Une île : Maurice, la narratrice du roman. Quatre personnages : un
oncle las de la vie, sa nièce, unique lumière pour lui, une femme qui
vient de quitter son mari, un chef de bande assoiffé de vengeance.
Une
journée où tout va exploser : la cité, les haines, peut-être l’île.
Enfin, d’étranges animaux qui attendent patiemment que les humains
finissent de détruire ce qui leur reste – leur humanité, leur foyer –
pour vivre seuls, en paix : les caméléons. Unité de lieu, de temps,
d’action. Le compte à rebours est lancé, le drame peut commencer.
Mais
reprenons. Le roman s’ouvre, la ville est à feu et à sang. Zigzig, le
caïd meneur, tient dans ses bras une fillette ensanglantée. Les plus
pauvres viennent de s’attaquer aux plus riches dans le centre
névralgique de l’île : le shopping center, désormais en ruines. Au
loin, un volcan gronde. Comment en sommes-nous arrivés là ? Quelques
heures plus tôt, Zigzig partait avec les siens attaquer ses rivaux
tandis que Sara regardait danser une femme libérée sur une plage
abandonnée. L’île rembobine et nous raconte. On suivra tour à tour
chacun des personnages jusqu’à ce que leur destin se mêle. On remontera
aussi le cours de l’Histoire pour comprendre comment les peuples, les
servitudes et les logiques du monde moderne ont saccagé cette terre de
merveilles et divisé ses habitants.
Avec sa langue tour à tour tendre
et ironique, tranchante et poétique, Ananda Devi nous emporte dans un
roman impossible à lâcher pour nous plonger dans le chaos des hommes. Le
destin est en marche. Mais dans cette histoire-là, ceux qu’on croit les
plus féroces seront peut-être les seuls héros.
Ethnologue et traductrice, Ananda Devi est née à l’île Maurice. Auteure
reconnue, couronnée par le Prix du Rayonnement de la langue et de la
littérature françaises en 2014, elle a publié des recueils de poèmes,
des nouvelles et des romans, notamment Ève de ses décombres (Gallimard, 2006,prix des Cinq Continents, prix RFO), Le sari vert (Gallimard, 2009, prix Louis Guilloux), et Le rire des déesses (Grasset, 2021, Prix Femina des lycéens, Grand Prix du Roman Métis).
Grande voix de la littérature mauricienne, Ananda Devi donne la parole à son île dans un roman rageur et apocalyptique qui, sous l’oeil impavide des caméléons attendant le retour au calme -
« Le temps des hommes est compté » -, fustige la cupidité humaine.
Sous la surface brillante de la carte postale, fermente un terrible pourrissement dont les habitants de Maurice, contrairement aux Comoriens, mais aussi les touristes, n’ont pas encore totalement réalisé l’extrême inflammabilité. En guère plus de quatre cents ans d’occupation humaine, pillage écologique, inégalités raciales et sociales, et maintenant menaces liées à la montée des eaux, ont transformé ce petit paradis en une poudrière qui ne doit rien à sa nature volcanique. Car, non contents de se comporter en nuisibles ravageurs laissant sur leur passage une faune et une flore décimée, des sols bétonnés et pollués,
« Les loups humains dévorent leurs semblables. Ils ont l’esprit verrouillé, le cœur vérolé et l’argent chevillé au corps. Leur seul rêve, désormais : se bander d’or. Rien d’autre ne compte. » Alors, la petite nation arc-en-ciel craque socialement de toute part, ses blessures à vif, héritées de siècles de colonisation et d’esclavage, de racisme et d’injustice, de corruption et d’assujettissement des plus pauvres aux plus riches. Un incident peut suffire à allumer la mèche et c’est sur la prédiction d’une déflagration apocalyptique que s’ouvre ce roman conçu comme une tragédie grecque, avec son unité de temps, de lieu et d’action, mais aussi ses choeurs unissant l’observation impassible des caméléons aux commentaires fulminants de cette espèce de divinité de la nature qu’est ici l’île elle-même.
Ils sont quatre personnages à former sans le savoir les rouages du drame annoncé : Nandini, la désabusée épouse-objet d’un juge ; René, un homme usé et dépressif qui n’a plus pour raison de vivre que la lumineuse innocence de sa nièce Sara ; et Zigzig, pur produit de la misère et de la violence devenu chef de gang, prêt à en découdre coûte que coûte avec une bande rivale. Ces quatre-là, symboles de tous ces êtres maltraités, humiliés, violentés de manière systémique dans une société à deux vitesses allouant richesse et misère le plus souvent proportionnellement à la couleur de peau, vont voir leur destin converger irrésistiblement vers une rencontre si explosive qu’elle livrera l’île entière au chaos, vision prophétique crûment extrapolée de l’actualité par l’auteur. Mêlant poésie et colère mordante en une langue incandescente, le récit tire ainsi le tapis sous les pieds du lecteur, interdit et glacé d’horreur de voir s’ouvrir d’insondables abîmes sous ce qu’il réalise n’être que de bien fausses apparences paradisiaques.
« En ce moment précis, la galerie marchande du Caudan, ses cafés et ses fast-foods sont bondés : les gens sont abasourdis par la chaleur, le grand soleil de Port-Louis tape si fort sur leurs petites têtes qu’une sorte de paix bovine se lit sur leurs visages. Sauf bien sûr pour ceux qui y travaillent, et qui eux sont coincés là. Pris au piège par leurs salaires minables et les mesquineries de la hiérarchie qui empourprent leurs joues de honte, mais il faut sourire aux touristes, sourire aux clients, faire courbettes et galipettes pour vendre la marchandise venue de Chine, du Bangladesh ou de Madagascar (bon marché, parce que les êtres qui l’ont fabriquée sont bon marché aussi), servir les bières fraîches et les burgers... »
De l’apocalypse naîtra sans doute un monde nouveau, peut-être débarrassé de la folie des hommes. Ananda Devi se plaît à l’imaginer le règne des caméléons, eux qui, ayant
« la patience des siècles et la mémoire des lieux », observent en silence
« la déréliction du monde », sûrs de leur capacité d’adaptation puisque peu leur chaut couleurs de peau, castes et religions… : une façon poétique et imagée d’exprimer sa colère et son désespoir face aux trop-pleins du consumérisme et au culte éperdu de l’argent, responsables de désastres autant sociaux qu’écologiques. (4/5)
Citations :
À chaque fois qu’on pense le faire ployer, il va puiser sa hargne là où elle se trouve, dans sa source vive : chez l’enfant au visage de mangouste rancunière qu’il a été. Car c’est cet enfant qui a appris à faire de sa souffrance une chose broyée dans sa gueule, rat ou couleuvre, qu’il écrase sans pitié, avec un bruit d’os et de chair, avant qu’elle puisse le bouffer. La souffrance n’est jamais que cela, il le sait : une créature à dompter et à détruire sans lui laisser le temps de grandir. Il est bien entraîné : dès qu’il a eu l’âge de dire non, l’âge de répondre avec la joyeuse insolence des enfants, l’âge de la tentation, des interdits, vers trois ans, donc, son père a décidé qu’il était temps de le corriger. C’était le mot qu’il utilisait, comme beaucoup de parents violents, comme si leurs enfants étaient des parcours ou des corps gauchis qu’il fallait redresser. Les petits nains morveux devaient être remis à l’endroit, quitte à ce qu’on leur fracasse les os pour les remettre en place.
Baie du Tombeau n’est pas vraiment un village, plutôt une succession d’espaces plus ou moins désolés longeant la route principale. Ici des gravats qui annoncent depuis des années une nouvelle construction, ou un lotissement de maisons massives et sans goût avec quelques ambitions de luxe ; là des longères entassées les unes contre les autres et des bâtisses fissurées de trois étages où personne n’ose s’aventurer – le ventre de la cité. Les frontières sont claires. Lorsque le chemin se troue d’ornières, que les murs sont grêlés comme après un tir de mortier, que tout parle de dévastation et d’aigreur, de résistance et de douleur, c’est qu’on est arrivé. Là où l’espoir est interdit. Une île dans l’île, la latérite est une lave sous les pieds, un cloaque sulfureux qui s’accroche à la peau et empêche de lever les yeux au ciel. On regarde droit devant soi, c’est tout. On est dans la cité sans nom, celle qui n’a jamais été désignée que par un nombre, comme si elle ne méritait rien d’autre.
Du haut de ses dix ans, Sara perçoit combien les adultes sont des boîtes cadenassées sur leurs secrets et leurs peines. Tonton René et cette femme inconnue, eux, n’ont pas su trouver une boîte où ranger leurs désirs et leurs chagrins. Ils n’ont pas de déguisement ; ils vont à contre-courant, et voient fuir le monde sans pouvoir le rejoindre.
(…) tu es banni, Zigzig, banni.
Banni de ce pays qu’ils ont bâti de leurs mains, ce petit pays au masque bleu, vert et or, ce petit paradis ensoleillé, ensablé, nappé de sirop de canne, ce si joli petit pays devenu un ventre grouillant de vers comme les filaos rongés par les rhinocéros, une bouche grande ouverte gobant les arrivées d’argent depuis les égouts du monde car tant de mains sont là pour les blanchir et dorloter les riches, ses véritables enfants, qu’ils aient reçu la terre en héritage de leurs aïeux, qu’ils se partagent le moelleux gâteau colonial sur le dos des esclaves à genoux, qu’ils aient accumulé des milliards en plongeant leurs mains enduites de glu dans les caisses publiques, qu’ils aient construit des hôtels avec le ciment sanglant de l’apartheid, peu importe – ce petit pays aime leur goût de pourriture sucrée.
Elle ne sait pas que la magie a fui le monde depuis que les fillettes sont dévorées. Comment pourrait-elle faire face à ce qu’elle vient de vivre ? L’immédiateté, la brutalité, l’impossibilité même des événements, son cerveau ne peut pas les traiter, ne peut pas les accepter, préfère nier ce cauchemar à l’impensable voracité, ce rêve monstre qui l’a bouffée toute crue. Elle ne sait pas qu’il n’y a pas d’âge pour être violé, et le mot est faible, faible, faible, il ne dit pas la brûlure, il ne dit pas l’outrage et le démantèlement de soi, l’humiliation et la honte, la déchirure qui ne s’arrête pas aux tissus mais atteint le noyau fragile qui bat au cœur des femmes, jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien, juste une carcasse ambulante qui croit vivre et qui se ment.
N’est-ce pas cela la vie qu’ils souhaitent tous ? Une existence faite pour posséder, pour bâtir ce château de songes dans lequel, si un jour on se réveille, on sera nu mais empereur ? Une existence protégée par le plexiglas de la richesse, transparent pour que les autres puissent bien voir ce qui leur est inaccessible, comme ces villas luxueuses construites pour milliardaires étrangers et que pratiquement personne ici ne pourra acheter, et qui poussent sur les propriétés sucrières parce que la canne à sucre ne rapporte plus, alors on aplatit, on arrache, on arase ce qui a été la colonne vertébrale du petit pays et qui n’est plus profitable. Et puis, ça permettra d’oublier que ce beau sucre cristallin est taché du sang bien rouge des esclaves, la saveur n’en est que meilleure, subtilement frelatée par la sueur des laboureurs. Un petit blanchiment de conscience et paf, on transforme les champs en parcs paysagés pour étrangers richissimes tandis que l’espace dévolu aux locaux devient de plus en plus étriqué, pensez-vous, deux mille kilomètres carrés, ce n’est vraiment pas beaucoup, et puis, la population grandit. Mais les propriétés luxueuses dévorent l’espace disponible comme des requins, avec leur piscine et leurs 500 mètres carrés de surface habitable, et qu’importe si la plupart restent désespérément vides onze mois sur douze tandis que les pauvres s’entassent dans leurs caisses en briques ou en tôle cannelée et travaillent à maintenir la propreté des jardins et des demeures, petites mains invisibles au service des absents qui grignotent la terre vendue aux enchères, grignotent encore et encore la chair vendue au plus offrant. On s’y fait, puisque ce sont toujours les mêmes qui s’engraissent, depuis la nuit des temps…
Et s’ils l’identifient, elle fera comme ces politiciens qui ne se repentent que lorsqu’ils sont arrêtés. Qui se croient au-dessus de la loi jusqu’à ce que celle-ci les rattrape comme des enfants pris en faute et qu’ils accusent les autres, tous les autres. Comme les enfants, nous utilisons une belle expression pour cela : pa mwa sa, li sa ! C’est pas moi, c’est lui ! Ils sont de bons comédiens. Quelle innocence, dans ces regards d’enfants trop vite grandis ! De toute manière ils ne seront pas inquiétés, pensez-vous : les policiers à la peau sombre et au salaire de misère n’oseront jamais exercer leurs prérogatives sur eux, pas plus que les avocats, les magistrats et les juges – sauf lorsqu’il s’agit de petites vermines increvables comme Zigzig. Eux sont faciles à broyer pour prouver que la justice fonctionne dans ce pays, il suffit de ne pas s’attaquer aux influents, et la liste est courte : politiciens, avocats, milliardaires, Blancs. C’est une règle simple et merveilleuse pour tous ceux qui l’appliquent. Pour eux, la justice traînera les pieds jusqu’à ce que tout le monde oublie. Et on les hypnotise avec les objets dont ils ont envie, on les immobilise d’indifférence, on les stérilise avec un sérum de stupidité irrigué par les réseaux sociaux, on les assaille de nouvelles de leurs stars préférées, surtout des actrices court vêtues qui les font saliver ou des acteurs aux pectoraux surdimensionnés pour vaincre les méchants, parce qu’il y a toujours des bons et des méchants, n’est-ce pas les petits ?
Chez eux [les caméléons], pas de hiérarchie. Le langage des humains est à l’opposé. C’est un langage primitif, binaire comme les ordinateurs, celui de la différence. Exister, c’est se distinguer. C’est le dénominateur commun des discriminations quotidiennes, mais aussi des génocides. La différence à l’intérieur de la même espèce, ce fut leur seule trouvaille, la fonction ultime de leur cerveau surdimensionné. Pas de quoi se réjouir.
On a beau dire, les nouvelles de malheur pleuvent de toutes parts, mais entre les explosions, les éruptions, les séismes, les inondations, les pandémies et les ouragans, personne ne peut s’imaginer ce que cela signifie. La mort est partout et tout à fait insignifiante. Jusqu’à ce qu’elle nous arrive. Immortels, nous sommes, jusqu’à ce que nous mourions.
À cette seconde, précisément, tous mes agnelets, les uns après les autres, sont saisis par des pensées étranges et incongrues. Ils ont le corps lourd, l’esprit embrumé, les gestes empruntés, leurs souvenirs refluent comme une indigestion d’un passé longtemps refoulé, le premier désamour, la première baffe, le premier silence, la première indécence, le premier mensonge, la première rancune, la première insolence, la première haine, la première morsure, la première infamie, tout ce qui nous constitue et que nous refusons de regarder en face, parce que ce n’est pas nous, n’est-ce pas, ce n’est jamais, jamais nous, pa mwa sa, l’esprit est souverainement apte à faire taire nos hontes les plus souterraines, celles qui n’ont rien à voir avec la culpabilité, car la honte rend impossibles les excuses. La honte est une reconnaissance de dette.
Les victimes ont le beau rôle de souffrir pour rassurer les autres. Tant qu’elles sont là, quotidiennes, dépecées, dépucelées et démembrées, tous, derrière leurs écrans, sont épargnés. L’équation est simple. Si le doigt du destin doit choisir, qu’il passe sans nous voir, qu’il s’arrête sur un autre, qu’il assène et assaille et assassine un autre. Pas nous, qui ne figurons pas encore dans sa liste de dévastation. Pas nous, qui sommes nés sous une bonne étoile. Quand un avion s’écrase, c’est une chance de plus que le nôtre ne s’écrase pas.
Nos écrans sont nos sauveurs. Ils nous content un monde dévasté dont nous ne faisons pas partie, puisque nous sommes là pour le voir. Et plus nous restons seuls derrière nos murs et nos écrans, plus nos chances de survivre s’accroissent. La solitude est notre armure. Elle nous rend increvables.
Les réseaux personnels, nourris, gonflés, enflés d’infos, ont remplacé les médias traditionnels : grâce à eux notre monde se rétrécit, tout comme nos interactions réelles et notre capacité de concentration. Des oisillons sautillant de branche en branche, picorant ici une miette de catastrophe, là une boulette de sauvagerie, encore ailleurs un petit ver de haine.
Donc les nouvelles vont plus vite, beaucoup plus vite, et ici, ce sont des images vraies de vraies, prises sur le vif, capturées en temps réel, qui voguent, qui voyagent, qui se vidangent sur les réseaux sociaux : en un rien de temps, le monde entier est au courant.
Mais si les images sont vraies, les interprétations, elles, seront des fictions.