mardi 27 mai 2025

[Shattuck, Ben] La forme et la couleur des sons

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La forme et la couleur des sons

Auteur : Ben SHATTUCK

Traduction : Héloïse ESQUIE

Parution : 2025 (Agullo)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Été 1919. Deux jeunes hommes, liés par un amour placé sous le signe de la musique, partent recueillir des chansons traditionnelles dans les campagnes du Maine, avant que l’un d’eux ne disparaisse brusquement. Des années plus tard, dans la maison où elle vient d’emménager, une femme retrouve les cylindres de cire enregistrés lors de ce fameux été… La première nouvelle de Ben Shattuck donne le ton de ce magnifique recueil qui explore le lien entre l’amour et la perte, et la manière dont celui-ci se métamorphose au gré du temps. Empruntant la forme musicale et poétique du « hook-and-chain », popularisée au XVIIIe siècle en Nouvelle-Angleterre, l’auteur relie chacune des nouvelles, tramant un récit où la mémoire d’un chaînon du passé resurgit fortuitement.

Du Nantucket du XVIIIe siècle aux forêts contemporaines du New Hampshire, La Forme et la Couleur des sons est une ode à la Nouvelle-Angleterre de David Henry Thoreau autant qu’une méditation sur la quête incessante d’un foyer.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Né en 1984, Ben Shattuck est un écrivain, peintre et conservateur américain. Il a écrit deux livres.

 

 

Avis :

Un des films les plus attendus du festival de Cannes 2025 a été The History of Sound, adapté de la nouvelle qui entame et donne le ton à ce mélancolique recueil de douze histoires entrelacées se déroulant en Nouvelle-Angleterre entre le XVIIe siècle et nos jours.

S’inspirant de la structure poétique et musicale du « hook-and-chain », en vogue il y a trois siècles dans cette partie de l’Amérique qu’il connaît bien, Ben Shattuck use de ses nouvelles comme de couplets mariés deux à deux, la première donnant sa tonalité à l’ensemble et la dernière fermant la boucle en lui répondant par-delà le temps, le tout sur la petite musique de la désillusion et de la perte.

Ainsi, le premier amour tragique d’un jeune chanteur synesthète pour un collectionneur de chansons traditionnelles au début du XXe siècle se retrouve lié, bien des années plus tard et par le biais des cylindres de gramophone qu’ils ont enregistrés, au désenchantement d’une femme ayant pour sa part vécu dans le chagrin pour avoir justement épousé son premier amour. Entre ces deux échos mélancoliques ouvrant et fermant le recueil, le son des peines et des joies ricoche d’une histoire à l’autre, dans un incessant va-et-vient dans le temps et entre différents lieux du nord-est des Etats-Unis.

Et chacune, comme les airs captés et conservés par les premiers personnages du livre, d’apporter sa ligne musicale à la polyphonie de la vie et des émotions, chaque fois une trajectoire irrémédiablement solitaire et éphémère ne laissant comme traces que les quelques objets qui lui survivent – enregistrements musicaux, tableau, vieilles photographies… –, mais traçant toutes ensemble la mémoire fantôme des âmes et des sentiments évanouis. Un peu comme si le livre captait la vibration des ondes laissées par toutes ces vies écoulées et nous la restituait en ses pages comme d’autres empêchent les vieilles chansons oubliées de mourir en les enregistrant.

Un livre à la construction subtilement ouvragée pour peindre, non sans mélancolie, la diversité et la fugacité de nos existences et de nos ressentis pourtant si pressants sur le moment, et s’en faire la chambre d’écho comme s’il s’agissait d’une musique, aux formes et aux couleurs de la vie. Splendide. (4/5)

 

 

Citations :

J’aurais voulu le son de tous les sillons manquants. Les vibrations libérées dans le monde sans jamais se concentrer dans le tube du phonographe et se transmettre au stylet, sans jamais être gravées dans la cire. J’aurais voulu un enregistrement des années passées. La première fois que David m’avait dit son nom, au pub. David m’invitant chez lui. Me demandant un soir, très tard, s’il devait partir à la guerre ou pas, et moi qui avais dit oui, car je croyais que c’était ce qu’il voulait entendre. La forme et la couleur des sons, perdues quotidiennement. J’ai commencé à voir la Terre comme un cylindre de cire et le Soleil comme une aiguille qui, posée sur notre planète, faisait résonner la musique du jour – le bruit des gens qui se disputaient, cuisinaient, riaient, chantaient, gémissaient, pleuraient, flirtaient. Et en fond, la rumeur silencieuse de millions de dormeurs se répandant sur la planète comme des parasites sonores.  


J’allais épouser Maggie Pinkham. J’allais aider Paul à repeindre le phare quand il le faudrait. La maladie de ma mère allait peut-être s’aggraver, mais peut-être pas. Mon père continuerait à ne pas revenir de l’étang. Sadie attraperait de nouveau des puces. Les moutons feraient des petits. Les phoques continueraient de nous fixer depuis les vagues. Ça pouvait durer encore quarante ans, tout ça. Les seules choses imprévisibles, dans une vie, sont celles qu’apportent la guerre et la maladie. C’est ce que j’ai constaté.  


J’entends bien que ça peut paraître égoïste, ou cruel. Mais il faut connaître un peu de souffrance, dans la vie – les humains sont faits pour souffrir un peu. Les choses qui se terminent, disons, comme les saisons, comme l’hiver. C’est là qu’on trouve le meilleur. Il faut être déchiré pour pouvoir sentir la réparation. Il n’y a pas d’équivalent. Je ne souhaiterais pas une vie sans histoire à mon pire ennemi.


 

jeudi 22 mai 2025

[Autissier, Isabelle] La fille du grand hiver

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : La fille du grand hiver

Auteur : Isabelle AUTISSIER

Parution :  2025 (Paulsen)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Elle a sept ans et connaît déjà la faim. Dans la nuit polaire, sa mère assouplit la corde qu’elle devra lui passer autour du cou. Une bouche de moins à nourrir sauvera peut-être le reste de la famille. Mais au dernier moment, son frère s’interpose. Arnarulunguaq vivra.          

Des années plus tard, des Blancs se sont installés dans son village du Groenland. Le comptoir qu’ils ont ouvert modifie le quotidien des Inuits. Mais la jeune femme aux yeux pétillants n’a qu’une envie : participer à leurs expéditions. En 1921, Arnarulunguaq ose, et part en traîneau à travers le Grand Nord avec le charismatique Knud Rasmussen, à la rencontre des peuples d’au-delà de la mer.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Isabelle Autissier est la première femme à avoir accompli un tour du monde à la voile en solitaire. Elle est notamment l'autrice de Seule la mer s’en souviendra (Grasset, 2009), Soudain, seuls (Stock, 2015), Le Naufrage de Venise (Stock, 2022), et avec Erik Orsenna, Salut au Grand Sud (Stock, 2006) ainsi que Passer par le Nord (Paulsen, 2014). Elle est présidente d'honneur de la fondation WWF France.

 

 

Avis :

Première navigatrice à avoir bouclé un tour du monde en course en solitaire, passionnée de nature et d’écologie, Isabelle Autissier est aussi un écrivain accompli. Après notamment le Grand Nord russe dans Oublier Klara, elle nous emmène cette fois au Groenland, lorsqu’au tournant du XXe siècle, cette terre encore libre, seul le Sud en ayant alors été colonisé par les Danois, découvre les comportements et les objets occidentaux. L’auteur nous décrit ce point de bascule vers un nouveau mode de vie, sans plus de famines mais massivement acculturé, au travers d’une figure réelle hautement symbolique : l’Inuite Arnarulunguaq qui, participant dans les années 1920 à la plus vaste expédition de l’explorateur Knud Rasmussen dans l’Arctique canadien, l’aida dans ses observations ethnologiques.

Dans l’espoir de sauver les plus solides et les plus aptes à assurer la survie de la famille, la coutume aurait voulu que, plus jeune fille de sa fratrie, Arnarulunguaq fût sacrifiée lorsqu’à ses sept ans en 1903, la mort du père les laissa, elle et les siens, sans soutien. Sauvée par les pleurs d’un de ses frères qui attendrirent la mère, l’enfant eut la vie sauve et devint une jeune femme si vive et déterminée que le Danois de mère inuite Knut Rasmussen l’emmena dans sa cinquième expédition Thulé, du nom de la base qu’il installa sur l’île où elle vivait avec son peuple. De 1921 à 1924, le jeune femme partagea  les conditions très difficiles d’un voyage qui devait traverser l’Arctique canadien d’Est en Ouest en traîneau et, au contact des différents peuples Esquimaux rencontrés, collecter des données ethnologiques et biologiques.

Inspiré du propre livre de Rasmussen, mais aussi d’écrits sur les us et coutumes des peuples de l’Arctique canadien, le roman redonne vie à Arnarulunguaq enfant, puis adulte, laissant une large place au mode de vie et aux représentations du monde de ces peuples si bien adaptés aux conditions critiques du Grand Nord. Le froid, la pêche et la chasse orchestrent un quotidien rude et précaire réchauffé par la vie de clan, ses festivités et l’ivresse d’une vie libre au contact d’une nature aussi extrême dans ses splendeurs que dans ses rigueurs. Mais surviennent les premiers Blancs, avec d’abord de la farine, du sucre et d’étranges tasses en porcelaine, puis tant d’autres marchandises qui facilitent l’existence. Bientôt, plus rien de la vie d’avant ne supporte la comparaison avec ce qu’apportent les étrangers. C’est le début d’une « dépendance que seul l’argent peut combler » et d’une assimilation par la déculturation.

Sans autre commentaires que les observations étonnées d’Arnarulunguaq, bien placée pour appréhender le fossé séparant la lutte pour leur survie des peuples de l’Arctique et l’abondance occidentale, le récit n’est autre que celui d’un point de bascule. Avant tout fascinée par les apports des Blancs, elle n’en perçoit pas moins la condescendance et le racisme plus ou mois ouverts, rit des étranges exigences de ces Catholiques quant au mariage et à la morale, et s’interroge sur ce qu’elle perçoit déjà de la transformation de son peuple. Son expérience s’avère d’autant plus touchante pour le lecteur que lui sait ce qu’il adviendra par la suite et qui n’est encore qu’embryonnaire ici : la christianisation et la sédentarisation, les maladies et l’alcool, l’accès au commerce global, et un mal profond né de la destruction de l’identité inuite.

Bel hommage à cette femme emblématique, un roman historique passionnant pour une immersion dans une culture qui avait su s’adapter aux rigueurs de son environnement avant de sombrer face aux Occidentaux, et qui, avec sa passion pour la nature, la neige et l’aventure, fera forcément penser au Rapt et à La dernière migration de Frison-Roche racontant la sédentarisation des Samis en Laponie. (4/5)

 

 

Citations :

Car lorsqu’il devient évident que tous ne peuvent survivre, un choix s’impose. Aleqasersuaq aussi se sait confrontée à l’inéluctable. Elle devra donner la mort pour qu’une partie d’entre eux conserve une chance. Unique adulte, il lui incombe de décider et d’accomplir les gestes fatals.
La désignation des sacrifiés répond à un ordre séculaire. Le privilège de la vie revient d’abord aux chasseurs adultes, seuls à même de rapporter de la nourriture, puis aux femmes capables de coudre, tanner, nourrir et soigner. Les vieux s’éloignent souvent d’eux-mêmes, quand leur vue ne porte plus assez pour détecter le gibier, que leurs dents usées ne peuvent plus mâcher les cuirs, que leur vie a déjà suivi son cours. Ils sautent du traîneau et partent sous les étoiles. Parmi les enfants, les petits mâles seront un jour chasseurs. Restent les filles. Celles proches de la puberté ont déjà occasionné bien des soins et une éducation, elles seront rapidement des épouses à la charge d’un autre foyer. Les plus jeunes figurent tout en bas de la liste.


Ensuite arrivent, selon les hôtes, quelques délices : des œufs d’eiders gelés croqués comme des pommes ; du gongulaq, ce foie de morue conservé un an dans du blanc de baleine, bien vert, servi chaud et qui sent si fort qu’il coupe la respiration ; du mattak, ces petits carrés de peau de narval, noirs et caoutchouteux sur le dessus et d’un blanc nacré en dessous, qui fondent sur la langue ; enfin les fameux mergules fermentés que l’on presse dans la bouche pour que gicle un gras au goût subtil. Selon la croyance, ces dons de la nature circulant dans le corps s’y mélangent et retissent ainsi une harmonie entre l’individu et le monde extérieur.


Un matin, la baie se couvre d’une fine pellicule, le frasil, qui apaise les vagues. Une gadoue mi-eau mi-glaçon chuinte sur la côte au gré des courants et la marée abandonne des cristaux translucides qui scintillent dans le soleil oblique, formant comme un pointillé entre terre et mer. Ensuite apparaissent des plaques de glace hexagonales qui ondulent encore, donnant l’impression qu’un animal respire sous la surface, aux portes de l’hibernation. Enfin, tout s’égalise, scellant pour de longs mois l’accès à la vie marine. En quelques semaines le froid s’installe. La banquise frêle et sombre cède la place à une solide couverture blanche qui donne le signal de la chasse hivernale.


Les vies de leurs amis s’étalent au gré des récits, crues, drôles, tragiques. La lutte incessante pour survivre quelques mois, parfois quelques jours, mobilise toute leur science et toute leur énergie. Ils racontent la vie ou la mort avec la bonhomie de ceux qui parleraient d’une farce de leurs enfants :
— La vieille Mequpaluk a les lèvres bleues, car elle a mangé de l’humain. Son mari était mort de faim, il devait être sacrément dur à mâcher !
— La famille ne voulait pas me donner l’épouse, alors je les ai tous tués. C’est une bonne épouse…
— C’est un bon mari, renchérit celle-ci. Ils en éclatent de rire.
Qu’il est bon de rire, au chaud dans l’igloo, une soupe de renne dans l’estomac ! Dehors la tempête hurle et gronde, mais ne réussit qu’à renforcer cette joie vitale. Certains ne passeront pas l’hiver, à bout de privations, mais d’autres gigotent déjà dans le ventre des femmes.
 
 
Autant Miteq reste le simple et avisé chasseur qu’il a toujours été, seulement intéressé par l’échange des techniques avec ses amis, autant Arnarulunguaq continue à s’interroger : ainsi ce sont eux, ses ancêtres vivants, qui auraient cheminé au gré des proies le long des rivages de l’Arctique, jusqu’à peupler le Groenland ? La rencontre est vertigineuse. Imagine-t-on des Européens côtoyer des chevaliers en armure ?
Ces hommes et ces femmes ne paraissent pas si différents d’elle. Ou plutôt, pas si différents de ce qu’elle était dans sa jeunesse. Soudain, elle mesure tout ce qui a changé depuis l’arrivée de Knud et Peter à Thulé. Le commerce a modifié les buts de chasse, l’irruption de nouveaux outils, d’ustensiles, de biens alimentaires a reconfiguré l’intérieur des igloos, le travail et même les menus. Il n’a suffi que de quelques années. Elle sait que ces changements permettent d’éviter fatigue et famine, mais elle se rend aussi compte que son peuple oublie petit à petit ses coutumes et ses techniques. Elle se sent comme au milieu d’un immense gué, loin d’une rive et encore incapable d’apercevoir l’autre.


Profitant de la dévalaison estivale, des Blancs en tous genres se sont répandus, marchands, trappeurs et aventuriers. Avec eux est arrivé le dieu dollar. Tout se vend, tout s’achète, bien au-delà de ce qu’Arnarulunguaq a connu à Thulé. Les Inuits se rengorgent de faire feu sur tout ce qui bouge : renards rouges et argentés, martres, lynx, castors, rats musqués, hermines… La concurrence fait monter les prix, instillant l’idée de thésauriser cette monnaie qui ne moisira jamais. D’une économie de pénurie au jour le jour, on en vient à une forme d’abondance où l’on se met à envisager les mois, parfois les années à venir. Miteq et Arnarulunguaq découvrent avec effarement des chasseurs qui envisagent sérieusement d’être un jour assez riches pour arrêter de travailler et jouir de leur argent jusqu’à leur vieillesse.
— Mais alors que feras-tu toute la journée ?
— Je chasserai pour mon plaisir !


Arnarulunguaq, qui a eu l’impression d’explorer son passé, a maintenant le sentiment d’être projetée dans son avenir. Voilà sans doute ce qui va advenir à Thulé. Elle écoute, perplexe :
— À quoi bon mâcher des peaux qui abîment les dents quand on peut avoir des tissus et une machine à coudre ? — Un bateau à moteur est plus rapide et moins fatigant que pagayer.
— Les lampes à pétrole éclairent mieux et sentent moins mauvais. En plus, les visiteurs blancs adorent nos vieilles lampes à huile et les achètent à bon prix.
— J’utilise un rasoir, c’est quand même plus élégant qu’une vilaine barbe.
Au hasard des rencontres et des discussions, ces phrases étonnent Arnarulunguaq, parfois la heurtent. Toute leur vie d’avant, jusque dans les moindres détails, semble devenue méprisable ou inutile, incapable de soutenir la comparaison avec les techniques des Blancs. Elle est frappée de constater que tous s’entourent maintenant d’objets qu’ils sont incapables de fabriquer, créant une dépendance que seul l’argent peut combler. Mais à Thulé aussi, on a eu vite fait de délaisser la lance pour le fusil. Tout se vend, tout s’achète, jusqu’aux légendes que les vieux commercialisent 25 dollars pièce. Dès que la nouvelle que Knud recherchait des objets anciens s’est propagée, des pilleurs de tombes se sont mis à l’ouvrage.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

 
 


 

mardi 20 mai 2025

[Ledun, Marin] Henua

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Henua

Auteur : Marin LEDUN

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Henua. La terre natale, la terre-mère.
Henua Ènana, la Terre des Hommes, véritable nom de l’archipel des Marquises, où est retrouvé le corps de Paiotoka O’Connor, une jeune mère respectée, éprise de liberté, aimant passionnément Nuku Hiva, son île.
Le lieutenant de gendarmerie Tepano Morel – né d’un père métropolitain et d’une mère marquisienne – est dépêché depuis Tahiti pour enquêter, secondé sur place par Poerava Wong. Si ses investigations lui révèlent progressivement l’envers du paradis marquisien, elles lui permettent également de renouer avec ses racines et la mémoire de sa mère, personnalité connue de beaucoup sur l’île.
Jonglant avec les fantômes de son passé et sa quête de vérité, le lieutenant découvre un pays rongé par les conséquences de la colonisation et hanté par le spectre des essais nucléaires français, où le silence est d’or et où les secrets sont bien gardés...

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Marin Ledun est l’auteur d’une vingtaine de romans dont Les visages écrasés, plusieurs fois récompensé et adapté au cinéma, et L’homme qui a vu l’homme, prix Amila-Meckert. Ses deux précédents romans, Leur âme au diable et Free Queens, ont reçu un accueil particulièrement enthousiaste de la presse et des libraires.

 

 

Avis :

Une île comme une cage : entre séquelles de la colonisation, trafic de drogue, braconnage d’espèces protégées et féminicide, le nouveau polar de Marin Ledun raconte l’envers de la carte postale des Marquises.

Le cadavre d’une jeune femme, Paiotoka O’Connor, ayant été découvert sur les hauteurs de l’île Nuku Hiva aux Marquises, le lieutenant Tepano Morel, un « demi » - de mère marquisienne et de père métropolitain - qui n’avait jamais mis les pieds dans l’archipel et la policière locale Poerava Wong sont chargés de l’enquête. Commence un schéma de narration assez classique et linéaire qui, au-delà du suspense de l’investigation, se distingue par sa peinture d’un microcosme îlien et d’un enfermement social bien loin des clichés paradisiaques.

Nuku Hiva, c’est d’abord un écrin de nature et une culture millénaire qui tentent de panser les plaies laissées par la colonisation. Après les terribles conséquences des essais nucléaires et les tentatives d’éradication de traditions et de pratiques culturelles locales fondatrices, comme les chants, les danses, les mythes et les tatouages aux motifs symboliques, les jeunes générations s’efforcent de renouer avec une identité dont leurs aînés ont été coupés. Lui même déconnecté de ses origines et aussi métropolitain que le commun des lecteurs, Tepano se fait nos yeux et nos oreilles dans une découverte riche et dépaysante qui n’a pour autant rien de touristique.

Les étrangers ne se mêlent d’ailleurs guère aux locaux si l’on excepte le tourisme sexuel et la dégustation de gibiers protégés, et c’est en vase clos, à l’arrière des plages et de leurs yachts, dans un silence général d’autant plus bruyant que sur cette petite terre personne n’éternue sans que tous soient au courant, que fermentent pauvreté et violences criminelles sur fond de trafic de drogue, de prostitution et de braconnage d’espèces endémiques en voie de disparition.

Enquête policière prenante, rencontre attachante avec des personnages campés en profondeur, enfin immersion pleine de poésie dans une nature somptueuse et une culture d’une grande richesse : les ingrédients sont réunis pour un polar social et ethnologique de belle facture, qui rend justice à une terre et à un peuple dont la résilience se heurte aujourd’hui à de nouvelles formes de prédation, non plus territoriale, mais écologique et même sexuelle. (4/5)

 

 

Citation :

Il faut que tu comprennes quelque chose, dit-il. La vraie histoire des Marquises, pour nous, c'est pas celle de la colonisation à laquelle on nous réduit tout le temps. Oui, c'était horrible. Oui, on a failli disparaître. Oui, l'Église et la France nous ont massacrés. Mais si on en parle autant, c'est aussi parce que c'est la seule période de notre histoire qui est documentée. Pour ma génération, la vraie histoire, c'est celle d'avant, qu'on ne perçoit aujourd'hui qu'à travers des émotions qui subsistent dans nos légendes, dans nos chants, dans le bruit du vent ou dans les motifs du tatouage. Notre histoire, c'est celle qu'on ne connaît pas mais qu'on ressent. La puissance de ma génération tient là-dedans. Elle n'idéalise pas nos ancêtres qui étaient des guerriers violents, mais elle a compris que l'arrivée des Européens a éclipsé notre grande histoire. Cette période s'étale sur près de mille ans où nous étions puissants. Celle-là, personne ne nous la volera parce qu'elle n'intéresse personne. C'est cette puissance que nous recherchons. C'est à nous et à toi de la raconter désormais.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


dimanche 18 mai 2025

[Da Empoli, Giuliano] L'heure des prédateurs

 





Coup de coeur 💓💓

 

Titre : L'heure des prédateurs

Auteur : Giuliano DA EMPOLI

Parution : 2025 (Gallimard)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

« Aujourd’hui, l’heure des prédateurs a sonné et partout les choses évoluent d’une telle façon que tout ce qui doit être réglé le sera par le feu et par l’épée. Ce petit livre est le récit de cette conquête, écrit du point de vue d’un scribe aztèque et à sa manière, par images, plutôt que par concepts, dans le but de saisir le souffle d’un monde, au moment où il sombre dans l’abîme, et l’emprise glacée d’un autre, qui prend sa place. »
Giuliano da Empoli nous livre le compte-rendu aussi haletant que glaçant de ses pérégrinations au pays de la puissance, de New York à Riyad, de l’ONU au Ritz-Carlton de MBS. Il nous guide de l’autre côté du miroir, là où le pouvoir s’acquiert par des actions irréfléchies et tapageuses, où des autocrates décomplexés sont à l’affût du maximum de chaos, où les seigneurs de la tech semblent déjà habiter un autre monde, où l’IA s’avère incontrôlable… Aucun doute, l’heure des prédateurs a sonné.
L’auteur du Mage du Kremlin les regarde en face, avec la lucidité d’un Machiavel et la hauteur de vue du moraliste.

 

 

Un mot sur l'auteur :

Giuliano da Empoli, né en à Neuilly-sur-Seine, est un écrivain et conseiller politique italien et suisse. Il est le président de Volta, un think tank basé à Milan, et enseigne à Sciences-Po Paris.

 

 

Avis :

Après Les ingénieurs du chaos et Le Mage du Kremlin qui décryptaient, pour l’un, la stratégie d’affirmation par le chaos des nouveaux leaders populistes, pour l’autre, les ambitions de Poutine, l’ancien conseiller politique italo-suisse Giuliano da Empoli analyse les mécanismes à l’oeuvre dans le désordre mondial savamment entretenu par Trump.

Que se passe-t-il lorsque, ayant fait feu de tout bois – colère des insatisfaits et caisses de résonance numériques – pour déborder la démocratie libérale, l’un de ces stratèges du chaos parvient au pouvoir ? La réélection de Trump sonne l’heure d’une nouvelle ère, quand, d’outil de rébellion, la politique du chaos se fait institutionnelle, le gouvernant exerçant le pouvoir en multipliant les effets de sidération par l’imprévisibilité et l’usage incontrôlé de la force.

Ces nouveaux tyrans sont déjà un certain nombre à graviter dans ce que l’auteur identifie comme un nouveau cercle de prédateurs, parmi lesquels, entre Trump et Poutine, l’on peut citer Nayib Bukele au Salvador, Javier Milei en Argentine ou Mohammed ben Salmane en Arabie Saoudite. Tous ont en commun un comportement « borgien », de Borgia, le Prince qu’observa si cyniquement Machiavel. Au diable éthique et morale, seule compte la conservation du pouvoir.

Alors, à chaque époque les moyens : si les condottières du XVIe siècle profitèrent de l’invention de l’artillerie pour faire primer l’offensive dans un paroxysme de violence précipitant la fin des fortifications de type médiéval, les prédateurs de notre siècle se servent eux aussi de la rupture technologique pour avancer leurs pions. Le pouvoir passe aujourd’hui par les réseaux sociaux et leurs algorithmes, dictateurs et milliardaires de la tech s’empressant d’allier leurs forces dans ce nouvel espace sans règles propice à l’exacerbation de la violence et du chaos.

Convaincu que, bien loin de nous trouver confrontés à quelques événements conjoncturels, nous vivons un vrai changement d’époque et qu’est en train de s’ouvrir « une ère de violence sans limites », d’autant plus dominée par le rapport de forces que l’attaque, cyber ou autre, est redevenue moins coûteuse que la défense, l’auteur nous voit face aux conquistadors de la tech comme les Aztèques face aux conquistadors espagnols. Alors que, comme eux, nous restons incapables de nous décider entre fascination et rejet, notre passivité frise l’inconscience du précipice vers lequel le monde fonce tête baissée.

Avec ses illustrations frappantes tirées de son expérience personnelle au sein des microcosmes politiques, l’élégance toute littéraire de sa plume et ses punchlines en salves, Giuliano da Empoli signe un nouvel ouvrage que l’on aurait aimé moins bref et un peu plus approfondi, mais, en tous les cas, d’une clarté et d’une lucidité saisissantes n’ouvrant guère la porte à l’optimisme. C’est d’un avenir glaçant dont il se fait ici l’oracle. Une lecture éclairante, aussi terrifiante que fascinante, qui ne peut laisser indifférent. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Pris en étau entre ces avis opposés, l’empereur fit ce que les politiques, de tout temps, font dans ce genre de situation : il décida de ne pas décider. Il envoya aux étrangers une ambassade chargée de cadeaux, pour les impressionner par la splendeur de son règne, mais leur interdit de se diriger vers la capitale. Le résultat fut celui qui, de tout temps, a tendance à découler de ce genre d’hésitation : ayant voulu éviter la guerre au prix du déshonneur, Moctezuma eut et le déshonneur et la guerre.


Au cours des trois dernières décennies, les responsables politiques des démocraties occidentales se sont comportés, face aux conquistadors de la tech, exactement comme les Aztèques du XVIe siècle. Confrontés à la foudre et au tonnerre d’Internet, des réseaux sociaux et de l’IA, ils se sont soumis, dans l’espoir qu’un peu de poussière de fée rejaillirait sur eux.


Maintenant, prenez ces trois niveaux : les leaders, les conseillers et les gardes du corps, et multipliez-les par cent quatre-vingt-treize, le nombre de délégations nationales présentes à l’Assemblée générale. Chacune avec l’inébranlable conviction d’être au centre du monde. Même les Tuvalu. Même le Timor oriental. Vous commencerez à comprendre pourquoi les Nations unies ne peuvent pas fonctionner. Mais peut-être aussi pourquoi nous ne pouvons pas nous en passer.


Moins de 10 % des intervenants à l’Assemblée générale sont des femmes. Le patron des Nations unies, António Guterres, l’a déploré une nouvelle fois dans son allocution, mais il est peu probable que la situation évolue à court terme : l’ONU elle-même n’a jamais eu de femme à sa tête. De plus, les hommes qui se retrouvent ici ne sont pas des hommes comme les autres. Si la politique est bien la continuation de la guerre par d’autres moyens, il en découle que cette activité a partout tendance à attirer les caractères les plus violents, ceux qui ne trouvent de sens à leur vie que dans la lutte.


Trois mois avant l’invasion de l’Ukraine, Sourkov, limogé par Poutine quelque temps auparavant, publiait un article dans lequel tout était déjà dit. Toute société, écrivait-il alors, est soumise à la loi physique de l’entropie. Aussi stable soit-elle, en l’absence d’intervention extérieure, elle finit par produire le chaos en son intérieur. Jusqu’à un certain point, il est possible de le gérer, mais la seule façon de résoudre définitivement le problème est de l’exporter. Selon Sourkov, les grands empires de l’histoire se régénèrent en déplaçant le chaos qu’ils produisent hors de leurs frontières. C’est le cas des Romains dans l’Antiquité, c’est le cas – selon l’auteur – des Américains au XXe siècle. Et celui de la Russie, « pour laquelle l’expansion constante n’est pas seulement une idée, mais la véritable raison existentielle de notre histoire ».


Cela dit, en politique, il n’y a pas que la chute qui soit douloureuse : la vérité est qu’on souffre tout le temps. Il faut être fait pour ça. Comme ces poissons abyssaux, habitués à survivre sous la pression de milliers de tonnes d’eau de mer. (…)
Le problème est que ce genre d’existence ne permet pas de métaboliser. La succession des impulsions extérieures est trop ininterrompue, le cerveau a à peine le temps de réagir. Ce n’est qu’une fois l’aventure terminée que le politique a la possibilité de revenir sur ses pas pour en tirer quelques enseignements. S’il en a l’aptitude, ce qui est de plus en plus rare. Et s’il n’a pas explosé, comme la plupart des poissons abyssaux lorsqu’ils remontent à la surface.
 
 
En occupant la Crimée en 2014, Poutine a brisé le tabou, laborieusement construit après la Seconde Guerre mondiale, qui interdisait à un pays de recourir à la force pour modifier ses frontières. L’invasion de 2022 a amplifié le message pour les plus distraits. La guerre est de nouveau à la mode. Les dirigeants qui l’invoquent gagnent les élections. Certains d’entre eux passent ensuite aux actes. Dans les cinq dernières années, les dépenses d’armement ont augmenté de 34 % dans le monde.
Une ferveur guerrière parcourt la planète : elle ne touche pas que les régimes autoritaires. Les États-Unis sont passés de l’ère des négociations âprement disputées entre diplomates à celle de la diplomatie cinétique par la force armée. Au cours des dernières années, l’illusion que la suprématie technologique pourrait prendre la place de l’analyse approfondie des différentes situations locales a transformé le recours aux armes, physiques et numériques, en l’un des premiers ressorts de la politique étrangère, au lieu d’un outil imparfait de dernière extrémité. Dans un tel contexte, les sherpas aux desseins subtils sont devenus une espèce en voie de disparition. Ainsi, depuis toujours, la proportion des diplomates de carrière constituait les trois quarts des nominations d’ambassadeurs américains, le reste des postes étant attribués aux bailleurs de fonds du président. Mais, dès 2017, Donald Trump a inversé le rapport, en nommant une très large majorité de ses soutiens à ces fonctions. Son retour en 2025 va probablement conduire à l’extinction complète des ambassadeurs de carrière.


En Libye, au Proche-Orient, en Ukraine : les bordures du continent qui a fondé sa reconstruction sur la paix ne sont plus qu’un seul champ de bataille. Et chaque jour, la guerre pénètre un peu plus à l’intérieur des frontières de l’Europe. Ces derniers mois, des agents russes sont soupçonnés d’avoir assassiné un transfuge en Espagne, d’avoir incendié des centres commerciaux et des entrepôts dans plusieurs pays, d’avoir placé des colis piégés dans plusieurs avions de transport et tenté de tuer le PDG d’un des plus gros consortiums d’armement allemands. Sans compter les opérations de désinformation à grande échelle qui se transforment de plus en plus souvent en de véritables cyberattaques. Les médias n’ont pas toujours accès à l’ensemble des faits, mais les bureaux de vote de la plupart des pays européens, par exemple, sont systématiquement visés par des attaques informatiques à l’occasion d’élections locales ou nationales.
Cette explosion de violence répond à une logique que les historiens militaires connaissent depuis longtemps. Il y a des phases dans l’histoire où les techniques défensives progressent plus vite que les techniques offensives. Ce sont des périodes où les guerres deviennent plus rares parce que le coût de l’attaque est plus élevé que celui de la défense. À d’autres moments, ce sont surtout les technologies offensives qui se développent. Ce sont des époques sanglantes où les guerres se multiplient, car attaquer coûte beaucoup moins cher que se défendre. (…)
Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et tout au long de la guerre froide, la dissuasion nucléaire a rendu prohibitif le coût de toute attaque de grande envergure. Mais l’évolution du cadre géopolitique et les progrès de la technologie ont mis fin à cette phase de relative accalmie : l’attentat contre les Tours jumelles, qui a relancé l’histoire en dépit de sa mort annoncée, a coûté moins d’un million de dollars. Aujourd’hui, un porte-avions qui a coûté dix milliards de dollars au gouvernement américain peut être coulé par deux ou trois missiles hypersoniques chinois à quinze millions. À l’inverse, pour abattre un drone à deux cents dollars lancé depuis le sud du Liban, Israël doit employer à chaque coup un missile Patriot qui en vaut trois millions. Sans parler d’une cyberattaque capable de paralyser une nation entière, dont le coût est quasiment nul.
Ces jours-ci, l’attaque coûte moins cher que la défense. Beaucoup moins. Et le prix continue à baisser. À l’avenir, certains prétendent qu’un seul individu pourra déclarer la guerre au monde entier, et la gagner. Quand on sait qu’un synthétiseur d’ADN capable de créer de nouveaux pathogènes mortels coûte environ vingt mille dollars, soit le prix d’une voiture d’occasion, cette perspective ne semble pas si lointaine. 
 
 
Le Prince est le manuel de l’usurpateur, de l’aventurier qui part à la conquête de l’État. Les leçons que les Borgia de tous les temps peuvent en tirer sont fort nombreuses, mais l’une d’entre elles se démarque de toutes les autres : la première loi du comportement stratégique est l’action. En situation d’incertitude, lorsque la légitimité du pouvoir est précaire et peut être remise en cause à tout moment, celui qui n’agit pas peut être sûr que les changements auront lieu à son désavantage. (…)
Mais pour que le miracle du pouvoir se produise, il ne suffit pas d’une action résolue. Il faut aussi qu’il s’agisse d’un acte irréfléchi, car quelle serait la valeur d’une action qui répondrait simplement à la nécessité ? Ce ne serait guère plus que l’acte d’un technocrate, de l’un de ces fonctionnaires mornes et cruels qui agissent au nom de contraintes supérieures, qu’ils prétendent être les seuls à maîtriser. L’essence du pouvoir réside justement dans le contraire. Goethe raconte l’histoire de ce vieux duc de Saxe, original et obstiné, que l’on pressait de réfléchir, de considérer, avant de prendre une décision importante. « Je ne veux ni réfléchir ni considérer, aurait-il répondu, sinon pourquoi serais-je duc de Saxe ? »


L’apogée du pouvoir ne coïncide pas tant avec l’action qu’avec l’action irréfléchie, la seule à même de produire l’effet de sidération sur lequel se fonde le pouvoir du prince.


Le lendemain de l’élection de Trump, Bukele proclamait sur X : « Quelle que soit votre préférence politique, que vous aimiez ou non ce qui s’est passé, je suis certain que vous ne saisissez pas pleinement la bifurcation de la civilisation humaine qui a commencé hier. » Un mois plus tôt, le candidat républicain débarquait à Erie, en Pennsylvanie, où il lançait une solution au problème de la délinquance juvénile calquée sur celle du Caudillo.


Tant que la compétition politique se déroulait dans le monde réel, sur les places publiques et dans les médias traditionnels, les coutumes et les règles de chaque pays en déterminaient les limites, mais quand il déménage en ligne, le débat public se convertit en une foire d’empoigne où tout est permis et où les seules règles sont celles des plateformes. Ainsi, le destin de nos démocraties se joue de plus en plus dans une sorte de Somalie digitale, un État en faillite à la mesure de la planète, soumis à la loi des seigneurs de la guerre numérique et de leurs milices. 


Ce qui a changé par rapport à il y a huit ans, c’est que le socle sur lequel reposait l’ancien ordre s’est effondré. Si, au milieu des années 2010, les Brexiters, Trump et Bolsonaro pouvaient apparaître comme un groupe d’outsiders, défiant l’ordre établi et adoptant une stratégie du chaos, comme le font les insurgés en guerre contre une puissance supérieure, aujourd’hui la situation s’est inversée : le chaos n’est plus l’arme des rebelles, mais le sceau des dominants. 
 
 
Si, en Occident, la première moitié du XXe siècle avait enseigné aux hommes politiques les vertus de la retenue, la disparition de la dernière génération issue de la guerre a permis le retour des démiurges qui réinventent la réalité et prétendent la façonner selon leurs désirs.
Si l’ancien monde supposait des garde-fous – le respect de l’indépendance de certaines institutions, les droits de l’homme et des minorités, l’attention portée aux répercussions internationales –, tout cela n’a plus la moindre valeur à l’heure des prédateurs.
Dans ce nouveau monde, tous les processus en cours seront poussés jusqu’à leurs conséquences extrêmes, aucun d’entre eux ne sera contenu ou gouverné de quelque manière que ce soit. Pedal to the metal, le pied au plancher des accélérationnistes, devient la seule option possible.


Donald Trump, puisqu’on parle de lui, est une forme de vie extraordinairement adaptée au temps présent. L’un de ses traits, dont ses conseillers, en hommage à une époque désormais révolue, se plaignent encore à voix basse, alors qu’ils devraient s’en gargariser haut et fort, est qu’il ne lit jamais. Non pas des livres, bons pour les musées, ni des journaux, qui sont sur la même voie ; l’internaute le plus naïf n’hésiterait pas à classer l’image d’un Trump installé dans un siège de son jet ou dans un fauteuil à Mar-a-Lago un livre à la main, au lieu d’un écran ou d’un hamburger, parmi les deep fakes les plus farfelues qui se puissent concevoir. La question qui tracasse ses conseillers, alors qu’elle devrait les réjouir, est que Trump ne lit même pas les notes d’une page, voire d’une demi-page, qu’ils lui remettent pour le préparer avant un entretien, en résumant les éléments essentiels de la question à traiter. Ces notes, Trump ne leur accorde pas un seul regard. Ni une page, ni une demi-page, ni une seule ligne. Il ne fonctionne qu’à l’oral. Ce qui représente un défi considérable pour quiconque souhaite lui transmettre la moindre connaissance structurée.
Mais quelle importance, puisque ce qui compte est avant tout l’action, dont la connaissance, comme on le sait, est l’un des pires ennemis. Un environnement chaotique exige des décisions audacieuses qui captivent l’attention du public, tout en sidérant les adversaires.


Trump n’est au fond que l’énième illustration de l’un des principes immuables de la politique, que n’importe qui peut constater : il n’y a pratiquement aucune relation entre la puissance intellectuelle et l’intelligence politique. Le monde est rempli de personnes très intelligentes, même parmi les spécialistes, les politologues et les experts, qui ne comprennent absolument rien à la politique, alors qu’un analphabète fonctionnel comme Trump peut atteindre une forme de génie dans sa capacité à résonner avec l’esprit du temps.


Cambridge Analytica a été balayée par les scandales qui ont suivi le vote du Brexit, mais les plateformes en ligne sur lesquelles se déroule une partie de notre vie publique suivent exactement le même principe : augmenter la température pour multiplier l’engagement. Si la mobilisation des préjugés a toujours été le nerf du combat politique, les réseaux sociaux ont permis de lui donner une dimension industrielle. Partout, le principe reste le même. Trois opérations simples : identifier les sujets chauds, les fractures qui divisent l’opinion publique ; pousser, sur chacun de ces fronts, les positions les plus extrêmes et les faire s’affronter ; projeter l’affrontement sur l’ensemble du public, afin de surchauffer de plus en plus l’atmosphère. 
 
 
Après avoir apporté son soutien à Jair Bolsonaro, à Milei et à Bukele. Après avoir massivement contribué à l’élection de Donald Trump aux États-Unis, Musk s’est tourné vers l’Europe. En Grande-Bretagne, il s’est engagé aux côtés du parti à l’origine du Brexit. Et en Allemagne, auprès de l’AfD, le parti d’extrême droite.
Quiconque imaginerait que cette conduite est une des multiples excentricités d’un milliardaire d’origine sud-africaine commettrait une erreur fatale. La vérité est que la démarche de Musk révèle quelque chose de beaucoup plus fondamental, qui va bien au-delà des préférences d’un seul, quoique surpuissant, seigneur de la tech. Quelque chose qui a des racines bien plus profondes et est destiné à avoir des conséquences bien plus sérieuses.
Les conquistadors de la tech ont décidé de se débarrasser des anciennes élites politiques. S’ils parviennent à leurs fins, le monde de Lindner et de tous ses semblables, les libéraux et les sociaux-démocrates, les conservateurs et les progressistes, tout ce que nous sommes habitués à considérer comme l’axe porteur de nos démocraties, sera balayé.


Les nouvelles élites technologiques, les Musk et les Zuckerberg, n’ont rien à voir avec les technocrates de Davos. Leur philosophie de vie n’est pas fondée sur la gestion compétente de ce qui existe, mais plutôt sur une sacrée envie de foutre le bordel. L’ordre, la prudence, le respect des règles sont frappés d’anathème pour ceux qui se sont fait la main en allant vite et en brisant les choses, selon la devise de Facebook.


Aujourd’hui, nous possédons de plus en plus d’informations et sommes de moins en moins capables de prédire l’avenir. Nos ancêtres vivaient dans des sociétés beaucoup plus pauvres en données, mais ils pouvaient faire des plans pour eux-mêmes et pour leurs descendants. Nous avons de moins en moins idée du monde dans lequel nous nous réveillerons demain matin.


Comme le Dieu de Kierkegaard, l’IA ne peut être pensée en termes purement rationnels. Le seul moyen d’entrer en relation avec elle est de faire un acte de foi. Sa grande promesse est de prévoir, même si on ne comprend pas. Les technologues ne voient pas où est le problème. Puisqu’ils ne s’intéressent ni à l’histoire ni à la philosophie, ils ne se rendent pas compte que leur proposition équivaut à un retour à l’époque d’avant les Lumières, à un monde magique, incompréhensible, régi par l’IA que l’on priera comme les dieux de l’Antiquité.


« Qu’adviendra-t-il de la conscience humaine si son propre pouvoir explicatif est dépassé par l’IA et que les sociétés ne sont plus en mesure d’interpréter le monde qu’elles habitent en des termes qui ont un sens pour elles ? » (Kissinger) 
 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 16 mai 2025

[Paulin, Frédéric] Rares ceux qui échappèrent à la guerre

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : Rares ceux qui échappèrent
            à la guerre

Auteur : Frédéric PAULIN

Parution : 2025 (Agullo)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« Ce n’est pas un mercredi agréable de fin d’été. C’est seulement un jour comme les autres, un jour comme ceux qui ont précédé : Paris, feu et sang. »
Beyrouth, 23 octobre 1983. Un attentat visant le poste Drakkar fait près de soixante victimes françaises parmi lesquelles pourrait se trouver le fils du diplomate Philippe Kellermann. La France, directement visée, est désormais en guerre et le commandant Dixneuf se retrouve en première ligne.
Entre Beyrouth et Téhéran, après plusieurs nouvelles tentatives déjouées, Abdul Rasool al-Amine et les chefs du Hezbollah décident de changer de tactique, inaugurant une crise des otages qui occupera le paysage médiatique français pendant tout le reste des années 1980.
Mais alors que le pays n’en finit pas d’être endeuillé et que le monde politique se déchire quant à la conduite à tenir, les attentats signés Action directe se multiplient à Paris et en province.
Deuxième partie de l’ambitieuse trilogie de Frédéric Paulin consacrée à la guerre du Liban, Rares ceux qui échappèrent à la guerre se concentre sur une période de 1983 à 1986, charnière du conflit. La France prend conscience, de la plus dure des manières, des dangers qui la menacent tandis que le Liban s’enfonce chaque jour un peu plus dans la guerre…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Frédéric Paulin écrit des romans noirs depuis presque dix ans. Il utilise la récente Histoire comme une matière première dont le travail peut faire surgir des vérités parfois cachées ou falsifiées par le discours officiel. Ses héros sont bien souvent plus corrompus ou faillibles que les mauvais garçons qu’ils sont censés neutraliser, mais ils ne sont que les témoins d’un monde où les frontières ne seront jamais plus parfaitement lisibles. Il a notamment écrit Le monde est notre patrie (Goater, 2016), La peste soit des mangeurs de viande (La Manufacture de livre, 2017) et Les Cancrelats à coups de machette (Goater, 2018).

 

 

Avis :

Après le premier tome Nul ennemi comme un frère, Frédéric Paulin poursuit sa trilogie sur les quinze années de la guerre du Liban, de 1975 à 1990. Le récit reprend là où il s’était arrêté, en plein attentat du Drakkar le 23 octobre 1983, un immeuble de Beyrouth où stationnaient des militaires français. Le souffle de l’explosion passe ainsi directement de la dernière page du volume précédent à la première de celui-ci, dans une continuité narrative qu’il vaut mieux aborder depuis le début. En attendant le dernier tome annoncé pour l’été 2025, ce sont les années 1983 à 1986, jusqu’à cette fois l’attentat de la rue de Rennes à Paris, que l’auteur nous raconte avec toujours autant de souffle romanesque que de rigueur historique.

Mêlés aux protagonistes réels de l’époque, l’on retrouve donc les mêmes personnages fictifs qui, des désillusions du commandant Dixneuf de la DGSE au redoublement de violence du Libanais chiite Abdul Rasool al-Amine, en passant par les manoeuvres politiques du bientôt député RPR Michel Nada et de l’ex-diplomate Philippe Kellerman devenu proche conseiller du président Mitterrand, mais aussi par le désarroi du commissaire Caillaux et de sa femme juge anti-terroriste, permettent de croiser les points de vue sur ces années qui ont vu la guerre du Liban s’exporter sur le sol français.

Sans chapitre ni coupure, avec pour seules balises temporelles les faits historiques, le récit avance comme un fleuve en furie charriant les événements toujours plus violents qui, au Liban, en France, en Iran, ont pris une tournure d’une inextricable complexité. Pendant que la guerre transforme le Liban en champ de ruines, que les bombes d’Action Directe et des différents groupes islamistes installent un climat de terreur en France et que les otages tremblent pour leur vie entre les mains du Hezbollah, l’on découvre dans un étonnement consterné les dessous d’une diplomatie française minée par les rivalités et par les compromissions, les tractations concurrentes menées par les différents partis politiques à l’approche des élections présidentielles achevant d’ajouter à la confusion.

Les scènes courtes s’enchaînent sans discontinuer, sautant d’un lieu à l’autre dans une tension d’autant plus captivante que d’une crédibilité sans faille, l’auteur fondant son irréprochable rigueur d’écriture sur une documentation aussi impressionnante par sa minutie que par le naturel de sa restitution. Sans commentaire ni parti pris, le livre démonte les mécanismes et les enjeux politiques de la violence pour un tableau édifiant, souvent effarant, et toujours passionnant. Une vraie performance que cette lecture limpide et agréable du fatras au Proche-Orient. Vivement le dernier tome de la trilogie ! Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Les deux hommes lui ont confié que les otages au Liban étaient une opportunité pour la droite. Nada s’est forcé de garder pour lui son embarras lorsque Marchiani a dit que si les otages restaient otages jusqu’aux élections législatives, c’était même une chance pour Chirac.


Marcel Carton et Marcel Fontaine, enlevés depuis le 22 mars.
Jean-Paul Kauffmann et Michel Seurat, enlevés depuis le 22 mai.
Les otages, c’est Dumas qui s’en charge – avec Védrine, Bianco et Cousseran. C’est Dumas parce que Mitterrand en a décidé ainsi. Officiellement, on ne négocie pas avec les terroristes. Officieusement, on aimerait bien que les terroristes négocient plus facilement.


(…) finalement, les otages ne sont que des produits comme les autres, des produits qui ne se négocient plus sur un marché économique ou financier, mais sur un marché politique qui, à bien y réfléchir, englobe même l’économique et le financier.


— Vous n’auriez pas dû démissionner de la DGSE, commandant. Votre pays a besoin de gens comme vous.
— Mon pays se fout des gens comme moi. Vous n’avez qu’à voir les magouilles qui empêchent les otages d’être libérés.
— Les magouilles ?
— Ça fait trois mois que vous me retenez ici alors je suis un peu largué, je vous l’accorde. Mais je sais comment les choses se passent : mon gouvernement veut faire libérer les otages parce que bientôt ce sont les élections en France. Et plein d’autres gens veulent que les otages restent des otages parce que ça arrange leurs affaires.


La rue autour d’elle est agitée par la vie mais par une vie étrange. Dix ans de guerre, et la normalité accepte le pas pressé des femmes qui vont chercher de la nourriture ou des médicaments avant de rentrer précipitamment chez elles. La normalité accepte ces bâtiments aux vitres brisées, aux murs percés d’impacts. La normalité accepte le regard méfiant des miliciens en armes qui patrouillent ou gardent l’entrée d’un immeuble qui, peut-être, abrite en son sous-sol des otages, des morts-vivants. Depuis dix ans, c’est la normalité à Beyrouth.
Ces dix dernières années qui lui ont été volées. Comme à tous les Libanais.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

mercredi 14 mai 2025

[Gaudé, Laurent] Terrasses ou notre long baiser si longtemps retardé

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Terrasses ou notre long baiser
            si longtemps retardé

Auteur : Laurent GAUDE

Parution : 2024 (Actes Sud)

Pages : 144

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Vendredi 13 novembre 2015, il fait exceptionnellement doux à Paris – on rêve alors à cette soirée qui pourrait avoir des airs de fête. Deux amoureuses savourent l’impatience de se retrouver ; des jumelles s’apprêtent à célébrer leur anniversaire ; une mère s’autorise à sortir sans sa fille ni son mari pour quelques heures de musique. Partout on va bavarder, rire, boire, danser, laisser le temps au temps. Rien n’annonce encore l’horreur imminente.
Laurent Gaudé signe, avec Terrasses, un chant polyphonique qui réinvente les gestes, restitue les regards échangés, les quelques mots partagés, essentiels – écrit l’humanité qui éclot au cœur d’une nuit déchirée par l’impensable. Et offre à tous un refuge, face à un impossible oubli.

 

Un mot sur l'auteur :

Laurent Gaudé a obtenu le prix Goncourt des lycéens et le prix des libraires avec La mort du roi Tsongor en 2002, puis le prix Goncourt pour son roman Le soleil des Scorta en 2004.

 

Avis :  

Cela fait presque dix ans qu’ont eu lieu à Paris les attentats du 13 novembre 2015. Dans un roman choral par ailleurs mis en scène au théâtre, Laurent Gaudé nous donne à entendre les voix des victimes et des secouristes, un choeur poignant dont la délicate litanie fait ressortir le motif lumineux de l’amour, de l’empathie et de la solidarité sur le noir absolu de la violence aveugle et de la peur.

L’exercice était délicat et l’écrivain le réussit avec brio. Tandis que, donnant la parole aussi bien aux morts qu’aux vivants, le « je » et le « nous » du récit immergent le lecteur au plus près de ce qu’ont vécu les victimes et ceux qui leur ont porté secours – ici une amoureuse qui court vers un premier baiser, là deux jumelles impatientes de se retrouver à Paris pour leur anniversaire, là encore un couple qui se sépare sur une dispute, et bientôt les policiers de la BAC de nuit, une infirmière rappelée d’urgence après la fin de sa journée, les forces d’intervention de la BRI montant à l’assaut du Bataclan… –, se superposent peu à peu, jusqu’à former une petite foule évoquant un choeur antique, les silhouettes fictives mais représentatives, vives et précises, de ces hommes et de ces femmes à qui le hasard a donné rendez-vous ce soir-là avec l’horreur et l’irrémédiable arbitraire du destin.

Chacune y va de son monologue sobrement factuel, évoquant simplement et sans pathos la vie fauchée en plein geste ou à jamais transformée par la perte et la confrontation à l’impensable barbarie. Pas de haine ni même de colère, juste la sidération suivie de la douleur et, face à l’implacable atrocité tombée au hasard au beau milieu de vies banales qui auraient pu tout aussi bien être la nôtre ou celle de proches, la dignité de gens s’efforçant comme ils peuvent de faire face à une tragédie collective nous dépassant tous.

Poignant dans son incommensurable tristesse, souvent insoutenable malgré la pudeur presque clinique de ces voix comme désincarnées surgies de l’obscurité des enfers et sondant sans répit la question sans réponse du hasard et de l’arbitraire – « “Toi, oui. L’autre, pas.” À une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas. » –, le texte laisse la vie et l’envie de vivre diffuser une lumière têtue, celle de l’humanité et de la liberté, qui réussit en dépit de tout à imposer l’espoir face à l’obscurantisme aveugle.

Un texte bref, intense et bouleversant, qui a su trouver la retenue et la justesse de ton pour aborder avec autant d’empathie que de respect les blessures individuelles et collectives qui démarqueront toujours l’après de l’avant, mais qui, jamais, n’empêcheront la vie de triompher sur les courtes vues du fanatisme. « Nous avons appris qu’on pouvait mourir de marcher dans la rue, de s’attarder autour d’un verre avec des amis. Et pourtant, il faut continuer. Vivre. Comme on aime. Au nom de ceux qui sont tombés. Nous serons tristes, longtemps, mais pas terrifiés. Pas terrassés. » (4/5)

 

Citations : 

“Toi, oui. L’autre, pas.” À une seconde près, un centimètre près. Avoir de la chance ou pas.  

[Le Hasard] dévie nos chemins avec une joie féroce et donne à l’horreur le nom de destin.

 

Du même auteur sur ce blog : 

 
 

 


 

lundi 12 mai 2025

[Fottorino, Eric] Des gens sensibles

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Des gens sensibles

Auteur : Eric FOTTORINO

Parution :  2025 (Gallimard)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« J’avais vingt ans et j’avais écrit le plus beau roman du monde. C’est Clara qui le disait. Je croyais tout ce que disait Clara. »
Au début des années 1990 à Paris, Jean Foscolani, dit Fosco, s’apprête à publier son premier roman, Des gens sensibles. Saisie par la force de son texte, l’attachée de presse de la maison d’édition, Clara, remue ciel et terre pour que le talent du jeune auteur soit reconnu. Grâce à elle, Fosco rencontre Saïd, un écrivain algérien adulé dans son pays, qui dénonce les atrocités commises par les fanatiques religieux. La vie de Saïd est en permanence menacée. Pendant quelques mois, avec Clara, ils vont former un trio inséparable uni par un farouche désir de liberté, par l’amour et l’amitié, et surtout par la conviction que la littérature est plus grande que la vie.
À travers ce roman bouleversant, Éric Fottorino offre une plongée incomparable dans l’univers littéraire de la fin du XXᵉ siècle, sur fond de drame algérien et de foi immense dans le pouvoir des mots.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Éric Fottorino est un journaliste et écrivain français né en 1960, cofondateur, directeur de la publication, écrivain, ancien PDG du groupe Le Monde, auteur d'essais et de romans.

 

 

Avis :

Dans une fiction d’inspiration largement autobiographique, Eric Fottorino fait revivre ses fantômes d’une façon toute modianesque, pour un hommage à fleur de peau à la littérature et à la liberté d’expression au travers d’une très passionnée attachée de presse éditoriale et d’un écrivain algérien devenu la cible des fanatiques religieux dénoncés dans ses livres.

Le jeune narrateur Jean Foscolani, dit Fosco presque comme Fotto, est aux anges de voir son premier livre publié par les éditions du Losange. Il est emporté dans le tourbillon festif et mondain de Clara, l’attaché de presse déterminée à en faire la coqueluche de la rentrée littéraire. Cette femme solaire et insomniaque qui semble ne se nourrir que de la fumée de ses cigarettes, de champagne et de littérature, mène sa vie tambour battant, noyant de vieilles blessures dans sa passion pour les livres et leurs auteurs. Une relation amoureuse agitée la lie à Saïd, un écrivain algérien contraint à l’exil sous protection policière, que la violence et la peur font sombrer toujours plus profond dans l’alcool et le désespoir.

Avec la tendresse grave et nostalgique du témoin qui se retourne quelque trente ans plus tard sur ce qui fut son épiphanie d’écrivain, mais aussi une tragédie vécue dans une impuissance déférente et triste puisque Clara et Saïd – dans la vie réelle Chantal Lapicque, attachée de presse chez Stock, et Rachid Mimouni, écrivain censuré en Algérie et traqué par les islamistes – ne devaient pas tenir très longtemps à ce rythme, Fosco raconte sa fascination pour ce duo de fortes et brillantes personnalités qui, inventant contre leurs douleurs un espace littéraire et intellectuel comme échappé des contingences du monde, lui ont ouvert les portes du microcosme littéraire parisien en même temps que d’une carrière pleine de reconnaissance.

Et puis Fosco, comme Fotto, doit lui aussi composer avec ses propres souffrances et sa quête identitaire, sa mère refusant de lui délivrer sur son père plus que la seule information de son origine nord-africaine, comme Saïd. Avec la pudeur et la délicatesse des « gens sensibles », l’on pourrait même dire ici écorchés vifs, l’auteur raconte le pouvoir de l’écriture et la littérature comme espace de liberté, de découverte de soi et d’orpaillage de la vraie vie. Et, puisqu’ « on écrit pour pouvoir se taire », lui sait qu’en devenant écrivain, il a « choisi [s]a naissance. » Il est devenu « l’enfant de [s]es livres », qui ne « racont[e] pas [s]a vie », mais « l’invent[e] en l’écrivant. »

Autofiction fine et pudique, ce roman est le récit touchant d’une naissance à l’écriture et, à travers elle, d’une naissance à la vie, doublé d’un formidable hommage à celle qui, vouant son existence à ses auteurs, en a été l’accoucheuse. La littérature se fait ici espace vital, au sens propre comme au figuré. Salvatrice pour Fosco-Fotto et ses interrogations identitaires, elle était pour Saïd et Rachid Mimouni, comme elle l’est encore aujourd’hui pour tant d’auteurs persécutés, Boualem Sansal ou Kamel Daoud pour l’Algérie, mais aussi Ahmet Altan en Turquie par exemple, l’ultime refuge d’une liberté bafouée. (4/5)

 

 

Citations :

J’avais besoin de la retrouver, de sentir sa présence. J’ai bu un thé sur une terrasse du Palais-Royal. J’étais seul avec son fantôme qui s’entourait de livres sans les lire, mais les butinait follement. Je songeai que, toute diminuée qu’elle était, ou justement parce qu’elle l’était, Clara éprouvait mieux que personne les vertiges de la littérature, ses sommets sans air, son souffle à tout renverser. Ses parfums violents. Ses états d’urgence. Elle savait qu’une émotion tissée de mots peut vous transformer à jamais. Ce frisson, elle le recherchait dans chaque roman qu’elle passait des nuits entières à parcourir en aveugle, le cœur aux aguets.


En écrivant, espérais-je fiévreusement, je laisserais une trace, même ténue, dans l’esprit de ceux qui me liraient. J’observais Clara dans ces instants exaltés où elle dénichait pour moi des trésors. Concentrée dans sa recherche, elle attrapait les ouvrages à la façon d’un chercheur d’or secouant son tamis au-dessus d’une rivière. Subitement son regard s’éclairait, empli de toute l’excitation qui vient avec la certitude d’avoir, même une seconde, perçu le visage de la vie. Et je me retrouvais comblé, orpailleur joyeux, les mains pleines de littérature.


Jean-Claude se mit alors à murmurer : « Clara, elle me fait penser à un personnage des Pièces noires d’Anouilh, ça te dit quelque chose ? » Comme je faisais non de la tête, il poursuivit en baissant encore le ton : « Dans La Sauvage, il est question d’une violoniste qui joue dans un orchestre de bastringue. Un pianiste virtuose en tombe follement amoureux. Il la convainc même de l’épouser. Elle accepte. Mais un soir avant de le retrouver, alors qu’elle a troqué sa vieille robe noire pour une belle toilette, elle entend un chien aboyer dans le lointain. Elle se regarde dans le miroir. Elle ôte sa jolie tenue, renfile l’ancienne. Elle ne rejoindra pas l’homme qui l’aime. Clara ressemble à cette femme. Il y aura toujours un chien perdu qui aboie dans la nuit et l’empêchera d’être heureuse. »


J’appréhendais qu’elle surgisse et qu’elle me questionne sur ce que j’avais écrit depuis toutes ces années. Aurait-elle été surprise que je gratte comme une plaie mon histoire familiale ? Aurait-elle découvert dans mes romans d’aujourd’hui la trahison du jeune homme que j’étais ? Avais-je été à la hauteur de son attente, et de la mienne ? Avais-je dit ce que j’avais à dire ? Avais-je écrit l’indicible d’une main ferme sur des jambes de roseau ? Avais-je su accueillir les soleils et la pluie froide, les tempêtes, les accalmies, les moments de doute et d’ennui d’où peut jaillir une brèche de lumière ? Avais-je atteint le profond, le sincère, le nu des choses ? L’écriture avait-elle pris possession de moi ? Avais-je réussi à me rencontrer ? Et surtout, avais-je compris qu’écrire était impossible, mais que je n’avais d’autre choix qu’écrire ? Avais-je compris qu’on écrit pour pouvoir se taire ?


J’avais renoncé à parler avec maman, depuis tout ce temps qu’elle gardait son secret, et que ce secret me faisait écrire des mots comme des murs porteurs. Le silence m’avait construit. Berbère du Maroc ou d’Algérie, lié à Jo Attia ou à Mouloud Feraoun, peu m’importait désormais. J’avais choisi ma naissance. Je serais l’enfant de mes livres. Je ne raconterais pas ma vie. Je l’inventerais en l’écrivant.

 

 

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