jeudi 21 novembre 2024

[Minoui, Delphine] Badjens



 



 

J'ai aimé

 

Titre : Badjens

Auteur : Delphine MINOUI

Parution : 2024 (Seuil)

Pages : 160

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Bad-jens : mot à mot, mauvais genre. En persan de tous les jours: espiègle ou effrontée. »

Chiraz, automne 2022. Au cœur de la révolte « Femme, Vie, Liberté », une Iranienne de 16 ans escalade une benne à ordures, prête à brûler son foulard en public. Face aux encouragements de la foule, et tandis que la peur se dissipe peu à peu, le paysage intime de l’adolescente rebelle défile en flash-back : sa naissance indésirée, son père castrateur, son smartphone rempli de tubes frondeurs, ses copines, ses premières amours, son corps assoiffé de liberté, et ce code vestimentaire, fait d’un bout de tissu sur la tête, dont elle rêve de s’affranchir. Et si dans son surnom, Badjens, choisi dès sa naissance par sa mère, se trouvait le secret de son émancipation ? De cette transformation radicale, racontée sous forme de monologue intérieur, Delphine Minoui livre un bouleversant roman d’apprentissage où les mots claquent pour tisser un nouveau langage, à la fois tendre et irrévérencieux, à l’image de cette nouvelle génération en pleine ébullition.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

D’origine iranienne, lauréate du prix Albert-Londres et grand reporter au Figaro, Delphine Minoui couvre depuis vingt-cinq ans l’actualité du Proche et Moyen-Orient. Publiés au Seuil, ses récits empreints de poésie, Je vous écris de Téhéran et Les Passeurs de livres de Daraya (Grand Prix des lectrices ELLE), ont connu un immense succès et ont été traduits dans une dizaine de langues.

 

 

Avis:   

En 2022, l’assassinat de la jeune Iranienne Mahsa Amini, tuée par la police des moeurs pour un voile mal ajusté, déclenchait des manifestations dans tout le pays au nom du mouvement Femme, Vie, Liberté. La journaliste franco-iranienne Delphine Minoui raconte ce formidable élan contre le sort des femmes sous l’écrasant pouvoir des mollahs au travers d’une adolescente de seize ans, personnage romanesque incarnant toute une génération en révolte.

Elle s’appelle Zahra pour la connotation très religieuse de ce prénom, mais échappée par manque d’argent à l’avortement auquel son sexe la condamnait selon la volonté de son père et de son grand-père, elle se reconnaît bien plus volontiers dans Badjens, le surnom que, parmi les minuscules gestes anti-patriarcaux que sa mère ose furtivement, cette dernière lui donne dans le secret de leur complicité de femmes. Dans la langue quotidienne « effrontée », Badjens signifie mot à mot « mauvais genre », un qualificatif que les filles de la génération Z s’octroient ironiquement entre elles, une façon de traduire l’esprit de désobéissance revendiqué désormais par le sexe considéré faible et toxique par le pouvoir religieux iranien.

Ce que sa mère dans son vase clos continue à subir sans plus de révolte que dans le secret de son âme, Badjens, comme bien d’autres de son âge connectées aux réseaux sociaux malgré la censure et reliées à des filles du monde entier, ne le supporte plus. « J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible. » 
 
Sortir de l’invisibilité, c’est s’exposer au harcèlement et à la violence. « À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. (...) Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir. » « Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ? »
 
Alors, quand la vague de protestation se met à enfler, Badjens est très vite de celles qui s’élancent dans la rue pour brûler leur foulard, bravant la répression violente et les tirs policiers dans la foule. Si sa grand-mère, imbibée du culte des martyrs de la Révolution islamique, tremble de terreur à l’idée de ces vandales prétendant arracher le voile pour lequel elle a en son temps combattu, si sa mère ne parvient pas tout à fait à en croire ses yeux devant une audace dont elle n’aurait jamais osé rêver, Badjens et ses semblables, cisaillées entre la propagande du régime et les flux d’informations captés sur les réseaux sociaux, ont pris la tête d’une contestation qui n’a plus rien à perdre - « Je suis morte le jour où je suis née » - et qui se renforce de chaque sacrifice - « Sur le tombeau de Mahsa Amini, ses parents ont écrit : Tu n’es pas morte. Ton nom est devenu un mot de passe. » 
 
Rédigé à hauteur d’adolescente dans une langue vive et orale, le texte dont la simplicité apparente, à première vue peut-être décevante, se nourrit en réalité de nombreux détails fidèlement retranscrits, n’a sans doute pas l’envergure d’une grande œuvre littéraire. Il n’en incarne pas moins avec efficacité, pour une lecture choc et très grand public, le témoignage d’une jeune génération iranienne parvenue au point de rupture. (3/5)

 

 

Citations :

À cet instant-là, j’ai compris. J’ai compris le rôle qui m’était assigné. Jusqu’ici, je n’étais qu’une erreur. Désormais je serais celle qui s’écrase, se tait. Celle qui regarde par terre. Qui ne hausse pas trop la voix. Qui ne se plaint pas, ni ne se fait remarquer. Celle qui écoute ses cousins, ses oncles, son père, son grand-père, mais qu’on n’entend jamais. À part pour Maman, je ne compte pas. Je suis invisible.
 
 
À compter de ce jour, chaque fois que je sortirai dans la rue, je plaquerai assidûment mon maghnaé sur la tête. Je m’assurerai de ne laisser dépasser aucun cheveu du foulard. De chasser la moindre touffe rebelle. Je me suis reprogrammée. Il y aura un dedans et un dehors. La vie imposée et la mienne. À l’école et dans la rue, je serai celle qu’on veut que je sois. À la maison, celle que je veux être. Pas étonnant qu’on soit un peuple de schizos. C’est la seule voie pour s’en sortir.
 

Dans les allées, ça parle inflation, fistons à marier, et nouveaux martyrs partis combattre en Syrie pour mâter la résistance à Bachar al-Assad. Ils ont l’air tellement jeunes sur les photos. Mâmân Zari dit que, au moins, ils sont allés direct au paradis. J’ai du mal à capter : faut-il faire la guerre pour échapper à l’enfer ?
 

Mâmân Zari parle comme Seda-o Sima, la télévision d’État. Je déteste la télévision. Je déteste ses bondieuseries en veux-tu en voilà. Parfois, je la soupçonne d’en faire un peu trop pour justifier sa pension d’épouse de martyr. C’est presque indécent : elle gagne plus d’argent en se tournant les pouces à la maison que ma mère, puéricultrice, qui travaille comme une brute toute la journée ! Mais ce qui m’exaspère au plus haut point, c’est ce culte de la mort à tout bout de champ. Comme si nous valions mieux sous terre que sur terre. Allah est-Il aussi tordu pour faire un cercueil de nos vies ?
 
 
Parfois, je me fais peur : à force de mettre des masques, la vraie « moi » finira-t-elle par se dissoudre dans le néant ?


 

mardi 19 novembre 2024

[Assor, Abigaël] La Nuit de David

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : La Nuit de David

Auteur : Abigaël ASSOR

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je n’ai pas dit : David, allez, s’il te plaît, c’est dangereux. David, on annule, s’il te plaît, écoute-moi, je crois qu’il ne faut pas le faire. Je ne l’ai pas dit. Peut-être que si je l’avais fait, nous serions toujours l’un près de l’autre aujourd’hui. Mais à dix ans, j’avais fait une promesse à mon frère et je voulais la tenir. Je l’aimais trop — l’aimer a bien été le drame de ma vie. »
Devenue adulte, Olive revient sur son enfance. Une maison sur les hauteurs du Loiret. En contrebas, le Loing dort, des trains grondent, et chaque jour, un petit garçon hurle, frappe et tente de s’enfuir. Elle observe son jumeau, inquiète. Par touches délicates, elle dessine une complicité fraternelle immense. Comment survivre à la cruauté de l’enfance ? Peut-être en devenant un train ou une grive. C’est l’espoir qu’Olive et David nourrissent jusqu’à cette nuit de leurs dix ans.
Dans ce roman sensible et déchirant, Abigail Assor explore les failles d’une famille face à l’univers impénétrable d’un garçon pas comme les autres.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Abigail Assor est née en 1990 à Casablanca. Son premier roman, Aussi riche que le roi, a reçu le prix Françoise Sagan 2022 et le Trophée Folio-Elle 2023. La Nuit de David est son deuxième roman.

 

 

Avis :   

Lorsqu’elle avait dix ans, quelque chose s’est passé que sa famille préfère oublier mais qui ne cesse de la hanter, à jamais habitée par la culpabilité. Désormais trentenaire, la narratrice n’a pas de mots pour nommer ce qui ne lui revient que par bouffées d’émotions. Alors, dans un récit qui ne parviendra à exprimer les faits qu’en toute fin, ses ressentis d’avant cette Nuit majuscule lui reviennent par boucles itératives, tournoyant inlassablement autour d’une vérité trop lourde, dont on sait seulement qu’elle lui a arraché son frère jumeau en la laissant déchirée et bourrelée de remords. Qu’est-ce donc qui a fait disparaître David de la vie d’Olive ? Et pourquoi est-elle la seule dans cette famille à s’en torturer ?

Ils sont jumeaux, mais on ne peut plus dissemblables, elle jolie rousse comme sa mère, petite fille sage et douée comblant à la perfection les attentes maternelles, lui lourd et maladroit sous sa tignasse brune, débordé jusqu’à la violence par ses émotions, accumulant les retards d’apprentissage et préférant se réfugier dans son imagination, là où sa passion pour le monde ferroviaire lui permettrait de devenir lui-même un train. A dix ans, il ne sait pas s’habiller ni se doucher seul, ne fait pas de vélo et oublie qu’il sait nager. Quelque chose chez lui ne va pas qui ne porte pas de nom, qui n’empêche pas sa sœur de le comprendre et de l’aimer au plus fort de leur relation fusionnelle et de leur langage « barbapapa » de jumeaux, mais qui le transforme en « diable » aux yeux de leur mère débordée et excédée.

Cette maladie qui, non diagnostiquée, n’attire à la mère que la réprobation d’une mauvaise éducation, le père s’étant depuis longtemps retiré dans une absence lâche et commode, Olive est la seule à savoir la contourner pour rejoindre son frère dans la joie, le rire et la fantaisie. En total contraste avec leur affection complice, se creusent peu à peu les dysfonctionnements familiaux. Entre un mari inconsistant et une belle-mère intrusive se substituant au chef de famille, la mère empêchée par la maternité dans une carrière d’actrice n’a, seule, pas les ressources pour comprendre et aimer ce petit garçon inexplicablement différent des autres. Dominée par l’angoisse, la colère et la frustration, mortifiée par l’incompréhension réprobatrice de leur entourage, elle réagit en isolant et en surprotégeant l’enfant, se révélant en fait d’une extrême violence dans un huis clos où ne finissent plus par surnager que sa répulsion et son instinct de répression. Alors, ne sachant rien refuser à son frère malheureux, l’Olive de dix ans accepte de l’accompagner dans sa folie, cette fameuse Nuit de tous les regrets….

Avançant en spirale vers le siphon de cette issue fatale annoncée depuis le début, le récit creuse son chemin entre silence et non-dits, dans un chuchotement intérieur où, lancinants, douleur, impuissance et regrets se mêlent aux fulgurances sensibles et poétiques pour ressusciter une enfance morte en même temps que le lien fusionnel qui unissait la narratrice à son jumeau. Autisme, troubles du comportement ou maladie mentale : rarement aura-t-on évoqué de manière aussi superbement originale et bouleversante le désarroi qui règne aux frontières de la normalité, là où l’acceptation ou le rejet peuvent suffire à tirer irrémédiablement un être vers le haut ou vers le bas, du côté de la vie ou de celui de la soi-disant folie. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Maman aimait raconter que, tout petit, si elle pleurait en coupant un oignon, David venait tirer sur sa jupe, chouiner, attraper ses mollets. Tu pleures, Maman, tu pleures ? il répétait, et elle devait lui expliquer cent fois que non, elle ne pleurait pas, tout allait bien, tout allait, ici, parfaitement bien. Pourquoi il fallait toujours qu’il vienne tout commenter, ce gosse. On ne lui avait pas demandé les sous-titres. Elle finissait par l’éloigner d’un coup de talon. Il en pleurait beaucoup. Il criait et se roulait par terre. Les vases tremblaient. Et du cercle de ses bras, Maman protégeait les vases plutôt que l’enfant. Les mères sont parfois faites du même argile que les vases : si les uns se fissurent, les autres se brisent.


Tu es né diable, tu es né comme ça, tu es né comme ça, criait Maman. Il recevait ainsi crachée du haut de notre mère la fausse tragédie de sa naissance. Ces cris-là n’ont pas laissé de trace visible mais je crois qu’ils ont infesté les murs. Longtemps, j’ai pensé que la bâtisse du Sud, après notre départ, avait dû souffrir des ecchymoses de notre passage.


Maman savait bien ce que David savait faire ou pas. Quand la maîtresse de CM2 avait proposé de garder mon frère une heure après l’école pour bien lui expliquer comment lire l’heure, Maman avait décliné. Il n’y arrive pas, vous savez. Il y a des gens qui n’y arrivent jamais. Mais ce n’est pas grave, aujourd’hui, il y a les montres numériques. Et lorsque le matin, David saisissait son t-shirt pour l’enfiler, elle l’arrêtait : non, tu vas faire n’importe quoi. Et mon frère se laissait peu à peu retirer son autonomie. Le vélo non plus, ce n’était pas la peine. Nous étions beaucoup tombés tous les deux, le jour où nous avions essayé nos vélos de grands pour la première fois. Au bout de quelques chutes et impulsions de Maman, j’étais parvenue à un vague équilibre, mais David, lui, tombait encore. Il tombait tant qu’il perdait patience, écrasait du talon la roue arrière du vélo échoué dans l’herbe, et geignait : mais Olive, tu fais comment, tu fais comment. Il essayait encore, tombait de nouveau, pleurait. Allez, stop, avait dit Maman après l’avoir poussé une cinquième fois. Elle avait porté le vélo jusqu’au local de Papa. Prends ça, pour ton prototype. Il n’y arrive pas, de toute façon, c’était couru d’avance qu’il n’y arriverait pas. Papa avait créé un vélo couché passablement raté sur les ruines de ce rapt et David, étranglé à la muselière des inaptes, n’avait jamais appris. Ainsi garde-t-on sous scellés les enfants fous.


 

dimanche 17 novembre 2024

[Humm, Philibert] Roman de gare

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Roman de gare

Auteur : Philibert HUMM

Parution : 2024 (Equateurs)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Roman de gare est à même de fournir un loisir ou une distraction salutaire à ceux qui n’attendent plus grand-chose de la littérature et de la vie en général. Il aura cet avantage de leur faire voir du pays sans les désagréments relatifs aux voyages.
Attention, il ne s’agit pas d’un roman inspirant sur le thème de la résilience. »
Deux hommes, une gare, un train. Un roman qui part en retard, s’arrête sur les voies et finit en eau de boudin.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Philibert Humm, journaliste et écrivain est notamment l'auteur aux Equateurs du Tour de France par deux enfants d’aujourd’hui.

 

 

Avis :   

Après Roman fleuve il y a deux ans, récit humoristique d’une descente de la Seine en canoë multipliant les références à Trois hommes dans un bateau, le journaliste écrivain Philippe Humm poursuit dans la même veine en se faisant cette fois vagabond du rail, en clin d’oeil à Jack London, pour un nouveau roman de pseudo-aventure jouant la dérision jusque dans son titre : Roman de gare. 
 
Tout part d’une idée lancée entre quelques verres, au bar où les habitués, mi-sérieux mi-moqueurs, l’enjoignent à renouer avec sa vie d’aventurier du dimanche. Ce défi s’ajoutant aux reproches de son banquier, inquiet de la nouvelle persistance des comptes de son client à sombrer dans le rouge, voilà notre homme qui aussitôt relève le gant : avec son complice et ami Simon, ils se feront « hobos », comme ces vagabonds d’autrefois sautant clandestinement d’un train de marchandises à l’autre en quête de petits boulots à travers les Etats-Unis et devenus des figures mythiques de l’imaginaire américain.

Sitôt dit, sitôt fait. Rebaptisés pour l’occasion Buck et Callaghan en hommage à London et Kerouac, les deux compères s’élancent, sac au dos et rêve en tête, dans une épopée dont la moindre difficulté ne sera clairement pas d’accéder aux trains de fret, entre grillages et barbelés, dispositifs de surveillance et maréchaussée. Ponctué des commentaires ironiques, des dessins et des notes de bas de page déjantées accompagnant l’affèterie feinte par le narrateur, le récit s’évertue à faire fi des obstacles et de l’empreinte permanente de notre époque sur les paysages – particulièrement peu avenante le long des voies ferrées où se dévoilent « toutes choses qu’on n’est pas censés voir. La face cachée de la lune. Le cul du pays. » – pour tenter de se couler dans l’insouciance et la rêverie promises, comme en témoignent les multiples références littéraires auquel il se raccroche, par ce retour à la liberté.

Pas facile donc l’évasion en terre « civilisée », même si « le monde est si haut de plafond quand on décide que dehors c’est dedans. » Vite confrontés à leurs limites, Buck et Callaghan verront avant minuit leurs trains se transformer en citrouilles. Mais l’humour pince-sans-rire, les remarques corrosives et les digressions pleines de sel de ce roman enlevé à l’écriture aussi soignée que succulente en font, même si l’effet de surprise ne joue plus comme la première fois, un nouveau moment de pur plaisir, irrésistible de malice et de cocasserie. (4/5)

 

 

Citations :

Le paysage le long des voies ferrées est différent de celui qu’on voit par la fenêtre d’une voiture : c’est l’envers du décor, la scène depuis les pendrillons, une longue variation d’arrière-cours et de jardins en friches, de râteaux sur le toit et de vélos sur le balcon, d’appentis écroulés, mangés par le lierre, de potagers en herbe et de ballons crevés. Toutes choses qu’on n’est pas censés voir. La face cachée de la lune. Le cul du pays.


J’ai toujours préféré les soirs aux matins. L’aube a la jeunesse pour elle, rien ne l’arrête, elle est pleine de promesses. Le crépuscule, lui, ne promet rien sinon l’extinction des feux, mais il oblige à jouir du peu qu’il reste. L’approche de la nuit, comme celle de la mort, exacerbe es sens, dilate les pupilles, écarquille l’esprit. Le soir venant, il n’est plus temps d’élaborer de grands projets, plus temps de tergiverser, de reculer, plus temps d’en garder sous le pied.


Seuls les amis véritables peuvent se payer le luxe de se taire côte à côte, sans éprouver la moindre gêne. Buck savait des choses que je ne lui avais jamais dites et dont nous ne parlerions jamais. Il en allait de même pour moi. Comme en cordée, je l’assurais et il me rassurait. Nous étions amis, voilà tout. Ces choses-là se passent d’explications.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

vendredi 15 novembre 2024

[Paulin, Frédéric] Nul ennemi comme un frère

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Nul ennemi comme un frère

Auteur : Frédéric PAULIN

Parution : 2024 (Agullo)

Pages : 480

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Beyrouth, 13 avril 1975. Des membres du FPLP ouvrent le feu sur une église dans le quartier chrétien d’Ain el-Remmaneh. Quelques minutes plus tard, un bus palestinien subit les représailles sanglantes des phalangistes de Gemayel, inaugurant un déferlement de violence sans commune mesure qui dépassera bientôt les frontières du Liban et du Proche-Orient.
Michel Nada part alors pour la France, où il espère rallier la droite française à la cause chrétienne. Édouard et Charles, ses frères, choisissent la voie du sang. Dans la banlieue sud de Beyrouth, Abdul Rasool al-Amine et le Mouvement des déshérités se préparent au pire pour enfin faire entendre la voix de la minorité chiite.
À l’ambassade de France, le diplomate Philippe Kellermann va, comme son pays, se retrouver pris au piège d’une situation qui échappe à tout contrôle.
Mais comment empêcher une escalade des tensions dans un pays où la guerre semble être devenue le seul moyen de communication ? La France de Giscard et de Mitterrand en a-t-elle encore seulement le pouvoir, alors qu’elle se voit menacer au sein même de son territoire ?
Première partie du projet le plus ambitieux de Frédéric Paulin à ce jour, Nul ennemi comme un frère retrace les premières années de la guerre du Liban.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Frédéric Paulin écrit des romans noirs depuis presque dix ans. Il utilise la récente Histoire comme une matière première dont le travail peut faire surgir des vérités parfois cachées ou falsifiées par le discours officiel.
Ses héros sont bien souvent plus corrompus ou faillibles que les mauvais garçons qu’ils sont censés neutraliser, mais ils ne sont que les témoins d’un monde où les frontières ne seront jamais plus parfaitement lisibles. Il a notamment écrit Le monde est notre patrie (Goater, 2016), La peste soit des mangeurs de viande (La Manufacture de livre, 2017) et Les Cancrelats à coups de machette (Goater, 2018).

 

 

Avis :   

Après sa trilogie Benlazar qui remontait aux origines du djihadisme, Frédéric Paulin entame un nouveau triptyque, consacré cette fois à la guerre civile libanaise de 1975 à 1990. Ce premier volet, minutieusement documenté en même temps qu’emporté par un grand souffle romanesque, nous plonge dans le chaos des huit premières années du conflit : un retour dans le passé indispensable pour comprendre le présent.

Dense, sans chapitres, la lecture est exigeante, mais c’est un guide hors pair, fort d’une documentation titanesque, qui nous donne accès au dédale d’une guerre d’une insondable complexité. Comment ce pays, mosaïque confessionnelle qui vivait jusqu’ici en harmonie, a-t-il pu basculer dans une telle somme de violences inter-, mais aussi intracommunautaires, les interventions étrangères – invasions syrienne et israélienne, immixtions de l’Iran, de la Ligue arabe et de la France – ne faisant que démultiplier cette guerre en sous-conflits inextricables ? Le Liban se fait bientôt la chambre d’écho de toutes les crises du Proche-Orient, cette première phase culminant avec les effroyables massacres de Sabra et Chatila et s’exportant à coups d’attentats terroristes jusque sur le territoire français.

Cette réalité historique intriquée, Frédéric Paulin la met à notre portée dans un récit aussi passionnant qu’instructif, laissant le soin de nous en révéler les multiples facettes à une poignée de personnages fictifs disposant d’un large point d’observation. C’est ainsi que l’on se retrouve aussi bien aux côtés de Michel Nada, un avocat qui fuit la guerre pour tenter de rallier la Droite française à la cause maronite pendant que ses frères phalangistes se raidissent d’une manière de plus en plus sanglante autour de la cause chrétienne au Liban, du chiite Abdul Rasool Al-Amine et de la belle interprète Zia al-Faqîh, eux aussi entraînés corps et âme dans une escalade qui, sous l’influence des islamistes iraniens, donnera naissance au Hezbollah, que de Philippe Kellerman à l’ambassade de France à Beyrouth, du capitaine Christian Dixneuf des services secrets français, ou encore du commissaire Caillaux de la section antiterroriste des Renseignements Généraux.

Impeccable tant du point de vue documentaire que de la crédibilité de ses personnages imaginés dans toutes leurs complexités et ambivalences, ce polar politique s’avère largement à la hauteur de son ample ambition historique. Autant impressionné que captivé par cette première partie, l’on ne pourra que répondre avec empressement au prochain rendez-vous avec l’auteur, la suite étant annoncée pour le printemps 2025. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

— Weinberger a ordonné aux marines de quitter le Liban le 3 septembre, je vous rappelle. Une semaine plus tard, les Français et les Italiens de la Force multinationale les ont imités. Gemayel s’est fait tuer, les Israéliens sont entrés à Beyrouth-Ouest et ont pris position autour de Sabra et Chatila, ils ont envoyé les chrétiens finir le boulot, je vous dis.          
— Des conneries, tente Dixneuf. Les Israéliens sont des enfoirés parfois, c’est vrai, mais ça, ils ne peuvent pas l’accepter. Pas eux, pas les Juifs.          
— Moi je vous dis que l’invasion des camps était programmée par Begin et Sharon.          
Dixneuf prend le paquet de cigarettes de Cahour et en allume une.          
— Le rêve sioniste d’un Liban chrétien qui serait l’allié indéfectible d’Israël dans le monde arabe passe par le massacre des Palestiniens, capitaine.
 

— Et alors ? Combien d’enfants sont morts sous les bombes israéliennes ?
Sitaf se tait. Il sait comme tout le monde au Liban que dès qu’un homme naît, il est assez vieux pour mourir. Il sait que dès qu’un chiite naît, il est assez vieux pour être un chahid. [martyr]
 

Nassim Nada est vieux. Il a appris que tout homme qui fait la guerre est un criminel. Cet homme arguera de la justesse de sa cause ou de l’état de nécessité qui l’a poussé à tuer. Mais toujours il sera un criminel. Depuis ces décennies de violence, Nada a accepté qu’un homme bon puisse être un criminel parce que l’Histoire l’y oblige. Mais ce qui s’est passé à Chatila, c’est autre chose.
Tous ces morts, des femmes, des enfants, des vieillards.
Ces tortures et ces corps enterrés à la va-vite pour éviter un décompte macabre.
Ces bulldozers qui ont aplani les lieux comme pour effacer les crimes.
C’est autre chose parce qu’Édouard et Charles ont participé à ces horreurs.
Nassim Nada est vieux, il sait qu’il est responsable de ce qu’ont fait ses Nassim Nada est vieux, il sait qu’il est responsable de ce qu’ont fait ses fils là-bas. Il les a élevés dans la méfiance, il les a entraînés pour se défendre des musulmans et des Palestiniens qui un jour viendraient pour les tuer, tuer leur mère et leur sœur. Mais jamais il n’aurait cru que l’Histoire de son pays pousserait ses fils à de tels actes. Ils faisaient la guerre, ils étaient des criminels. Ce qu’ils ont fait à Chatila, cela n’en fait-il pas des monstres ?
 

— Israël a été bâti sur le territoire de la Palestine et pour ce faire, une population arabe a été contrainte à l’exil par les armes. La Nakba est impardonnable pour la conscience arabe, n’oublie jamais ça.
Il se retourne et l’observe de ce même regard bienveillant.
— Le refus d’Israël est un point sur lequel toute divergence a été condamnée par la communauté arabe, et par la Ligue des États arabes. El-Sadate est mort d’avoir outrepassé cette règle à Camp David.
Il revient s’asseoir à côté de lui, lui tapote le genou.
— Et cela s’appliquera d’autant plus au Liban que c’est le seul pays arabe qui a un chef d’État non musulman.
 

La diplomatie sans les armes, c’est de la musique sans les instruments, songe Kellermann, amer. Qui a dit ça déjà ? Bismarck, peut-être.


 

mercredi 13 novembre 2024

[Joncour, Serge] Chaleur humaine

 





J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Chaleur humaine

Auteur : Serge JONCOUR

Parution :  2023 (Albin Michel)

Pages : 352

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Ceci est un roman total.
Entrelaçant l’histoire du monde et une histoire de famille, il embrasse notre présent et nos fautes passées. En quelques semaines, du début du mois de janvier 2020 à la fin du mois de mars, le quotidien d’une famille française va basculer en même temps que l’humanité.
Fuyant le confinement urbain, Vanessa, Caroline et Agathe se réfugient aux Bertranges, une ferme du Lot entre les collines et la rivière, où leurs parents vivent toujours. Les trois sœurs y retrouvent Alexandre, ce frère si rassurant avec qui elles sont pourtant en froid depuis quinze ans, ainsi que des animaux qui vont resserrer les liens du clan. Tandis que, du dérèglement climatique aux règlements de compte, des épidémies aux amours retrouvées, la nature reprend ses droits, ces hommes et ces femmes vont vivre un huis clos d’une rare intensité.
Avec Chaleur humaine, Serge Joncour nous tend un miroir vertigineux et, ce faisant, il ajoute une pierre essentielle à son œuvre.

 

 

Un mot sur l'auteur : 

Serge Joncour a pratiqué différents métiers avant d'entrer en écriture. Ses romans, dont plusieurs ont été adaptés au cinéma, ont été couronnés de nombreux prix littéraires.

 

 

Avis :

Nul besoin d’avoir lu « Nature humaine » pour savourer ce second volet, tendre et malicieux, des tribulations d’une famille française aux prises avec les transformations de son siècle. Nous sommes au printemps 2020 et une inquiétante épidémie pousse trois sœurs – elles qui s’étaient tant empressées, il y a une quinzaine d’années, de céder aux sirènes de la ville, à Toulouse, Rodez et Paris – à se réfugier avec mari et enfants aux Bertranges, la ferme familiale qu’à proximité de leurs parents désormais retraités, leur frère Alexandre continue de faire vivre au plus profond du Lot. Commence une cohabitation agitée, où griefs et non-dits n’auront pourtant d’autres choix que de s’effacer face à l’impondérable et brutale réalité des contingences.

Mille petits riens peuplent cette chronique, au plus près du quotidien, du tsunami sanitaire qui ébranla le monde en venant lui rappeler ses fragilités. Ce sont eux qui, de personnages en images saisis par une plume fort naturellement travaillée, dessinent une docufiction saisissante de vie et de réalisme qui, avec l’incomparable puissance du roman, vient fixer dans nos mémoires cet épisode qui a surpris tout le monde mais qui en dit tant sur nos vies et sur notre place dans l’écosystème qu’est la planète. Tandis que l’on s’identifie sans peine aux attachants protagonistes diversement copiés sur la vie pour peindre la société dans son ensemble, l’on se retrouve transplanté, comme par une sorte de retour en un temps oublié par un monde vivant majoritairement hors-sol, dans un coin de nature préservé, une sorte d’image universelle de la France rurale.

Là, un Alexandre emblématique de ces agriculteurs mis au rancart par la société moderne voit soudain les regards se recentrer, alors que, dans le désarroi général des siens brutalement ramenés aux fondamentaux de la survie, il se retrouve dans le rôle inattendu de pilier de sa famille. Lui qui assistait dans l’indifférence générale à la lente mais inexorable transformation de son bout de territoire, les éoliennes bientôt plus présentes dans le paysage que les arbres décimés par les maladies et les parasites, récupère enfin un peu de l’attention et de la considération du monde, mais pour combien de temps ? De satisfactions rustiques en incidents divers imprimés en marge de ce confinement rural, le récit se colore de préoccupations environnementales débordant largement le seul contexte pandémique de la Covid-19.

Entrelaçant l’histoire mondiale à celle d’une famille, Serge Joncour nous tend un miroir de nos erreurs passées et de notre situation actuelle pour mieux nous inviter à réfléchir. Car, prévient-il,  « la vie va d’une peur à l’autre, d’un péril à l’autre, en conséquence il convient de s’abreuver du moindre répit, de la moindre paix, parce que le monde promet de donner soif. » (4/5)

 

 

Citations :

— Tu vois, papi, à force on n’a plus peur, lança Mathéo à son grand-père sans se retourner.
— Et t’avais peur de quoi, de la nuit ?
— Non, du virus, du confinement, tout ça…
— C’est bien. Alors dis-toi qu’un jour, de cette peur on en rira. Peut-être même qu’on la regrettera.
— Ah bon, pourquoi ?
Jean ne répondit pas tout de suite. Il avait cessé d’avancer, puis il continua tout bas, pour que personne ne l’entende, sinon Angèle dont il serra plus fort le bras :
— Parce qu’elle n’est rien au regard de toutes celles qui nous attendent.


Jean et Angèle en restèrent là, sachant depuis longtemps qu’il en était ainsi : la vie va d’une peur à l’autre, d’un péril à l’autre, en conséquence il convient de s’abreuver du moindre répit, de la moindre paix, parce que le monde promet de donner soif.


 

lundi 11 novembre 2024

[Manook, Ian] Le Pouilleux massacreur

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Le Pouilleux massacreur

Auteur : Ian MANOOK

Parution : 2024 (La manufacture de livres)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je m’appelle Sorb, c’est le diminutif de Sorbonne. Ceux de la bande m’ont donné ce surnom parce qu’ils me trouvent plus instruit qu’eux. Ce ne sont pas vraiment des voyous, juste une bande. Des mecs de Meudon-la-Forêt, c’est tout. On zone, on fout la pagaille, on choure deux ou trois trucs, rien de méchant. »
Pourtant, un jour, une femme meurt à cause de l’un des leurs. Un accident, comme il dit, et il faut bien que les autres le couvrent quand la police arrive. Dans cette France de 1962, où la jeunesse s’ennuie dans des cités dortoirs, c’est pour eux le début d’une dégringolade vers le pire. Sorb sait que ceux de la bande finiront mal et que lui, peut-être, pourrait s’en sortir. Mais comment ?
Dans ce roman d’initiation aux accents autobiographiques, Ian Manook nous raconte une jeunesse qui promène sa désillusion des bars de banlieue aux rues chics de Paris, et le destin d’un jeune homme aux rêves trop grands pour son HLM.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Aventurier, journaliste, romancier, on ne compte plus les métiers exercés par Ian Manook. Pas plus que les nombreux prix qui ont couronné ses romans : Polar SNCF, Elle Polar, Quais du polar…

 

 

Avis :   

Rompant avec le registre des ethno-polars qui l’ont distingué, Ian Manook nous plonge cette fois dans une histoire bien franchouillarde, aux résonances autobiographiques, sur fond de délinquance en banlieue HLM dans les années 1960.

Issu comme l’auteur d’une famille arménienne établie à Meudon, dans une banlieue ouvrière qui, si blême soit-elle, s’accroche comme elle peut à tout ce qui la sépare des bidonvilles de Nanterre peuplés par la diaspora algérienne, marocaine et portugaise, Sorb ne sait que faire de sa vie et n’en fait donc pas grand-chose. Lui, l’étudiant à la Sorbonne qui fréquente une fille rebelle des beaux quartiers, qui rêve d’ascension sociale mais ne parvient pas à se dissocier de la bande de jeunes qui zone dans son quartier, est si bien en perte de repères qu’offert à toutes les influences, il est une pierre qui roule à la merci de la moindre pente.

Tout bascule lorsque, par accident, l’un des garçons cause la mort d’une femme et entraîne toute la bande dans une spirale descendante. Entré dans le récit par la découverte du cadavre et par l’ouverture d’une enquête par un commissaire à la Audiard, l’on aurait tort de se croire embarqué dans ce qui ne serait qu’un polar aux accents argotiques des années 1960. La véritable chair du roman est son ambiance directement condensée à partir du vécu de l’auteur, pour une restitution plus vraie que nature d’un temps où la stratification sociale ne laissait guère d'espoir d’échapper à son milieu.

Pendant que les filles de bourgeois, si indociles soient-elles, ont toutes les chances de finir par se soumettre au mariage de raison arrangé par leurs parents, les enfants de prolétaires sont une minorité à oser rêver de s’arracher à la grisaille de leurs quartiers, soit comme Sorb par le biais d’études supérieures, soit comme son ami Figos, engagé comme mercenaire en Afrique. Sinon, l’on s’échine de père en fils à Billancourt, entre ennui et soulagement d’échapper à pis encore, lorsque, dans une France en cette année 1962 encore traumatisée par les « événements » en Algérie, les harkis s’entassent dans des camps de fortune.

Au travers d’un Sorb hésitant dangereusement sur la ligne de crête de sa vie, l’on se retrouve ainsi à traverser l’actualité française bien chaotique de 1962, entre attentats de l’OAS, ratonnades et manifestations à Paris, répression policière au métro Charonne, enfin grand référendum destiné à sauver la légitimité de de Gaulle. Et toujours, en fil rouge débouchant sur un final superbement métaphorique, le jeu du pouilleux massacreur auquel s’adonne, au propre comme au figuré, Sorb et sa bande de copains, en chute libre vers la loubardisation.

Entre polar et roman social aux accents autobiographiques, une belle occasion de se plonger dans le tumulte politique de 1962 en France, année de tous les dangers pour les jeunes personnages du livre. (4/5)

 

 

Citations :

Les crimes ne résultent pas que de la confrontation des individus. Ils sont la conséquence de ce que la société fait de nous tous. Assassins ou victimes, ils le doivent aussi à leur éducation, à la morale ambiante, à leur situation sociale et économique, au regard de la société sur ce qu’ils sont, et au hasard. L’imparable faute à pas de chance. Le célèbre mauvais endroit au mauvais moment. Sans sa morne vie de prolo qui l’échoue chaque soir dans sa solitude, abruti de fatigue et de solitude, Laurent n’aurait pas eu besoin de se trouver une bande, il ne t’aurait pas connu, il ne t’aurait pas rejoint au Baltimore, et il ne serait pas devenu le poing du destin pour cette pauvre femme.


– Le sexe est l’expression ultime du pouvoir. Les partouzes, les ballets roses, la pédophilie, c’est l’ultime arrogance de ceux qui croient tout avoir et en veulent plus encore. Et tu sais pourquoi ?
– C’est vous le professeur en saloperies…
– Parce que c’est l’avilissement de l’autre, l’affirmation de sa victoire contre la morale, contre l’humanité, l’accession au parterre des dieux, pour disposer comme eux des pauvres humains qui ne peuvent que subir. Baiser dans ces conditions, c’est tuer. C’est poignarder avec son sexe. Il n’y a pas de pouvoir sans sexe. Jamais !


L’enfance ne fait pas de nous ce que nous devenons, mais c’est ce que nous devenons qui tue notre enfance. Après, il ne reste plus que l’idée que nous nous en faisons.


Le ciel bas est laineux. De chaque côté de la rue, des champs de boue le brisent en reflets mats dans des flaques et des ornières. Tout est sinistre et miséreux soudain. C’est une morne plaine qui s’étend jusqu’à l’horizon, jonchée d’immeubles tristes et géométriques au milieu de terrains vagues morcelés de chantiers et de cabanons. Et pour seuls arbres, des grues squelettiques qui construisent d’autres clapiers démesurés. 


– M’man, la plupart de ces hommes ont un travail et gagnent leur vie. Ils ont un salaire. Une voiture même, souvent.
– Mais alors pourquoi vivent-ils dans de telles conditions ?
– Parce que, malgré leur salaire, on ne leur donne pas de logement.
– Mais pourquoi, Mathieu, pourquoi ?
– Parce qu’ils sont Arabes, m’man.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 9 novembre 2024

[Loubière, Sophie] Obsolète

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Obsolète

Auteur : Sophie LOUBIERE

Parution : 2024 (Belfond)

Pages : 528

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

2224. Depuis le Grand Effondrement de la civilisation fossile et les crises qui ont suivi, l’humanité s’est adaptée. Économiser les ressources, se protéger du soleil, modifier son habitat, ses besoins, et adhérer au tout-recyclage. Y compris celui des femmes. Afin d’enrayer le déclin de la population, toute femme de cinquante ans est retirée de son foyer pour laisser la place à une autre, plus jeune et encore fertile. L’heure a sonné pour Rachel. Solide et sereine, elle est prête. Mais qu’en est-il de son mari et de ses enfants ? Car personne n’est jamais revenu du Grand Recyclage. Et Rachel sent bien que le Domaine des Hautes-Plaines n’est pas ce lieu de rêve que promet la Gouvernance territoriale aux futures Retirées…

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :   

Romancière et journaliste, Sophie Loubière a longtemps partagé sa carrière professionnelle entre écriture et radio. Elle est l’autrice d’une douzaine de romans, de recueils de nouvelles et de nombreuses fictions audio. En 1999, son premier roman sort dans la collection Le Poulpe, sous la direction de Jean-Bernard Pouy. Suivront plusieurs romans, dont Dernier parking avant la plage (Les Belles Lettres, 2003 ; rééd. Phénix noir, 2023), Dans l’œil noir du corbeau (Le Cherche-Midi, 2009), L’Enfant aux cailloux (Fleuve noir, 2011), traduit dans une vingtaine de pays et récompensé de cinq prix littéraires, ou encore Cinq cartes brûlées (Fleuve noir, 2020), lauréat du prix Landerneau polar, disponibles aux éditions Pocket. Obsolète est son premier roman à paraître chez Belfond Noir.

 

 

Avis:   

2224. Après le Grand Effondrement de la civilisation fossile, les hommes ont appris à vivre différemment. Terminées la consommation de masse et l’exploitation à tout va de la planète, l’autosuffisance est la règle dans une société qui, affranchie de toute considération politique, économique et religieuse, vit en harmonie avec son environnement, sans conflit ni crise puisque les humeurs sont régulées par un bracelet hormonal implanté dans la peau dès la puberté.

Un problème subsiste néanmoins : la survie de l’espèce alors que les perturbateurs endocriniens ont largement féminisé les fœtus et que les hommes non stériles sont en sous-nombre. La polygamie ayant été écartée en raison des tensions qu’elle suscite dans les familles, l’on a, pour optimiser la procréation, adopté la solution du Grand Recyclage des femmes cinquantenaires. Parvenues à l’âge fatidique, elles doivent laisser leur place à des épouses plus jeunes et fertiles, et à moins de choisir « l’euthanasie raisonnée » dont la plus faible empreinte carbone permet l’attribution de crédits aux enfants, partir pour le Domaine des Hautes Plaines, un lieu inconnu dont personne n’est jamais revenu mais où, depuis l’enfance, on leur promet qu’un autre avenir les attend.

C’est ainsi qu’en même temps que deux de ses amies, Rachel reçoit sa lettre de notification de retrait. Elle et les siens sont en plein préparatifs de son départ, un véritable arrachement pour chacun d’entre eux malgré le long conditionnement y préparant, lorsqu’un autre coup de tonnerre les ébranle un peu plus. On retrouve les corps de trois fillettes, d’évidence assassinées alors que l’on n’avait plus vu ni crime ni violence depuis des lustres. « L’Homme n’obéissait plus à ses pulsions de mort. Il œuvrait avant tout à la survie de son espèce. On lui inculquait l’empathie, l’altruisme, la tempérance, on lui enseignait la gestion des conflits. Il baignait dans un milieu paisible, bienveillant et solidaire. » Comment une telle déviance a-t-elle pu se produire ?

Voilà donc le lecteur sous le joug d’un double suspense, l’affaire criminelle à vrai dire presque au second plan tant l’on se pique de curiosité pour ce qui attend les Retirées. « Le Domaine des Hautes-Plaines. Le Grand Recyclage. Tout ça ne serait qu’un immense canular. (…) Quand j’étais gosse, j’ai entendu mes mères parler d’une broyeuse géante, et ça m’a fichu une sacrée frousse. » Pourtant, conditionnés par Maya, la bienveillante IA au service de la Gouvernance Territoriale qui accompagne chacun depuis le berceau, tous acceptent le sacrifice pour la perpétuation de l’humanité, la séparation définitive sonnant comme une mort, on l’espère seulement sociale, assortie de la promesse non vérifiable d’un paradis réservé aux femmes.

Suspense donc, mais aussi humour noir et critique grinçante de notre époque à laquelle le récit, dans son ensemble terriblement inquiétant malgré l’imagination souvent savoureuse et plutôt positive accompagnant ses mille détails, tend une sorte de miroir grossissant. A noter que si le monde de 2224 a accompli globalement dans cette histoire de gros progrès qu’il nous oppose, à nous les humains de 2024, de toute la hauteur de son incrédulité face à nos erreurs, reste, en plus des dangers du mensonge et de la manipulation ouvrant la porte à toutes les dérives, même insoupçonnées, une variable d’ajustement : l’éternel sacrifice de la condition féminine. Là encore, l’auteur attire l’attention sur une réalité contemporaine, poussant jusqu’à l’obsolescence l’invisibilité ressentie par les femmes, une fois la cinquantaine passée.

L’on s’amuse autant que l’on frémit de la projection complète et réfléchie que Sophie Loubière fait de notre avenir dans un savant dosage de suspense et d’humour : une projection dystopique qui ne fait qu’outrer notre présent pour une critique en règle. (4/5)

 

 

Citations :

Voyager un jour à travers les étoiles jusqu’à Mars. Mais à quelle fin ? Pour découvrir comment cette planète sœur de la Terre était devenue aride et froide alors qu’elles étaient identiques il y a 3,7 milliards d’années ?


Ôtez-nous nos croyances, et nous les réinventerons toutes.


L’amour que l’on éprouve, que l’on reçoit ou que l’on donne, cette pierre angulaire de notre société nouvelle, ne devait en aucun cas se fissurer. Qu’elle se brise, et ce serait l’humanité tout entière qui dégringolerait. Quoi qu’on fasse, on en revenait toujours au même point : le destin de l’homme se résumait au contact d’une paume sur la tête d’un nouveau-né. À ce qui lui serait donné – ou pas. L’amour maternel, ce faux instinct pétri d’influences, d’antécédents et de craintes, ce mythe d’innocence et de pureté, était à l’origine de tout.


D’aussi loin que remontait l’histoire de l’Homme, de tous ses crimes, le plus grand demeurait sa faculté à en nier l’existence. Parfois, il allait même jusqu’à les effacer.


Au XVIIIe siècle, dans la première édition de l’Encyclopédie, on définit l’homme comme un être sentant, réfléchissant et pensant, qui se promène librement sur la surface de la Terre, domine le monde animal et vit en société. Un être capable de bonté et de méchanceté, qui a inventé des sciences et des arts, qui s’est donné des maîtres et s’est fait des lois. La femme, elle, est définie comme la femelle de l’homme. Ça en dit long, non ?


— Qu’est-ce qu’une femme, au fond, sinon un homme non accompli ? s’interrogeait-elle avec ironie. (…)
— Ces messieurs chargés de cogiter sur la question pensaient que nous étions des hommes ratés, que nos ovaires étaient des testicules restés coincés au niveau du pubis. Quelle absurdité ! (…)
— Des médecins très sérieux avaient même décrété que nos règles n’étaient ni plus ni moins que des hémorroïdes masculines !… Ce que j’ai retenu de mes études de l’histoire de la médecine, c’est que l’homme, défini par son sexe, a toujours été au cœur des préoccupations. Les maladies des êtres masculins constituaient la seule grille de lecture. Le mâle était la norme. Les traitements médicaux étaient adaptés à leur physiologie, pas à la nôtre.

 

 

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