J'ai beaucoup aimé
Titre : Les Mangeurs de nuit
Auteur : Marie CHARREL
Parution : 2023 (L'Observatoire)
Pages : 304
Présentation de l'éditeur :
Hannah
est une Nisei, une fille d’immigrés japonais. Si son père l’a bercée de
contes nippons, elle se sent avant tout canadienne ; alors pourquoi les
autres enfants la traitent-ils de « sale jaune » ? Jack,
lui, est un creekwalker, il veille sur la forêt et se réfugie dans les
légendes autochtones depuis le départ de son frère à la guerre. Le jour
où l’ermite tombe nez à nez avec un ours blanc au cœur de la
Colombie-Britannique, il croit rêver – la créature n’existe que dans les
mythes anciens. Pourtant, la jeune femme inconsciente qu’il recueille
semble prouver le contraire : marquée des griffes de la bête, Hannah
développe d’étranges dons à son réveil.
Des années 1920 à l’après-guerre, Marie Charrel brosse le portrait d’une Amérique du Nord où la magie sylvestre s’enchevêtre à la fresque historique. Contes japonais et légendes indigènes se lient dans une fabuleuse ode à la nature et à la fraternité.
Un mot sur l'auteur :
Journaliste au Monde où elle suit l'économie internationale, Marie Charrel est l'auteur de plusieurs romans et recueils de nouvelles.
Avis :
Des années trente à cinquante, depuis l’arrivée en Colombie-Britannique, à l’extrême Ouest du Canada, d’Aika, l’une de ces jeunes Japonaises sans plus d’avenir que l’union, conclue sur simple échange de photos, avec un compatriote déjà exilé, Les mangeurs de nuit reconstitue le difficile parcours d’intégration de sa fille Hannah, entre précarité et racisme côté hommes, magie universelle des grands espaces peuplés d’esprits et de légendes côté nature.Sautant incessamment d’une époque à l’autre d’une manière qui semblera de prime abord presque désordonnée et quelque peu déroutante, en vérité morcelé comme un puzzle à l’image de l’identité fracassée de ses personnages déracinés et violemment ostracisés, le récit laisse peu à peu apparaître son motif central : le destin d’une Nisei - « deuxième génération » -, fille d’émigrés japonais née sur le sol canadien, comme bien d’autres après la vague qui, au début du XXe siècle, poussa les plus pauvres Nippons à partir tenter leur chance en Amérique, du Nord ou du Sud.
Comme dans Certaines n’avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka, tout commence par un mariage par correspondance, entre une adolescente que son statut rend immariable au Japon et un pauvre compatriote émigré, bien content de saisir l’aubaine au seul prix de quelques photos mensongèrement avantageuses. Quelles que soient ses désillusions, la jeune femme munie d’un billet simple pour l’inconnu doit faire face à sa nouvelle vie immanquablement rude et misérable, dans une Amérique raciste à laquelle rien ne l’a préparée. Les lecteurs du roman Fantômes de Christian Kiefer savent pourtant déjà que le pire reste à venir, avec la paranoïa engendrée par la seconde guerre mondiale, et bientôt la confiscation des biens et l’internement dans des camps des Américains d’origine japonaise.
Violemment renvoyée à une identité japonaise qui lui est étrangère, la jeune Hannah se révèle plus prompte à la révolte que ses parents soucieux de se fondre dans le décor selon les règles de conduite nippones. Ce sont la forêt canadienne et la connexion à une nature aussi grandiose qu’impitoyable, en même temps que son imagination et sa propension à inventer des histoires, qui vont l’aider peu à peu à trouver l’apaisement et à rassembler les morceaux épars de son existence. L’éloignant de plus en plus de l’intolérante compagnie du Nord-Américain moyen des années cinquante, son cheminement la rapprochera d’autres parias, eux aussi spoliés par la destructrice toute-puissance de l’homme blanc : les Amérindiens. Au contact de Jack, un creekwalker – « marcheur de rivières » chargé de dénombrer les saumons – imprégné de culture gitga’at par la seconde épouse de son père et par son demi-frère métis, elle apprendra, au terme d’une expérience initiatique presque chamanique, aussi bien à vivre en paix, à l’unisson des battements de coeur de la nature, qu’à marier la magie des contes nippons à celle des mythes amérindiens.
Du terrible traitement imposé au XXe siècle à la communauté japonaise installée en Amérique au rapport destructeur de l’homme à la nature, Marie Charrel porte un regard sévère sur la société occidentale contemporaine, si oublieuse de l’antique sagesse des « peuples racines », notamment amérindiens, et de leur lien sacré au vivant et à la terre. Son récit est une invitation pleine de poésie, à l’image des lucioles mangeuses de nuit évoquées dans le titre, mais aussi très (trop?) dans l’air du temps, à revenir à davantage d’humaine humilité pour, comme nos Anciens, une vie beaucoup plus en harmonie avec notre environnement. (3,5/5)
Citations :
Tandis qu’elle l’écoute, Aika entrevoit le genre d’homme qu’est son mari : un rêveur. Il est de ceux pour qui les mots et les histoires comptent plus qu’un toit solide au-dessus des têtes et un repas consistant sur la table. Il n’a pas les pieds sur terre et ne les aura sans doute jamais. Le succès de son entreprise de pêche relevait sûrement du hasard, ou bien de l’aide d’Hideki, mais certainement pas de ses talents d’homme d’affaires. Elle prend peur : Kuma emplira son cœur de phrases merveilleuses, mais quelles que soient ses promesses, ses rêveries auront toujours plus de poids que leurs besoins matériels et ses projets à elle. Les poètes font d’excellents amis, mais de piètres époux.
Il lui enseigne les mots japonais sans équivalent dans d’autres langues. Komorebi : les rayons du soleil jouant dans les feuillages. Kogarashi : le vent froid annonçant l’hiver. Wabi-sabi : la beauté résidant dans l’imperfection. Natsukashii : la nostalgie heureuse des temps révolus. Il lui apprend les mots d’anglais qui n’existent pas en japonais : dépaysement, frileux, se recroqueviller.
– Tu sais ce que cela veut dire, Hannah Hoshiko ? Que les peuples qui ne partagent pas la même langue ne pensent pas de la même façon. Cela signifie aussi que les mots ont le pouvoir d’inventer le monde. N’est-ce pas merveilleux ? Souviens-toi toujours de cela, mon enfant. Peu importe ce que la vie t’arrache : tu pourras toujours le lui reprendre avec les mots.
La haine dont ils font l’objet est alimentée par la crainte que la politique extérieure agressive du Japon soulève, mais pas seulement. Contrairement à ce qu’affirme la propagande anti-immigration, les Japonais – dont certains sont implantés depuis le XIXe siècle, et beaucoup détiennent la citoyenneté canadienne – ne sont pas si nombreux dans le pays : guère plus de vingt-deux mille, sur une population totale de onze millions d’habitants. Ils passeraient inaperçus s’ils étaient dispersés dans le pays, comme les autres minorités.
Seulement voilà : ils sont concentrés en Colombie-Britannique, en particulier autour de Vancouver, et cela les rend visibles. Trop. On les accuse de se reproduire comme des lapins pour remplacer la population locale, alors que la moitié des nouveau-nés d’origine japonaise meurent avant d’avoir atteint l’âge d’un an. Certains groupuscules proches de l’AEL exigent qu’on les renvoie tous au Japon. D’autres qu’on les fiche, afin de les surveiller de près. Mille rumeurs courent. On raconte que le gouvernement monte des listes recensant ceux soupçonnés d’être des espions. On prétend que des hommes sont enlevés la nuit pour être interrogés.
Elle a beau s’efforcer d’ignorer les nouvelles, Hannah apprend dans le journal que le Japon a attaqué Pearl Harbor. Depuis, les Japonais installés en Amérique du Nord sont officiellement considérés comme des ennemis par les États-Unis et ses alliés. Des traîtres. Des agents infiltrés, prêts à passer à l’action. Les journaux les décrivent comme de perfides comploteurs dissimulant des armes. Personne ne cherche à vérifier ces informations. Personne ne les met en cause.
Les Japonais reçoivent la directive de s’inscrire auprès des autorités. On leur interdit de circuler librement. On leur impose un couvre-feu. Les premiers mandats d’arrêt paraissent. Puis l’ordre de quitter leurs maisons tombe.
– On va nous regrouper quelque part, tout ira bien, prétend Yusuke.
En ville, leurs anciens amis vendent leurs commerces pour une misère aux Chinois. Les plus optimistes barricadent leurs portes dans l’espoir de retrouver leurs biens intacts à leur retour. À la campagne, la plupart des fermiers bouclent leur maison après avoir enterré dans le jardin ou à la cave les biens de valeur.
Lorsque les premiers Européens sont arrivés, ils se sont d’abord intéressés aux peaux animales, prisées par les riches du Vieux Continent. Mais ils voulaient plus. Alors, ils ont creusé le sol en de larges mines pour en extraire les métaux précieux. Mais ils voulaient plus encore. Très vite, ils ont compris que la véritable richesse de la Colombie-Britannique n’était pas les minerais, dont les filons s’épuiseraient tôt ou tard, mais ses poissons – harengs, baleines et surtout les saumons, qu’ils achetaient jusque-là aux peuples locaux pour se nourrir. Ils se sont mis à pêcher, chassant ces derniers au passage. Ils ont installé des conserveries le long des côtes et des rivières, afin d’envoyer les poissons jusqu’en Europe. Ils ont pillé l’océan pendant des décennies comme des fous, certains de leur bon droit sur la nature. Jusqu’à ce que les stocks de poissons s’amenuisent dangereusement. Lorsque le gouvernement a compris que leurs excès menaçaient de tuer la poule aux œufs d’or, il a embauché des bougres comme moi pour compter les saumons des rivières. Nos chiffres permettent de fixer les quotas limitant l’avidité des pêcheurs.
– Ici, la survie de chaque espèce peuplant les bois dépend du saumon : les ours et les loups qui s’en repaissent, mais aussi les mousses des rives et les herbes qui absorbent les minéraux des carcasses, les mammifères se nourrissant des herbes, et je ne parle même pas des insectes. Avant que les Européens ne s’approprient leur territoire, les Tsimshian étaient les protecteurs de ce fragile équilibre. Ils prélevaient dans les rivières uniquement ce dont ils avaient besoin.
– Les Tsimshian ?
– Les peuples qui vivaient en Colombie-Britannique bien avant l’arrivée des colons.
Tu devras aimer tous les hommes, car il y a une part de bon en chacun d’eux.
La vérité est que la plupart ne sont ni bons, ni mauvais. Ils survivent.