J'ai beaucoup aimé
Titre : Le livre de Kells
Auteur : Sorj CHALANDON
Parution : 2025 (Grasset)
Pages : 384
Présentation de l'éditeur :
Le
Livre de Kells est le douzième roman de Sorj Chalandon a puisé dans son
expérience personnelle pour raconter un épisode de sa vie. À 17 ans,
après avoir quitté le lycée, Lyon et sa famille, il arrive à Paris où il
va connaître, durant presque un an, la misère, la rue, le froid, la
faim. Ayant fui un père raciste et antisémite, il remonte l’existence
sur le trottoir opposé à celui de ce Minotaure sous le nom de Kells, en
référence à un Evangéliaire irlandais du IXe siècle. Des hommes et des
femmes engagés vont un jour lui tendre une main fraternelle pour le
sortir de la rue et l’accueillir, l’aimer, l’instruire et le réconcilier
avec l’humanité. Avec eux, il découvre un engagement politique fait de
solidarité, de combats armés et d’espoirs mais aussi de dérapages et
d’aveuglements. Jusqu’à ce que la mort brutale de l’un de ces militants,
Pierre Overney, pousse La Gauche Prolétarienne à se dissoudre. Certains
ne s’en remettront jamais, d’autres chercheront une issue différente à
leur combat. Ce fut le cas pour l’auteur, qui rejoignit « Libération »
en septembre 1973.
Le livre de Kells est une aventure personnelle, mais aussi l’histoire d’une jeunesse engagée et d’une époque violente. Sorj Chalandon a changé des patronymes, quelques faits, bousculé parfois une temporalité trop personnelle, pour en faire un roman. La vérité vraie, protégée par une fiction appropriée…
Le livre de Kells est une aventure personnelle, mais aussi l’histoire d’une jeunesse engagée et d’une époque violente. Sorj Chalandon a changé des patronymes, quelques faits, bousculé parfois une temporalité trop personnelle, pour en faire un roman. La vérité vraie, protégée par une fiction appropriée…
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Sorj Chalandon est l’auteur chez Grasset de onze romans : Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006, prix Médicis), Mon traître (2008, prix Jean-Freustié, prix Joseph Kessel, prix Simenon), La légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011, Grand prix du roman de l’Académie française), Le quatrième mur (2013, prix Goncourt des lycéens, adapté au cinéma), Profession du père (2015, adapté au cinéma), Le jour d’avant (2017), Une joie féroce (2019), Enfant de salaud (2021), L’Enragé (2023, prix Eugène Dabit du roman populiste).
Avis :
A la suite de Profession du père et Enfant de salaud, Sorj Chalandon clôt son cycle autobiographique. Cette fois, la figure honnie du père violent, aux convictions racistes et antisémites, n’est plus le centre d’un gouffre qu’il tente d’éclairer, mais le trou noir qu'il lui faut fuir pour ne pas se laisser dévorer. À dix-sept ans, l’adolescent qu’il était quitte la maison familiale, sans bagages ni ressources, et, s’inventant une identité sous le nom de Kells pour survivre, s’abandonne à l’errance.Ce nom, il le découvre sur une carte postale illustrant un détail de l’Évangéliaire de Kells, manuscrit médiéval irlandais somptueusement enluminé. Il s’en empare comme on se rebaptise pour renaître, une manière de s’arracher à l’effacement – lui dont le père ne prononçait jamais le véritable prénom. Commence alors une traversée terrible, dans le froid, la faim et la solitude. Kells, qui dort dans les halls d’immeubles, vole pour manger et s’accroche aux mots de Sartre comme à des radeaux, fait l’apprentissage des lois de la rue, de ses élans de solidarité comme de ses coups.
C’est alors que les militants de la Gauche prolétarienne – mouvement maoïste né après Mai 68 – lui tendent une bouée. Dans ce collectif engagé aux côtés des ouvriers, il trouve des repères et une chaleur humaine qu’il n’attendait plus. Devenu camarade et militant, il colle des affiches et distribue des tracts, d’autant plus convaincu que la révolution peut réparer ce que l’enfance a brisé que cet engagement le place à l’opposé des valeurs de l’Autre – ce père qu’il ne parvient pas à nommer autrement. Là où l’Autre prônait la haine et le mensonge, Kells choisit la fraternité et la vérité.
Il y trouve aussi une issue à l’errance, l’engagement lui permettant non seulement de canaliser sa rage et de contenir sa honte, mais aussi d’enfin relever la tête dans un monde structuré par les mots d’ordre et les gestes partagés. Pourtant, à mesure que le mouvement se durcit, se divise, puis s’efface, la ferveur s’étiole. Sorj Chalandon en restitue les élans et les dérives avec une tendresse lucide, embrassant une époque traversée par des espérances ardentes, des aveuglements sincères et des désillusions profondes. De cette traversée, il conservera le goût du combat, le sens du collectif et une exigence de vérité qui, quelques années plus tard, le conduiront à rejoindre Libération et à devenir journaliste.
Ainsi se referme le triptyque autobiographique de Sorj Chalandon, dans un dernier livre à la fois intime et politique, porté par une écriture sobre et tendue, toute d’émotion contenue, qui retrace la métamorphose d’un adolescent brisé trouvant dans l’engagement une manière de se reconstruire. Il interroge ce qui permet de tenir debout quand tout vacille : peut-être un nom qu’on se choisit pour se réinventer, sans doute la force de quelques mots qui empêchent de sombrer, surtout la chaleur d’un geste tendu au bon moment.
C’est le récit d’une jeunesse fracassée. Le reflet d’une génération, de ses ferveurs et de ses égarements. Et le point d’origine d’un regard journalistique forgé dans l’exigence et la fidélité à soi. Un texte grave et limpide, sans pathos, qui dit ce qu’on perd pour se construire et ce qu’il faut traverser pour devenir libre. (4/5)
Citations :
« À bientôt ! », s’amuse le gardien de prison qui accompagne le détenu à la grille lorsque son temps est fini. « À très vite ! », sourit le trottoir quand tu essaies de le quitter. Depuis mon départ de Lyon, j’ai souvent croisé le caniveau. Des renoncements, des déceptions, de grosses fatigues. On s’éloigne de la rue comme après avoir volé à l’étalage. On s’enfuit, heureux, une pomme cachée sous sa cape. Un pas, deux, dix pas en se croyant sauvé et on bute sur le même commerçant, au premier tournant. On se croyait loin, on avait tourné en rond.
S’échapper de la rue c’était craindre d’y retourner. Une peur de chaque instant. Comme si notre coin de palier désert nous avait attendu et nous attendrait notre vie entière, avec le paillasson « Bienvenue » qui semble ne s’adresser qu’à nous. Être privé de toit est une hantise, un tourment. Je l’ai su dès le premier jour. Un journal militant à la main, puis à la faculté au milieu des lettrés, au cœur de la bagarre avec les royalistes, dans la salle de bains de Daniel, perdu au milieu de cette fête pour gosses de riches, et ici, sous des verrières d’artistes, j’ai compris que je passerais ma vie à repousser la rue et ses fantômes. Mon combat m’a semblé plus réel que celui de Marc, de Daniel et des autres. Un toit sur la tête, des études en poche, ils combattaient pour l’égalité, la dignité. Ils luttaient pour les autres. Pour ceux qu’ils n’étaient pas. La vie les avait mis à l’abri des discriminations et de l’avilissement. Elle m’y avait précipité. Enfant battu, lycéen abandonné, fugueur sans bagage, sans culture, sans trace ni héritage, j’étais l’un des exploités qu’ils magnifiaient et protégeaient. Ni paysan ni ouvrier mais un jeune déclassé. J’avais tout à gagner de leur combat et tout à perdre, une fois encore. La vie avait fait de moi un soldat. Ils le savaient. Je pouvais leur être utile. Eux se battaient pour la cause du peuple, et ce peuple, j’en étais.
— Tu connais Jean-Paul Sartre ?
Oui, bien sûr, depuis Lyon, je protégeais Le Livre de Kells, Guignol et La Nausée.
— C’est le nouveau directeur de publication de La Cause du peuple.
Il a eu un geste brusque.
— Eh bien ! même lui et Simone de Beauvoir ont été embarqués par les flics.
— Ils sont en prison ?
Norman a souri.
— On ne touche pas à Sartre. « On n’emprisonne pas Voltaire », avait même dit de Gaulle, quand Sartre avait soutenu le droit à l’insoumission des appelés pendant la guerre d’Algérie. C’est pour ça qu’on l’a choisi.
Il s’est calé dans le canapé, a étalé ses jambes.
— Au bout d’une heure et quart, ils ont été relâchés.
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