


Madeleine me l’avait dit le jour de nos fiançailles : je suis un homme sans passions. Elle ajouta que cela lui convenait très bien. Mais j’aimerais tout de même comprendre comment la Fantaisie en fa mineur de Schubert parvient à remuer à ce point un jeune homme de dix-sept ans. Je n’ai jamais été ce garçon-là. J’aimerais connaître cette félicité – dont témoignaient son regard et la coloration de ses joues encore une heure plus tard – que même le sexe ne me procure pas. Suis-je condamné à la bonne mesure en toute chose ? Je n’ai pas le cœur sec pour autant. J’aime Madeleine avec une tendresse que je ne peux pas nier. Nous faisons encore l’amour de temps en temps. Cela me procure de la satisfaction et elle aussi semble trouver ça agréable – mais ce que nous partageons s’arrête là. Et être satisfait n’a pas grand-chose à voir avec être heureux. Contrairement à ce que l’on m’a appris. Dans ma famille, la passion pour Schubert, ou autre chose, n’avait aucune place dans nos journées. La pharmacie occupait celles de mon père et, si la musique faisait partie intégrante de la bonne éducation et de temps en temps de la vie sociale, lors d’une soirée au concert ou à l’opéra, elle n’a jamais joué un autre rôle, jamais empourpré les joues de qui que ce soit. On ne m’a pas donné accès à ce territoire étrange où Madeleine s’aventure à chaque fois qu’elle met un 33-tours sur notre platine, ou lorsqu’elle part assister à un spectacle quelque part. Il faut croire qu’elle a transmis la clef de son paradis à Matias. Il me reste la salle d’attente. Ou devrais-je dire le purgatoire ?


Elle avait connu une année de félicité, elle pouvait dire sans sourciller à un inconnu tel que moi qu’elle avait perdu le grand amour de sa vie. Je lui enviais ses certitudes et même sa douleur. Ma vie, réglée comme l’horloge au-dessus de la porte de la pharmacie, si petite à côté, si ordinaire ou médiocre, comparée à son chagrin immense. Comment pourrais-je lui parler de cette oppression qui enserrait ma poitrine depuis quelques semaines, sans pouvoir lui en donner la moindre raison ? Oserais-je admettre que le doute me rongeait ? Le sentiment que j’avais géré ma vie comme un financier gère ses actions, mais que je ne prenais aucun plaisir à récolter les fruits de ma sagesse ?


Hélène et Léopold Bontemps étaient des figures de la bonne société lyonnaise : mes parents. Pharmacien de père en fils pour l’un, et femme au foyer modèle pour l’autre. Une épouse qui s’était fondue dans le décor, comme une plante verte qui reprend le motif du papier peint sur le mur. (…) Maintenant, pendant ces heures où le sommeil ne vient plus, je me demande si je n’ai pas été anesthésié par la pièce de théâtre que mes parents répétaient jour après jour. Celle d’une famille ordinaire.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 25 avril 2024

[Lazar, Liliana] Carpates

 





J'ai aimé

 

Titre : Carpates

Auteur : Liliana LAZAR

Parution :  2024 (Plon)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Un voyage dans les Carpates ne s’improvise pas.
Piégés par la neige au cœur de la montagne roumaine, Jeanne et Boris, un couple de Français, trouvent refuge dans un étrange hameau – la Colonie – dirigée par des femmes.
Alors qu’ils se croient sauvés, débute une plongée vertigineuse dans le monde des vieux-croyants, une communauté aux lois archaïques, qui protège un impensable secret.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Née en Moldavie en 1972, Liliana Lazar vit en France depuis 1996 et écrit en français. Son roman Terre des Affranchis a reçu le Prix de la Romancière Francophone 2010.

 

 

Avis :

Si elle vit depuis près de trente ans en France, Liliana Lazar est à ce point habitée par la forêt de son enfance, en Moldavie roumaine où son père était garde-forestier, que l’on retrouve encore et toujours ce lieu « du sauvage, de l'animalité et de la force païenne » au coeur de ses romans. Elle nous transporte au plus touffu des épicéas de la montagne des Carpates, là où une étrange communauté religieuse vit discrètement au rythme de pratiques mystérieuses.

Nous sommes en 1992, pas si longtemps après la chute de Ceausescu. Deux Français, Boris et Jeanne, lui boxeur professionnel, elle anthropologue sachant parler roumain, se rendent à Rodna, une petite ville des Carpates, pour y recueillir des témoignages utiles à la thèse de la jeune femme. Déjà fragilisée – elle ne lui a pas annoncée qu’elle est enceinte, il lui cache le courrier rejetant sa candidature pour le poste universitaire qu’elle convoite –, l’entente au sein du couple résiste mal au climat déstabilisant qui accompagne leur périple. Après une nuit agitée dans l’atmosphère inquiétante d’une auberge isolée, voilà que leur Peugeot 504 tombe en panne en pleine montagne, sur une route peu fréquentée que la neige de plus en plus abondante est en passe de rendre impraticable.

Aventurés dans la forêt en quête de secours, les deux naufragés rejoignent une étrange communauté, totalement coupée du monde, composée de Lipovènes – vieux-croyants orthodoxes chassés de la Russie tsariste et réfugiés entre Ukraine, Roumanie et Moldavie – et de femmes diversement poussées à les rejoindre par la maltraitance des hommes. Tous vivent en autarcie, sous la houlette matriarcale et résolument misandre d’une certaine mama Otilia. Si, chez Jeanne, l’anthropologue trouve aussitôt de quoi s’accommoder de ce que les conditions météorologiques annoncent comme une longue réclusion, le bouillant Boris n’a qu’une hâte : regagner la civilisation. C’est sans compter les règles de cette microsociété, peu soucieuse de voir divulgué le secret de son existence...

S’inspirant très librement de la géographie de son enfance et d’ingrédients culturels originaux, tout droits venus de profondeurs historiques et religieuses d’un autre âge, la plume de cette auteur qui a si admirablement adopté la langue française excelle à épaissir une atmosphère mystérieuse et inquiétante, tendue autour de l’étrangeté de gens nous imposant bientôt leur oppressant huis clos. Fallait-il pour autant charger la mule jusqu’à l’invraisemblance ? Si l’intrigue en gagne en péripéties mouvementées jusqu’à un final des plus haletants que ne renierait pas le cinéma d’épouvante, l’on pourra sentir poindre le regret que, aussi récréatif et prenant que cela soit, l’ensemble finisse par gêner aux entournures d’un féminisme exacerbé jusqu’à la haine et la folie.

Un excellent roman d’atmosphère donc, pour une lecture pleine d’angoisse et d’étrangeté, mais un grand point d’interrogation quant à la forme outrancière qu’y revêt le féminisme, à la manière par exemple de Sophie Pointurier dans Femme portant un fusil. (3/5)

 

 

Citation :

Placée en exergue de la première page, une citation piquait la curiosité : « L’étranger ne voit que ce qu’il connaît déjà. » Dans l’introduction, Jeanne expliquait sa méthode, son « approche guidée par le pragmatisme et l’humilité. Partir à la découverte de l’Autre, dépasser les apparences, se faire discrète, dans l’espoir de percer les mystères d’un monde qui, pour une part, restera toujours inconnu ». Combien de fois ne s’était-elle comparée à ces passionnés qui peuvent passer des jours entiers à assembler un puzzle sans connaître le modèle à réaliser ? Car, pour comprendre les sociétés humaines, « on ne fait que rassembler des parcelles du réel ».


 

mardi 23 avril 2024

[Aguilar Zéleny, Sylvia] Poubelle

 



Coup de coeur 💓

 

Titre : Poubelle (Basura)          

Auteur : Sylvia AGUILAR ZELENY

Traduction : Julia CHARDAVOINE

Parution : en espagnol (Mexique) en 2018,
                  en français en
2023
                  (Le bruit du monde)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Ciudad Juárez, située à la frontière entre les États-Unis et le Mexique, est connue pour être l’une des villes les plus dangereuses de la planète, en particulier pour les femmes. Il s’y trouve aussi une décharge qui abrite des centaines d’habitants et une économie parallèle. À travers trois voix de femmes qui s’élèvent de ce territoire, c’est tout un monde qui nous est raconté. Une adolescente née dans la décharge, une patronne de maison close qui ne rêve que de s’en extirper et une scientifique américaine qui vient étudier les effets de cet environnement sur ses habitants. Poubelle entrelace les destins de ces femmes que seule la solidarité pourra sauver.

Tantôt tendre et poétique, tantôt bouleversant, ce texte explore une réalité inconcevable, à hauteur d’êtres humains inoubliables.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Sylvia Aguilar Zéleny est une romancière et une nouvelliste née à Hermosillo, Sonora, Mexique, en 1973. Elle a étudié la littérature hispanique à l’université de Sonora et a commencé sa carrière comme enseignante à l’Institut de technologie et d’études supérieures de Monterrey. Elle occupe actuellement un poste de professeure assistante au sein du master de creative writing de l’université du Texas à El Paso. Une partie de son œuvre a été publiée au Mexique, aux Etats-Unis, en Argentine et en Espagne. Poubelle est son premier livre traduit en France.

 

 

Avis :

De part et d’autre du Rio Bravo qui dessine la frontière entre le Mexique et les Etats-Unis, se font face la tristement célèbre Ciudad Juarez, capitale mondiale du meurtre et du féminicide, et la prospère El Paso, pour sa part l’une des agglomérations les plus sûres de l’Amérique. C’est dans cette zone frontalière de tous les contrastes que se croisent trois destins de femmes. Alicia, adolescente abandonnée et vagabonde, vit sur l’immense décharge à ciel ouvert qui, côté mexicain, permet à une foule de pauvres hères de subsister de la vente du moindre déchet récupérable. Griselda, médecin à El Paso, vient y mener un travail de recherche sur les « enjeux de santé publique et environnementaux ». Enfin, Reyna, chassée de son emploi et de sa vie américaine lorsqu’elle a décidé de quitter son identité d’homme pour s’assumer femme, s’efforce de tourner le dos au cloaque qui empuantit le quartier, tout en régentant la petite troupe de prostituées transsexuelles qu’elle a prise sous son aile.

Aux antipodes les unes des autres en raison de profondes inégalités – toutes deux adoptées, Alicia n’a connu que la misère au Mexique, tandis que Griselda, qui a grandi et étudié au Texas, a pu accéder à une vie confortable ; Reyna a, quant à elle, d’abord connu l’aisance sous ses traits d’homme à El Paso, avant de devoir se résoudre à rentrer au Mexique et à s’y prostituer pour subsister, cette fois en femme –, ces trois Mexicaines ne découvriront jamais, contrairement au lecteur, le lien invisible qui les unit pourtant. Mais, femmes au carrefour de diverses frontières poreuses et incertaines, entre sécurité et précarité, rôle de sujet ou d’objet, genre masculin et féminin, en tous les cas confrontées à l’éternelle loi du plus fort, elles ont en commun le courage et le sens de l’entraide, seuls capables de transmuer en opiniâtre résilience leurs incertitudes et leurs fragilités.

L’on se souvient du terrifiant 2666 où Roberto Bolaño s’inspirait de Ciudad Juarez pour peindre l’effroyable tableau d’une ville mexicaine frontalière ravagée par des assassinats de femmes. Ici aussi, les cadavres se mêlent à la marée des déchets quotidiennement déversés sur la décharge au coeur du récit. Ils sont simplement devenus la manifestation ordinaire – que, pour leur sécurité, les habitants ont pris l’habitude d’ignorer – de contingences avec lesquelles il faut bien composer pour survivre. Alors, pour autant toujours prégnants, violence et danger, qu’ils prennent la forme de meurtres ou d’agressions courantes – conjugales, familiales, ou même professionnelles pour les prostituées –, ne se manifestent qu’indirectement dans la narration, au travers de leur intégration dans le comportement quotidien des personnages. Sans se plaindre, chacune des trois femmes se défend comme elle peut : la plus jeune, avec la rage de survivre ; la plus favorisée, avec culpabilité ; et la plus lucide avec l’ironie du désespoir. Leurs regards et leurs voix se croisent en une alternance virtuose de trois styles d’expression, oral et lapidaire chez Alicia, plus nuancé et introspectif chez Griselda, plein d’une verve intarissable et délibérément irrévérencieuse chez Reyna.

Dans cette histoire, où non seulement les déliquescences familiales n’ont finalement rien à envier aux violences commises à grande échelle dans la ville de Ciudad Juarez, mais aussi où les personnages ne prendront de toute façon jamais conscience des secrètes filiations qui les unissent, ce sont en définitive d’autres formes de proximités que biologiques ou nationales, celles qui rassemblent par un vécu commun et une identité partagée, que reconstruisent les personnages pour se sortir de la poubelle, au propre comme au figuré, qu’est devenu leur environnement.

Un livre fort et parfaitement maîtrisé, sur un sujet que l’auteur, née à Sonora au Mexique et aujourd’hui enseignante à l’université d’El Paso, connaît de près, puisqu’elle a coordonné bénévolement des ateliers d'écriture pour les adolescents et les victimes de violence à El Paso et qu'elle y a fondé une résidence pour femmes et écrivains LGBTQ. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Tous les chiens qui sont arrivés après, je ne leur ai plus jamais donné de nom. Les chiens, maintenant, ils s’appellent juste les chiens. C’est plus facile quand ils n’ont pas de nom. S’il y a une chose que j’ai apprise, c’est que parfois il vaut mieux qu’ils n’aient pas de nom, parce que quand tu les appelles et qu’ils ne viennent pas, tu t’en fous. Les chiens, ils finissent toujours par revenir, mais je sais qu’un jour non, un jour ils ne reviendront pas, un jour je vais les trouver les tripes à l’air, écrasés par un pneu de camion ou tout gonflés après avoir bouffé un mauvais truc. Et tant pis, c’est comme ça, avec les chiens, ils vont et viennent. Y en a toujours un autre qui arrive et c’est comme si c’était le même chien. Si tu l’appelles « chien » et c’est tout, tu t’en fous que ce soit un autre et pas celui qui te suivait depuis des mois.
Les chiens sans nom sont ma seule famille.
 

Chela habitait dans un autre quartier, pas loin d’ici. Elle était femme au foyer. Son mari subvenait aux besoins de la famille, jusqu’à ce qu’un jour il ne revienne pas de la maquiladora, l’usine où il travaillait. Elle a d’abord signalé sa disparition, puis est allée interroger les gens de l’usine, mais elle a fini par comprendre qu’elle ne le retrouverait pas et qu’elle risquait plutôt de mettre en danger ses enfants, alors elle a arrêté de poser des questions. Elle a travaillé dans une boucherie, puis dans un supermarché, jusqu’à ce qu’elle rencontre Alicia, qui l’a emmenée à la décharge : « Pour moi, la poubelle, c’est comme de l’argent. Ca ne me dégoûte même plus, vous voyez, je viens même avec mes gosses quand ils n’ont pas école, parce qu’ensemble on ramasse plus de trucs. Tout ce que vous voyez, ce n’est pas de la poubelle, c’est de la nourriture, c’est une maison, c’est des vêtements, c’est des meubles, c’est la vie. La misère est galopante, mais ici on peut s’en sortir.
 

Ce jour-là, il y avait plus de brouillard que d’habitude. Le brouillard, c’est ce qu’il reste dans l’air quand les camions sont passés balancer leurs ordures et ont roulé sur la poubelle. Plus que du brouillard, d’ailleurs, c’est de la poussière, une couche de poussière que parfois on ne sent pas du tout et qui, d’autres fois, pique les yeux. Ce jour-là, le brouillard piquait un max, ça grattait et tout et tout . Les camions sont partis et je n’avais pas envie d’attendre les suivants. J’étais sur le point de rentrer à la baraque quand je l’ai aperçu. Il était par terre, enroulé dans une couverture, comme tous les corps qui apparaissent ici de bon matin. Au début, je ne pensais pas aller voir, s’il y a bien quelque chose qu’on sait dans la décharge, c’est qu’il vaut mieux laisser les morts là où ils sont. Mais j’ai entendu un autre camion arriver, il se rapprochait lentement et le corps a commencé à bouger. Il a secoué la couverture. Il s’est découvert. Il a fait un effort pour se lever. Je l’ai reconnu à cause des cheveux blancs, mêlés aux gris et aux noirs, accrochés en petite queue-de-cheval sur sa nuque. J’ai couru l’aider, je me suis dépêchée. Coup de bol, le camion a vidé sa putain de charge un peu plus loin, sinon, adios don Chepe, il serait mort de chez mort. C’est déjà arrivé à un gamin, à une femme, et à un mec de mon âge aussi. La vérité, c’est que ça arrive à tous les gens trop cons pour savoir se placer correctement quand le camion décharge sa cascade d’ordures.
Des novices, quoi.