vendredi 7 mars 2025

[Belezi, Mathieu] Emma Picard

 


 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Emma Picard

Auteur : Mathieu BELEZI

Parution : 2015 (Flammarion, sous le titre
                  Un faux pas dans la vie d'Emma
                  Picard),
                  2024 (Le Tripode)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Dans les années 1860, la France, peinant à peupler le territoire colonisé, offre à la veuve Picard une ferme et 20 hectares de terre en Algérie. Pour échapper à la misère et donner un avenir à ses quatre fils, elle accepte et s’engage à corps perdu dans l’aventure.
Roman de l’obstination et de l’espoir, Emma Picard est la litanie entêtante d’une femme qui, durant toute une nuit, raconte au dernier fils survivant leur descente aux enfers. La pauvreté, le travail acharné, la famine, les sécheresses, les invasions de sauterelles… mais aussi les joies, les rires perçants, l’amour infini d’une mère pour ses enfants, et celui sans illusions d’une femme esseulée pour son amant. Personnage tragique et noble, Emma Picard porte à bout de souffle son destin sur « cette terre d’Algérie qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais de nous ».

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mathieu Belezi a enseigné en Louisiane (États-Unis), et beaucoup voyagé. Il a vécu au Mexique, au Népal, en Inde, et dans les îles grecques et italiennes. Il partage désormais sa vie entre la France et l'Italie. Au Tripode, il est l'auteur de Attaquer la terre et le soleil (Prix littéraire Le Monde et Prix du Livre Inter), Le Petit roi, Moi, le glorieux, Le Temps des crocodiles et Emma Picard.

 

Avis :  

En 2022, le succès d’Attaquer la terre et le soleil convainquait les éditions Sonatine de rééditer tour à tour les précédents ouvrages de Mathieu Belezi. C’est ainsi que reparait maintenant un autre volet de sa tétralogie consacrée, sans que lui-même ait de lien particulier avec ce pays mais parce que cette période reste méconnue, aux débuts de la colonisation de l’Algérie.

Si Attaquer la terre et le soleil se déroulait dans les toutes premières années de la colonisation, entrecroisant les voix d’un soldat et d’une mère de famille tout juste débarquée de France pour relater l’enfer d’une installation dans ce qui leur avait été vendu comme un eldorado, Emma Picard arrive en Algérie quelque vingt ans plus tard, en 1860. Veuve et sans ressources avec quatre enfants à charge dont deux encore très jeunes, elle a cru aux promesses d’un avenir meilleur lorsqu’un agent du gouvernement lui a proposé, à elle qui n’avait rien, une ferme de vingt hectares en Algérie.

Dès le début, le ton est donné. Hagarde, Emma qui a déjà perdu trois fils et veille le quatrième, blessé, dans les décombres de sa ferme, raconte une nuit durant, sa douloureuse litanie appesantie par la perte et les regrets se déversant en une seule longue phrase entrecoupée d’adresses accablées au mourant, leur épouvantable calvaire sur « cette satanée terre d’Algérie qui n’a jamais voulu et ne voudra jamais d’[eux] ». Mathieu Belezi se souvenait d’une telle situation évoquée par Maupassant dans un récit de voyage en Algérie. La vieille femme qu’avait rencontrée son aîné, il « en a fait [s]on Emma Picard. [Il l’a] simplement un peu rajeunie. Et puis [il l’a] laissée parler. »

Femme forte et courageuse, Emma raconte le labeur acharné et la vie habituée à se contenter de peu, dans un quotidien malgré tout joyeux parce qu’éclairé par l’espoir et conforté par les moments de répit. Pourtant, les dés sont pipés et les modestes moments d’apaisement en vérité des leurres masquant l’irrémédiable descente aux enfers qui a déjà emporté les précédents occupants de la ferme et s’apprête à faire dévaler les Picard à leur tour.

Car, peu importe le travail et l’opiniâtreté. Relégués par la colonisation sur des terres sans eau ni ressources que les catastrophes – « sécheresse, invasion de sauterelles, récoltes inexistantes ou détruites, tremblements de terre, famine, maladies » – achèvent de rendre inhabitables, ces pauvres gens dupés par de fausses promesses qui n’engageaient qu’eux – la plupart du temps des misérables sans autre choix – n’avaient dès le départ pas la moindre chance de succès. Ils sont venus grossir les rangs des près d’un Algérien sur cinq, eux aussi consignés loin des zones fertiles, décimés par la famine rien qu’entre 1866 et 1868.

Nuancée par des moments d’espoir totalement absents d'Attaquer la terre et le soleil, la narration plus progressive vers l’horreur n’en est pas moins implacable et son dénouement plus terrible encore. Mathieu Belezi offre une voix magnifique d’humanité et de vérité à ces malheureux sacrifiés, puis oubliés, dans la grande entreprise de pillage des richesses coloniales. Coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

— À quoi ça sert que la France pousse les gens à venir s’installer dans ce pays, si c’est impossible de gagner sa vie ?
— Mais il y en a qui font de l’or, Emma, ne le savez-vous pas ! de l’or en barres en exploitant jusqu’à la mort la sueur du burnous tout comme celle du soldat, de l’ouvrier et du paysan arrivés là par on ne sait quels concours de circonstances, et qui pour la plupart en repartiront les pieds devant !


(…) jamais, Léon, tu m’entends bien ? jamais je n’aurais pensé qu’une terre puisse nous faire autant de mal, et pourtant c’est ce qu’elle a fait, au lieu de nous enrichir elle nous a appauvris, ruinés, réduits à rien à moins que rien, Léon (…)


(…) il faudrait des mots que je n’ai pas pour décrire ce qui bouchait l’horizon dans les lointains du ciel, une masse énorme qui avait les couleurs de la poussière, et qui bouillonnait, s’embrasait, crachait sur la terre des glaires incandescentes, et tout aussitôt se reformait, s’assombrissait, et d’un bond se jetait en avant sur d’autres proies (…) et ça allait vite, aiguillonné par le simoun ça progressait à la vitesse d’un orage, et peut-être plus vite qu’un orage (…) d’abord le nuage de sauterelles a rejoint Mercier, et la lumière s’est ternie d’un coup, et le soleil a disparu sans que les ténèbres prennent sa place, nos yeux n’avaient aucun mal à distinguer les choses, mais ces choses avaient perdu leur couleur, s’étaient couvertes de rouille sous l’effet de je ne sais quel phénomène (…)


(…) nous nous sommes précipités dans la chambre et avons découvert les dégâts que les sauterelles avaient eu le temps de faire dans les pièces que nous croyions à l’abri, par où étaient-elles passées ? j’aurais été bien incapable de le dire, et Jules pas plus que moi ne comprenait comment elles s’y étaient prises pour pénétrer dans la maison et s’attaquer en aussi grand nombre à nos draps, nos rideaux, nos vêtements qui étaient en train de disparaître dans le ventre affamé de ces monstres
ça grouillait, ça crépitait, ça bourdonnait partout
et il a fallu recommencer à écraser des centaines de sauterelles qui ne bougeaient pas, qui ne s’enfuyaient pas, qui continuaient malgré notre présence à s’activer sur nos draps, nos rideaux, nos vêtements (…)

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 5 mars 2025

[Baqué, Joël] L'été indien

 



 

J'ai aimé

 

Titre : L'été indien

Auteur : Joël BAQUE

Parution : 2024 (P.O.L.)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Éric Planchon naît dans un village de l’Hérault des années soixante-dix. Son père est un vigneron amoureux de ses ceps ; sa mère, déçue par son mariage, se réfugie dans une inquiétante passion amoureuse pour le présentateur du journal télévisé Jean-Pierre Pernaud, et un non moins inquiétant intérêt pour le tri sélectif des déchets. Élevé dans cette atmosphère électrique où il apprendra à cultiver des qualités diplomatiques, Éric rencontrera d’autres personnages hauts en couleur lors de son service militaire, de son premier travail dans un restaurant pour touristes, puis dans une compagnie d’assurances. Il subira Bousillot, un gradé hargneux, connaîtra l’étonnant « Termite de Dieu », l’aumônier du régiment devenu fou. Embauché comme saisonnier au Cerf Radieux, un restaurant du Cap d’Agde, il sera initié aux ficelles du métier par son patron, Bridet, ancien champion de lancer du poids, et, sans succès, à celles de la drague par Jérôme, le cuisinier. Sa première expérience amoureuse se nouera dans les locaux des Assurances de l’olivier avec une collègue, Sylvie, mais pâtira de leurs premières vacances dans les sentiers périlleux des Pyrénées. L’amour non exprimé qui le liait à ses parents lui apparaîtra alors dans des circonstances inattendues, à la fois graves et loufoques.

L’été indien, c’est le roman d’une France proche mais souvent invisibilisée et déjà lointaine, que Joël Baqué a évoquée dans son merveilleux La mer c’est rien du tout. Roman loufoque d’apprentissage, autant que roman de critique sociale, absurde et tendre. L’humour, omniprésent, ravageur, s’enveloppe parfois d’un léger voile de nostalgie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Né en 1963 à Béziers, Joël Baqué vit à Nice.

 

 

Avis:   

Huit ans après « La mer c’est rien du tout », Joël Baqué revient à nouveau sur les traces de son enfance dans un roman où, forçant le trait, l’humour le dispute à la nostalgie.

Eric Planchon a grandi dans l’Hérault pendant les années 1970, entre une mère au foyer meublant son ennui de son obsession pour le tri sélectif et de sa passion pour le JT de Jean-Pierre Pernault, et un père de cette « race de vignerons maussades en accord avec une terre caillouteuse, sableuse, qui demande beaucoup d’efforts et donne peu » : un tandem si frictionnel que surnommé au village le « couple tragique » et responsable chez son unique fils de l’habitude de servir de « variable d’ajustement », de pratiquer en expert « l’art subtil des alliances de revers et double jeux » et surtout de ne jamais « se trouver en position de trancher ».

C’est avec pour principal bagage ce talent pour la neutralité que le jeune homme s’élance vers son indépendance, d’abord pour un job d’été dans un restaurant du Cap d’Agde, puis au service militaire, enfin en décrochant un emploi dans une compagnie d’assurances. Des arnaques de la restauration pour touristes aux brimades d’un gradé despotique en passant par les râteaux amoureux du narrateur, une galerie de portraits savoureux et truculents, tous de petites gens ordinaires dessinant une France profonde, modestement invisible, une France des « fins de mois en toboggan » et d’une « immense majorité [qui] sourit avec les moyens du bord ou ne sourit pas », prend alors vie sous une plume inimitable, magnifique de tournures et de trouvailles, cachant, sous son humour et sa loufoquerie de façade, la pudeur et la délicatesse d’un amour resté inexprimé, faute de mots et d’effusions, entre un fils et ses parents désormais disparus.

Passée ce qui pourra parfois paraître la barrière d’une franche loufoquerie, une comédie sociale profondément juste, servie par une écriture superbe et une émotion tendrement nostalgique. (3,5/5)

 

 

Citation :

Il marchait à pas lourds, traversé de souvenirs jusqu’alors restés sous la surface de flottaison. La plupart étaient sans intérêt, d’autres picotaient. C’était curieux, ces souvenirs se rappelant à lui tels des créanciers ayant su attendre leur heure.


 

lundi 3 mars 2025

[Slimani, Leïla] Le pays des autres 3 - J'emporterai le feu

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le pays des autres 3 -
            J'emporterai le feu

Auteur : Leïla SLIMANI

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Mehdi se sécha, enfila un tee-shirt propre et un pantalon de toile, et il chercha au fond de sa sacoche le livre qu’il avait acheté pour sa fille. Il poserait sa main sur son épaule, il lui sourirait et lui ordonnerait de ne jamais se retourner. “Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu.” »

Enfants de la troisième génération de la famille Belhaj, Mia et Inès sont nées dans les années 1980. Comme leur grand-mère Mathilde, leur mère Aïcha ou leur tante Selma, elles cherchent à être libres chacune à sa façon, dans l’exil ou dans la solitude. Il leur faudra se faire une place, apprendre de nouveaux codes, affronter les préjugés, le racisme parfois.
Leïla Slimani achève ici de façon splendide la trilogie du Pays des autres, fresque familiale emportée par une poésie vigoureuse et un souffle d’une grande puissance.

 

Un mot sur l'auteur :

Leïla Slimani est l’autrice de quatre romans parus aux Éditions Gallimard : Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016), Le pays des autres et Regardez-nous danser.

 

Avis :

Le pays des autres et Regardez-nous danser nous avaient fait vivre la colonisation et les lendemains de l’indépendance marocaine aux côtés de deux générations de la famille Belhaj, inspirée de celle de l’auteur. Ce dernier tome de la trilogie retrace cette fois le parcours de la troisième génération dans les années 1980-1990, au travers de Mia et d’Inès – cette dernière avatar romanesque de Leïla Slimani.

Mia et Inès ont une vingtaine d’années. Pendant que, gynécologue, leur mère Aïcha lutte pour le droit des Marocaines à disposer de leur corps, leur père Mehdi, banquier et haut fonctionnaire, est confronté à la corruption et aux ingérences d’un régime ne supportant ni critique, ni résistance. Emprisonné suite à une accusation calomnieuse, il ne survit pas longtemps à l’ostracisme qui perdure après sa libération, mais met toutes ses forces à convaincre ses filles, amenées à Paris par leurs études, à émigrer sans retour. « Ne reviens pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. (…) Ne transige pas avec la liberté. »

Elles qui, femmes sous un régime patriarcal hautement liberticide, se sentaient déjà morcelées dans leur propre pays alors qu’il leur fallait, comme leurs parents et leurs proches, constamment dissimuler et réserver le fond de leurs pensées au seul cercle intime et familial, connaissent alors une nouvelle forme de solitude et de déchirement, celle de la séparation et de l’exil. Plus que jamais « autres » dans leur patrie d’origine dont, en enfants de notables élevées à la mode française dans des écoles françaises, elles ne maîtrisent d’ailleurs que fort mal la langue, les voilà par mille détails insidieux constamment rappelées en France au statut d’étrangères ayant leur intégration à parfaire.

Pour être mélancolique, le récit sobre et efficace ne perd rien de la force incisive qui caractérise la plume si agréablement déliée de Leïla Slimani. Entre questions identitaires, liens familiaux et déracinement, droits des femmes et liberté, cette envoûtante saga familiale dépasse l’autobiographie pour former une œuvre romanesque habitée, traversée d’un vrai souffle et portée par une réflexion existentielle fine et sensible. 
 
Beaucoup plus intime que les deux autres, ce dernier volet impressionne davantage aussi par le feu qui l’habite, transmis de personnage en personnage dans une polyphonie familiale qui démultiplie focales et perspectives pour mieux rendre compte des différents visages de la réalité. Comment rester soi-même dans l’ouverture et le compromis ? C’est le rapport à l’autre et à la différence qui est tout l’enjeu ici. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations : 

Les plus aguerris le savaient, le lycée Descartes n’était que la continuation de l’école des notables chère à Lyautey. Une enclave où une élite élevée à la mode étrangère, dans une langue étrangère, se reproduisait et, totalement dissociée du pays où elle vivait, pourrait dominer sans mauvaise conscience. Les élèves de Descartes vivaient dans une sorte d’île en partie coupée du monde. Ils se demandaient quelle était leur place et comment les autres les voyaient. Ils n’avaient aucune idée de qui ils étaient. Est-ce qu’ils étaient beaux ou laids ? D’ici ou de là-bas ? Est-ce qu’ils comptaient ?


Ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et aux dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose et que les romans avaient nourri en elle un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief, à la périphérie du monde.


Selim comprit alors que ses parents avaient peur. Leur corps même, leurs gestes étaient empreints de crainte. Ils ne savaient pas ce que c’était que d’être libre. De parler tout haut. De dire ce qu’on pensait. « La liberté, songea-t-il, est une mémoire du corps, des muscles, un mouvement » (…)


Mehdi avait beau répéter à ses filles qu’il ne fallait pas être esclave de l’opinion des autres, que seul comptait ce que l’on était vraiment, à l’intérieur, il savait que c’étaient des foutaises. Nous n’étions jamais rien d’autre que ce que les autres percevaient, ce que nous leur donnions à voir. Les secrets du cœur, les qualités cachées de l’âme, les bonnes intentions, tout ça ne comptait pas dans le vrai monde.


Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. 


« Saddam ! Ya Habib ! Le cœur des Marocains est avec toi. » Depuis deux semaines, les Américains pilonnaient Bagdad et dans la capitale marocaine la foule criait : « Bush assassin et Mitterrand son chien ! » Ils marchèrent lentement d’abord, attentifs aux caméras qui les filmaient et aux forces de l’ordre qui paraissaient tranquilles, trop tranquilles. D’immenses portraits de Yasser Arafat et de Saddam Hussein flottaient dans les airs. D’un côté défilaient les partis de gauche qui réclamaient une solidarité arabe et désiraient ainsi montrer leur opposition au pouvoir. Certains avaient vécu les émeutes de 1965 à Casablanca et ils ne pouvaient s’empêcher de penser que quelqu’un allait tirer, on allait donner l’assaut et tout se terminerait dans le sang, encore une fois. Mais les policiers ne firent pas un geste. Ils gardaient les bras croisés, leurs matraques posées sur la cuisse. On leur avait donné l’ordre de laisser faire. Qu’ils crient, qu’ils manifestent, qu’ils disent leur colère puisque après tout, nous sommes un pays libre, presque une démocratie. La rue avec les Arabes et l’élite avec l’Occident.
 
 
Les romans d’aujourd’hui, ça ne me dit rien du tout. Les gens racontent leur vie, ils étalent leur intimité. Mais ce n’est pas en se regardant dans le miroir qu’on devient écrivain. Les histoires commencent quand on le traverse.


Derrière ces grands mots, ses parents étaient peureux, conformistes, coincés. Mia avait fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes. Celui de la maison, où ses parents se montraient modernes, soucieux de la réussite de leurs filles et de leur émancipation. Et le monde du dehors, dangereux et incompréhensible. À la maison, on pouvait critiquer le voile, le fanatisme, s’emporter contre ces horribles barbus qui menaçaient l’écrivain Salman Rushdie. « Mais ça ne marche pas comme ça ici. » Dehors, il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. Ses parents étaient des hypocrites et Mia se sentait humiliée en constatant qu’ils n’étaient pas libres.
Ne pas parler de Sabah qui vit avec un homme sans être mariée.
Ne pas dire qu’Aïcha ne fait pas le ramadan.
Ne pas parler de l’alcool qu’on boit, de la charcuterie que mange Mathilde, parfois même pendant les fêtes musulmanes.
Ne pas raconter qu’un jour, pour le Nouvel An, papa s’est déguisé en femme.
Ne pas dire qu’ils rigolent chaque fois qu’ils lisent Le Matin du Sahara, qu’ils se moquent de la propagande et de la flatterie des courtisans.
Ne pas parler des amants de Selma.
Ne pas décrire la manière dont on vit, ce qu’on mange, ce qu’on boit, ce qu’on dit et ce à quoi l’on croit.
Ne pas raconter qu’Omar s’est tiré une balle dans la bouche, quelques jours après Noël, en 1978. Mia venait d’avoir quatre ans.
Ne pas répéter les blagues que Selma fait sur les Arabes. Les plaisanteries sur la corruption, le sous-développement, la bigoterie.
Ne jamais parler du roi, des élections truquées, ne pas prononcer le nom d’Oufkir ni celui du bagne, là-bas, dans le sud du pays.
Ne pas révéler que Mehdi doute parfois de la solidité du régime.
Ses parents avaient accepté de vivre dans cette confusion morale, il l’avait transmise à leurs enfants et Mia savait maintenant qu’ils ne pourraient jamais l’aider à répondre à la question : « Qui suis-je ? »


Les gens comme elle. Elle appartenait à quelque chose. Il y avait quelque part des gens qui lui ressemblaient et elle se forçait à oublier que s’ils étaient unis, c’était par le malheur. Des gens comme elle, et elle faisait semblant d’ignorer de quoi sa mère voulait parler. Mia, même en pensée, ne s’autorisait pas à dire le mot. À se qualifier. Elle se répétait : je suis normale et je n’ai rien fait de mal. Sa mère voulait qu’elle soit heureuse. Sa mère ne croyait pas à son bonheur. Elle a peur, pensait Mia, que je sois bizarre, travestie, sidaïque, marginale. Elle me préférerait mille fois conformiste et banale. Elle m’aime, se répétait-elle, mais s’aimer ça n’a rien à voir avec les mots. S’aimer, c’était ne pas poser de questions, ne pas ouvrir les placards que l’autre avait pris soin de fermer à clé. Ne pas s’acharner à déterrer des secrets. S’aimer, c’était faire silence, ensemble, laisser flotter dans l’air des questions sans réponses et se rendre compte que ça n’a aucune importance. Aimer et savoir étaient deux choses bien différentes. 


Et il y avait Paris ! Elle avait beau n’y être allée que deux fois, pour de courtes vacances, elle avait l’impression de connaître cette ville aussi bien que son propre corps. L’hôtel particulier des Saccard dans le parc Monceau. Les cafés de la Goutte d’Or où Gervaise succombe à l’absinthe. L’appartement d’Aurélien dans le roman d’Aragon. Puis la panique la saisissait. La France avait-elle vraiment quelque chose à voir avec Zola, Balzac ou Aragon ? D’ailleurs, dans ces romans-là, romans qu’elle chérissait plus que tout et qu’elle avait glissés dans ses bagages, jamais elle n’avait rencontré une fille comme elle. Si elle n’existait pas dans leurs livres, pourrait-elle exister dans la vraie vie ?


En mars, les islamistes avaient défilé à Casablanca tandis que les « modernistes », eux, avaient marché dans la capitale. Inès avait vu dans les journaux les images des centaines de milliers de femmes voilées fustigeant les « élites occidentalisées » et appelant au « respect des valeurs de l’islam ». Elle avait eu du mal à comprendre que des femmes puissent s’opposer à plus d’égalité. « Mais qu’est-ce que tu sais de ce qui est bon pour moi ? C’est parce que tu vis en France maintenant que tu crois tout connaître ? » lui demanda Fatima alors qu’elles discutaient dans la cuisine.


Inès aurait voulu lui raconter ce que c’était de vivre en France, dans un pays où l’on ne courait pas le risque d’être arrêté parce qu’on avait mangé dans la rue pendant le ramadan ou qu’on était homosexuel. Elle aurait voulu lui parler de la laïcité, mais elle ne savait pas comment expliquer ce mot qui n’existait pas en arabe. Elle aurait pu évoquer les mariages de mineures, l’analphabétisme qui touchait les deux tiers des femmes marocaines ou la violence de la répudiation. Si elle avait eu les mots, elle aurait raconté ce souvenir qui surgit tout à coup, celui de cette femme qui traînait aux alentours de son école primaire et qui, à la récréation, essayait d’apercevoir ses enfants à travers les grilles. Elle les regardait jouer et parfois, n’y tenant plus, elle disait quelque chose, elle les appelait et seulement alors, les gens de l’école réagissaient. Ils avaient de la peine pour elle, ça leur brisait le cœur mais ils s’avançaient vers elle et lui demandaient de se ressaisir. « Je comprends, répétait l’institutrice, je vous jure que je comprends. Mais dites-vous que ça ne fait que perturber les enfants. » Inès aurait voulu dire tout ça mais elle n’avait pas les mots. Elle ne parlait pas sa propre langue et elle pensa alors que Fatima avait peut-être raison. Elle n’était qu’une impie, une étrangère dans son propre pays et les mécréants dans son genre avaient intérêt à se faire discrets. 


Ce soir-là, avant de s’endormir, Selim repensa à Bilal. « Tu ne t’intéresses pas à la politique mais bientôt la politique va s’intéresser à toi. » Viendrait un temps où il faudrait choisir, prouver sa loyauté, afficher un drapeau sur la façade de sa maison. Ils étaient condamnés à vivre dans une sorte de purgatoire, pris en étau entre la haine des islamistes et l’ignorance des Occidentaux. Il se demanda : « Peut-on aimer un pays qui ne nous aime pas ? Peut-on à la fois être d’ici et de là-bas ? »


À quoi cela aura servi de tenter de savoir où était ma place, quel était mon pays quand je ne savais même pas qui j’étais ? Qu’est-ce que ça veut dire l’identité quand on a perdu la mémoire ? Pas celle des peuples, non, celle-là m’importe peu, mais les histoires que me racontait ma grand-mère, les fables qu’inventait mon père, ces intimes « il était une fois » qui me constituent et dont je couvre les murs. Quand on me demande d’où je viens, je ne sais jamais quoi dire, comme les balbutiements d’un bègue qui tenterait de prononcer un mot et qui, épuisé, finirait par renoncer. Mon père, « the great pretender », aimait se faire passer pour ce qu’il n’était pas et comme lui je suis devenue mon propre faussaire, mauvaise copie d’un tableau de maître, faux billet qui ne vaut rien, sauf pour les naïfs qui méritent d’être volés.

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

samedi 1 mars 2025

[Dubois, Jean-Paul] L'origine des larmes

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : L'origine des larmes

Auteur : Jean-Paul DUBOIS

Parution :  2024 (Olivier)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Paul a commis l’irréparable : il a tué son père. Seulement voilà : quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.

L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre : l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.

Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l'Olivier : L'Amérique m'inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre choseSi ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l'Olivier, 2004).

 

 

Avis :

Toulouse, la côte basque et un peu le Canada : c’est en terrain familier et pourtant réinventé, que l’on s’empresse de suivre Jean-Paul Dubois dans sa dernière, et peut-être sa plus noire, déclinaison des déboires tragi-comiques d’un fils désespéré de parvenir jamais à « tuer le père ».

Il lui aura fallu en réalité attendre la mort de ce père tant détesté, incarnation du mal absolu, pour que Paul Sorensen, alors au tournant de la cinquantaine, parvienne enfin à se rebeller, en lui tirant deux balles dans la tête à la morgue et en le reléguant dans un « carré des indigents ». Mais, quant à le gommer de sa mémoire, c’est une autre histoire. Contraint par le tribunal à une année de soins, c’est-à-dire à des consultations mensuelles chez un psychiatre, le voilà forcé de revenir en détails sur ce qui, décidément, n’aura jamais de fin : le cauchemar de sa relation avec son père.

En cette année 2031 où il a fallu installer de petits trottoirs de bois surélevés partout dans Toulouse, «  un peu comme à Venise à l’époque des hautes eaux », tant le climat déréglé est devenu pluvieux, c’est à ne plus savoir si c’est le déluge qui vient faire écho à son état de déréliction intérieure, ou l’inverse. Pluie et larmes s’entremêlent dans la tête de Paul sans jamais rien laver de sa peine, lui rappelant ironiquement ces tristes vers de Coleridge : « Water, water everywhere, nor any drop to drink ». Né d’une double mort, celle de sa mère en couches en même temps que celle de son frère jumeau, et aujourd’hui « fournisseur officiel » de la mort en tant que fabricant de housses pour défunts, ce survivant qui vit avec la culpabilité d’une sorte de pacte avec la faucheuse n’a jamais été aimé. A mesure des séances avec le psychiatre se dévide le fil de sa terrible histoire, marquée par le destin, mais plus encore, par les avanies d’un père toxique, immoral et sadique, qui n’aura eu de cesse de le détruire, lui et son entourage. Loin de l’optimisme du praticien, l’on se prend, aux côtés de Paul, à douter comme lui de le voir jamais échapper aux griffes du désespoir, lorsque, minuscule trouée dans cette vallée de larmes, surgit un inattendu brin d’espérance…

Passent les années et les livres de Jean-Paul Dubois, l’auteur réussit encore et toujours à nous surprendre et à nous éblouir de son talent à réinventer à l’infini la même histoire, d’habitude douce-amère, cette fois franchement cruelle, d’un antihéros toute sa vie empêché par le poids mortifère de sa filiation paternelle. Est-ce de se projeter dans un futur proche, météorologiquement aussi déliquescent que la psyché de son personnage réduit à la seule conversation d’une intelligence artificielle ? L’humour noir semble confiner ici à l‘ironie du désespoir, même si la possibilité d’une échappatoire se laisse in extremis entrevoir.

Un nouveau coup de maître que cette déclinaison du fameux personnage chaque fois prénommé Paul qui, comme si son état intérieur déteignait sur l’extérieur et vice versa, se retrouve ici fort poétiquement le malheureux jouet d’un destin et d’un monde partant à l’unisson à vau l’eau. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort.


Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.


(…) deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.


Comme me l’a dit, un jour fort justement Lanski, je suis « un fils à sa maman ». Et les opéras grotesques, les dramaturgies familiales qui ont rythmé toute ma jeunesse ont sans doute sérieusement amoindri cet apport d’engrais initial, la confiance que je pouvais avoir en moi. Au lieu de fuir les coulisses de ce théâtre toxique, j’en suis, au contraire, devenu sociétaire. C’est dans ces loges que j’ai dormi, mangé, travaillé, appris et répété mon rôle de fils indésirable, c’est de là que j’ai regardé le monde extérieur par un hublot, comme le passager d’un bateau confiné dans sa cabine. Dehors, la mer, immense. Mais impossible de me jeter à l’eau, je ne sais pas nager. Alors je suis resté, aménageant un petit territoire dont je savais pourtant qu’il pouvait être violé à tout instant par un dément. J’ai toujours vécu dans la crainte de ce qui pouvait advenir. Je n’ai jamais connu la paix, ni le répit, ni la sérénité. Plus tard le fils à sa maman a été embauché par sa mère, et il a toujours bien fait son travail pour qu’elle soit contente. L’enfance à perte de vue. Fils pour l’éternité.


Qu’est-ce qui est vrai dans notre vie ? Ce à quoi nous voulons bien croire. La religion, le travail, l’amour, la confiance, l’argent, la réussite, tout repose sur des mécanismes codés, des imitations culturelles, des simulations tribales qui offrent la représentation d’une réalité, laquelle n’est pas plus fiable que l’empathie scolarisée de U.No. Comme elle, nous apprenons à partir de données familiales, économiques, politiques, morales, que nous stockons afin de pouvoir, au fil des circonstances, représenter, interpréter ce que l’on attend de nous. Cet encodage est parfaitement délimité par des lois chargées de régir l’Imitation. Celle d’a Kempis comme la mienne. Mes data sont sorties du cadre admissible et des limites de l’Imitation acceptables. C’est pour cela que je me trouve ici, pour cela qu’il va falloir que je parle, m’explique et me justifie devant Guzman.
Les femmes et les hommes simulent. À longueur de vie et depuis toujours. Comme U.No, ce sont des machines complexes, intelligentes, qui n’ont cependant pas accès à la sagesse ou à la connaissance universelle. La faute à un disque dur sous-dimensionné. Lorsqu’ils parviennent aux limites de leur compréhension, aux frontières de leurs data, la carte mère, dépassée, met en branle la vieille procédure « syntax error », qui elle-même enclenche un mécanisme d’évitement avec ses corollaires, la panique, le mensonge, la simulation, la violence.
La machine, elle, connaît parfaitement la broderie de la chimie amoureuse mais avoue clairement son incapacité à éprouver cette émotion dont notre espèce raffole. En revanche, grâce aux données qui lui sont accessibles, et de la même manière que le font les humains carencés affectivement, sexuellement ou simplement imperméables à ce sentiment, elle sera tout à fait capable d’imiter à la perfection ces frissons, ces sentiments qui souvent nous gouvernent.
 
 
Je donnerais le restant de ma vie pour savoir, comprendre ce qui est arrivé, quel est cet homme sorti de nulle part qui m’a fabriqué comme on crache un noyau, qui a laissé glisser dans la mort ses deux compagnes ainsi qu’on laisse filer un train, sachant que c’est sans conséquence puisque de toute façon l’on prendra le suivant.


Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux : la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye  (…).


Je trouve ces journées parfois totalement ridicules. Que de temps perdu à récurer le passé et la vie collée, carbonisée depuis des années au cul d’une poêle.


Non, personne ne vous écoutera. Sauf à Las Vegas, justement. Lors du congrès annuel de « la mort », déclinée sous toutes ses formes, et qui se tient souvent au Horseshoe Hotel and Casino. Les quelques fois où je me suis rendu dans le Nevada pour assister à cette convention, j’ai été frappé de voir combien la mort, lavée de tous ses sortilèges, était ici un secteur d’activité comme un autre, traitée à l’égal de la firme pétrolière Sunoco ou de la multinationale agroalimentaire Heinz. Le chiffre d’affaires de la mort, à l’image de celui des batteries lithium-soufre, finit toujours par s’enfouir dans le cimetière d’un tableau Excel qui recyclera tout ça, pour, d’une manière ou d’une autre, à la fin des fins, faire le bonheur d’un fonds de pension.


Le soir je n’arrive pas à m’endormir. Trop de choses me gardent en éveil. Elles ne sont jamais fatiguées. Toujours à la surface du monde à jacasser, à tourner dans tous les sens, à claquer les portes. Elles sont en moi tout le temps, mais sortent surtout la nuit comme les hérissons ou les musaraignes. Le jour, je ne les entends pas. Ce sont parfois de simples phrases, des segments d’images, des bouts de visages, la dissection d’un souvenir, le frisson d’une odeur. Des images montées à la serpe. Elles sortent toutes du même endroit. Généralement, les gens bien ordonnés, en paix avec leur vie, les classent et les rangent dans une armoire fermée à clé après minuit. La mienne n’a plus de serrure depuis longtemps et je me demande même si j’ai jamais eu un passe.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 


 

vendredi 28 février 2025

Bilan de mes lectures - Février 2025

 

 

Coups de coeur :

  
 DEVELEY Alice : Tombée du ciel
ZAMORA Javier : Solito
  


 

 

 J'ai beaucoup aimé :

 
ASSOULINE Pierre : Lutetia
ECHENOZ Jean : Bristol
GRAINVILLE Patrick : La nef de Géricault  
GRUMBERG Jean-Claude : Quand la terre était plate
LAURENS Camille : Ta promesse
LODOLI Marco : Si peu
LOUIS Edouard : L'effondrement




 

J'ai aimé :

 
INCARDONA Joseph : Stella et l'Amérique
QUIGNARD Pascal : Trésor caché
ZENITER Alice : Frapper l'épopée
 

 


jeudi 27 février 2025

[Develey, Alice] Tombée du ciel

 



 

Coup de coeur 💓 

 

Titre : Tombée du ciel

Auteur : Alice DEVELEY

Parution : 2024 (L'Iconoclaste)

Pages : 399

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Alice a quatorze ans quand elle est internée dans un hôpital. Elle découvre un autre langage, un autre monde fait de blouses blanches et d'insomnies.
Comment tombe-t-on malade à cet âge ? Qu'est-ce qui peut conduire un enfant à cesser de s'alimenter ? Entre ces murs où elle subit des traitements révoltants, Alice rencontre d'autres filles comme elle, tombées du ciel. Elle décide de raconter ces vies minuscules dans un cahier. Écrire devient un moyen de ne pas oublier, et surtout de résister.
Tombée du ciel est un roman d'amitié, d'adolescence et de révolte.

 

Un mot de l'éditeur l'auteur : 

Alice Develey est journaliste au Figaro littéraire et créatrice de la rubrique La langue française sur le site du Figaro depuis 2016.

 

Avis :

« Je vais mourir dans une cellule d'unité psychiatrique, et il faut qu'on comprenne pourquoi. » Aujourd’hui journaliste littéraire, Alice Develey puise dans sa propre expérience pour raconter, dans un premier roman où perce la colère, la descente aux enfers d’une adolescente anorexique, hospitalisée dans des conditions traumatisantes.

A quatorze ans, Alice est un peu gothique, passe sa vie dans les livres pour oublier le divorce de ses parents et trompe sa solitude avec Sissi, une voix méchamment autoritaire qui s’est installée dans sa tête et qui l’encourage dans ce qui est devenu une obsession, perdre gramme après gramme, quitte à ne plus se nourrir que de pommes. Elle qui ne se sent pas malade, et certainement pas encore assez maigre, ne comprend pas pourquoi elle se retrouve hospitalisée, soumise à l’autorité de soignants prêts à tout pour la faire manger et la remplumer.

Commence pour l’adolescente un long dévissage vers le fond toujours plus abyssal de l’enfer. Tout au renflouage du corps de la jeune fille, le personnel médical indifférent aux causes de son problème use tour à tour, par calibre croissant faute de résultats – Alice a maintenant cessé toute alimentation et, prolongeant les violences subies, s’est mise à se mutiler toujours plus gravement –, des seules armes à son arsenal : punitions et coercition. Entre gavage par sonde, camisole chimique, mise à l’isolement et même ligotage sur son lit, Alice s’est mise à faire la navette entre le service des anorexiques et l’étage des postaigus en pédopsychiatrie.

Dans son naufrage au bout de l’incompréhension, de la violence et de la souffrance, Alice s’attache à ses semblables, camarades d’infortune qu’elle voit néanmoins partir une à une. Qu’est-ce qui l’empêche, à son tour, d’avoir envie de réintégrer le monde des vivants ? « Je n’ai pas peur de mourir, c’est vivre qui m’effraie ». Alors que Sissi l’insulte et la fait se sentir monstrueuse – « tu es une plaie, l’échec de tes parents, un boulet », « ta mère t’a jamais aimée, t’es qu’un poids, un énorme poids » –, la jeune fille s’est convaincue que seul le suicide pourra mettre fin à son calvaire.

Auparavant, plus que jamais étreinte par cette haine et cette colère qu’elle a pris l’habitude de retourner contre elle-même, « parce qu’à la fin il ne reste plus que ça, des mots » et parce « qu’on oublie ceux qui parlent pas », elle entreprend avec rage de jeter son histoire sur les pages d’un cahier. Et c’est ce journal, miroir d’un combat entre une intelligence âprement aiguisée et une force intérieure si obscure que les mots demeurent souvent impuissants à l’appréhender, qui donne sa forme à un récit d’une puissance et d’une justesse qui doivent tout à l’authenticité et à la profondeur du vécu.

Seize ans plus tard, la douleur et la colère d’Alice Develey sont toujours assez vives pour crever les pages de cette autofiction au langage sans détour, transpirant une impuissance violente et désespérée qui vous prend à la gorge et ne vous lâche plus. Retour sur une expérience largement indicible, ce texte est gros des questionnements qui continuent à assaillir l’auteur. Ici affleure la violence d’attitudes familiales comme une hypothèse contributive d’une profonde angoisse affective. Là sourdent l’accablement et la révolte face au cruel manque de moyens qui fait verser dans la maltraitance les services hospitaliers affiliés à la psychiatrie. Au final, ce cri revenu des enfers s'avère un témoignage inestimable, autant indispensable pour mieux se représenter les réalités de l’anorexie, que porteur d’espoir pour tous ceux qui se sentent aujourd’hui isolés dans un semblable cauchemar. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Toutes les semaines, elle jetait du sel sous notre paillasson. Un jour, elle disait que c’était pour « chasser les mauvais esprits », le lendemain, « pour nous protéger du mauvais œil », alors que je la surprenais cette fois-ci à canarder la fenêtre et les volets. J’étais peut-être pas plus grande que le vélo d’appartement, mais je comprenais tout parfaitement. Maman croyait dès qu’elle angoissait. Et les parents qui mettaient leurs gosses au cours de cathé étaient pas différents. Suffisait de voir leur dos voûté et leurs doigts bouffés par leurs dents. La croyance n’a rien à voir avec l’amour, mais avec la peur. On croit parce qu’on est humain. Quelque chose nous manque et nous lui donnons un nom. Certains l’appellent Dieu, maman, c’est le gros sel.


Beaucoup d’enfants que je croise dans les couloirs semblent heureux d’être malades. D’une certaine façon, la douleur les élève. Les enfants qui souffrent ne font plus vraiment partie du monde des vivants. Ils ont leur propre soleil, leur propre temps. Ils sont intouchables, vénérables. On les regarde avec ce respect propre aux choses qui nous dépassent, dans leur art et leur secret. Les parents, à leur chevet, se mettent tous à genoux. Ils doivent penser que dans toute part d’insaisissable se cache la trace d’un dieu et ils se mettent à l’invoquer. Qu’ils soient athées ou non, la maladie devient leur religion. 


Midi sonne. Je regarde les filles manger du pain. C’est curieux, je me dis. En dehors de la maladie, qui sommes-nous ? Nous vivons les unes à côté des autres et nous ne savons rien les unes des autres. D’où viennent-elles ? Est-ce qu’elles ont des frères et sœurs ? De quelle couleur sont leurs yeux ? D’un commun accord silencieux, nous avons considéré que ces informations n’avaient aucun intérêt. Mais ça me peine. On remplacerait Louise par Pia et Pia par Louise, je ne le verrais pas. Les mots sont toujours les mêmes. Même voix. Même sourire. « Ça va ? Oui, et toi ? Oui. » Et je me fais cette affreuse impression de vivre tous les jours le même jour. Il faut croire qu’à l’hôpital il n’y a que le présent qui compte. Mais le problème de ce temps, c’est qu’on ne peut pas vivre dedans.


Récemment encore, je jouais à mourir. Je m’inventais un monde dans lequel on m’aurait aimée. On m’aurait aimée parce que la mort, comme un torchon, permet d’effacer la plus tenace des crasses. Et je suis une tache. L’erreur de mes parents. Ce n’est pas moi qui le dis. Quand je suis née, papa et maman ne s’aimaient plus. Ils avaient eu leurs années de joie, leurs photos et leurs albums. Celui d’Armand était épais comme un dictionnaire. On y voyait Armand en costume de chevalier, Armand à la piscine, Armand sur la balançoire, Armand dans sa salopette. Ils avaient bien eu cinq ans pour s’aimer. Et puis… La colère était venue habiter chez eux. Ils ne savaient plus se parler. Maman m’a dit qu’elle était tombée enceinte de moi pour essayer de sauver notre famille. Ça n’a pas marché. Quand elle a divorcé et qu’elle a fait les cartons, mon album était encore tout petit, si petit… Je suis l’enfant de l’échec. Essayez donc de vivre avec ça.


« Tu sais que je fais tout ça pour que tu retrouves ta vie. »
Rebecca voudrait que je sorte et elle m’enferme.
« Tu as envie de revoir tes amis, non ? »
Elle m’enlève le peu que j’avais pour m’obliger à le retrouver.
« Pense à ton avenir… »
Je n’appartiens plus à ce monde-là.
Survivre.
C’est pire que la mort.
 
 
Comment peut-on me gaver ? Je suis déjà énorme ! Sissi a raison. Je suis un tas ! Un tas de boue ! Je me mords les mains au sang. Comment Rebecca peut-elle ignorer que la sonde va me faire souffrir, alors que je serais prête à vendre père et mère pour perdre 30 grammes ? Comment peut-elle me déchirer, mettre d’un côté le corps et de l’autre l’esprit, comme si j’étais deux ? L’hôpital renforce cette scission qu’a créée l’anorexie, alors qu’il devrait justement combler cette faille, cette fissure, s’y couler comme du béton pour les réunir et les réconcilier. Mais Rebecca doit soigner mon corps, elle n’est pas là pour prendre soin de moi.


J’ai rêvé ma mort comme les grands romantiques, et avec une certaine jouissance, imaginant les regrets et la souffrance que j’allais causer. Le suicide, c’est jouer sur une scène de théâtre devant une salle vide. On espère toujours que quelqu’un va venir. C’est ce que je pensais, mais la mort réelle n’est pas belle. Qu’est-ce que ça m’a fait quand Rebecca m’a dit que je risquais la crise cardiaque ? que j’avais une péricardite ? que j’avais bloqué ma croissance et que je ne grandirais plus jamais ? que j’aurais des os de vieux à vingt ans ? que mes dents resteraient jaunes ?  
De la colère.
Une immense colère.
Une immense colère bleue.


Le cœur retient tout. Il doit y avoir une sorte de trappe sous le plancher de l’aorte, où l’on enferme les mauvais souvenirs mais qui parfois, à cause d’un mauvais coup, d’un mot ou d’une odeur, s’ouvre et relâche les traumatismes comme des bêtes sauvages.


Il n’y a que les cons pour juger la beauté de la langue… Ils voudraient que les mots soient lisses, bien douillets, bien proprets, comme l’eau d’un bain. Que tout soit propre surtout. Trop gentil. Trop mignon. Ils voudraient que rien ne dépasse, pas d’éclaboussures, pas de ratures. Bien sûr que l’écriture est dégueulasse. C’est un charnier, un monceau de cadavres ! Une fosse commune ! C’est l’eau dans laquelle on s’est lavé. Il faut que ça sente la sueur, la crasse. Chaque phrase doit être un accouchement. Des draps blancs devenus rouges. Une douleur. On n’écrit pas en pensant. Et ceux qui disent le contraire écrivent avec du savon. On ne maîtrise rien. On ne sait pas comment les mots sortent. C’est un cri. Un vol. Un rapt. Toute écriture est une blessure. Soit on la cicatrise, soit on la creuse. Mais c’est toujours dans le sang qu’on plonge la plume. La beauté ne surgit qu’à cette condition-là. Parce que la beauté est un mémorial. Dieu nous a donné le temps et le temps nous a donné la mort. Et quand la beauté surgit, que les heures sont suspendues, nous le tuons à notre tour. Toute écriture est une lutte contre la mort.


Le temps ne guérit pas les blessures, il leur donne juste une autre profondeur. Et les cicatrices sont des trous dans lesquels il est si facile de retomber.
 
 
Je m’assieds en tailleur devant la fenêtre, je sors l’aiguille de son étui, une petite épée de 5 centimètres, l’éclat d’un éclair, je l’admire un instant, retrouvant dans la douceur du métal le souvenir d’heures rouges dans ma chambre, avant de la faire glisser doucement sur mon mollet gauche. Il faut voir l’élégance de ce geste. La coupe comme un coup d’aile. Brusquement, par la volupté, je reprends corps avec cette région de moi-même. La souffrance est un territoire bien étonnant quand on commence à l’explorer. Les coups secs ont tendance à créer une fente, une bouche à la langue jaune de graisse. En plus d’être répugnantes, ces plaies ne sont pas douloureuses. Elles n’ont aucun intérêt sauf si l’on a envie d’atteindre une artère et de se tuer. Mais souffrir !
Souffrir demande du temps. Plus la coupe est lente, plus elle est douloureuse. Quand la souffrance monte, on ne se contente plus d’habiter son corps, on en prend possession. On voit comment il réagit, on interagit avec lui, on devient deux.


D’abord, l’anorexique ne refuse pas de manger. Elle ne ressent pas la faim, ce qui est bien différent. Or voilà l’une des mauvaises conceptions qu’on se fait d’elle : l’anorexique ne veut pas se nourrir. Comme si cette décision lui appartenait. L’anorexique ne décide pas de se priver de nourriture, elle ne fait pas de régime, elle ne fait pas. Elle se défait. L’anorexique n’est pas dans la privation mais dans la disparition. Il faudrait s’imaginer ce qui lui arrive comme un mauvais film d’horreur. L’anorexie prend possession d’elle. Quand l’anorexique parle, c’est l’anorexie qui répond. Quand l’anorexique ne mange pas, c’est l’anorexie qui le lui interdit. Bizarrement pourtant, on dit souvent que l’anorexique chercherait ce qui lui arrive. Elle serait non seulement responsable, mais coupable de se laisser mourir de faim. Après tout, dans une société de consommation aussi décadente que la nôtre, où il semble plus facile de crever obèse que la peau sur les os, l’anorexique paraît bien indécente. Mais pourquoi lui faire ce procès ? Il ne viendrait à l’esprit de personne de reprocher à un cancéreux d’avoir attrapé un cancer. Pourquoi serait-ce le cas avec une anorexique ? Ça ne se décide pas de tomber malade.


Au fond, je ne sais pas ce qu’est l’anorexie, mais je sais ce qu’elle n’est pas. Elle n’est pas un problème de nourriture. L’anorexique ne fait que ça, bouffer. Toute la journée, elle en parle. Manger, ne pas manger. Croquer, couper, gaspiller. Elle a du vomi à la place des idées, des grumeaux de pommes et de pâtes dans le cerveau. L’anorexique bouffe ses émotions. Elle procède avec elles comme avec une araignée, elle les tue. L’anorexique déteste ce qu’elle est au plus profond de sa chair, elle déteste ce corps qui lui rappelle qu’elle ressent malgré elle. Alors elle se venge, elle sait exactement ce qu’il lui faut pour se faire souffrir. La nourriture est un prétexte. C’est pour ça que l’anorexique est fascinée par les malades. Elle voudrait voler des maladies. Elle voudrait prendre leur douleur. Rien d’humaniste là-dedans. L’anorexique est égoïste. Quand elle voit un cancéreux famélique, elle ne ressent aucune pitié, tout ce qu’elle se dit c’est « Et moi ? ». Elle ne voit ni la peur ni la mort sous la peau, mais les os, le squelette. C’est son porno à elle.


L’anorexique veut toujours plus, prisonnière éternelle de son insatisfaction. De fait, elle n’est jamais assez maigre. Elle ne compte pas son poids en kilos mais au gramme près. Elle mourrait pour en perdre trois. Et bien sûr, dans ce décompte morbide, elle jalouse, déteste même, toutes celles qui sont plus rachitiques qu’elle. Vêtements, prises de sang, plateaux-repas… Les anorexiques se comparent tout le temps. Elles alternent comme ça entre dissimulation et exhibition, en jogging ou en legging, les yeux qui mesurent et qui pèsent. C’est pour cette raison que les regrouper au sein d’un même service est au mieux stupide, au pire criminel. 


Les anorexiques veulent mourir devant un miroir. Elles aiment tellement se détester qu’elles voudraient se voir crever. Toutes des Narcisse, toutes des obsédées de l’eau et du métal. Tout ce qui peut réverbérer l’œil et le mal.


C’est presque du théâtre. On rejoue les mêmes dialogues. Mais qui est l’auteur ? Qui a inscrit ces répliques au script ? Le corps féminin grandit dans l’empêchement. Il faut se restreindre. Être dans la mesure. La bonne mesure, le bon poids, la bonne couture. Si on dépasse cet équilibre fragile, on devient autre chose qu’une femme. Tout ça, ce n’est pas moi qui le dis, mais le regard des gens. Suffit de voir comment on culpabilise un gros qui bouffe une pâtisserie en public. Je ne sais pas si ce phénomène est conscient. Si on peut l’empêcher. Mais d’après ce que je vois, nous ne pensons pas, nous sommes pensés.


L’anorexie est un mal qui ne naît pas de l’image mais de l’œil. Il a besoin de l’autre et de son regard pour souffrir. L’anorexie est une maladie de l’autre. C’est la peur de ne pas être ce qu’il faut, ou plutôt la peur de voir ce que l’anorexique est : imparfaite. Elle a un problème avec ce qu’elle est. Ce n’est pas tant qu’elle ne supporte pas son corps, elle ne supporte pas d’être un corps. Le problème, ce n’est pas son rapport à la nourriture, mais son rapport au temps.


L’anorexique veut être Dieu. Oui voilà, en chaque anorexique se cache un Dieu contrarié. Elle veut contrôler tout ce qui la dépasse. Or, ne pouvant changer le monde, elle change le sien. L’anorexie est sa guerre intérieure, sa révolte contre l’absurde. Elle croit qu’elle peut infléchir son destin, son histoire, elle croit qu’elle peut faire péter la langue, tout réécrire, la vie, la mort, elle se vide de son langage, plus de mots, que du silence, elle se purge de son âge pour ne plus grandir, ne plus vieillir, elle se vidange le ventre, retour à l’intérieur. L’anorexie, c’est l’explosion d’une étoile.


Est-ce qu’il vaut mieux se rappeler ou s’oublier ?
Je crois que je préfère le passé à l’avenir. Les souvenirs sont du côté des certitudes. L’après, on peut que le regretter…


Souvent, on entend dire qu’on fait des enfants pour se prouver qu’on s’aime, transmettre une histoire, une famille, un sang. Mais tout ça c’est des conneries. Un enfant, c’est des fleurs sur une tombe.


Je vais mourir. Je me répète ça avec l’étrange réflexion que je n’ai plus peur. La peur, c’est quand on a encore de l’espoir.


Les romans, c’est la place des perdants. C’est le lieu de ceux qui n’existent pas. Lire, c’est devenir personne. « Être partout, rester nulle part. »