lundi 30 septembre 2019

Premier Salon du Livre de Versailles Grand Siècle

Le 28 Septembre s'est tenu le premier Salon du Livre réunissant les auteurs et les éditeurs de Grand Siècle, devant la librairie du même nom à Versailles.


Organisé sur l'initiative de François Lequiller, auteur de romans historiques habitant Grand Siècle, cet évènement a reçu le soutien de l’association Ecrire à Versailles et du vlog InstantV dont le but est de promouvoir les talents dans la vie économique, politique, associative et culturelle de la région versaillaise.

Toute la journée, les visiteurs ont pu échanger avec les auteurs et les éditeurs présents, acheter et faire dédicacer les livres proposés dans des registres variés : poésie, romans, documents historiques, sciences humaines, stratégie d'entreprise, coaching....


Etaient présents :

Régis Bégué
Yvonne Decary
Marie-Christine Guerrini
Nathalie Jaussaud-Obitz
Patrice Ladrange
François Lequiller
Véronique Lévy-Scheimann
Jean Magne
Jacques-André Pous
Pierre-Antoine Vezin

Les Editions In-Octavo
Les Editions Omblage
Le Blog Les Lectures de Cannetille,

ainsi que Philippe Abiven et Thierry Boitel de la Librairie du Grand Siècle.







dimanche 29 septembre 2019

[Berest, Claire] Rien n'est noir






 

Coup de coeur 💓💓

Titre : Rien n'est noir

Auteur : Claire BEREST

Année de parution : 2019

Editeur : Stock

Pages : 250





 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« À force de vouloir m’abriter en toi, j’ai perdu de vue que c’était toi, l’orage. Que c’est de toi que j’aurais dû vouloir m’abriter. Mais qui a envie de vivre abrité des orages ? Et tout ça n’est pas triste, mi amor, parce que rien n’est noir, absolument rien.
Frida parle haut et fort, avec son corps fracassé par un accident de bus et ses manières excessives d’inviter la muerte et la vida dans chacun de ses gestes. Elle jure comme un charretier, boit des trempées de tequila, et elle ne voit pas où est le problème. Elle aime les manifestations politiques, mettre des fleurs dans les cheveux, parler de sexe crûment, et les fêtes à réveiller les squelettes. Et elle peint.
Frida aime par-dessus tout Diego, le peintre le plus célèbre du Mexique, son crapaud insatiable, fatal séducteur, qui couvre les murs de fresques gigantesques.»


Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Claire Berest publie son premier roman Mikado à 27 ans. Suivront deux autres romans : L’Orchestre vide et Bellevue (Stock, 2016) et deux essais : La Lutte des classes, pourquoi j’ai démissionné de l’Éducation nationale et Enfants perdus, enquête à la brigade des mineurs. En 2017, elle écrit Gabriële avec Anne Berest qui fut un grand succès.


Avis :

Je ne m’étais jamais réellement penchée sur la peinture parfois déroutante de Frida Kahlo, célèbre peintre mexicaine de la première moitié du 20ème siècle. Ce livre a donc été pour moi l’occasion de découvrir la femme en même temps que son œuvre : et quelle claque !

Frida Kahlo eut une vie hors norme : atteinte enfant de la polio, victime à dix-huit ans d’un grave accident de bus qui lui laissa de terribles séquelles, elle se forma elle-même à la peinture, épousa Diego Rivera, peintre mexicain mondialement connu pour ses fresques murales, devint elle-même célèbre pour ses œuvres uniques, avant de connaître une fin dramatique quasi consécutive à l’aggravation de son état de santé.

Avec finesse et sensibilité, Claire Berest fait revivre une femme à la personnalité solaire et au tempérament de feu, qui se consuma toute entière dans sa passion pour un monstre sacré, un homme charismatique, volage et insaisissable, qui l’aima avec la même intensité mais sans jamais vouloir sacrifier sa liberté.

Frida et Diego furent deux étoiles dont l’éclat et l’exubérance masquaient des failles intérieures abyssales, deux trous noirs aux antipodes l’un de l’autre s’attirant irrépressiblement, deux flammes dans la brillance desquelles ils se sublimèrent au travers de leur œuvre respective, mais où ils se brûlèrent aussi mutuellement.

Frida fut de tous les excès, croquant la vie sans modération, noyant ses tourments dans un tourbillon de passions, de fêtes et d’alcool, ne connaissant aucune demi-mesure et fascinant le monde entier par son exubérance et son excentricité. Peindre fut pour elle un besoin essentiel, un moyen vital d’exprimer sans filtre sa souffrance physique et morale. « Elle ne peint pas pour être aimée. Elle est transparente, c’est-à-dire qu’elle ouvre grand la fenêtre vers l’intérieur. »

Ce livre-tempête magnifiquement écrit vous emporte dans une bourrasque de passion, d’exaltation et de folie, une lame qui vous dépose étourdi et sans voix devant une œuvre soudain éclairée de tout son sens, fenêtre sur l’âme de Frida Kahlo. Très grand coup de coeur. (5/5)



Citations :

Chaque couple a ses pierres d’achoppement ; on presse un bouton, on allume l’orage. Pour vider la rancœur, croit-on, on remet sur le métier le tissu des discordes qui n’ont pas d’issue ; on dit les mots agaçants, on souligne les évidences, on gratte les plaies, on cherche le point de rupture. Un jeu malsain d’enfants. On joue à être bête, on joue à être naïf, on soulève les sujets cent fois évoqués, qu’on attaque par un angle nouveau, on s’affronte. Frida veut rentrer au Mexique. Diego veut rester en Amérique. Est-ce le véritable enjeu ? On a perdu l’enjeu, on ne l’a jamais su, on confond les douleurs et les raisons des douleurs, ou l’inverse, on cristallise.

Le grand peintre gavé d’honneurs n’aime rien tant que sa femme lui vole la vedette, par ses coups d’État lunatiques, ses tenues extraordinaires, son vocabulaire de charretier, son humour décapant et surtout son talent inouï à dire en images le déchirement de l’intime, et le sacerdoce de vivre, c’est-à-dire de ne pas mourir. Diego peint le monde entier sur des murs en cherchant un éclat transcendant. Frida peint le détail sur des toiles minuscules et ne cherche rien. Pourtant elle capture le monde entier. Ils ne s’aiment pas parce qu’ils sont peintres. Diego a été séduit par une poupée avec des couilles de caballero, qui peignait sans le savoir une mexicanidad vernaculaire augmentée par son regard unique. Une liberté violente aux couleurs nouvelles. Frida a choisi d’être choisie par l’Ogre. Elle voulait le plus grand, le plus gros, le plus drôle. Toute la montagne.

Sais-tu que le colibri ne peut pas marcher, parce que c’est le seul oiseau qui parvient à voler en arrière ?

Frida peint d’un seul tenant, comme on recouvre un petit mur blanc d’une fenêtre en trompe-l’œil. Elle commence par le haut et déroule son tissu en vagues comme pour ajuster au regard des autres ce qu’elle voit dans sa tête. Les contours sont vite tracés, elle est une peintre de couleurs et de fluides, comme si elle habillait sa toile, drapait, coupait, tendait pour vêtir au plus juste les habitants de son esprit.

Elle ne peint pas pour être aimée. Elle est transparente, c’est-à-dire qu’elle ouvre grand la fenêtre vers l’intérieur.

Il (André Breton) n’a rien compris, il ne voit pas, Frida ne peint pas ses rêves, ni son inconscient, elle peint une nécessité intérieure. La vérité du désarroi. Et elle n’a pas besoin d’étiquette ni de définition.
 


Du même auteur sur ce blog :

 

 Artifices

 

 



vendredi 27 septembre 2019

[Cournut, Bérengère] De pierre et d'os






Coup de coeur 💓

Titre : De pierre et d'os

Auteur : Bérangère COURNUT

Année de parution : 2019

Editeur : Le Tripode

Pages : 219






 

 

Présentation de l'éditeur :

« Les Inuit sont un peuple de chasseurs nomades se déployant dans l’Arctique depuis un millier d’années. Jusqu’à très récemment, ils n’avaient d’autres ressources à leur survie que les animaux qu’ils chassaient, les pierres laissées libres par la terre gelée, les plantes et les baies poussant au soleil de minuit. Ils partagent leur territoire immense avec nombre d’animaux plus ou moins migrateurs, mais aussi avec les esprits et les éléments. L’eau sous toutes ses formes est leur univers constant, le vent entre dans leurs oreilles et ressort de leurs gorges en souffles rauques. Pour toutes les occasions, ils ont des chants, qu’accompagne parfois le battement des tambours chamaniques. » (note liminaire du roman)

Dans ce monde des confins, une nuit, une fracture de la banquise sépare une jeune femme inuit de sa famille. Uqsuralik se voit livrée à elle-même, plongée dans la pénombre et le froid polaire. Elle n’a d’autre solution pour survivre que d’avancer, trouver un refuge. Commence ainsi pour elle, dans des conditions extrêmes, le chemin d’une quête qui, au-delà des vastitudes de l’espace arctique, va lui révéler son monde intérieur.

Deux ans après son roman Née contente à Oraibi, qui nous faisait découvrir la culture des indiens hopis, Bérengère Cournut poursuit sa recherche d’une vision alternative du monde avec un roman qui nous amène cette fois-ci dans le monde inuit. Empreint à la fois de douceur, d’écologie et de spiritualité, De pierre et d’os nous plonge dans le destin solaire d’une jeune femme eskimo.

Édition augmentée d'un cahier de photographies.


Un mot sur l'auteur :

Bérengère Cournut est née en 1979.

Ses premiers livres exploraient essentiellement des territoires oniriques, où l'eau se mêle à la terre (L'Écorcobaliseur, Attila, 2008), où la plaine fabrique des otaries et des renards (Nanoushkaïa, L'Oie de Cravan, 2009), où la glace se pique à la chaleur du désert (Wendy Ratherfight, L'Oie de Cravan, 2013).

D'une autre manière, Bérengère Cournut a poursuivi sa recherche d'une vision alternative du monde : en 2017, avec Née contente à Oraibi (Le Tripode), roman d'immersion sur les plateaux arides d'Arizona, au sein du peuple hopi ; en 2019, avec De pierre et d'os (Le Tripode, prix du roman Fnac). Elle a bénéficié pour ce roman d'une résidence d'écriture de dix mois au sein des bibliothèques du Muséum national d'Histoire naturelle. Entretemps, un court roman épistolaire lui est venu, Par-delà nos corps, paru en février 2019.


Avis :

Lorsqu'une faille déchire soudain la banquise, la jeune Inuit Uqsuralik se retrouve séparée des siens, aussitôt confrontée à la question de sa survie, seule dans les conditions extrêmes de l'Arctique. Dans ce milieu hostile, sa seule chance est de parvenir à rejoindre un groupe de ses semblables, puis de s'en faire accepter. Commence alors pour elle le long apprentissage d'une vie rude, souvent éprouvante, mais riche de joies, d'amour et de tendresse au sein de son clan d'adoption, dans le respect d'un environnement naturel aussi magnifique que terrible, peuplé d'esprits omniprésents qu'elle apprend à connaître au travers du chamanisme.

Bérengère Cournut s’est livrée à un immense travail d’imprégnation, explorant les connaissances ethnologiques d’un très grand fond documentaire, avant de nous inviter à cette immersion dans l'ancestrale culture Inuit, en compagnie de personnages imaginés mais qui semblent profondément authentiques et représentatifs.

Le récit, porté par une écriture sobre et fluide, est aussi captivant que dépaysant, et ne peut que serrer le coeur quand on sait les difficultés rencontrées depuis un siècle par le peuple Inuit pour conserver un territoire et maintenir une culture et des traditions malmenées par la modernité.

Ce livre, véritable odyssée dans un monde aujourd’hui en voie de disparition, où s’organise une existence nomade, centrée sur la chasse, le partage et la vie communautaire, est à la fois un roman d’aventures, un récit d’apprentissage, une expérience ethnographique, un conte poétique, et, en tous les cas, un excellent moment de lecture. Coup de coeur. (5/5)


Vous aimerez aussi :

 

jeudi 26 septembre 2019

[Leturcq, Sandrine] La lampe au chapeau






J'ai beaucoup aimé

Titre : La lampe au chapeau

Auteur : Sandrine LETURCQ

Année de parution : 2019

Editeur : Carnets de sel

Pages : 333







 

 

Présentation de l'éditeur : 

Après la seconde guerre mondiale, Jean, un mineur prisonnier de guerre, retourne à la fosse à Bruay-en-Artois, fonde une famille et décide de ne plus penser qu’à profiter de sa vie, de ses congés et de sa liberté. Mais c’est sans compter les mouvements de grève où il est vite stigmatisé.
A l’opposé, Alexandre, son neveu, place l’intérêt des siens et de ses compagnons au-dessus de son propre intérêt particulier. Et contrairement à Jean, il rentre de la guerre d’Algérie instruit et révolté…


Un mot sur l'auteur :

Petite-fille de mineurs, Sandrine Leturcq est née au cœur des corons de Bruay-en-Artois. Redonnant ici aux dialogues la chaleur patoisante de sa région, elle déroule le fil de deux destins contraires s’inscrivant dans une fresque historique.

Vous pouvez lire ici mon interview de Sandrine Leturcq.



Avis :

Un grand merci à Babelio et à Sandrine Leturcq pour m'avoir offert cette lecture dans le cadre de la Masse Critique Babelio.

Jean et Alexandre sont tous deux mineurs de fond à Bruay-en-Artois. Ils ont toutefois une manière radicalement opposée de faire face à leur vie harassante, dangereuse et mal rémunérée. A son retour de captivité après la Libération, Jean s'attèle d'arrache-pied à améliorer son sort personnel en prenant des cours du soir pour devenir porion. Sa promotion lui attire la défiance, et bientôt la vindicte des mineurs lorsque les grèves se succèdent. Son neveu Alexandre, lui, aspire à l'action collective : il rentre de la guerre d'Algérie plus que jamais renforcé dans ses convictions et ses idéaux libertaires, qui ne tardent pas à le faire passer pour une forte tête et un agitateur politique auprès de son employeur. Entre Jean et Alexandre, la rupture finit par devenir irrémédiable.

Ce roman a d'abord été pour moi une rencontre pleine de tendresse avec des personnages et des lieux qui me sont particulièrement proches en raison de mes racines familiales : j'ai immédiatement entendu sonner des voix familières au fil des dialogues patoisants, savoureux et parfaitement justes, que tous les lecteurs pourront décrypter sans mal parce que traduits au fur et à mesure, sans renvois ni notes de bas de page. Elle-même originaire de Bruay, l'auteur a su restituer mille détails authentiques qui recréent avec réalisme la vie de cette ville minière, de l'après-guerre jusqu'aux années soixante-dix.

Derrière l'histoire particulière se dessine la profonde évolution de la France toute entière pendant les Trente Glorieuses, marquées par des changements économiques et sociaux majeurs qui ont introduit en Europe la société de consommation et de loisirs. Un des facteurs de la forte croissance industrielle fut d'ailleurs l'accès à une énergie à bas coût, en particulier les énergies fossiles...

Le point de vue historique de l'auteur s'attache plus particulièrement à la prévalence de l'individualisme dans les grandes orientations prises par notre société moderne occidentale. Selon Sandrine Leturcq, qui nous fait découvrir au passage quelques penseurs libertaires, les intérêts particuliers ont toujours fini par l'emporter, y compris dans les sociétés collectivistes communistes. Seules les minorités anarchistes ont imaginé une voie différente, comme Alexandre dans le récit, restée antinomique avec les égoïsmes inhérents à la nature humaine.

La lampe au chapeau est un captivant roman historique dépassant largement le cadre régional, porté par une réflexion intéressante sur nos valeurs sociétales qui devrait intéresser tous les lecteurs, quelles que soient leurs affinités politiques. (4/5)


A lire aussi sur les mines de charbon du Pas-de-Calais :


dimanche 22 septembre 2019

[Orange, Tommy] Ici n'est plus ici




 

J'ai aimé

 

Titre : Ici n'est plus ici (There There)

Auteur : Tommy ORANGE

Traductrice : Stéphane ROQUES

Parution : 2018 en anglais (USA)
                   2019 en français (Albin Michel)

Pages : 352

 



 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

À Oakland, dans la baie de San Francisco, les Indiens ne vivent pas sur une réserve mais dans un univers façonné par la rue et par la pauvreté, où chacun porte les traces d’une histoire douloureuse. Pourtant, tous les membres de cette communauté disparate tiennent à célébrer la beauté d’une culture que l’Amérique a bien failli engloutir. À l’occasion d’un grand pow-wow, douze personnages, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes, vont voir leurs destins se lier. Ensemble, ils vont faire l’expérience de la violence et de la destruction, comme leurs ancêtres tant de fois avant eux. 

Débordant de rage et de poésie, ce premier roman, en cours de traduction dans plus d’une vingtaine de langues, impose une nouvelle voix saisissante, véritable révélation littéraire aux États-Unis. Ici n'est plus a été consacré « Meilleur roman de l’année » par l’ensemble de la presse américaine. Finaliste du prix Pulitzer et du National Book Award, il a reçu plusieurs récompenses prestigieuses dont le PEN/Hemingway Award.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Né en 1982, Tommy Orange a grandi à Oakland, en Californie, mais ses racines sont en Oklahoma. Il appartient à la tribu des Cheyennes du Sud. Diplômé de l’Institute of American Indian Arts, où il a eu comme professeurs Sherman Alexie et Joseph Boyden, il a fait sensation sur la scène littéraire américaine avec ce premier roman.

 

 

Avis :

A Oakland, en Californie, doit avoir lieu un grand pow-wow, festival culturel communautaire qui rassemblera quantité d’Amérindiens venus de tous les Etats-Unis, pour, notamment, une compétition de danses traditionnelles. Parmi les organisateurs et participants, une douzaine de personnages ignorent que leurs destins seront bientôt liés : comme autant de mèches ou de traînées de poudre dispersées mais convergeant à leur insu vers une commune explosion finale, leurs histoires individuelles ouvrent le récit, semblant d’abord de petites nouvelles dont le fil rouge serait le mal-être identitaire qui condamne leurs protagonistes d’origine indienne à la marginalisation, à l’alcoolisme, à la toxicomanie ou à la délinquance, mais où on s’apercevra bientôt que ces derniers ont bien plus de points communs qu’ils ne pourraient l’imaginer eux-mêmes, sans parler de la tragédie qui les attend.

Après une percutante et bouleversante introduction sur l’ethnocide des Indiens d’Amérique et la gageure que représente le fait d’être Amérindien aujourd’hui, la première moitié du livre ressemble à une juxtaposition d’exemples, d’extraits de vie criants d’authenticité, qui, s’ils peuvent risquer de perdre un tantinet le lecteur qui devra faire preuve de patience pour comprendre où on l’emmène, font toucher du doigt un marasme accablant et sans espoir.

Puis, les fils de toutes ces histoires commencent à s’entremêler pour dessiner un motif encore plus effroyable, comme si la gangrène avait fini par se développer sur tant de blessures négligées, amorçant une véritable bombe à retardement dont le lecteur, atterré, ne pourra plus qu’attendre l’explosion.

J’ai trouvé dans cette lecture une très forte proximité avec l’auteur camerounaise Alexandra Miano, qui, dans Les aubes écarlates, explique l’emprise de la violence en Afrique subsaharienne par le pourrissement inconscient d’un sentiment confus de honte et de perte d’identité, entretenu par l’absence de reconnaissance explicite par la communauté internationale des torts causés par la traite négrière et la colonisation.

Curieusement, les guerres indiennes et les massacres des populations d’Amérique ne figurent pas à ce jour parmi les génocides officiellement recensés par l’Organisation des Nations Unies.

La non-reconnaissance de la violence est une autre violence aux effets d’autant plus terribles que, parce qu’ils sont plus souterrains, on ne s’aperçoit pas qu’ils empêchent toute reconstruction :  « La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type. Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner. »

D’origine cheyenne, l’auteur sait de quoi il parle. Son discours dépasse toutefois largement la seule cause amérindienne : ce livre est un cri, un appel au droit d’exister, une incitation à oser enfin regarder la réalité en face de part et d’autre, à raconter le passé et les souffrances qui résultent encore aujourd’hui de toutes les colonisations, et qui font le lit actuel et futur d’explosions de violence incontrôlées et incontrôlables. Une lecture sombre et pas toujours facile, mais éloquente et admirablement menée, qui mérite qu’on s’y accroche et qui nous concerne tous. (3/5)

 

 

Citations :

En 1621, peu après une cession de terres, les colons anglais invitèrent Massasoit, chef des Wampanoags, à un banquet. Massasoit arriva avec quatre-vingt-dix de ses guerriers. C’est en mémoire de ce repas que nous partageons toujours le dîner de Thanksgiving en novembre. Pour le célébrer en tant que nation. Mais ce repas-là n’était pas un repas d’action de grâce. C’était un repas scellant une cession de terres. Deux ans plus tard, il y en eut un autre, identique, pour symboliser une amitié éternelle. Deux cents Indiens furent décimés ce soir-là par un poison inconnu.

— Christophe Colomb vous a donné le nom d’Indiens, pour nous (les ours) c’était la faute de Teddy Roosevelt.
— Comment ça ?
— Un jour, à la chasse, il est tombé sur un vieil ours pelé et affamé, et il a refusé de lui tirer dessus. Plus tard, dans le journal, on a publié un illustré sur cette histoire de chasse qui donnait l’impression que M. Roosevelt avait fait preuve de mansuétude, qu’il était un amoureux de la nature, ce genre de choses. Et puis ils ont fait empailler un petit ours et l’ont baptisé Teddy’s Bear. Et Teddy’s Bear est devenu Teddy Bear – ours en peluche. Ce que personne ne dit, c’est qu’il a tranché la gorge de ce vieil ours. C’est le genre de mansuétude dont personne ne veut entendre parler.

Roosevelt a dit : “Je n’irais pas jusqu’à penser qu’un bon Indien est un Indien mort, mais je le crois de neuf Indiens sur dix, et je ne suis guère porté à me pencher de trop près sur le cas du dixième.”

« On a tous vécu un tas de choses qu’on ne comprend pas dans un monde fait pour nous briser ou nous endurcir au point qu’on ne peut même plus être brisé quand c’est ce dont on aurait le plus besoin. » (…) « Se déglinguer semble la seule chose qui nous reste à faire, continua-t-il. Le problème, ce n’est pas l’alcool. Il n’y a pas de lien particulier entre les Indiens et l’alcool. Simplement, ça n’est pas cher, c’est disponible à volonté, et c’est légal. C’est ce vers quoi on se tourne quand on a l’impression qu’il ne nous reste rien d’autre.

Nous avons organisé des pow-wows parce que nous avions besoin d’un lieu de rassemblement. Un endroit où cultiver un lien entre tribus, un lien ancien, qui nous permet de gagner un peu d’argent et qui nous donne un but, l’élaboration de nos tenues, nos chants, nos danses, nos musiques. Nous continuons à faire des pow-wows parce qu’il n’y a pas tant de lieux que cela où nous puissions nous rassembler, nous voir et nous écouter.

La plaie ouverte par les Blancs quand ils sont arrivés et ont pris ce qu’ils ont pris ne s’est jamais refermée. Une plaie non soignée s’infecte. Devient une plaie d’un type nouveau, de même que l’histoire de ce qui s’est réellement passé est devenue une histoire d’un nouveau type. Toutes ces histoires que nous n’avons pas racontées pendant si longtemps, que nous n’avons pas écoutées, font simplement partie de ce qu’il faut soigner.

Nous nous habituons à tout au point de nous habituer au fait d’être habitué à tout.

Opale est solide comme la pierre, mais il y a de l’eau trouble qui vit en elle et menace par moments de déborder, de la noyer – de monter jusqu’à ses yeux. Parfois elle ne peut plus bouger. Parfois il lui semble impossible de faire quoi que ce soit. Mais ce n’est pas grave car elle est devenue très forte pour se perdre dans ce qu’elle fait. Plus d’une chose à la fois, de préférence. Comme faire sa tournée en écoutant un livre audio ou de la musique. Le secret, c’est de rester occupée, se distraire, puis se distraire de sa distraction. Être doublement détachée. Il suffit de procéder par couches. Il suffit de disparaître dans le bruit et l’action.

« Certains d’entre nous ont cette impression chevillée au corps, tout le temps, comme si on avait fait quelque chose de mal. Comme si nous-mêmes étions une expression du mal. Comme si la personne que nous sommes tout au fond de nous, cette chose que nous voulons nommer sans le pouvoir, nous avions peur qu’elle attire sur nous le châtiment. Alors on se cache. On boit parce que l’alcool nous donne l’impression que nous pouvons être nous-mêmes sans avoir peur. Mais nous nous punissons. Ce dont nous ne voulons surtout pas finit par nous retomber dessus. (…) Il faut apprendre comment rester tout en bas. Tout au fond de soi, sans avoir peur. »

 

  

Le coin des curieux :

Du mot algonquin pau wau ou pauau désignant un leader spirituel, les pow-wow remontent à plusieurs siècles, lorsque les guerriers indiens se réunissaient pour danser et fêter leurs exploits. Les premiers pow-wow modernes sont apparus il y a environ un siècle dans les réserves amérindiennes de l’Ouest des États-Unis et du Canada.

Longtemps interdits par les gouvernements américain (jusqu’en 1934) et canadien (jusqu’en 1951) parce qu’évoquant des danses de guerre et paraissant antinomiques avec l’assimilation des populations autochtones, les pow-wow sont aujourd’hui des manifestations festives et culturelles ouvertes à tous, occasions d’organiser des concours de danse et des foires d’artisanat traditionnel, et sont considérés comme des moyens d'expression et de sauvegarde de l'identité et de la culture amérindiennes.

Les pow-wow se déroulent selon des règles strictes. Dirigés par un maître de cérémonie, ils commencent par la Grande Entrée, défilé d’ouverture au son des chants et des tambours. Il existe des pow-wow de compétition, où des juges évaluent les groupes de chant et les danseurs revêtus des regalia, ces tenues à caractère sacré toutes plus flamboyantes les unes que les autres, pour leur remettre un prix en argent ;  et des pow-wow traditionnels qui mettent plus l'accent sur les cérémonies, les anciennes traditions et l'aspect spirituel.

La mairie d'Ornans, en Franche-Comté, avec l'aide de l'Association Four Winds, organise tous les deux ans un pow-wow, réunissant une cinquantaine d'amérindiens de différentes nations. Cet événement unique en Europe a eu lieu pour la première fois en 1998, en Suisse. Depuis juin 2008 il a lieu en France.

 

 

Sur ce blog également à propos de la cause amérindienne :

 



mercredi 18 septembre 2019

[Picoult, Jodi] La tristesse des éléphants





Coup de coeur 💓

 

Titre : La tristesse des éléphants (Leaving Time)

Auteur : Jodi PICOULT

Traductrice : Pierre GIRARD

Parution : 2014 en américain (Hodder & Stoughton)
                2017 en français (Actes Sud)

Pages : 448

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

Jenna avait trois ans quand a inexplicablement disparu sa mère Alice, scientifique et grande voyageuse, spécialiste des éléphants et de leurs rituels de deuil. Dix années ont passé, la jeune fille refuse de croire qu’elle ait pu être tout simplement abandonnée. Alors elle rouvre le dossier, déchiffre le journal de bord que tenait sa mère, et recrute deux acolytes pour l’aider dans sa quête : Serenity, voyante extralucide qui se prétend en contact avec l’au-delà ; et Virgil, l’inspecteur passablement alcoolique qui avait suivi – et enterré – l’affaire à l’époque.
Habilement construit et très documenté, La Tristesse des éléphants est un page-turner subtil sur l’amour filial, l’amitié et la perte. Savant dosage de mystery, de romance et de surnaturel, ce nouveau roman de Jodi Picoult captive, émeut et surprend jusqu’à son finale aussi haletant qu’inattendu.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Jodi Picoult est née en 1966 à Long Island, dans l'État de New York. Après avoir étudié la littérature à Princeton et les sciences de l'éducation à Harvard, elle se consacre à l'écriture à partir des années 1990. Son oeuvre, traduite en trente-sept langues, compte vingt-cinq romans, vendus à plus de vingt-trois millions d'exemplaires à travers le monde. Ont paru chez Actes Sud : La Tristesse des éléphants (2017) et Mille petits riens (2018).

 

 

Avis :

Jenna, treize ans, n'a jamais pu accepter la disparition inexpliquée de sa mère dix ans plus tôt. Avec l'aide d'une voyante à l'extralucidité émoussée et d'un ancien enquêteur, désormais alcoolique, autrefois en charge du dossier, l'adolescente se lance sur les traces maternelles. Sa quête nous entraîne en Afrique auprès des éléphants qu'étudiait la scientifique disparue, puis dans un refuge américain pour éléphants maltraités récupérés de zoos ou de cirques.

Alternant constamment entre les points de vue de Jenna, de sa mère Alice, du privé Virgil et de la voyante Felicity, le récit s'avère addictif et plein de surprises, jusqu'à sa conclusion émouvante et totalement inattendue. Alors que les secrets se dévoilent peu à peu, entretenant la curiosité du lecteur et lui suggérant des hypothèses toutes largement en-deçà de ce que sera finalement la chute, l'histoire se développe autour de la thématique de la séparation et du deuil, poursuivant son exploration dans le champ du paranormal, mais aussi, dans l'observation, soutenue par une solide documentation, et extrêmement intéressante, du comportement des éléphants.

Cette lecture vous fera sans doute considérer cet animal d'un oeil nouveau, étonné et ému par ses capacités cognitives et affectives, et plus que jamais affligé par l'extinction qui le menace : une fascinante découverte éthologique, magnifique plaidoyer pour la sauvegarde de cette espèce que l'auteur appelle d'ailleurs à soutenir dans sa postface, et qui fait tout l'intérêt et toute l'originalité de ce captivant thriller, aux personnages attachants, au style fluide et agréable, qui ne manquera pas de vous arracher quelques larmes. Coup de coeur. (5/5)

 

  

Le coin des curieux :

A l'instar des dauphins, des chimpanzés et d'autres espèces, les éléphants sont connus pour être capables d'émotions et d'empathie. De nombreuses observations scientifiques ont même constaté, sans pouvoir les expliquer, des comportements parmi les troupes d'éléphants d'Afrique faisant penser à un rituel de deuil après la mort de l'un d'entre eux, comme s'ils ressentaient ce qui ressemble au sentiment de peine humain : tous s'approchent du corps, sentent la carcasse avec leur trompe et restent à proximité en silence pendant plusieurs jours, certains se balançant près du corps, d'autres le tirant et poussant pour tenter de le relever.

Shifra Goldenberg, chercheuse à l'Université du Colorado, raconte la mort d'une éléphante matriarche : "On voit l'investigation du corps. On voit les petits passer et la sentir. Il est étonnant de constater le niveau de fascination. La famille était en détresse du fait qu'elle ne se lève plus. Mais les autres individus étaient également intéressés par sa mort".

Barbara King, professeur émérite d'anthropologie en Virginie et auteur de How Animals Grieve explique : "Je n'ai pas de doute sur le deuil des éléphants". "Nous savons que ce sont des créatures intelligentes et émotives. Nous n'avons pas besoin de savoir ce qu'elles pensent. Pendant le deuil, nous savons que le comportement des autres éléphants est modifié de façon significative par rapport à d'habitude, tel que le retrait social, l'alimentation, le sommeil, la posture du corps". 

Le sujet intéresse les scientifiques, qui poursuivent son étude et alimentent une base de données désormais conséquente.

 

  

Du même auteur :


 

Challenge 2019/2020

lundi 16 septembre 2019

[Ragougneau Alexis] Opus 77






J'ai beaucoup aimé

Titre : Opus 77

Auteur : Alexis RAGOUGNEAU

Année de parution : 2019

Editeur : Viviane Hamy

Pages : 256







 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Un jour, dans mille ans, un archéologue explorera ton refuge. Il comprendra que l’ouvrage militaire a été recyclé en ermitage. Et s’il lui vient l’idée de gratter sous la peinture ou la chaux, il exhumera des fresques colorées intitulées La Vie de David Claessens en sept tableaux. Je les connais par cœur, ils sont gravés à tout jamais dans ma médiocre mémoire, je peux vous les décrire, si vous voulez faire travailler votre imaginaire :

L’enfant prodige choisit sa voie.
Il suscite espoirs et ambitions.
Le fils trébuche, s’éloigne, ressasse.
Dans son exil, l’enfant devient un homme.
Le fils prodigue, tentant de regagner son foyer, s’égare.
Blessé, il dépérit dans sa prison de béton
.


Mais à la différence des tapisseries de New York, ton histoire est en cours ; il nous reste quelques tableaux à écrire, toi et moi, et je ne désespère pas de te faire sortir un jour du bunker. La clé de ton enclos, de ta cellule 77, c’est moi qui l’ai, David. Moi, Ariane, ta sœur. »


Note : Le titre est un hommage au concerto pour orchestre et violon de Dimitri Chostakovitch.


Un mot sur l'auteur :

Alexis Ragougneau est né en 1973.
Il fait une entrée remarquée dans le monde littéraire grâce à ses deux premiers romans policiers, La Madone de Notre-Dame et Évangile pour un gueux, parus dans la collection Chemins Nocturnes. Les lecteurs, les libraires et les journalistes se montrent enthousiastes, aussi bien en France qu’à l’étranger.


Touche à tout de génie, il décide de s’affranchir des règles pour explorer plus librement la création romanesque. Niels, un roman d’une rare puissance, voit le jour et celui-ci retient l’attention des jurés du prix Goncourt.


Pour la Rentrée littéraire 2019, l’auteur s’immisce dans les coulisses de la musique classique avec Opus 77. Au rythme des cinq mouvements de ce concerto pour violon de Chostakovitch qui a donné son nom au livre, il propose à la fois une histoire familiale pétrie de silences et de non-dits, un portrait de femme qui allie force et fragilité ainsi qu’une étude des liens qui peuvent unir l’artiste au monde.


Également auteur de théâtre, il a publié plusieurs pièces aux Éditions de L’Amandier et La Fontaine.


Avis :

Lors de la messe de funérailles du célèbre chef d’orchestre Claessens, sa fille, la narratrice, elle-même pianiste de renommée internationale, entame au piano la très difficile pièce pour violon et orchestre de Chostakovitch : Opus 77. Tous ceux qui comptent dans le monde de la musique classique sont réunis, comme pour un dernier spectacle où chacun s’observe, se jauge, guettant l’éloge ou la critique, prêt à basculer en un instant du sourire au coup de griffe. Tous, sauf David Claessens, le fils, violoniste prodige en son temps, devenu fils et musicien prodigues, en raison, d’une part de dévastateurs secrets de famille, d’autre part, de l’intransigeance de son art et de son indifférence aux conventions du Ghota musical.

Pendant qu’elle joue, Ariane Claessens se remémore : son enfance avec son frère David dans cette famille vouée à la musique, l’exigeant apprentissage du piano pour l’une, du violon pour l’autre, leur relation complexe à leur père, la lente destruction de leur mère, chanteuse lyrique peu à peu réduite au silence… Et surtout la griserie et les pièges de la dévorante célébrité, la pression et la peur de faillir, les règles d’un microcosme qui ne tolère aucune déviance à ses normes, une compétition impitoyable et sans fin où le talent ne peut percer et durer qu’avec la reconnaissance de la profession.

Tout le récit s’articule autour de cet Opus 77, composé par un Chostakovitch victime du totalitarisme soviétique, œuvre dramatique et dissonante, véritable cri de rébellion contre la censure et l’oppression : « Jamais peut-être musique n'a davantage symbolisé le combat de la lumière face aux forces obscures. »

Car c’est précisément à ce combat entre ombre et lumière, qu’après y avoir vu leurs parents s’y brûler les ailes, se retrouvent confrontés le frère et la sœur. Ariane réussit à mener sa carrière, en choisissant la conformité et en murant ses états d’âme au plus profond d’elle-même, devenant « le plus complexe, le plus indéchiffrable, le plus parfait automate jamais créé de main d’homme ». David, dont le talent est tout à fait exceptionnel, mais parce qu’il fait fi des us et des avis de ses alter egos, s’exclut, s’isole et s’immole.

A travers cet excellent livre qui sait maintenir l’intérêt du lecteur de bout en bout, résonne toute la question de la liberté individuelle et artistique dans notre société, où les stratégies mercantiles, mais aussi la contrainte croissante du politiquement correct, finissent par lisser et formater la création. (4/5)


Citations :

Dans le monde de la musique classique, il y a ceux qu’on appelle les connaisseurs. Si l’on veut faire carrière, il est indispensable de les caresser dans le sens du poil. Ce sont eux qui décident du sort des solistes en déterminant ce qui relève du bon et du mauvais goût. Cet establishment composé d’une dizaine de journalistes, d’agents, de dirigeants de maisons de disques, de musiciens et de professeurs, auxquels viennent s’ajouter quelques riches mélomanes, se choisit ses champions, les porte aux nues, leur fournit soutien inconditionnel et parfois financier à chaque étape de leur progression. En échange, il faut filer doux, flatter, remercier, faire des courbettes, surtout ne pas sortir des clous.
Qu’un artiste décide de suivre une ligne différente, orienter sa recherche dans une autre direction sans en demander la permission à ces gardiens du temple, et c’est la profession entière qui, comme un seul homme, lui tourne le dos. La pire des punitions n’est jamais la critique, même acerbe, mais l’oubli. Lorsque le téléphone cesse de sonner. Lorsque le musicien passe de mode. Son carnet de bal se vide pour ainsi dire du jour au lendemain. D’autres, plus jeunes, plus photogéniques, jugés plus talentueux ou plus singuliers, se bousculent pour signer les contrats à sa place. La traversée du désert commence.
Le plus sage est de se ménager un créneau et n’en plus bouger. Entendons-nous bien : tous, au niveau où nous sommes, nous affichons une technique en béton. La différence ne se fait plus tant au niveau du talent, mais dans notre capacité d’attirer l’attention. Il faut faire preuve d’une originalité bien calculée. Ni trop ni pas assez. Le détail physique ou vestimentaire qui change tout, qui rend populaire, qui fait acheter des disques. Bien entendu les femmes sont condamnées à afficher une beauté ravageuse, sinon ce n’est même pas la peine de mettre un pied sur scène. Et en même temps vous trouverez toujours quelqu’un parmi la meute des connaisseurs pour vous dézinguer en coulisses, précisément parce que vous êtes trop belle pour être une véritable artiste.


Tout musicien avec une once d’ambition doit pouvoir se targuer de jouer un instrument remarquable. C’est d’ailleurs l’une des premières questions, l’une des questions fondamentales qu’il faut poser à un soliste international. Quel violon jouez-vous ? Il est du meilleur effet de donner le nom d’un luthier légendaire, de préférence italien, agrémenté d’une date, idéalement entre 1700 et 1800. Si l’instrument vous a été prêté par une prestigieuse fondation financée par une multinationale, c’est encore mieux, cela signifie que vous avez été choisi parmi des candidats triés sur le volet pour jouer un morceau de bois valant plus d’un million de dollars. Voilà la règle du jeu. Le violoniste et son violon sont censés ne faire qu’un, et le prestige de l’un déteint assurément sur l’autre. A tel point que l’on se demande parfois si ce n’est pas l’instrument qui fait le champion.

C’est tout le paradoxe de cette course à l’échalote. A dix-sept ans on vous demande de jouer Mozart avec la fraîcheur d’un enfant et la roublardise d’un vieux maître en fin de parcours. Impossible grand écart, auquel certains, pourtant, les fameux Wunderkinder, se plient avec une apparente facilité sans que personne se demande par quels chemins, sombres ou lumineux, sont passés ces enfants vieillis avant l’âge. A ceux-là, les maisons de disques, les chefs d’orchestre et les agents font les yeux doux. Toujours cette obsession de dénicher le prodige au berceau, afin de mieux le façonner aux exigences de l’industrie.

Les connaisseurs. Je crois vous en avoir parlé. Il en suffit d’un seul, malintentionné, pour me ruiner la soirée. Rang 3, place 44. Il n’est pas content parce qu’on ne l’a pas placé assez au centre, ou assez près, ou assez loin de la scène. Il n’est pas content parce qu’il n’approuve pas le programme, parce qu’il n’aime pas ma robe ou mes chaussures, parce qu’il trouve que je fais un peu pétasse. Il n’est pas content parce qu’il ne m’aime pas, tout simplement. Alors, pendant tout le concert, il affichera une mine sinistre, et son hostilité fera tache sur toute la rangée, comme une traînée radioactive. Depuis la piano, je pourrai la sentir, l’odeur infecte du charognard. Toute la troisième rangée, contaminée par son humeur. A la fin il refusera d’applaudir, pas un battement de mains, mais il viendra me voir, au moment des signatures, tout sourire ; il me dira à quel point j’ai été merveilleuse, la reine de la soirée, et je saurai à son regard, à son intonation, qu’il m’éreintera le lendemain, dans les milieux avertis ou, mieux, dans son journal si c’est un scribouillard.

Le paradoxe de l’interprétation est que la façon la plus directe de communiquer avec le public est d’oublier son existence.

Chez un musicien, regardez toujours les mains ; évitez le visage comme la peste. Les mains ne portent pas de masque, celui de l’émotion feinte, de l’extase de pacotille. Les mains sont incapables du moindre mensonge, tandis que le visage, lui… 


dimanche 15 septembre 2019

[St John, Madeleine] Les petites robes noires





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Les petites robes noires
          (The Women in Black)

Auteur : Madeleine St JOHN

Traductrice : Sabine PORTE

Parution : 1993 en anglais (Australie)
                2019 en français (Albin Michel)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :   

1959. Au deuxième étage du grand magasin F.G. Goode’s de Sidney, des jeunes femmes vêtues de petites robes noires s’agitent avant le rush de Noël. Parmi elles, Fay, à la recherche du grand amour ; l’exubérante Magda, une Slovène qui règne sur les prestigieux Modèles Haute Couture ; Lisa, affectée au rayon Robes de cocktail, où elle compte bien rester en attendant ses résultats d’entrée à l’université… 

Dans le secret d’une cabine d’essayage ou le temps d’un achat, les langues se délient, les vies et les rêves des vendeuses se dévoilent sous la plume délicate de Madeleine St John. Avec la finesse d’une Edith Wharton et l’humour d’un Billy Wilder, l’australienne Madeleine St John (1941-2006), livre un remarquable instantané de l’Australie des années 1950 et une critique subtile de la place de la femme dans la société. 

Devenu un classique dans les pays anglo-saxons, Les petites robes noires, traduit pour la première fois en français, est un chef-d’œuvre d’élégance et d’esprit.

« Un véritable diamant brut. » (Sunday Times)

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Madeleine St John est née en 1941 à Sydney. Après des études aux universités de Sydney, Stanford et Cambridge, elle s’installe à Londres en 1968. Son roman The Essence of the Thing, finaliste du Man Booker Prize, une première pour une Australienne, a été en traduit en français (Rupture et conséquences, Le Mercure de France, 2000). Elle a ensuite refusé que ses textes soient traduits à l’étranger. Madeleine St John, morte en 2006, a été redécouverte en Australie par les éditions Text, qui lui ont redonné sa place d’auteur majeur en publiant ces Petites robes noires, devenu un best-seller et adapté au cinéma par Bruce Beresford.

 

 

Avis :

Merci à Babelio et à Albin Michel pour le privilège de cette lecture en avant-première.

Les petites robes noires sont les vendeuses du grand magasin Goode's à Sydney, en 1959. A l'occasion du pic d'activité des fêtes de fin d'année et des soldes de janvier, en attendant ses résultats d'examen qui devraient lui ouvrir les portes de l'université, Lisa s'est fait engager comme intérimaire au rayon des robes de cocktail. Elle y fait la connaissance de Fay qui désespère de se marier un jour, de Patty dont le ménage bat de l'aile, et surtout de l'impressionnante Magda qui règne sur le prestigieux rayon Haute Couture et qui se met aussitôt en tête de cornaquer et de transformer la jeune fille encore sans expérience.

Madeleine St John excelle à croquer avec justesse les portraits de ces femmes, dans ce tableau de moeurs criant de vérité où se dessine la société de Sydney des années cinquante : employées modestes ou bourgeoises soucieuses de leur rang, toutes ont en commun de se conformer avec plus ou moins de bonheur au rôle alors dévolu aux femmes, avant tout centré sur le mariage, les enfants et les chiffons. "Et ils (les hommes) attendent des filles qu'elles soient idiotes ou du moins écervelées, ce qu'elles sont rarement, mais la plupart d'entre elles font semblant de l'être pour leur faire plaisir". Lisa fait figure d'exception en prétendant à des études universitaires, mais elle doit trouver le moyen de contrer l'opposition de son père.

Le registre est celui de la comédie, et cette histoire plutôt sucrée et optimiste qui s'achève dans un bonheur uniformément partagé, trouve tout son intérêt dans son ton gentiment moqueur. Avec l'air de ne pas y toucher, l'auteur se rit des conventions de ce petit monde patriarcal, qui se comporte par ailleurs souvent comme une province de la lointaine Europe, objet d'autant de dénigrement que de fascination.

Ce roman est au final un affectueux hommage de l’auteur à ses contemporaines, encore souvent soumises à l’autorité de leur père, puis de leur mari, cantonnées aux sphères du mariage, de la maternité et d’emplois subalternes « typiquement » féminins : sort auquel Madeleine St John est consciente d’avoir échappé, à l’instar de Lisa, en accédant à l’enseignement supérieur.  (4/5)