lundi 30 septembre 2024

[Kern, Etienne] La vie meilleure

 



 

J'ai aimé

 

Titre : La vie meilleure

Auteur : Etienne KERN

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 192

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Nous sommes la somme de nos amours. Et c’est la seule chose qui restera de nous. »
On l’a comparé à Gandhi, à Einstein, à Lénine. Des foules l’ont acclamé. Des milliardaires lui ont tapé sur l’épaule. Les damnés de la terre l’ont imploré. Aujourd’hui, son nom nous fait sourire, tout comme son invention : la méthode Coué.
Singulier destin que celui d’Émile Coué, obscur pharmacien français devenu célébrité mondiale, tour à tour adulé et moqué. La vie meilleure retrace l’histoire de ce précurseur du développement personnel qui, au début du XXᵉ siècle, pensait avoir découvert les clés de la santé et du bonheur. Un homme sincère jusque dans sa roublardise, qui croyait plus que tout au pouvoir des mots et de l’imagination.
Avec ce roman lumineux aux accents intimes, Étienne Kern rend hommage à ceux qui cherchent coûte que coûte une place pour la joie.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Étienne Kern vit et enseigne à Lyon. Il est l’auteur aux Éditions Gallimard d’un roman, Les envolés, couronné en 2022 du Goncourt du premier roman et traduit dans plusieurs langues. 

 

 

Avis :

Son premier roman retraçait le parcours de Franz Reichelt, un inventeur si follement accroché à ses rêves qu’il mourait en 1912 de n’avoir su renoncer à tester contre toute raison son improbable costume-parachute. Etienne Kern s’intéresse cette fois à un autre « envolé », lui aussi et à la même époque à l’origine d’une idée dont on ne se souvient plus aujourd’hui que pour s’en moquer, visionnaire incompris ou mystificateur génial, l’on ne sait : Emile Coué.

Qui se souvient de la célébrité, en son temps, de ce pharmacien originaire de Troye qui, ayant découvert l’effet placebo, consacra sa vie à tenter d’améliorer celle de ses patients grâce à sa méthode fondée sur l’autosuggestion ? « Tous les jours, à tous points de vue, je vais de mieux en mieux. » Convaincu – à moins qu’il feignît de l’être ? - du pouvoir des mots mais aussi de l’écoute et de la sollicitude pour soutenir les malades en marge de leurs traitements habituels, il se fit le chantre de la pensée positive, au grand scepticisme du monde médical, et obtint des résultats parfois si surprenants que sa réputation fit bientôt le tour de la terre.

Alors, charlatan ou philanthrope ? Le portrait que dresse Etienne Kern laisse entière l’ambiguïté, préférant s’attacher à une autre question : qu’est-ce qui, en vérité, l’attire tant chez ce personnage et son histoire oubliée, dont on fait quand même assez rapidement le tour ? Et c’est un autre fil narratif, certes émouvant mais peut-être trop personnel et bateau pour passionner réellement, qui s’entremêle à la biographie, mettant en perspective la propre histoire de l’auteur, son impuissance face à la souffrance de proches et son application à réenchanter le monde par l’écriture.

Entre cette consistance relativement anecdotique et les résonances quasi feel good du récit, la délicatesse doucement mélancolique de la plume, à la fois légère et grave, a bien du mal à contrer le désappointement du lecteur après le beaucoup plus intéressant Les envolés. (3/5)

 

 

Citations :

Qu’a-t-il à leur offrir ? Pas de miracles, en vérité. Il n’en promet pas, d’ailleurs, il répète souvent ça : dans la limite du raisonnable. La Méthode ne guérit pas les cancers, ne répare pas les os. Elle vient en plus. Un paralytique retrouve ses jambes d’un coup ? C’est qu’il était déjà guéri, sans le savoir. Il s’était persuadé qu’il ne pouvait plus marcher. Une autosuggestion a remplacé l’autre.
La plupart des malades acceptent, ils comprennent. Qu’attendent-ils, au fond ? Ce que nous demandons aussi, peut-être, à nos guérisseurs de tout poil et, parfois, à nos médecins : un regard d’attention.
Quand ils repartent, tremblants encore, se prenant par le bras, plus légers, le monde est comme une joie. Ils y croient. Ils aimeraient pouvoir y croire.
C’est un courage déjà que d’essayer d’y croire.


Aller mieux.
Aller mieux dans sa tête, dans son corps. Aller mieux de jour en jour. La vie comme longue convalescence. La fin des pesanteurs. Le temps qui se retourne : demain mieux qu’hier. Demain sans vieillir. Demain sans la mort qui s’avance d’un jour en plus.
Ils ont cet espoir-là. Ce désir vieux comme le monde. La veille, dans un journal, sur une affiche, ils ont vu ce petit homme rose qui, soudain, lui a prêté son visage. Alors les voilà, en file, lourds de leurs rêves, avec leurs mains jointes, leurs corps voûtés, tout ce qui vacille en eux. Ils viennent pour voir. Ils viennent pour croire.
Suis-je si différent d’eux ? Ils attendent, ils espèrent. J’écris. C’est pareil. C’est fuir. C’est se mentir. C’est regarder le monde, le grand réel vide et creux, et lui donner de beaux habits, le colorer de mots, tout miser sur ces mots.
Écrire, c’est cesser d’affronter. C’est l’aveuglement heureux. C’est une joie qu’on s’invente.
La vie meilleure.


On ne regarde jamais assez tant qu’il est temps. On se dit que les choses seront là pour toujours, sous nos yeux. Il faut qu’elles soient finies pour comprendre comme elles nous échappent et comme elles nous manquent. Et il faut qu’elles soient finies depuis longtemps pour comprendre ça, aussi : c’est parce qu’elles finissent qu’elles sont belles.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

samedi 28 septembre 2024

[Kerangal, Maylis (de)] Jour de ressac

 


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Jour de ressac

Auteur : Maylis de KERANGAL

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Finalement, il vous dit quelque chose, notre homme ? Nous arrivions à hauteur de Gonfreville-l’Orcher, la raffinerie sortait de terre, indéchiffrable et nébuleuse, façon Gotham City, une autre ville derrière la ville, j’ai baissé ma vitre et inhalé longuement, le nez orienté vers les tours de distillation, vers ce Meccano démentiel. L’étrange puanteur s’engouffrait dans la voiture, mélange d’hydrocarbures, de sel et de poudre. Il m’a intimé de refermer, avant de m’interroger de nouveau, pourquoi avais-je finalement demandé à voir le corps ? C’est que vous y avez repensé, c’est que quelque chose a dû vous revenir.
Oui, j’y avais repensé. Qu’est-ce qu’il s’imaginait. Je n’avais pratiquement fait que penser à ça depuis ce matin, mais y penser avait fini par prendre la forme d’une ville, d’un premier amour, la forme d’un porte-conteneurs. »

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Maylis de Kerangal est l’autrice de sept fictions aux Éditions Verticales, dont Corniche Kennedy (2008), Naissance d’un pont (2010, prix Médicis, prix Franz-Hessel), Réparer les vivants (2014, dix prix littéraires), Un monde à portée de main (2018) et Canoës, ainsi que de trois récits dans la collection « Minimales » : Ni fleurs ni couronnes (2006), Tangente vers l’est (2012, prix Landerneau) et À ce stade de la nuit (2015).

 

 

Avis :

Cela fait bien longtemps, depuis que, doubleuse de voix à Paris, elle y a construit sa vie avec Blaise et leur fille désormais adolescente, que la narratrice n’a même plus eu une pensée pour la ville où, comme l’auteur, elle a grandi. Aussi, lorsqu’un appel du commissariat du Havre l’y convoque, son numéro de téléphone ayant été retrouvé sur le corps d’un homme jeté sur les galets de la ville portuaire, c’est exactement comme si, au-delà de son ahurissement premier, l’espace-temps oublié de son ancienne vie se rouvrait par surprise, ou qu’elle redécouvrait soudain, sous la poussière du temps, les malles reléguées au grenier de sa mémoire.

Car, comment expliquer ce lien inattendu avec le corps d’un homme qu’elle ne reconnaît pas ? Catapulté avec la narratrice dans une énigme hitchcockienne dont, même si tendu vers sa résolution, l’on s’apercevra bientôt qu’elle n’est pas le vrai sujet, le lecteur entre en apnée dans ce qui ressemble à un roman policier pour se retrouver, aussi pris au dépourvu que le personnage, dans une déambulation intime peuplée de fantômes, au sein d’une ville dévoilant sa géographie au prisme des souvenirs et des émotions.

« Des années [qu’elle] envisageai[t] Le Havre dans la distance, la ville tapie dans un arrière-monde tel un palais dans le brouillard » : « une ville qui ne ressemble pas aux autres villes », « où les couches historiques sont invisibles, aplaties tout au-dessous », sous le béton et la grisaille, une « cité de bout de rails qui ne va pas dans le sens de l’histoire », austère, laide et lugubre avec l’uniformité de ses habitats collectifs, ses relents pétrochimiques et son port tentaculaire devenu épicentre de tous les trafics, mais un palais quand même, dont la narratrice retrouve les beautés secrètes après plus de vingt ans d’absence, coeur toujours palpitant d’une enfance et d’une adolescence qui reviennent par bribes, petites bulles crevant la surface du temps, à mesure de sa redécouverte des lieux.

Alors, ce cadavre retrouvé parmi les laisses de mer à l’aplomb de la digue Nord n’est pas seulement l’un de ceux que le narcotrafic sème de plus en plus souvent aux alentours du port. Métaphoriquement, avec ce bout de papier dans la poche portant son numéro de téléphone à elle, il est aussi l’incarnation d’un passé qu’elle croyait mort, avec ses vieilles amours et amitiés oubliées, et qui, d’une manière toute modianesque, revient si longtemps après la tirer par la manche.

Vive et tendue lorsque Le Havre se rappelle à l’improviste dans le présent de la narratrice, plus ample et ondoyante dans ses cheminements entre hier et aujourd’hui, l’écriture aborde avec sensibilité les rivages de douleurs anciennes faussement oubliées, inscrites en filigrane et de manière indélébile dans un décor urbain et maritime dont le gris se colore presque oniriquement de mille nuances émotionnelles. D’abord intrigué, puis de plus en plus sous le charme étrange et mélancolique de cette incarnation urbaine, l’on est vite subjugué par la vague sensorielle, pleine d’odeurs et de bruits, qui déferle au rythme de son très beau phrasé. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citation :

C’est ici un rivage de galets plus ou moins gris, différemment calibrés mais issus d’une même histoire lithique, une histoire de temps long, de temps déraisonnable – sédimentation, dissolution, migration. Une chape minérale perforée de cavités obscures où stagne de l’eau croupie, liserée de laisse de mer, semée de bois flottés et d’algues noires aussi friables que du papier brûlé, souillée d’ordures humaines en décomposition, habitée de cordelles et de puces de sable, et recouverte çà et là d’une flore bizarre, entre le cresson rouge et la roquette jaune. Des jours comme aujourd’hui, sous la flotte de novembre, la plage prend l’aspect hostile d’un réservoir à projectiles, d’un silo à boulets, et suggère la guerre qu’elle a bien connue, mais la plupart du temps, c’est une scène hyper vivante, ouverte, baignée d’une lumière de peinture, un plateau où s’enchevêtrent les rythmes sur lesquels les humains n’ont pas encore de prise, celui de la lune et celui des nuages, celui de la houle et celui de l’érosion, la durée nécessaire pour qu’un éclat de silex devienne un galet ou celle qui suffit à faire fondre un esquimau dans la main d’un enfant.


 

jeudi 26 septembre 2024

[Daoud, Kamel] Houris

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Houris

Auteur : Kamel DAOUD

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 416

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Je suis la véritable trace, le plus solide des indices attestant de tout ce que nous avons vécu en dix ans en Algérie. Je cache l’histoire d’une guerre entière, inscrite sur ma peau depuis que je suis enfant. »

Aube est une jeune Algérienne qui doit se souvenir de la guerre d’indépendance, qu’elle n’a pas vécue, et oublier la guerre civile des années 1990, qu’elle a elle-même traversée. Sa tragédie est marquée sur son corps : une cicatrice au cou et des cordes vocales détruites. Muette, elle rêve de retrouver sa voix.
Son histoire, elle ne peut la raconter qu’à la fille qu’elle porte dans son ventre. Mais a-t-elle le droit de garder cette enfant ? Peut-on donner la vie quand on vous l’a presque arrachée ? Dans un pays qui a voté des lois pour punir quiconque évoque la guerre civile, Aube décide de se rendre dans son village natal, où tout a débuté, et où les morts lui répondront peut-être.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Kamel Daoud, écrivain et journaliste, est notamment l’auteur de Meursault, contre-enquête (2014, Goncourt du premier roman).

 

 

Avis :

Dans les années 1990, dites « décennie noire » en Algérie, une guerre civile opposait le gouvernement, appuyé par l’armée, à divers groupes islamistes, faisant deux cent mille morts et disparus et déplaçant un million de personnes. Touchant particulièrement les villages, parfois entièrement décimés, des massacres d’une sauvagerie et d’une ampleur inouïes étaient commis à l’arme blanche contre les civils, hommes, femmes et enfants. Seules quelques jeunes femmes échappaient provisoirement à la boucherie pour servir d’esclaves sexuelles.

Pour mieux rendre compte de ces horreurs que l’État algérien entend effacer purement et simplement des mémoires en s’appuyant sur la loi d’amnistie votée en 2005 –  quiconque ouvre la bouche sur cette période s’expose à une peine de trois à cinq ans de prison –, le journaliste algérien Kamel Daoud a choisi de nous entraîner sur les pas de quelques personnages, qui pour être fictifs, n’en reflètent pas moins la tragique vérité historique.

Ainsi, partant de l’attaque qui, dans les montagnes de l’Ouarsenis la dernière nuit de 1997, a tué et dépecé le millier d’habitants du village de Had Chekala, l’auteur donne la parole à une survivante imaginaire qui, vingt-et-un ans après l’atroce assassinat de tous les siens, peine à vivre avec ses épouvantables séquelles, sa peur et son traumatisme, pendant que, d’amnésie collective en mensonges d’État prétendant protéger la paix pour les générations futures, le gouvernement algérien s’enferre dans le déni de justice depuis qu’il a légalisé l’impunité de ces crimes contre l’humanité.

Aube avait cinq ans quand tout a basculé. Seule rescapée du massacre des siens et de son village, elle ne doit son salut qu’à la trop grande hâte de son égorgeur qui l’a laissée pour morte, les cordes vocales tranchées et un « sourire » sanglant de presque dix-sept centimètres sous le visage. Désormais quasiment muette, balafrée d’une oreille à l’autre et ne respirant qu’au moyen d’une canule, elle est par-dessus le marché régulièrement victime d’agressions, ses cicatrices plus volontiers attribuées aux violences visant régulièrement la prostitution qu’aux crimes de la guerre civile et des années de plomb.

Elle qui, bien loin d’en avoir fini avec la violence, subit encore celle réservée quotidiennement aux femmes dans un pays où, « lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme ‘’errante’’, les hommes parlant d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin », tremble depuis que, célibataire, elle est tombée enceinte. Décidée à avorter – comment jeter une petite fille de plus dans cet enfer auquel se résume sa vie ? –, elle s’adresse à l’embryon de celle qu’elle appelle Houris dans un récit de son histoire et de son triste prolongement jusqu’à aujourd’hui et, ayant entrepris de retourner dans le village de son enfance, y constate avec effroi l’oubli forcé des morts restés sans cimetière, entre statistiques minimisées, rumeurs et récupérations diverses, enfin afflux de milliers de vrais et faux rescapés réclamant des aides au nom d’une invérifiable parenté avec les disparus.

Alourdi par les longueurs et les répétitions à mesure qu’il égrène l’infinie et terrifiante litanie des différents massacres et qu’il ressasse l’impossibilité de construire un avenir sur l’effacement de la mémoire, le texte comme halluciné mais implacablement précis et documenté impressionne bien moins par la qualité de sa fiction un peu trop ligotée à la fastidieuse sécheresse des chiffres, que par sa courageuse dénonciation, là-bas pénalement répréhensible, d’un sujet institutionnalisé tabou en Algérie. Pas forcément un immense roman donc, mais un vrai et nécessaire cri de colère pour la mémoire des victimes tuées une seconde fois par le déni et l’oubli. (3,5/5)

 

 

Citations :

Que veux-tu ? Venir ici et devenir une chair morte ? Entends-tu les hommes dehors dans le café ? Leur Dieu leur conseille de se laver le corps après avoir étreint nos corps interdits à la lumière du jour. Ils appellent ça « la grande ablution », car nous sommes la grande salissure. Que veux-tu ? Toutes les femmes sont comme moi, même si elles ne possèdent pas de trou dans la gorge, ou de sourire stupide sur le visage, ou de langue étranglée dans l’agonie. C’est ça être femme ici. Le veux-tu vraiment ?
 

C’est ma vie, ce salon, ma pièce de monnaie rare. C’est là que je gagne mon argent et mon indépendance, et le privilège d’avoir les cheveux à l’air et les épaules nues, et de fumer et de boire du vin. Ce n’est pas grand comme commerce, mais ça rapporte de quoi tenir les autres à l’écart. Tu sais, ma perle, l’État donne une misère aux victimes survivantes de la guerre civile comme moi et le double aux familles des égorgeurs. Et j’ai dû céder mon droit à la pension pour devenir propriétaire de ce salon. C’était la condition de l’État : la pension ou la possibilité d’acquérir un local commercial de l’Office. 
 

Il faut y aller doucement dans ce pays quand on est une femme. On reste des esclaves, libres depuis trop peu de temps. Tout peut se renverser, se perdre à la moindre cuisse dénudée ; une robe à fleurs trop courte décide de ta vie.
 

Dans son cabinet, le docteur installa, entre lui et ses patientes, un rideau noir. Sa femme fut chargée des palpations, des examens invasifs, des vérifications entre les jambes écartées. Et lui, des prescriptions et des conseils. Oui, je te jure ! Sa femme palpait et elle lui décrivait les organes, les textures, les baves intimes ou les cris des patientes. De l’autre côté du rideau, il lançait ses diagnostics tel un Dieu occulte. À la fin de l’auscultation, il signait une ordonnance et son assistante encaissait le prix de la séance.
 

« Avez-vous saigné ces jours-ci ? » m’interrogea la voix. Je fis un signe de la main. Le « retard » ? Toutes les femmes redoutent ce moment. Le « retard », c’est le corps durci, la même idée noire qui remonte dans le cœur en cafards, de l’électricité pour une condamnée à mort. Le « retard », c’est les autres femmes qui s’éloignent de vous d’instinct comme des bêtes apeurées.
 

Dieu possède, ma fève, quatre-vingt-dix-neuf noms dans cette religion. On doit y ajouter le nom de tous les hommes que l’on rencontre, car ils sont Dieu.
 

Aux fenêtres des immeubles, des voisines m’examinaient, curieuses, moqueuses ou compatissantes. Certaines femmes choisissent leur camp très vite. Elles croient que le seul moyen de survivre dans une prison, c’est de s’en faire les gardiennes. 
 
 
Ses cinq frères, dès qu’elle fut veuve dans sa ville à Chlef, la voilèrent intégralement et lui imposèrent le masque sur le visage et la stricte surveillance de ses gestes, mouvements, regards. Elle n’avait même plus droit d’approcher une fenêtre, d’élever la voix dans leur demeure ou d’avoir un téléphone ou des amies. Seulement un oiseau dans la tête. Et un Coran. « Une femme divorcée ? Une femme veuve ? C’est une bombe dans la maison », expliquent les hommes, à propos de leur mère, leurs sœurs ou filles revenues jetées de chez leur mari comme des serviettes après le repas. La pauvre Hanane était surveillée à la manière d’une mèche de dynamite ou d’une fissure sur le mur. C’est leur honneur qui était en jeu, pas sa vie à elle. Ils se relayaient pour la guetter et peut-être rêvaient-ils tous les cinq de sa mort magique. La fratrie finit par la marier à un autre homme, cette fois à Oran, dans le quartier de Belgaid, à trois cent quarante-cinq kilomètres de chez elle. Ils espéraient faire oublier son histoire et la diluer dans les conversations. C’était si loin : une façon de l’enterrer, de faire en sorte qu’elle ne puisse plus se rappeler son propre prénom ou le chemin du retour. Elle avait accouché d’un fils, après le décès du père, et ils l’obligèrent à l’abandonner à la grand-mère. Elle perdit la parole peu à peu, comme si elle avait déménagé dans sa tête. Elle laissa son premier gamin et enfanta un deuxième, puis un troisième avec son nouveau mari qui lui prenait son salaire et la surveillait, lui aussi. 


Quand ne survit qu’une seule personne d’une guerre entière, cette guerre devient le fait de son imagination, le seul endroit où elle possède un champ de bataille.


Une femme ne voyage pas seule en Algérie, encore moins un jour de Sacrifice. Il y a des choses que tu ne pourras jamais faire si tu viens dans ce monde. Par exemple, déambuler seule sous l’averse, t’asseoir seule sur un banc face à une montagne qui refuse de te parler, dans un jardin public. Ou bien t’habiller selon tes envies, rire dans la rue, ou encore remercier un inconnu qui te collera dans le dos en croyant que tu es une prostituée, car tu as été gentille comme une plante d’intérieur. Tu te promèneras en groupe (dans les villes seulement, car dans les villages c’est impossible), durant les heures creuses des hommes à la mosquée, pour visiter un cimetière ou marier une proche. Il y a des choses que Dieu nous interdit : enterrer les morts, gémir sur une tombe, égorger une bête de sacrifice, hériter d’une part égale à celle de l’homme, s’épiler pendant le mois du jeûne, montrer ses bras nus ou encore élever la voix, chanter dans la rue, fumer des cigarettes, boire du vin, répondre aux coups de pied. 


Il est dit que lorsqu’une femme n’appartient à aucun homme, père, frère, mari, ni même à son fils, on la surnomme « errante ». Les hommes parlent d’elle comme d’un terrain vague, une propriété qui saigne une fois par mois, une pièce de monnaie déterrée au sol, un butin.


Il est interdit d’enseigner, d’évoquer, de dessiner, de filmer et de parler de la guerre des années 1990. Rien de rien. (…) Tu sais que la loi prévoit trois à cinq ans de prison pour quiconque ouvre la bouche sur cette période ? 


Une femme dans ce pays où tu insistes pour venir respirer, vivre et compter les jours n’a pas le droit de prier à voix haute. Elle ne peut pas faire entendre ses sanglots dans le deuil, ni ses talons sur la chaussée, elle ne peut ni chanter ni prêcher dans une mosquée. Parce que notre voix, ma Lune ancienne, est composée du cri étouffé de la jouissance et de celui vite oublié de l’accouchement. Deux moments où les hommes sont nus en nous ou au-dessus de nous. Notre belle voix s’élèvera toujours dans la honte des hommes.
 


 

mardi 24 septembre 2024

[Orengo, Jean-Noël] Vous êtes l'amour malheureux du Führer

 

 

 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Vous êtes l'amour malheureux
            du Führer

Auteur : Jean-Noël Orengo

Parution : 2024 (Grasset)

Pages : 272

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

1969 : Albert Speer, architecte favori et Ministre de l'armement d'Hitler, publie ses Mémoires. Revisitant son passé, de ses mises en scène des congrès nazis à la chute du Reich, il parachève l'ultime métamorphose qui a sauvé sa tête au procès de Nuremberg et va faire de lui la star de la culpabilité allemande. Affirmant n'avoir rien su de la Solution Finale, il se déclare "responsable, mais pas coupable." Les historiens auront beau démontrer qu'il a menti, sa version de lui-même s'imposera toujours.

Comment écrire sur un homme qui a rendu la fiction plus séduisante que la vérité ?

A l'heure des fake news et de la guerre des récits, voici le roman d'un des plus grands mensonges de l'Histoire. Traquant les scènes de la vie de Speer, s'interrogeant sur leur vraisemblance, éclairant certains aspects, allant là où il s'arrête en convoquant les acteurs capitaux d'après guerre, notamment l'historienne Gitta Sereny, l'auteur propose une lecture vertigineuse de celui à qui l'un de ses collaborateurs affirmait : « Savez-vous ce que vous êtes ? Vous êtes l'amour malheureux du Führer ».

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Jean-Noël Orengo est chroniqueur de films pour le magazine Transfuge. Il est l'auteur d'un essai sur l'art, Vivre en peinture, paru aux éditions Les Cahiers dessinés en 2023. Tous ses romans sont publiés aux éditions Grasset.

 

 

Avis :

Des hauts dirigeants du IIIe Reich, il est celui qui s’en est le mieux sorti, échappant à la peine de mort à Nuremberg en reconnaissant sa responsabilité collective, mais pas individuelle. Après vingt ans de prison, la publication de ses mémoires en a fait une star si estimée qu’une historienne a pu dire qu’« aucun survivant connu de la Shoah ne possède une telle aura auprès des foules et des spécialistes. »

Comment cet Albert Speer, principal architecte au service du parti nazi, puis ministre de l’Armement et de la Production de Guerre, si proche d’Hitler que l’un de ses collaborateurs lui avait un jour lancé : « vous êtes l’amour malheureux du Führer », a-t-il si bien pu imposer sa propre version de la réalité historique, retournant l’opinion publique et les juges en sa faveur ? Alors qu’il a fini un jour par admettre qu’il savait, et donc qu’il était complice de l’Holocauste. Qu’il se déclarait  très fier de son parcours : « Après tout, J’AI ÉTÉ l’architecte d’Hitler. J’AI ÉTÉ son ministre de l’Armement et de la Production de guerre. J’ai passé VINGT ANS à Spandau et en sortant, J’AI FAIT une nouvelle bonne carrière ! Pas si mal tout compte fait, non ? » Et que, sans mauvaise conscience aucune, il continuait à se déclarer « Flatté ? Flatté ? Mais non ! Ivre de joie ! » à propos de ses liens privilégiés avec Hitler. 

Détricotant patiemment l’auto-fiction concoctée par Speer, le romancier Jean-Noël Orengo s’emploie à lui rectifier le portrait au fil d’un récit documenté et vivant qui souligne une personnalité ambiguë et troublante, narcissique et totalement amorale dans son opportunisme sans limite. Au-delà des faits, ce sont les ressorts psychologiques que l’auteur s’efforce de creuser, mettant en exergue un duo Hitler-Speer étonnamment affectif et, au final, une incroyable séduction manipulatrice. Speer semble ne jamais souhaiter de mal à personne, juste se faire du bien en visant toujours plus de pouvoir et de reconnaissance personnelle, peu importe les moyens. De fait, les « à-côtés » de sa valorisante relation privée avec Hitler n’ont aucune incidence sur lui. Tout entier à son objectif personnel que l’on associe assez bien à de une forme de réassurance affective, peu lui chaut la « politique » et le sort des Juifs. Il est l’artiste face au guide, le fils face au père, qu’importe les tiers. Si bien persuadé de sa bonne conscience qu’il convaincra le monde en un ultime et inconcevable tour de passe-passe, acte de séduction suprême du bourreau face à ses victimes, ces dernières ne demandant peut-être qu’à se raccrocher au moindre fétu d’apparente humanité dans cet océan de barbarie.

Puissante réflexion sur la réalité historique et sur ce que choisit d’en conserver la mémoire, ici celle d’un homme mais aussi celle de toute la société, cet essai qui se lit avec la même fluidité qu’un roman, aussi fascinant que dérangeant, débouche au final sur le terrible constat de la relativité du bien et du mal, quand leur perception s’avère si changeante et subjective et que le mensonge le plus visible finit par s’avérer plus séduisant que la vérité la plus évidente. Le mal a de telles ruses que « le pessimisme devient la seule sagesse ». Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Deux hommes seuls dans une pièce ; un pistolet ; un dessin. D’un côté le pouvoir, de l’autre l’art. D’un côté l’homme de pouvoir – son arme devant lui –, de l’autre l’homme de l’art – ses dessins sous le bras. Un couple typique de la culture européenne. Ça pourrait être Jules II et Michel-Ange. C’est Adolf Hitler et Albert Speer. Entre les deux, une relation débutant par un rapport de forces.
 

Intégrer le cercle des intimes d’un président, d’un chevalier d’industrie, d’un Führer, paraît obéir aux mêmes ambitions donnant lieu aux mêmes intrigues. Déférence, obséquiosité, flagornerie, soumission, crainte, tension pour séduire, toujours séduire, occupent la gamme sentimentale des courtisans. Dans les apartés d’un conseil d’administration d’une grande entreprise ou d’une faculté prestigieuse, devant les maîtres, on rampe, on s’élève ou on chute de la même manière que dans les antichambres d’une dictature. Auprès du guide, cette banalité du pouvoir est amplifiée au-delà de toute mesure. Les proportions diffèrent et les conséquences morales aussi. Le guide parle et ses intimes se ruent dans la surenchère et la compétition pour traduire, chacun de leur côté, en ordres écrits ce qui est le plus souvent énoncé à l’oral.
 

L’architecture est le pouvoir de l’espace. Tous les architectes sont autoritaires et parfaitement conscients de diriger nos espaces de vie par leurs constructions. Plus que les peintres, les musiciens ou les sculpteurs, et sans comparaison avec les écrivains ou les danseurs, les architectes modernes jouent le rôle « d’artistes » auprès des politiciens. Mais avec le guide, ce cliché est porté à un niveau hors du commun. Il se révèle, il se perçoit lui-même en chancelier-artiste, en architecte-chef d’État. En architecture, il favorise les ambitions les plus démesurées, de même que ses esquisses expriment la démesure d’un arc de triomphe ou d’un dôme devant toujours – c’est une règle – dépasser par la taille ses prédécesseurs. C’est comme s’il menait une guerre contre les œuvres des autres nations et du passé, même du passé de l’Allemagne. Une guerre des monuments et une guerre des signes. Croix gammée luttant sur le terrain de la croix du Christ, sans parler de la faucille et du marteau, un choix vulgaire et sans racines, estime le guide. Avec lui, songe l’architecte, la pierre, les signes et leurs affects recèlent des promesses de sensations et de dimensions inédites. Des promesses de pouvoir.
 

La foule reconnaît le guide, le peuple se presse autour de lui et manifeste une passion qui dépasse la simple soumission. Elle fascine l’architecte. Surtout, il est subjugué par le fait que quelques heures après, ou seulement quelques minutes après, il se retrouve dans un restaurant ou un bar d’hôtel en tête à tête avec ce maître adulé telle une star de cinéma. Ce contraste l’envoûte. Il est envoûté, c’est le mot qu’il utilisera toujours, quand on le pressera de s’expliquer sur sa relation avec le guide. Il leur répondra toujours par une question : qui n’aurait pas été envoûté ? Qui ne l’était pas ?
 

Il évolue dans le rêve concret de sa réussite auprès d’un des êtres les plus puissants au monde. Il ne parle que d’architecture, d’art, d’urbanisme, il est d’un autre niveau, la politique ne l’intéresse pas, il veille à ce que les membres lourdauds du cercle pensent que la politique ne l’intéresse pas. Et de fait, les membres le considèrent un peu comme une de ces femmes admises parfois dans leur cercle. Elles ne parlent jamais de politique, elles ne le doivent surtout pas, le guide déteste les entendre s’aventurer sur ce terrain-là, et il est consterné pour elles quand elles s’y aventurent. Selon lui, les femmes et les artistes n’ont pas à se préoccuper de politique mais seulement de beauté. Certes, les raisons diffèrent, les femmes doivent être belles comme des actrices de cinéma, les artistes doivent produire du beau, mais femmes et artistes se rejoignent d’une certaine manière sur le terrain de la beauté. Le jeune architecte n’y déroge pas et il cumule les deux : beau de corps et beau sur le papier de ses esquisses.
 
 
Le guide aime se plaindre de ce qu’il impose. C’est une coquetterie dont plusieurs de ses collaborateurs s’inspirent, se plaindre de ce qu’ils ordonnent. Ils ne cesseront plus de le faire. Surtout Himmler. Se plaindre du terrible devoir de faire la guerre aux Juifs dans toute l’Europe conquise. Se plaindre du terrible devoir d’assassiner les femmes et les enfants juifs. Se plaindre de ne pas en faire suffisamment et de décevoir le Führer. Se plaindre de ne pas voir suffisamment sa propre femme et ses propres gosses, de jolies petites têtes blondes.


Il sait que son architecture est en train de violer toutes les conventions du goût et de l’évolution des formes et il en jouit avec une force qu’il n’imaginait même pas. C’est au guide qu’il doit cette jouissance. C’est à lui qu’il doit cette libération de toutes ses entraves de jadis. Quel architecte n’aurait pas envie de ça ? Construire indépendamment du goût et sans se soucier du budget ?


D’ailleurs, à Nuremberg, il n’a pas construit un monument mais une ambition. Un élan où la pierre, la chair humaine, la nuit, la lumière des projecteurs de défense antiaérienne incarnent le spectacle d’une ambition illimitée. C’est la politisation de l’esthétique et l’esthétisation de la politique.


L’art est le fruit d’une ambition démesurée. L’art est le contraire de l’humilité, du bien public, du bien tout court, comme du mal d’ailleurs. L’art concurrence Dieu, si jamais il existe. L’art attaque la mort, c’est basique. La pierre dure plus longtemps que la chair, c’est basique. Ce sont des truismes, l’expression d’un sens commun brutal, banal et imparable. Ils expriment la vérité toute simple de la pierre qui, taillée par la chair des hommes, dure plus longtemps que cette chair. Les pyramides restent ; les ouvriers qualifiés qui les ont bâties restent avec elles, bien que leurs noms ne restent pas. Même les esclaves restent à leur façon, quand ils travaillent à l’érection de bâtiments d’art.


« Il ne faut jamais juger les artistes d’après leurs idées politiques. L’imagination, cette faculté qui leur est nécessaire pour leur travail, les rend inaptes à penser de façon réaliste. Laissons Thorak travailler pour nous. Les artistes sont de purs innocents. Un jour, ils signent un texte les yeux fermés, le lendemain, ils en signent un autre, du moment qu’ils ont l’impression de servir une bonne cause. »


De toute façon, il n’aurait rien pu faire, sauf à perdre tout crédit auprès d’un homme qu’il aime. Et puisqu’il ne participe pas aux exactions de près ou de loin, il se sent innocent. Il n’est que l’architecte préféré du guide, sans plus.


Six ans de mariage, et toujours pas d’enfants… Le guide lui-même refuse d’en avoir. Sa dévotion à la grandeur de l’Allemagne lui ferme les portes de la vie de famille, explique-t-il avec satisfaction à son entourage. Et puis, les grands hommes ont des progénitures décevantes. « Regardez le fils de Goethe, ne cesse-t-il de répéter. Un crétin ! Vous imaginez, s’il m’arrivait la même chose ? »
 


Il a été son architecte no 1. Il a été son ministre de l’Armement, le possible no 2 du régime, le successeur rêvé par les militaires et les industriels. Il a été le prisonnier no 5 à Spandau. Il est désormais la star des historiens et des médias. 
 


L’historienne songe qu’aucun survivant connu de la Shoah ne possède une telle aura auprès des foules et des spécialistes. Il y a bien Elie Wiesel ou Simon Wiesenthal, mais leur notoriété ne peut pas rivaliser avec celle de la star Albert Speer.


Mais globalement, tout se passe parfaitement bien pour lui, comme, au fond, depuis le début de sa vie. Il est né dans une famille aisée. Il n’a pas été battu ou violenté par ses parents ou des adultes ou des camarades. Il a fait de bonnes études. Il a érigé des monuments. Il a occupé des fonctions prestigieuses. Il est désormais sollicité partout. Il n’y a que ses vingt ans de réclusion qui l’ont fait flirter avec le malheur. Encore a-t-il su transformer son séjour carcéral en expérience spirituelle, lisant plus de cinq mille ouvrages, explorant comme personne sa culpabilité d’Allemand face à l’extermination des Juifs.


Dès le début, de façon un peu mélodramatique, il l’avait pressée de poser immédiatement cette foutue question des Juifs, prenant les devants, désamorçant ainsi toute intrigue entre eux, lui montrant que sa réponse serait celle qu’il a toujours donnée à tous et qu’il a écrite dans ses best-sellers : coupable collectivement, innocent individuellement.


« Ce que je voulais vous dire, c’est qu’en fin de compte, je trouve que je ne m’en suis pas si mal sorti que ça. Après tout, J’AI ÉTÉ l’architecte d’Hitler. J’AI ÉTÉ son ministre de l’Armement et de la Production de guerre. J’ai passé VINGT ANS à Spandau et en sortant, J’AI FAIT une nouvelle bonne carrière ! Pas si mal tout compte fait, non ? »


Le IIIe Reich ne nous oublie pas, et tant qu’il y aura des hommes, il ne nous oubliera jamais. Il a été conçu pour ça. Être inoubliable par l’ampleur de ses crimes et l’outrance de ses monuments. Crimes et monuments.


Les anciens pratiquaient la damnatio memoriae, pas les modernes. Les anciens pratiquaient la damnation des tyrans par l’oubli, on effaçait leurs noms des annales et des stèles, on interdisait de les prononcer, on cherchait à les faire disparaître, pas les modernes. Ainsi va l’humanité moderne que la célébrité se joue très au-delà du bien et du mal, et que l’ampleur de vos crimes vous assure l’immortalité bien plus qu’à vos victimes, et face au constat, le pessimisme devient la seule sagesse.


 

dimanche 22 septembre 2024

[Barrouk, Ruben] Tout le bruit du Guéliz

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Tout le bruit du Guéliz

Auteur : Ruben BARROUK

Parution : 2024 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Dans le quartier du Guéliz à Marrakech, un mystérieux bruit hante et tourmente, nuit et jour, une vieille dame. Inquiets, sa fille et son petit-fils quittent Paris pour mener l’enquête. Sur place, ils guettent, épient, espèrent, mais aucun bruit ne se fait entendre...

Tout le bruit du Guéliz ne nous livre pas une mais mille histoires : celles des exodes, des traditions, des liens qui se font et se défont, des origines perdues.

À la violence et au vacarme assourdissant de notre époque, ce premier roman aux allures de conte, à la fois tendre, drôle et bouleversant, oppose un bruit. Le bruit du Guéliz. Celui d’un temps révolu, où l’on vivait ensemble.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Ruben Barrouk est né en 1997 à Paris. En 2022, il retourne sur les traces de sa famille séfarade à Marrakech, où vit sa grand-mère, personnage principal de ce premier roman.

 

 

Avis :

Après les conflits israélo-arabes au tournant des années 1970 – guerre des Six Jours en 1967, guerre du Kippour en 1973 –  et, consécutivement, l’exode de la plupart des communautés juives installées dans les pays arabo-musulmans, le très vivant Mellah de Marrakech, le deuxième plus ancien quartier juif au Maroc, a vu sa population juive tomber de plus de quarante mille personnes à seulement deux cents. L’une de ces dernières habitantes est Paulette, la grand-mère de Ruben Barrouk qui, avec toute sa tendresse pour la vieille femme demeurée seule parmi les ombres du passé, en fait la touchante héroïne d‘un premier roman déchirant.

Afin d’en avoir le coeur net sur ce bruit qui la persécute nuit et jour sans qu’elle parvienne à en détecter l’origine, sa fille et son petit-fils français sont venus passer quelques jours chez elle, à Guéliz, l’arrondissement de Marrakech où elle réside désormais. Mais, rien n’y fait, pas plus eux que qui que ce soit d’autre ne s’avèrent capables de percevoir ce bruit, qu’en désespoir de cause, elle se retrouve à tenter d’exorciser à grands coups de vapeur d’encens.

Pour celui qu’elle appelle affectueusement « mchikpara »« je prends ton mal » –, son petit-fils et le narrateur qui ne parle pas arabe et qui observe ses rituels dans un étonnement tendre, ombré de tristesse  – elle cueille des fleurs d’oranger pour parfumer le thé, célèbre seule Pourim en se déguisant joyeusement, ajoute des couverts pour les morts à  la table du shabbat, enfin, souvent murée dans des non-dits outragés quant au passé, elle vit entourée des reliques d’un autrefois depuis si longtemps figé qu’il paraît « impossible de les rendre à la vie, maintenant tout [est] froid » –, pour son petit-fils donc, il apparaît très vite que le bruit qui emplit la tête de la vieille dame est en réalité celui d’une mémoire qui, maintenant que tout le monde est parti, n’existe plus guère que pour elle-même, dans la nostalgie profonde d’une vie communautaire relayée par la solitude. Paulette est un brin d’herbe oublié dans un jardin devenu désert, et qui, pourtant, croit toujours entendre le chant des oiseaux…

Construit autour de ce bruit fort joliment métaphorique, le roman est d’abord un portrait magnifique, respirant la tendresse et l’affection de l’auteur pour une grand-mère à la fois forte et fragile, la seule à n’avoir pu tourner la page de sa vie comme les siens partis en exode, et flottant depuis dans une douloureuse dissociation entre son monde intérieur, aux horloges arrêtées depuis plus d’un demi-siècle, et une réalité qui lui a volé sa place et son identité. L’on peut donc se retrouver déraciné sans quitter sa terre. Et tomber dès la fleur de l’âge dans ces limbes de solitude et d’oubli qui ne vous saisissent normalement qu’à l’heure de la vieillesse, lorsque la mort, ayant emporté vos semblables, vous laisse seul dans un monde qui n’est plus le vôtre. Et puis, bien sûr, saisis en transparence de ce destin particulier, se profilent discrètement quelques traits de l’Histoire des Juifs chassés du monde arabe, un sujet dont les douleurs souvent occultées n’en finissent pas, entre autres, de retentir sur un présent israélo-arabe devenu inextricable.

Ruben Barrouk signe un premier roman très réussi, portrait tendre et touchant d’une grand-mère d’autant plus obstinée à ignorer ses fractures intimes, que l’Histoire israélo-arabe n’en finit pas d’empiler les drames, aux conséquences depuis longtemps hors de contrôle. (4/5)

 

 

Citation :

– Dites, c’est quoi un fassi ? demandai-je.
– Un fassi. Un qui vient de Fès, dit ma grand-mère.
La tête tournée, c’est ainsi qu’elle avait fini de rendre sa réponse, d’un air sévère. Il y avait là une faille que ma question avait, à mon insu, entrouverte, un filon douloureux dans une mine condamnée. Je l’avais blessée. À l’entrée de son cœur, j’avais pris comme semblable à tous les autres le mur d’un décor factice et fragile qu’on renverserait sans peine à deux mains pour y découvrir derrière une pièce flétrie par la contrariété. J’avais posé la mauvaise question, et je l’avais compris. Feignant de ne pas m’avoir entendu, ma mère gardait les yeux rivés sur la table basse, déposant dans l’assiette sans discontinuer des morceaux de poisson dépiautés alors que nous ne mangions plus depuis un moment déjà. D’un regard minéral, ancré là pour empêcher quelque flot d’émotions de mettre son cœur en désordre, elle se décida à parler, d’une voix glaciale et monotone, comme échappée des murs d’un quai de gare.
– Un fassi, c’était un juif converti à l’islam, de force. On appelait ça des Bildiyyin. C’était il y a longtemps. Aujourd’hui, si un Arabe dit qu’un juif est un fassi, alors c’est une expression pour dire qu’il est si proche des Arabes, ici, au Maroc, qu’on a oublié qu’il était juif.


 

vendredi 20 septembre 2024

[Gaudy, Hélène] Archipels

 



 

Au-delà du coup de coeur
💓💓💓

 

Titre : Archipels

Auteur : Hélène Gaudy

Parution : 2024 (Olivier)

Pages : 288

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

« Aux confins de la Louisiane, une île porte le prénom de mon père. Chaque jour, elle s’enfonce un peu plus sous les eaux. »

Il a fallu que son esprit vogue jusqu’à l’Isle de Jean-Charles pour qu’elle se retrouve enfin face à son père. Qui est cet homme à la présence tranquille, à la parole rare, qui se dit sans mémoire ? Pour le découvrir elle se lance dans un projet singulier : lui rendre ses souvenirs, les faire resurgir des objets et des paysages.

Le premier lieu à arpenter est l’atelier où il a amassé toutes sortes de curiosités, autant de traces qui nourrissent l’enquête sur ce mystère de proximité : le temps qui passe et ces grands inconnus que demeurent souvent nos parents. Derrière l’accumulateur compulsif, l’archiviste des vies des autres, se révèlent l’homme enfant marqué par la guerre, l’artiste engagé et secret. Peu à peu leur relation change, leurs écritures se mêlent et ravivent les hantises et les rêves de toute une époque.

À travers cette géographie intime, Hélène Gaudy explore ce qui se transmet en silence, offrant à son père l’espoir d’un lieu insubmersible – et aux lecteurs, un texte sensible d’une grande beauté.

 

 

Un mot sur l'auteur :  

Née en 1979, Hélène Gaudy a étudié à l’École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg. Auteur notamment de romans et livres d'art, son dernier ouvrage Archipels (2024) rend hommage à son père, professeur de littérature en éole d'art.

 

 

Avis :

C’est le hasard qui est à l’origine du déclic. Lorsqu’elle apprend qu’une île dénommée Jean Charles comme son père vieillissant est menacée de disparition par la montée des eaux en Louisiane, l’auteur réalise qu’il ne sera bientôt plus temps, si elle ne se hâte, de percer les mystères de cette terre inconnue qu’est toujours resté ce père, un homme syllogomane sans passé ni souvenirs, dont le déroutant héritage semble tout entier tenir dans son atelier d’artiste et sa sidérante accumulation d’objets, autant de vestiges de la vie des autres dont il faisait son matériau artistique mais qui posent la question de quel vide ils ont comblé et de ce qui se cache sous cette face émergée de l’iceberg.

Alors, avec le sentiment qu’il ne sera « pas plus facile de décrire [s]on propre père que [l]es explorateurs suédois du XIXe siècle », disparus au pôle Nord, à qui elle a consacré son livre Un monde sans rivage, elle entreprend une enquête intime, toute de patience et de délicatesse, s’efforçant de « recueillir [ce] que, peut-être, il finira par dire » et espérant « le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer. » Ce père qui n’a pour parler de lui que les objets qu’il a entassés, aussi illisibles aux yeux des siens que le contenu d’une « capsule temporelle » qu’il leur aurait léguée « avant même que le temps soit passé », sait-il seulement sonder lui-même les profondeurs secrètes de l’oubli qui lui tient lieu de refuge ? Ou ne restera-t-il irrémédiablement à sa fille que l’archipel de signes affleurant à la surface ?

Rares sont les livres à vous éblouir comme ici à chaque ligne, la finesse d’observation et d’analyse n’ayant d’égale que la magnificence de l’écriture. Que d’amour et d’intelligence dans ce texte bouleversant de retenue, et quelle splendeur que cette plume capable d’emmener l’admiration du lecteur de sommet en sommet de la première à la dernière page. Pendant que l’insondabilité de l’énigme paternelle et la conscience du peu de temps qui reste ne rendent que plus bouleversants les efforts éperdus et bientôt résignés de la fille et du père pour se rejoindre, Hélène Gaudy transcende les mots pour en faire sans le dire l’étoffe-même d’une affection filiale aussi irréductible que pudique, tout en multipliant les réflexions toutes plus justes et plus belles les unes que les autres sur la filiation, le passage de la vie et l’écriture.

Dans la première sélection du Goncourt, ce livre exceptionnel a toutes les chances de faire partie des favoris, si ce n’est de devenir LE favori. Au-delà du coup de coeur. (6/5)

 

 

Citations :

On dit que l’eau suit son chemin, qu’elle profite de la moindre faille, du moindre creux pour pénétrer les toits, les murs, les maisons, et puis qu’elle s’infiltre où elle peut, selon des lois connues d’elle seule. Nos tristesses font pareil, qui se propagent en différé, et souvent nous traversent sans se reconnaître.


On passe des années à étaler de la peinture, à noircir des feuilles, à meubler nos intérieurs, et un jour, on se retrouve à dire à nos enfants qu’ils pourront tout jeter si nos vies les encombrent. Et on le fait comme ça, sans grands mots et sans larmes, parce qu’on voudrait qu’ils soient légers.


Accumuler, c’est le contraire d’habiter. C’est combler le moindre espace vide jusqu’à s’exclure soi-même, jusqu’à se remplacer.


Cet homme sans mémoire s’en est constitué une, celle de tout le monde et de personne, la moins sélective possible, une vie patiemment noyée dans celles de ses semblables et dont le minimum visible, l’exosquelette, réside dans leur agencement, la manière dont elles cohabitent. Cela seulement signe sa présence, son empreinte, sa trace : faire soi ce rapiècement, ces mille fragments des autres, faire peau cette carapace dans laquelle disparaître.


Il va falloir se donner un peu de temps. Laisser reposer les phrases pour que certains mots se détachent d’eux-mêmes.
Lui faire lire les mots écrits et, quand il les lira, voir s’ils changent de couleur au contact de sa mémoire.
Recueillir ceux que, peut-être, il finira par dire.
Recommencer.
Tout passer au tamis de nos attentes.
Voir ce qui reste au fond, s’il reste quelque chose.
Le faire émerger à l’aide de ces petites brosses qu’utilisent les archéologues, pour ne pas l’abîmer.


Je pense aux capsules temporelles, censées garder la trace de nos vies, à ces objets qu’on enterre pour dire, à ceux qui viendront, quelque chose de ce que nous avons été. (…)
Si tout le réseau de signes qui nous lie aux objets s’est perdu avant eux, ils resteront là, bêtement matériels, vestiges illisibles soudain réduits à leur forme, leur couleur, leur toucher. Dénués de toute attente, de tout souvenir. Des blocs de sensations brutes, des formes, des désirs.  
L’atelier de mon père est une capsule temporelle avant même que le temps soit passé.  À l’intérieur, je suis une Terrienne de 8113.


Moi aussi, j’ai été l’éléphant dans le magasin de porcelaine de mon père, et maintenant je tremble à mon tour de peur qu’un objet se brise, que la colonne d’enclumettes, lourdes et pointues comme un buisson de dagues, tombe sur le corps de mon fils, et je me demande si je n’ai pas fini, avec les années, par construire mon propre magasin de porcelaine, dans lequel ce petit éléphant se promène encore librement.
 
 
Peut-être écrit-on un peu parce qu’on détruit beaucoup, accumule-t-on surtout parce qu’on oublie trop vite, parce qu’on néglige tant de choses.


A mesure qu’il vieillit, que quelque chose en lui se fait plus friable, mon attention s’aiguise, s’alarme, rassemble les pièces d’un puzzle que lui-même semble avoir perdues.  Il est encore là, il n’a pas disparu, il est juste un peu plus loin devant.  Il se noie dans la brume, il martèle la neige, je me dépêche.  Je cherche à créer une archive du présent.


Je prends le temps d’observer son visage, si familier qu’il m’est toujours apparu, quelque part, comme une image, et maintenant ce sont les photos qui révèlent ses changements au fil des années – pour prendre conscience du mouvement, on a parfois besoin de l’image arrêtée.


Parmi les images qui restent, j’en trouve plusieurs de ma mère, de son ventre pendant sa grossesse, puis de ma petite enfance. Les visages des enfants ne durent que quelques semaines, quelques mois. Il faut les capturer avant qu’ils se transforment. Quand ils grandissent, on devient plus négligent, plus tranquille, nous vient l’impression que quelque chose s’installe – adulte, on s’abstient mieux de disparaître.
Quand la vieillesse arrive, la conscience aiguë, attentive, qu’on prête à nos enfants nous revient sous une forme plus inquiète. On renoue avec la conscience du temps, comme si l’âge adulte n’avait été qu’une parenthèse où l’on feignait d’ignorer son passage. On recommence à observer les visages. C’est une autre urgence qui nous prend.


Les parents sont des mégalithes dans notre champ de vision. On passe sa jeunesse à tenter de voir le paysage qu’ils nous cachent, et puis, un jour, ils sont devenus de toutes petites pierres, des cailloux. Là seulement on peut les prendre dans la main, toucher leur texture et leurs failles. Regretter de ne pas l’avoir fait plus tôt, quand ils étaient immenses, quand tout était devant eux encore.
Le paysage semble soudain bien vide. Ils ne le masquaient pas, ils l’habitaient. Maintenant, ce sont eux que l’on voudrait saisir, retrouver.


Il m’a donné le goût de l’image et la vigilance qui l’accompagne – toujours le doigt sur le déclencheur. C’est comme s’il avait cligné des yeux très fort, très longtemps, et que je les avais rouverts à sa place. Entre nous, la longueur du temps de pose et ses images manquantes.


Le regard de l’enfance connaît la menace qui couve dans ce qu’on construit pour se protéger. Je n’observe jamais sans méfiance ce qui s’accumule, chaque jour, à mon corps défendant, sur la moindre surface plane. L’un de mes amis appelait ça le cancer de la table : ce dont on s’entoure, ce qui nous étouffe, qui pousse à nos dépens. 


Ce qu’on perd quand on accumule.  
Le droit au vide qui se restreint.  
Parfois, je me demande si je prends le relais de mon père ou celui de mon grand-père.
Si je sauve ou si j’entasse, si je grave ou si je noie.  
À qui sont les mots que j’emploie.


Se demander à quoi peut ressembler l’enfance d’un homme resté un enfant toute sa vie – à un vide qu’on ne cesse de combler ou au contraire à un état si dévorant, si entier, qu’il se serait étendu sur l’ensemble de son existence.


Chez nous, rien ou presque n’est jamais narré, ou de manière très allusive, comme si nos vies ne comportaient rien de notable, rien qui mérite d’être transmis.
Le passé n’est évoqué que par la bande, à travers un geste, une amertume, une façon d’être sur ses gardes. Mais sans récit pour le circonscrire, il se répand sur tout le reste – et c’est sans doute à cela que servent les légendes familiales : à garder le passé dans le pré carré des histoires, à modérer son influence. Chez nous, on n’a construit aucune digue pour l’arrêter, aussi s’est-il répandu, nous a-t-il parfois submergés. Ce qui en a constitué les heures, on ne l’a pas raconté, ou alors sans y mettre les formes, comme si ce que les uns et les autres avaient vécu devenait automatiquement ordinaire, dérisoire, puisque cela avait eu lieu.


Comme le dit un ingénieur interviewé quelques années plus tôt dans le film Le Joli Mai :    
L’avenir, habituellement, c’est un peu comme la ligne d’horizon.
On ne le rejoint jamais.
En ce moment, il se passe une chose extraordinaire, c’est que l’avenir est en avance sur nous.
Nos rêves sont trop courts pour ce qui existe déjà.

 

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 

 

mercredi 18 septembre 2024

[Collette, Sandrine] Madelaine avant l'aube

 


 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Madelaine avant l'aube

Auteur : Sandrine COLLETTE

Parution : 2024 (JC Lattès)

Pages : 252

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :     

C’est un endroit à l’abri du temps. Ce minuscule hameau, qu’on appelle Les Montées, est un pays à lui seul pour les jumelles Ambre et Aelis, et la vieille Rose.
Ici, l’existence n’a jamais été douce. Les familles travaillent une terre avare qui appartient à d’autres, endurent en serrant les dents l’injustice. Mais c’est ainsi depuis toujours.
Jusqu’au jour où surgit Madelaine. Une fillette affamée et sauvage, sortie des forêts. Adoptée par Les Montées, Madelaine les ravit, passionnée, courageuse, si vivante. Pourtant, il reste dans ses yeux cette petite flamme pas tout à fait droite. Une petite flamme qui fera un jour brûler le monde.

Avec Madelaine avant l’aube, Sandrine Collette questionne l’ordre des choses, sonde l’instinct de révolte, et nous offre, servie par une écriture éblouissante, une ode aux liens familiaux.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :  

Sandrine Collette vit dans le Morvan. Elle est notamment l’auteure de Et toujours les Forêts, Grand prix RTL Lire, prix du Livre France Bleu – PAGE des libraires, prix de La Closerie des Lilas ainsi que de On était des loups, prix Renaudot des Lycéens et prix Giono 2022.

 

 

Avis :

Dans cette campagne française d’autrefois ravagée par les pluies et les hivers glaciaux, la famine et les épidémies, le tout sous le joug impitoyable et brutal du servage – pourquoi pas durant le Grand Hiver 1709 dans le Morvan cher à l’auteur ? –, l’ordre pyramidal du monde féodal semble immuable, les gueux écrasés par l’impôt et l’arbitraire d’un pouvoir sans limite si tant est qu’il leur arrive de survivre aux conditions extrêmes qui les réduisent à l’état d’êtres « rachitiques, minuscules et fripés », usés et sans espoir. Pourtant, si les hommes « se plient [et] s’habituent à tout [parce qu’]ils ne veulent pas mourir », la révolte finit souvent par venir des femmes, « prêtes à donner leur sang pour leurs enfants ». Ainsi adviendra-t-il dans cette histoire que son imprécision de lieu et d’époque, comme ces contes commençant par « il était une fois », pare d’une tonalité universelle et atemporelle.

Isolé sur un pan de terre ingrate par le Basilic, un fleuve au nom de reptile légendaire, démoniaque et mortel, le hameau des Montées ne compte que trois minuscules et misérables fermes, comme toutes celles de la région la propriété du seigneur d’Ambroisie, nom encore une fois mythologique évocateur d’onction divine. Menés par le goût du sang, les hommes du château, qui, lorsqu’ils ne guerroient pas, aiment à chasser aussi bien serfs que cerfs aventurés hors de leurs tanières, saignent si bien leurs paysans dans tous les sens du terme que, sur leurs terres exsangues, l’on meurt aussi bien de faim, de froid et de maladie, que de la terreur meurtrière qu’ils y font régner. Adultes et enfants y triment du lever au coucher, avec pour seul prix de leurs efforts l’épuisement qui leur permettra peut-être d’échapper encore un peu à la mort qui décime silencieusement leurs rangs. Pas « le droit d’être chagrin », juste « les coups et l’entêtement à [se] redresser pour [se] rendre forts ». « Obligés d’être invulnérables, de refouler peurs et désespoirs au fond des ventres, [ils] crèv[ent] du manque d’amour ».

C’est alors que, « fille de faim » condamnée à l’errance sauvage par les siens « crevés des famines », une enfant se laisse attraper aux Montées alors qu’elle venait y voler quelque rognure perdue. Prise sous l’aile des femmes promptes à défendre et aimer une de leurs semblables dans le monde sec et sans âme de leurs hommes et fils endurcis, la fillette grandira, pleine de courage mais aussi la rage au coeur, menant irrémédiablement les habitants des Montées au drame qui fera exploser leur vie en même temps que leur soumission ancestrale. La bascule du récit interviendra en son milieu, en une surprise narrative des plus réussies et originales.

Une fois de plus, Sandrine Collette réussit à nous tenir dans le poing d’une narration tout en force et en intensité, tendue et rythmée par l’affrontement entre humanité et sauvagerie, que ce soit celle des hommes entre eux ou des hommes face à une nature puissamment âpre et impérieuse, aux débordements dévastateurs. Ce sont encore les liens familiaux qui sous-tendent la lutte pour la survie dans l’ébranlement d’un monde condamné à terme à l’écroulement. Terriblement noir et pourtant lumineux dans son combat entre tendresse et cruauté, injustice et liberté, c’est aussi un livre poétique d’une grande beauté, sur la survenance, à force de douleur et de rage, de l’étincelle qui finira par mettre le feu aux ténèbres, annonçant l’aube d’un monde nouveau et plein d’espoir. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

(...) le monde n’est pas juste, il ne l’a jamais été. Nous avons toujours été des gueux et nous avons toujours eu des maîtres. Nous ne savons pas d’où cela vient. De l’éternité, sans doute. Il n’est pas sûr que nous puissions changer de ce côté-là, non que nous n’en ayons pas la force, mais nous n’en avons pas l’idée. Les maîtres sont les maîtres.
Chaque degré du monde règne ainsi sur le degré du dessous. Entre eux également, les hommes sont impitoyables. Les gros paysans traitent leurs ouvriers comme des chiens, les artisans élèvent leurs apprentis à la trique, les parents commandent aux enfants jusqu’à leur mort. On ne s’oppose pas, les plus forts et les plus anciens ont toujours raison. La vie s’enchaîne sans que l’on se demande si c’était juste ; sans que l’on se pose la question de savoir s’il y avait mieux à faire, et pourtant oui, il y avait mieux à faire. Mais ah. Il aurait fallu réfléchir. Il aurait fallu ouvrir des possibilités et nous ne savons pas comment nous y prendre, pour peu que cela nous intéresse. Parfois il vaut mieux conserver un monde injuste dans lequel chacun connaît sa place, plutôt que de tout fiche en l’air et n’être plus sûr de rien. Ce que l’on a aujourd’hui, on l’a, même si c’est minuscule. Les hommes ont toujours quelque chose à perdre, ne serait-ce que la vie. En y pensant bien, le simple fait d’avoir un toit est déjà une chance.

 
Je le sais, ce sont les femmes qui se révoltent. Dans tous mes souvenirs depuis que je suis ici, seules les femmes ont parfois levé la voix, ont levé une fourche ou un bâton pour défendre la simple possibilité de vivre. Elles sont prêtes à donner leur sang pour leurs enfants. Les hommes, eux, se plient. Ils s’habituent à tout. Ils ne veulent pas mourir.


Nous le connaissons, ce froid, et la faim qui va avec. Tout manque, l’abondance nous fuit. Nous sommes heureux quand une saison nous permet de manger jusqu’à l’été suivant, nous sommes habitués aussi. Le cycle de la faim suit le cycle des saisons, cela nous semble normal ; mais quand l’équilibre rompt, quand les belles périodes s’amenuisent et que les temps difficiles prennent de plus en plus de place sur l’année, les hommes ont peur. Et pourtant ils ne demandent pas grand-chose, ils sont nés en se contentant de peu, ils se soumettent à cet étrange ordre du monde qui fait que la profusion et l’opulence ne vont que du côté des maîtres. À eux, il revient seulement de survivre. Lorsque les hivers commencent mal, ils se taisent. Ils attendent. Nous attendons tous.


Je l’ai dit, nous sommes restés plutôt petits. C’est ainsi que l’on survit dans les conditions extrêmes : les êtres les plus grands, qui ont des besoins en nourriture et en chaleur bien plus importants, sont les premiers à mourir. Les plus modestes, tels que nous – rachitiques, minuscules, fripés –, les plus sobres dans la place qu’ils prennent à l’univers résistent. La nature quand elle crée des situations difficiles ne sauve ni les plus beaux ni les plus imposants ; elle préserve les plus forts, et les plus forts sont ceux qui ont le moins d’exigence.


Leur monde m’est étranger ; c’est un monde de femmes où on a le droit d’être chagrin, un monde qui m’échappe, je n’ai jamais entendu pleurer Eugène ni ses fils, ni aucun des hommes de La Foye. Madelaine pleure de rage, de dépit, d’impuissance, ce sont des larmes tout de même. Dans les bras des sœurs, elle s’abandonne. On l’embrasse, on l’apaise. On la consolide. Nous, nous n’avons que les coups et l’entêtement à nous redresser pour nous rendre forts. Nous observons ce tout petit univers que forment les femmes entre elles, que nous leur envions, nous aussi nous aimerions que l’on nous console, quand la vie nous accable, nous l’espérons de toute notre âme. Mais personne ne réconforte les hommes. Ils n’en ont pas besoin. Nous sommes dévorés par ce devoir de puissance, obligés d’être invulnérables, de refouler nos peurs et nos désespoirs au fond de nos ventres. Nous crevons du manque d’amour.
 
 
Un jour tout s’écroule. Un jour de gel, un jour de guerre, un jour de mort. On ne peut pas faire confiance à la vie. Les anciens transmettent de génération en génération la mémoire de la peste qui a tué un homme sur trois lors de la grande épidémie, il a suffi d’un navire et de rats infectés, cela a commencé en été, en juillet, le mois d’avant personne ne connaissait la maladie, personne n’aurait pu prédire ce qui allait arriver. Toute leur existence se cale sur cette incertitude. Il n’y a pas de lendemains infaillibles.

 

 

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