samedi 30 septembre 2023

[Janin, Dorothée] La révolte des filles perdues

 


 


Coup de coeur 💓

 

Titre : La révolte des filles perdues

Auteur : Dorothée JANIN

Parution : 2023 (Stock)

Pages : 320

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

« À mesure que je lis tous les documents que je réussis à retrouver, je commence à voir apparaître leur silhouette, les phrases qu'elles ont lancées aux flics, aux juges… Chaque fois je me demande si celle qui est décrite, celle qui parle, qui rit, qui injurie, qui chante, celle qui a les mains en sang et les vêtements déchirés, est la femme que je cherche. »

Voleuses, fugueuse, vagabondes, de petites vertus, les filles de la prison de Fresnes se mutinent. Le 6 mai 1947, elles défoncent des portes, brisent des carreaux, pillent l’économat, s’empiffrent de chocolat et de confiture, escaladent le mur de la prison et finissent par en occuper le toit. Pendant des heures, elles tiendront bon. Les prisonniers masculins, derrière leurs barreaux, les acclameront. Il faudra cent vingt policiers pour les déloger. Les journaux s’en emparent un temps, qualifiant l’événement d’« hystérie collective », et, après une nouvelle condamnation, les révoltées retourneront à l’obscurité de leurs cachots. Vies d’anonymes diablesses, semeuses de troubles sans voix, la postérité les oublie.
Jusqu’au jour où Serge Valère, un avocat médiatique comme le XXIe  siècle en façonne, décide de démêler les fils de ses origines. Lui qui ne connaît pas son père, engage la généalogiste, Elvire Horta, pour retrouver sa mère Madeleine qui l’a abandonné. Elle apprend que celle-ci est une des mutinées de Fresnes. 1947 rencontre alors notre époque. Madeleine rencontre Elvire. Les filles perdues, celles d’aujourd’hui.

Avec force et passion, Dorothée Janin fait surgir la violence, la révolte et la liberté fugace de ces femmes qui n’existaient plus. Porté par une écriture frontale, à la manière du  Journal d’un voleur, La révolte des filles perdues interroge notre mécanique sociale et nos obsessions.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dorothée Janin a publié La vie sur terre (2007, sélection du prix de Flore), Mickey Mouse Rosenberger et autres égarés (2010) et L’Île de Jacob en 2020 qui a reçu le Prix Maison Rouge. La révolte des filles perdues est son troisième roman.

 

Avis :  

En 1947, une mutinerie éclatait dans le bâtiment de la prison de Fresnes réservé aux filles de Justice. Tandis que la presse condamnait la violence des révoltées, l’administration pénitentiaire se dédouanait en invoquant des meneuses incontrôlables, des « bêtes fauves » selon la directrice de l’établissement. Pourtant, les lettres des détenues laissent entrevoir une tout autre réalité, qui inspire à Dorothée Janin un roman plein de colère et de compassion.

Au moment des faits, elles sont quatre-vingt mineures, entre dix-huit et vingt-et-un ans, à avoir été provisoirement reléguées, après la fermeture en 1940 de leur institution corrective de Clermont et un passage par une section de la prison de Rennes, dans un bâtiment désaffecté de l’établissement pénitentiaire de Fresnes. Fugueuses, petites voleuses, filles de trottoir ou ayant simplement eu une relation sexuelle hors mariage, toutes grandies sur fond de misère et de violence, « ce sont avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal » qui les ont menées à la réclusion en Institution Publique d’Education Surveillée. Elles ne sont donc pas des criminelles, mais, ce qui leur vaut pourtant en ces lieux un traitement plus sévère encore – « Elles sont venues à cette pauvreté morale par goût et par besoin, par joie du vice. Elles sont inadaptables ces petites prostituées, ‘’inamendables’’. La voleuse peut être relevée, et même la criminelle. Jamais la fille ‘’folle de son corps’’ » –, des « filles perdues », scandaleuses dans leur insoumission, leur indépendance et leur perversion, des déchets étiquetés vicieux et irrécupérables, que l’on entend mater par la discipline, les humiliations et la brutalité, par la maltraitance physique et psychologique, par « l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit ».

Imaginant des personnages fictifs, d’alors et d’aujourd’hui, très fidèlement et scrupuleusement inspirés pour les uns de sa longue imprégnation des documents de l’époque, pour les autres, notamment Elvire la narratrice, d’éléments de sa propre biographie et de son passé, l’auteur mène l’enquête et croise les regards d’hier et d’aujourd’hui sur ces « mauvaises filles ». Peu à peu, les fantômes exhumés des archives reprennent vie, silhouettes et voix s’animent au gré d’une reconstitution réaliste et vibrante d’émotion, qui, se focalisant sur la prison de Fresnes, prend bientôt la dimension d’un véritable procès du siècle dernier en France. Car, tandis que l’on y escamote les terribles conditions d’enfermement des filles de Justice en faisant passer leur insoumission pour vice et leur révolte pour hystérie – quelle autre cause à leur soulèvement que les pulsions sexuelles d’« âmes perverties, énervées par le printemps » ? –, en ce lendemain de Libération on y traite aussi en hôtes de marque des collabos venus y remplacer les résistants qu’on vient d’y torturer et d’y exécuter. Alors, l’effet boomerang qui, dans la quête la menant vers Madeleine Lauris, fille-mère détenue à Fresnes et contrainte d’abandonner son bébé, renvoie douloureusement Elvire à son propre impossible désir de maternité, s’inverse une nouvelle fois et, « à la façon d’un mascaret », comme une « vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur », remonte le fil tendu par le thème de la lutte et de la résistance pour faire écho à l’histoire familiale de l’auteur. En réalisant sa vénération pour son grand-père, juif polonais qui rejoignit en France les rangs des FTP-MOI, les Francs-tireurs et partisans de la Main-d’œuvre immigrée, l’on comprend, comme elle-même semble en avoir pris conscience en l’écrivant, combien ce livre et son sujet entrent en résonance profonde avec sa chair et son âme.

Avec ce livre sous-tendu par un remarquable travail d’investigation mais aussi par une émotion lui remontant des tripes, Dorothée Janin ne rend pas seulement justice aux filles de Fresnes. A travers elles, qui se révoltèrent non pour leur propre sort pourtant terrible, mais par fidélité à la seule éducatrice en qui elles avaient confiance, et qui, considérées comme des rebuts par la société, lui en remontrent pourtant en courage et en intégrité, ce sont les valeurs d’amour, d’honneur et de loyauté qu’elle remet à leur juste place, par-delà les hypocrisies, les préjugés et les impostures ordinaires. Coup de coeur pour ce roman qui, hasard de la rentrée littéraire, aborde par le versant féminin ce que L’enragé de Sorj Chalandon nous présente côté masculin, avec le bagne pour garçons de Belle-Ile. (5/5)

 

Citations : 

Centre pénitentiaire de Fresnes : la plus grande prison d’Europe, plantée au cœur d’une bourgade champêtre, en ceinture de Paris. (…)
un petit pavillon, réservé aux services de l’Éducation surveillée. (…)
Quatre-vingts jeunes filles y vivent depuis l’automne, réparties en cinq groupes toujours séparés, dans des salles de dix mètres de long sur quinze de large : dans ces dortoirs, elles mangent, elles font leur toilette, elles tuent le temps, elles effectuent des travaux de couture, parfois elles ont classe. Jour et nuit elles sont enfermées là sans jamais pouvoir sortir, sauf pour une promenade d’une demi-heure à une heure dans la cour, lorsque le personnel est en nombre suffisant. Toutes sont mineures selon la loi, la plus jeune a seize ans, la plus âgée vingt et un ans. Elles ne sont pas des détenues, elles ne sont pas des criminelles : elles sont de mauvaises filles. C’est pour ça qu’on les a capturées.
 

Lorsqu’une nouvelle éducatrice, fraîchement nommée par l’Éducation surveillée, est arrivée pour prendre son poste, au début de l’hiver, la directrice l’a prévenue : « Vous allez prendre contact avec mes bêtes fauves ! Je vous souhaite bien du plaisir. Je vous préviens qu’il n’y a rien d’autre à faire que les mater. Ces déchets-là, c’est sans espoir ! »
 

Dans des tiroirs fermés à clef, il y a des dossiers à leur nom, elles y sont classées, étiquetées, rebaptisées par de droites écritures. Toutes dans le même sac, toutes jetées à l’ombre ; soustraites à la lumière. « Voleuse. » « Fugueuse. » « Caractérielle. » « Nerveuse. » « Inamendable. » « Incorrigible. » « Inéducable. » « Vicieuse. » « Perverse. »
 

Certaines d’entre elles sont bien de petites délinquantes, comme Jacqueline, fille de ferme, qui a volé quelques centaines de francs pour aller rejoindre son amant, ou Marcelle, employée de maison qui a subtilisé des vêtements de sa patronne. Issues de familles moins pauvres, ou si elles avaient paru plus convenables, elles auraient été rendues à leurs parents après avoir été grondées. D’autres mineures se sont prostituées – ce qui n’est pas, à l’époque comme aujourd’hui, un délit pénal. Pour cela, il suffit parfois d’avoir accepté les cadeaux d’un amant ou d’un soldat américain, ou d’avoir partagé son hôtel. Beaucoup ont été coffrées pour vagabondage : une notion floue dépénalisée en 1935 qui, concernant les mineurs, permet à la justice de sanctionner les fugues par un placement en institution jusqu’à la majorité, surtout si elles sont aggravées par des suspicions de prostitution ou seulement une tendance à la « débauche » : fréquentation de bals, fêtes foraines, guinguettes, cafés, dancings, liaisons avec des garçons, avec un homme jugé louche, ou parfois, encore pire, un homme nord-africain. Un juge peut donc décider d’enfermer en institution corrective toutes ces adolescentes, qui ont très souvent fui la violence familiale, des abus sexuels ou la grande pauvreté. On commence à utiliser la notion fourre-tout de « prédélinquance. » Selon leur attitude, on peut les y laisser jusqu’à leur majorité, les remettre à leurs parents ou les placer chez des employeurs, le plus souvent comme bonnes à tout faire, « domestiques de peine » ou gardes d’enfant avec interdiction de quitter leur emploi. Avant les vingt et un ans, la majorité, il n’y a pas de limite à la mainmise du juge. La décision est même parfois prise à la demande des parents mécontents de la conduite de leur progéniture, au titre de ce qu’on appelait « la correction paternelle ». Ce sont donc dès le départ avant tout leur moralité, leur comportement, leur milieu d’origine jugé déficient ou dangereux, qui valent à ces mauvaises filles d’être à l’ombre, pas les délits qu’elles ont ou n’ont pas commis, ni les articles du Code pénal. À Fresnes comme ailleurs, certaines sont ainsi enfermées depuis plus de dix années et, avant ça, derrière les murs depuis l’enfance, élevées dans des couvents, des « refuges ».
 
 
Sociologues et historiens l’ont mis en lumière, la masculinité d’un garçon délinquant n’a jamais été remise en cause, elle devait seulement être canalisée : mais une fille délinquante ou déviante dans sa façon d’être – violence, insoumission, indépendance ou sexualité estimée scandaleuse –, est une fille contre nature, pervertie, qui doit être dressée pour revenir à l’essence de la féminité : douceur, obéissance, vertu et continence sexuelle, accomplissement premier et suffisant dans le mariage et la maternité. L’affaire des religieuses ; qui de plus efficace pour inculquer ces valeurs ? Dans les congrégations où l’on envoyait, jusqu’à la fin des années soixante, ces jeunes filles par décision de justice, la discipline était terrible, humiliations et brutalités formaient le quotidien de la plupart des établissements. (…)
Recluses, sans contact avec l’extérieur, les pensionnaires se retrouvaient sous l’autorité de fer de religieuses obsédées par la répression de la sexualité et du désir. Parmi les méthodes dont des femmes traumatisées à vie témoignent aujourd’hui, on retrouve la bastonnade devant les autres filles, sur le ventre et à moitié dénudée, la montée d’escaliers à genoux, bras en croix ; on y entendait des injures comme « fille de poubelle ». (…)
Les méthodes différaient, la maltraitance physique ou psychologique n’atteignait pas toujours le même niveau. Mais l’objectif était partout le même : l’intrusion de la contrainte jusque dans l’intimité, le contrôle total sur le corps et l’esprit. 


Là-bas, en Israël, à la date de la révolte du ghetto de Varsovie, à 10 heures du matin, toutes les sirènes se déclenchent. Elles sont aussi fortes que celles des raids aériens mais ce ne sont pas les mêmes. Le son ne tourne pas, il est fixe, la même note hurlante qui déchire et assomme. Les voitures sur l’autoroute s’arrêtent, les passagers et les conducteurs descendent, les gens dans la rue, ceux qui sont seuls chez eux, ou au bureau, peu importe ce qu’ils étaient en train de faire, partout dans le pays ils se lèvent et se figent et debout l’on se tient immobile pendant deux minutes dans le hurlement des sirènes, en mémoire des six millions de Juifs assassinés pendant la Seconde Guerre mondiale. Yom HaShoah. Le jour de la Shoah.


À Fresnes, en 1947, est incarcéré Xavier Vallat. Xavier Vallat, antisémite de toujours, antisémite à jamais, commissaire général aux questions juives du gouvernement de Vichy jusqu’en 1942, décisionnaire et exécutant de la seconde vague de persécutions antisémites instaurées par le régime de Vichy, et du recensement qui permettra plus tard – mais jamais il ne s’en sentira responsable – de les rafler pour les assassiner après un chemin de torture. Il prépare sa défense, développe son argumentaire, ameute des témoins de moralité. Il sera condamné à dix ans de travaux forcés, ne fera que trois ans de prison.


Clermont accueillait deux sections, l’une située dans le donjon, où l’on mettait les criminelles condamnées et les jeunes filles punies des autres maisons de redressement. L’autre était l’école de préservation, qui deviendra l’IPES. Quand les pupilles étaient punies, on les envoyait également au donjon ; de toute façon, le traitement entre les sections différait peu. 


Celles qui n’avaient commis aucun délit mais avaient seulement « fait la noce », ou voulu vivre leur vie, fuir ce qu’elles avaient à fuir chez elles – coups, alcoolisme – ou chez un patron salace ou trop insistant ; celles qui avaient suivi un rêve, un désir, une pulsion, une façon d’être, et que leurs parents voulaient faire dresser par d’autres en demandant l’enfermement au nom de « la correction paternelle » ; les fugueuses, les petites et toutes petites voleuses ; toutes celles, aussi, qui font le trottoir depuis l’adolescence ou l’enfance, c’est-à-dire, on le sait aujourd’hui, et on le savait à l’époque sans que cela change rien, presque toujours victimes d’abus sexuels, de viol, d’inceste. Tout cela le plus souvent sur fond de pauvreté ou de misère. Les juges profitent, aussi, d’une inconduite ou d’un petit délit pour retirer une jeune fille à un milieu jugé peu favorable ; il y a l’alcoolisme, il y a la violence, il y a la misère, il y a aussi, très souvent, une mère seule, une mère pauvre qui travaille et donc jugée suspecte de ne pas pouvoir éduquer convenablement ses enfants, une mère vivant en concubinage : une mère jugée mauvaise mère.


Elle raconte aussi la punition d’une de ses camarades, Marguerite, mise au cachot pour s’être battue : la jeune fille d’abord résiste, en tapant à la porte avec ses pieds, allongée sur le dos car elle a les mains attachées. Le gardien se jette sur elle parce qu’elle l’a injurié, lui donne des coups de pied dans le ventre et « la camisole ». Quand on serre les manches très fort dans le dos et que l’on comprime le buste, explique le journaliste, la camisole est un véritable supplice. J’ai vu, accrochée à un mur, dans une exposition sur l’histoire de la jeunesse délinquante, l’une de celles qu’on utilisait dans ces établissements : énorme, épaisse, avec des liens de cuir. À la voir, on se sent devenir fou. À la voir, on a envie de se taper la tête contre les murs. Marguerite n’est délivrée que lorsqu’elle est violette. Après quoi elle fait soixante jours les mains attachées, obligée pour manger de s’étendre par terre. Du pain sec, qu’elle doit laper comme fait un chien dans son écuelle. Au bout de deux mois, on l’extrait du cachot : elle était blafarde mais elle était matée.


Selon l’inspecteur,(...) la plupart des jeunes filles seraient des prostituées.
(…) à Fresnes, il y a davantage de jeunes filles qui ont atterri en maison de correction pour de petits vols que de jeunes filles s’étant prostituées. Et dans ce nombre, seules quelques-unes se prostituent régulièrement, c’est-à-dire pas à l’occasion d’une fugue ou d’une errance particulière, d’une cavale sans ressources. Toutes celles qui pratiquent la prostitution régulièrement le font depuis leur jeune âge. Quinze ans, seize ans, moins. Ce passé semble ici donné à comprendre comme un choix raisonné fait au sortir de l’enfance, par vice et pure paresse. Voilà leur identité, à toutes celles qui ont un jour reçu de l’argent en échange de leur corps ; elles ne sont pas de très jeunes filles qui se sont prostituées, pour une raison ou une autre, sous une forme ou une autre. Elles sont des prostituées. Leur essence est d’être prostituées, on les définit ainsi.


Dans la liste, à côté de certains noms, sont inscrites les initiales P. A. Je me demande ce que cela désigne jusqu’à ce que je lise une phrase d’explication sur une autre feuille : Beaucoup de ces filles sont des éléments très pervers et actives dans leur perversité : P. A. – Perversion active. L’homosexualité, toujours. Parmi celles qui devraient aller dans les établissements les plus cléments, les moins sévères, cinq noms sont mis de côté, séparés des autres : des mineures condamnées pour crime. Elles ont atterri là à cause d’un manque de place, de structure, ailleurs. Dans ces criminelles, il y a une empoisonneuse qui a tué un bébé qu’elle gardait, une parricide, deux donneuses de maquis responsables du massacre de la ferme de la Fosse, dans lequel trois parachutistes anglais ont été tués par des SS, avec la fermière qui les cachait et son fils, avant d’être brûlés, et une collaboratrice des criminels français de la Milice. Ce n’est pas l’inspecteur qui détaille leurs méfaits, je les découvre dans d’autres documents historiques. Ce qui lui importe ici, c’est leur attitude impeccable, leurs bonnes mœurs, elles risquent la mauvaise influence des filles qui disent des gros mots ou tiennent tête aux surveillantes : leur tenue est bonne, leur comportement apprécié, elles ne devraient pas, juge-t-il, être contraintes de côtoyer la catégorie des P. A. Jeunes filles convenables, elles doivent être préservées de l’influence délétère des autres, celles qui s’embrassent la nuit.


[En hôpital psychiatrique] Il y a aussi les assommés. Ceux qui bougent comme pris dans une lenteur infinie, dans un mélange de coton, de plâtre et d’ailes de mouche, les bras ballants, le regard qui s’évase et ne fixe rien, comme s’il se dissolvait dans l’air et la tristesse. Chaque seconde semble les plonger dans une totale perplexité. À chaque seconde : transporté en bas d’un Everest à franchir. Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-ce que je fais là dans ma vie, dans cette vie-là ? Dans un monde qui existe et bouge, où il y a des portes, un ciel, des gens qui fonctionnent et ont l’air de savoir ce qu’ils font et de se diriger vers des lieux ? Ils ont cette expression, ces alentis ; mais ils ne pensent pas tout ça, ils ne se posent aucune question. Ils traversent des murs transparents, et encore, et encore, l’un après l’autre, des immensités de murs transparents, des cloisons de poussière, l’un après l’autre, et derrière il n’y a rien, rien qui les attende, savent-ils, qu’un autre mur transparent à traverser, vers rien.


Valère lui avait dit : Oui, tu vois, on parle de l’esclavage immémorial des femmes, à raison, mais les hommes sont toujours allés se faire tuer. Ça n’est pas mieux. Théo avait dit oui, mais ce ne sont pas les femmes qui les envoyaient se faire tuer. Qu’en sais-tu ? avait répondu Valère. Sans doute avaient-ils peur pour leurs femmes et leurs enfants, et c’est pour ça qu’ils partaient tuer et se faire tuer. 


Dans les maisons de corrections, on retrouve fréquemment des jeunes filles passées devant le juge pour avortement ou tentative d’avortement. La condition des filles-mères est terrible, celles qui souhaiteraient élever leurs bébés sont bien souvent contraintes de les abandonner. Mais au-delà de cette donnée, concernant les jeunes filles, c’est l’idée même d’avoir une vie sexuelle qui est condamnée : Ni le vol, ni la rébellion, ni la colère ne dégringolent vraiment une fille, peut-on lire dans Rééducation, une revue spécialisée de l’époque, mais dès que, pour une cause ou pour une autre, elle a consenti à certains gestes avec plusieurs personnes du sexe opposé, le phénomène d’une dégradation morale certaine se produit.


Un écrivain n’a pas le choix. Dans un livre, il verse de lui-même, avec divers détours ou tout droitement il le fait, et même si l’on ne veut pas se déverser, il faut bien aller puiser à la source pour irriguer le livre et les personnes qui le peuplent. Mais parfois, alors que l’écrivain écrit, le flux s’inverse, à la façon d’un mascaret. Comme le courant du fleuve s’inverse depuis l’estuaire, la mer, l’océan, soulevée par la marée l’onde remonte vers la source, la vague depuis les mots retourne vers le corps et vient frapper le cœur.


Ce qui est sûr, je crois, c’est que les orphelins de père, de mère, de frère, de sœur, ensuite, ont une connaissance en partage. (…)
Avec l’âge, nous finissons tous par porter un brassard noir. Mais eux, les adultes, qui nous rejoignent dans le deuil, existaient avant le deuil. Ils sont changés, amputés, ils ne sont plus les mêmes, mais ils existaient : nous n’existions pas avant, nous n’étions pas finis, pas grandis : nous sommes qui nous sommes car ils sont morts : nous serions une autre personne, une personne à des milliers d’années-lumière de nous-mêmes, s’ils avaient vécu. Leur mort nous a faits ; nous en sommes nés tels que nous sommes, tels que leur mort nous a fait advenir, nous a façonnés, construits. Nous avons poussé à la lumière de l’astre de la mort, avons été irrigués par la source intarissable de la mort. Nous sommes l’être que nous sommes « à cause de » leur mort, « grâce à » leur mort, la distinction n’a aucun sens. Ainsi nous sommes des vers. Ainsi nous sentons que nous sommes des vers. Charognes et charognards, dans nos berceaux, nos petits lits, nos lits d’enfance, d’adolescence, nous sommes, pensons-nous.


On se trompe en pensant que le manque et l’absence que subit un enfant le poussent à chercher à être aimé. Il cherche à aimer : comme personne n’aime longtemps, à aimer totalement ; il faut alors devenir aveugle à soi-même et au réel. Cet enfant a connu un amour impossible, il a grandi avec un amour plus fort que la mort et l’absence et contenant la mort et l’absence, totalisé, car la mort et l’absence sont d’une essence totale, ne présentent aucune faille, sont parfaites ; un amour jamais arrêté par la réalité et la chair, la vie, jamais arrêté par un regard en retour, par une parole, par un être ; ni par l’amour-propre, l’estime de soi, qui n’existent pas encore, et vont être mités, dévorés. L’amour-dans-le-deuil, comme dans l’abandon vrai, atomisé, dilaté comme l’univers, expansé, cet amour infecté du pus de la pureté, saoul, alcoolisé – alcool volatil ; dès l’étincelle, la flamme vire au bleu. (…)
L’adulte grandi depuis cet enfant, enfant ahuri par le manque de ce qui n’existe pas, égaré dans son amour total de la pourriture ou de la cendre, détaché du corps même, un amour non pas à travers mais dans l’horreur, mélangé à l’horreur – qui aime-t-on ? Des lambeaux de chair, des os couverts de chair froide, des orbites vides, le sourire affreux d’un mort, la cendre à l’odeur de cendre, froide, mélangée à la vieille poussière, aux chutes pourries du temps ?  
Je n’ai jamais cherché la compagnie.


Benjamin essaye de me donner des arguments pour ne pas être si triste, il a cette théorie : enfanter, c’est la mort de la morale. « Tu vois, dit-il, je pense que tu serais capable de mourir pour une cause ou pour sauver des vies, tu as une dose d’héroïsme en toi, je t’ai vue dévaler une falaise pour aller sortir la tête de l’eau d’une femme qui était tombée, je t’ai vue me défendre et ne pas fuir quand je me suis retrouvé avec un flingue sur la tempe en Corse, prétendument parce que j’avais mal parlé à des autochtones à la buvette du village. Mais si tu deviens mère, ça sera fini. Si tu es mère et que tu as deux boutons devant toi, et que tu dois choisir entre la disparition d’un continent avec tous ses habitants et la vie de ton enfant, tu sauves ton gosse. Paf l’Asie ! Et puis tu commences à avoir peur pour ta vie en général, tu ne veux pas laisser seul ton gosse, tu commences à estimer beaucoup trop haut ta vie pour être héroïque. Je t’assure, la morale et l’éthique chutent, on devient intéressé, on courbe le dos, on pense avant toute chose à la becquée qu’on doit lui enfoncer dans le gosier. » 


Elle [la grand-mère] inventait sans mentir, son cerveau n’avait plus ces cases-là en place. Les heures, les jours, les années qui se disloquent et tombent ensemble comme un château de cartes. Les souvenirs qui s’effacent par le haut de la pile. Les phrases qui tombent dans un trou ou alors surgissent de l’enfance : « Mais où est maman ? » « Je vais rester là longtemps ? »


 

jeudi 28 septembre 2023

[Lambert, Kevin] Que notre joie demeure

 


 


J'ai aimé

 

Titre : Que notre joie demeure

Auteur : Kevin LAMBERT

Parution : 2023 (Seuil)

Pages : 368

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Architecte millionnaire partie de rien, Céline Wachowski a sa série sur Netflix et des contrats dans le monde entier. Égérie de la modernité, elle est convaincue d’apporter de la beauté au monde. Mais voilà, son projet le plus ambitieux est stoppé net par une polémique : accusée de favoriser la gentrification, elle voit condamnées sa stratégie et ses méthodes de travail. En quelques jours, elle est renvoyée de sa propre entreprise, et amorce une traversée du désert qui l’amène à une méditation sur la culpabilité.
Quand l’élite perd pied, quel récit conçoit-elle pour justifier ses privilèges et asseoir sa place dans un monde dont elle a elle-même établi les règles ?
« Il faut rester attentifs aux rayons noirs qui parviennent du fond des âges et continuent d’obscurcir notre monde trop blanc, trop clair, Céline sait défendre la nécessité de l’opacité, c’est un réflexe naturel, presque vital chez elle. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Kevin Lambert a 30 ans, et a grandi à Chicoutimi, au Canada. Titulaire d’un doctorat en création littéraire, très impliqué dans la scène artistique québécoise, il a été libraire et participe aux revues Liberté et Spirale, ainsi qu’à plusieurs émissions de Radio-Canada.
Que notre joie demeure confirme et amplifie la portée de Querelle, qui l’avait révélé au public en 2019 (lauréat du prix Sade, sélections Wepler et Médicis).

 

Avis :  

« Nous devons protéger les intérêts des minorités, et les riches sont toujours moins nombreux que les pauvres ». Après deux romans pointant les inégalités du point de vue vengeur des perdants, le Québécois Kevin Lambert annonce la couleur dès cette épigraphe empruntée à John A. Macdonald : cette fois, nous voilà invités chez les nantis, ceux qui voudraient surtout que rien ne change, pour que leur joie demeure.

Céline Wachowski, célèbre et richissime architecte montréalaise désormais sexagénaire, se retrouve au coeur d’une polémique suffisamment violente pour la faire chuter. Elle, si sûre de sublimer la vie des gens par la grandeur de ses réalisations, est accusée de gentrification au cours de ce qui tourne peu à peu à un lynchage médiatique en règle. Mais cette violente remise en cause suffira-t-elle, sinon à la ruiner, au moins à ébranler ses certitudes ? Rien n’est moins sûr...

Comme une pièce en trois actes, le récit s’étage entre l’avant, le pendant et l’après de la crise. L’on découvre d’abord, à l’occasion d’une très mondaine fête d’anniversaire, un tableau tout en subtilité, jamais satirique ni caricatural, d’un sélect entre-soi d’artistes, de personnages politiques et de dirigeants de grandes entreprises, tous très en vue et influents, moulés dans les mêmes attitudes par les mêmes références, mais s’ennuyant ferme quand il ne s’agit plus directement de leurs ambitions personnelles et de leurs intérêts financiers. Une fois la mesure prise de cette caste de privilégiés si narcissiquement convaincue de ses mérites et de sa supériorité, il est maintenant temps de s’intéresser de plus près à l’une des invitées, cette « starchitecte » peut-être d’autant plus sanglée dans la suprématie de son autorité et de son prestige que d’extraction populaire – comme son bras droit gay et d’origine haïtienne – et en proie aux affres de la création artistique. Le temps de s’appesantir sur l’avantageuse image qu’elle se fait d’elle-même et sur la genèse de l’ultime projet qui doit couronner sa carrière en lui assurant enfin la seule consécration qui lui manque encore – fâcheuse vexation, sa propre ville lui boude encore la reconnaissance que le reste du monde lui accorde –, et là voilà, d’abord violemment confrontée à la contestation des Montréalais expropriés pour sa gloire, puis égratignée par des révélations médiatiques peu flatteuses pour son ego, enfin bien vite lâchée par ses pairs. Extirpée de sa bulle ouatée de privilégiée, son sentiment de toute-puissance écorné, tirera-t-elle les leçons de cette confrontation à la réalité existant au-delà de sa mégalomanie ? C’est une autre célébration d’anniversaire qui marque la dernière partie du roman. L’on s’apercevra que, loin de lui avoir ouvert les yeux, l’épreuve n’aura que trempé plus encore sa détermination à se refaire, quitte à mordre à son tour sans vergogne pour défendre son apanage.

Si terriblement ennuyeux soit-il, de molles longueurs en harassantes phrases serpentines se réclamant sans doute d’une influence proustienne – les références au grand œuvre de l’écrivain lui rendent un hommage appuyé –, le roman impressionne par la subtilité de ses observations. Se gardant de prendre parti, déjouant tout jugement politique, le texte préfère s’attacher au portrait, dans toutes ses nuances et ses complexités, surtout avec ses ressorts et ses raisons, de cette coterie de puissants qui ne fera jamais que tolérer, du haut de ses étroits remparts, une transfuge de classe et un gay à la peau noire. Ne parlons donc pas des revendications égalitaires qui peuplaient les précédents romans de Kevin Lambert : l’on comprend ici qu’elles sont totalement et désespérément hors sujet et que, contrairement à Proust qui croyait au déclin de la suprématie bourgeoise et aristocratique consécutivement à la première guerre mondiale, l'inébranlable pérennité des (dés)équilibres de la société garantit pour longtemps que la joie des plus puissants demeure. (3/5)

 

Citations : 

(…) l’architecture n’était-elle pas la forme d’expression artistique la plus lourde, la plus massive, la plus coûteuse, la plus dépendante de la sphère politique, mais aussi la plus accessible et la plus démocratique à la fois? Un bâtiment, Céline voulait le croire, pouvait métamorphoser la vie des gens, l’énergie d’un quartier, inscrire un peu de beauté dans le quotidien des hommes et des femmes qui croisaient son chemin, son art demandait énormément de moyens, mais il possédait aussi ce pouvoir d’alléger la souffrance et de briser la linéarité des existences, de susciter des émotions profondes et enfouies, de donner aux individus cette impression de faire partie de quelque chose de plus grand que soi.
 

Au fond les choses n’ont pas vraiment changé depuis l’époque de Proust, la plupart des gens du milieu des affaires se font croire qu’ils sont issus de nulle part, artisans de leur réussite, sans mentionner les parents médecins, banquiers, hauts fonctionnaires, les études dans les écoles privées de grandes villes, l’aristocratie existe toujours, plusieurs politiciens français qu’elle connaît ont des particules et poursuivent une entreprise de possession qui trouve ses origines au Moyen Âge, dans quelque baronnie acquise par les armes par des ducs du même sang que celles qui ne manquent jamais de vous révéler ces nobles origines, après deux ou trois rencontres, empreints d’une fausse humilité ou d’une honte exagérée (s’ils sont de gauche) trahissant un regret pour ces temps prémodernes, Céline peut presque entendre dans leurs voix les lointains pleurs des monarques d’autrefois se plaignant, juste avant d’être guillotinés, des aménagements légaux les ayant détrônés. Aujourd’hui on ne va plus en voyage à Balbec, ces stations balnéaires ont été prises d’assaut par les classes moyennes qui ont fini par imposer leur mauvais goût sur tous les bords de mer, on se trouve plutôt des lacs privés, surpeuplés et ravagés par les constructions humaines, à quelques heures d’une grande ville, dans lesquels on peut à peine nager en paix sans se faire rentrer dedans par un yacht, les embarcations pullulent sur ces eaux souillées dans lesquelles engraissent des algues toxiques gavées d’essence et de chardonnay renversé par accident. Proust capte les énergies d’un monde que Céline a fini par connaître, ses amitiés, ses collègues et ses clientes évoluent dans cet univers parallèle, au sujet duquel Proust écrit des choses hilarantes (parce que vraies), sur la nécessité de jouer la simplicité, par exemple, jeu qui coûte très cher, surtout qu’il faut indiquer aux autres qu’on pourrait ne pas être simple (c’est-à-dire très riche). Céline réalise au milieu du livre un trait frappant du monde de Proust: personne ne travaille. La foule de millionnaires qu’elle connaît ressemble à celle de la Recherche, à la différence près qu’aujourd’hui, les gens ne font que ça, travailler, c’est le seul sujet de conversation possible et la seule raison de vivre de beaucoup de monde, les riches de nos jours ne dorment plus, ne parlent que d’argent, n’ont plus d’intérêt pour la culture, ni même pour les mondanités, trop occupés qu’ils sont à bosser douze heures par jour, on a perdu le sens de la paresse, croit Céline, le plaisir de la discussion, l’art de l’oisiveté. Il est difficile pour elle de prendre une fin de semaine de congé sans répondre à ses courriels, sans ouvrir un document dans lequel jeter quelques notes pour un projet en cours; elle a des choses à apprendre des Verdurin et des Guermantes.
 

Sodome et Gomorrhe explique à lui seul l’amour de Michel pour Proust, Céline comprend pourquoi il accorde autant d’importance à ce tome, elle a pour la première fois le sentiment de saisir pleinement l’expérience des gais, leur désespoir, leur humour cinglant et affligé, leur stérilité, la malédiction qu’ils subissent, celle de ne jamais être aimé par l’objet de leurs désirs, par les véritables hommes, le poids des secrets qui finit par faire courber les épaules, la femme cachée au fond d’eux-mêmes et qui s’exprime, parfois, par un geste, un déhanchement involontaire. Proust écrit avec sa rivière de mots blessés les pages les plus complètes sur l’infortune des siens. Céline cherche le texte sur internet et le copie-colle dans un message à Pierre-Moïse. Il faut absolument qu’il lise ce court chapitre, trente pages parmi les plus belles de toute la littérature.
 
 
(…) elle se souvient d’avoir lu sur Instagram que les riches, dans les pays pauvres où les inégalités économiques sont criantes, vivent dans des châteaux munis de défenses imposantes, des murailles, des barbelés, des chiens enragés, des mitraillettes, la capsule avançait que pour les pays occidentaux, il existe un système défensif tout aussi sophistiqué, mais invisible. L’appareil de protection est symbolique, c’est le prestige, la beauté des possessions, l’art rhétorique, tout un ensemble de récits, une conception du succès qui protège les riches des vols légitimes que pourraient commettre les crève-la-faim, tout un attirail de charme, la croyance dans le mérite, les bijoux, les diamants reflètent la valeur de leur propriétaire.


Bruegel représente selon Amalia le tissu de pulsions obscures et déroutantes qui travaillent chaque existence et constituent l’arrière-fond véritable de ce qu’on nomme «société», le monde est peuplé d’actes inintelligibles, une multitude d’existences inconnues vivent à leur propre rythme, fourmillent sans cohérence, le sens de nos vies, pense Amalia, ressemble à une course erratique vers une destination toujours changeante, nous vivons comme l’a montré Bruegel dans un théâtre aux gestes incompréhensibles, nos trajectoires rencontrent des bouleversements inimaginables, de violents surgissements dans nos vies régies par des rituels arbitraires. Les actions et les gestes ordinaires regagnent sur la toile leur caractère bizarre, plein de beauté absurde, la bêtise, la méchanceté, l’aliénation existent, oui, apparaît aussi un monde qui ne peut être réduit à une perspective unique, à une vérité ultime, les êtres sont parfois grossiers, vains, ils sont aussi drôles, souffrants, battus, ils convoitent et ils donnent, ils luttent, ils s’aiment et forment aux yeux du peintre une formidable réserve d’énergie.
 

(...) n’est-ce pas la véritable révélation cachée dans la Recherche, qu’on heurte et qu’on fait tout pour ne pas prendre la mesure du mal causé, pour rester aveugle aux petites terreurs exercées sur les autres en se justifiant par le Bien, en se mettant du côté du Bien et en se convainquant soi-même de nos nobles intentions? Le seul salut possible, écrit Proust, est l’oubli, le lichen qui efface le nom gravé sur la tombe de nos crimes; les délires de l’auteur sur le temps retrouvé voilent, pense Céline, le véritable propos du livre, l’espérance d’une rédemption, le fantasme d’un lieu où n’existerait plus la souffrance des autres. On prend tellement de précautions pour ne pas faire de mal qu’on n’imagine jamais être aussi terrible que ces gens qui nous ont blessés et qui, dans nos esprits humiliés, adoptent des traits monstrueux, nous leur composons des masques repoussants parce que sommes bien pires qu’eux. On heurte, on heurte et puis on meurt, c’est tout. Il n’y a pas de rapprochement possible entre les êtres, pense Céline, sans ces collisions et ces dommages; chaque relation est un supplice enduré et infligé dont on ne se remet jamais. Toute la jalousie du narrateur de la Recherche, son anxiété, sa paranoïa quant à l’infidélité d’Albertine ne sert qu’à motiver son entreprise de torture, ses petites passions totalitaires, à fonder dans le Bien ses pièges, ses attaques et ses geôles. On croit répondre à une agression mais on agresse, on croit protéger du feu mais on brûle, on croit sauver de la noyade mais on retient sous la surface de l’eau le visage bleuté, étouffé qui nous tire vers le fond. C’est ce que révèle Proust. Nos craintes de faire le mal, comme nos défenses vertueuses, sont des formes déviées, des théâtres intérieurs qui nous détournent du mal commis, à chaque instant, à chaque geste, ce mal qui se répand et renverse le monde. La douleur des autres, leurs souffrances sont inconcevables, elles seraient trop perturbantes pour nos esprits fragiles, on est prêt à tuer pour ne pas voir la peine qu’on leur fait. 


« La seule résolution possible des paradoxes de notre temps réside dans la dépossession des puissants.»  
On manque de nuance pour parler de la richesse, cela est palpable dans la manière dont nous accusons indifféremment les gens qui ont réussi, comme s’ils formaient une classe homogène, comme si avoir du succès était foncièrement mauvais, Céline veut recentrer l’attention sur les milliardaires, groupe méconnu dont elle fait partie, la plupart des problèmes que nous connaissons, les famines, la pauvreté, le manque d’accès à l’eau potable, les catastrophes climatiques pourraient être réglés si les très grandes fortunes sortaient un peu d’argent de leurs poches; il existe près de 3000 milliardaires dans le monde, les dix plus riches possèdent au-dessus de 100 milliards de dollars américains en fortune personnelle et en actifs; si on additionne la valeur de ces fortunes, nous atteignons environ 1500 milliards de dollars; le budget d’un pays comme la France est de 250 milliards annuellement; imaginons tout ce que nous pourrions faire avec une fraction de cet argent. Dans le documentaire qui paraît en avril, Céline présente ces idées dans l’épisode final. Elle interviewe des économistes, des philosophes et illustre leurs idées par un visuel instructif qui clarifie certains propos abstraits. Devant une salle remplie de jeunes gens triés sur le volet et qui boivent ses paroles, Céline rappelle avec assurance que des lois devraient limiter les chiffres abstraits qui engraissent les comptes en banque des hommes (ce sont surtout des hommes) les plus riches du monde, l’espoir d’une redistribution de la richesse mérite d’être défendu, on l’applaudit. Des règlements devraient être votés pour exproprier les propriétaires qui détiennent plus de cent logements, limiter la spéculation immobilière, les villes, soutient Céline, doivent investir pour fonder des modes d’habitation alternatifs, des coopératives ou des logements plus faciles à acquérir pour les premiers acheteurs. La distribution des rôles, dans notre monde, est inéquitable; Céline donne chaque année des dizaines de millions de dollars aux organismes de charité, pourtant elle n’arriverait jamais, dans une vie seule, à dépenser tout son argent – un peu moins de cinq milliards de dollars («which is not much from the point of view of many of my billionnaire friends»). Il faut pénétrer la forteresse imprenable de la grande fortune, Céline est la pointe de l’écharde qui ouvre le premier trou dans la peau avant que tout le morceau s’enfonce, elle rejoint ce vaste mouvement de transformation sociale, aménage sa place du bon côté de l’histoire et formule une idée claire: continuons de valoriser le succès, la réussite, la compétitivité saine, l’entrepreneuriat responsable, forces vitales du progrès, mais établissons collectivement nos limites. «We are in an urgent need of a global salary cap.» Un impôt confiscatoire. À combien Céline fixerait-elle ce maximum? demande Oprah. «Two or three billion is more than enough to recognize the involvment of hard working people and to offer them a gracious living», il faudrait débattre de ce montant bien sûr, laisser les différents partis s’exprimer; l’idée n’est pas d’envoyer les gens à la rue, mais de limiter les excès. Céline avoue avoir pleinement pris part aux logiques qu’elle dénonce, mais elle est touchée par une illumination divine. Parmi les somnambules elle s’éveille. Bien qu’elle soit devenue l’une de ces personnes choyées par l’existence, elle est issue d’un milieu modeste. CNN lui propose un poste de commentatrice régulière, elle signe des éditoriaux chaque fois qu’un scandale boursier éclate, Céline connaît intimement les rouages de la haute finance, elle parle en prenant son temps, son rythme casse la marche habituelle des actualités en continu, elle expose de manière pédagogique des enjeux comme l’effacement de la dette des États ou la multiplication des paliers d’imposition; en l’écoutant, on pense «dans quel monde scandaleux on vit», mais on ignore comment faire pour le changer.


Ont-ils lu Proust, les romans de Proust, il faut absolument lire Proust, Céline leur en passe une grosse pile. Elle a terminé récemment, c’est l’aventure de lecture la plus formidable de sa vie, elle aurait dû le lire beaucoup plus tôt, il y a des passages extraordinaires sur l’existence, cet auteur saisit les humains, la psychologie des êtres, on y trouve des pages grandioses sur les gais! Céline a envoyé un chapitre à Pierre-Moïse par courriel. Dans le contexte du roman, c’est peut-être intéressant, répond-il poliment. Il aimerait beaucoup la fin, pense Céline, les dernières pages sont sublimes, une grande réflexion sur l’art, après avoir lu Proust on voit la vie différemment, on trouve des ressemblances entre les gens que nous connaissons et les personnages du livre, nos proches se révèlent autrement, leurs contradictions, leurs bassesses, leurs petites lâchetés nous apparaissent comme des fééries précieuses, chérissables.


Si Proust s’est trompé quelque part, croit-elle, c’est précisément à ce sujet. Il a vu juste sur le passé mais s’est fourvoyé sur l’avenir. Toute la fin de la Recherche laisse planer l’idée d’une décrépitude, d’une déréliction des puissants, la Première Guerre mondiale aurait amorcé la lente agonie des aristocrates et des bourgeois qui se prennent pour des aristocrates, Marcel retrouve ses anciennes connaissances vieillies, maganées par la vie, ils ont perdu leur éclat d’antan, la mort se donne à lire sur les visages, on n’avait pas encore inventé les chirurgies esthétiques à l’époque, aujourd’hui le narrateur aurait retrouvé la Guermantes liftée, la peau lisse comme une vingtenaire, la Verdurin aurait des fesses brésiliennes, Charlus serait accro aux liposuccions, il arborerait fièrement des abdominaux de silicone et des implants pectoraux, le narrateur aurait probablement essayé tous les traitements d’extension du pénis sur le marché, Céline rigole, mais pense sérieusement que Proust s’est fourvoyé en imaginant le déclin d’une classe sociale plus pimpante que jamais. Les millionnaires sont plus nombreux aujourd’hui qu’ils ne l’ont jamais été, Céline a vu leur nombre augmenter de manière impressionnante, surtout à Montréal, la ville n’a pas cessé de générer des fortunes, il y avait pas mal moins de riches à ses débuts, que des Anglais au centre-ville ou sur la montagne, Céline a été aux premières loges de l’apparition de richesses neuves, surtout à partir des années 1980, des populations ont commencé à se lancer sans gêne dans l’entrepreneuriat, de nouveaux visages sont apparus, leur argent n’a pas fini de mener le monde. Céline fait partie de la population qui s’est enrichie dans ce contexte favorable. Elle accepte de faire partie du groupe à condition de lui cracher dessus, elle n’adhère à aucune idéologie, à aucune communauté. Son plaisir est de faire rager les autres. Devant Nathan et Pierre-Moïse, Céline prétend mentir pour se divertir, pour se venger de ses ennemis, elle mène une entreprise strictement personnelle, faire chier celles et ceux qui la détestent l’enchante, son vice, ce qu’elle appelle son vice, est tout ce qui lui reste, elle en profite, l’exprime, le raffine. Elle se repaît dans la haine. Des connaissances lui envoient des messages de bêtises, l’accusent de traîtrise, les puissants sont fragiles, ils se sentent persécutés dès qu’on parle d’eux. Elle leur répond par des courriels effrontés, en citant une phrase de Shakespeare: «Hell is empty and all the devils are here. »

mardi 26 septembre 2023

[Koenig, Gaspard] Humus

 




J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Humus

Auteur : Gaspard KOENIG

Parution : 2023 (L'Observatoire)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

Deux étudiants en agronomie, angoissés comme toute leur génération par la crise écologique, refusent le défaitisme et se mettent en tête de changer le monde. Kevin, fils d’ouvriers agricoles, lance une start-up de vermicompostage et endosse l’uniforme du parfait transfuge sur la scène du capitalisme vert. Arthur, enfant de la bourgeoisie, tente de régénérer le champ familial ruiné par les pesticides mais se heurte à la réalité de la vie rurale. Au fil de leur apprentissage, les deux amis mettent leurs idéaux à rude épreuve.

Du bocage normand à la Silicon Valley, des cellules anarchistes aux salons ministériels, Gaspard Kœnig raconte les paradoxes de notre temps – mobilité sociale et mépris de classe, promesse de progrès et insurrection écologique, amour impossible et désespoir héroïque… Une histoire de terre et d’hommes, dans la grande veine de la littérature réaliste.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Gaspard Kœnig est un philosophe engagé, auteur d’une douzaine d’essais et de romans, et fondateur du mouvement SIMPLE.

 

Avis :  

Philosophe et essayiste aux convictions libérales, fondateur du mouvement Simple contre la complexité administrative et bref candidat à la dernière élection présidentielle, Gaspard Koenig a abandonné la politique pour une autre façon d’influencer le monde : la création littéraire. Il revient à la fiction avec un roman d’apprentissage sur fond d’engagement écologique, une satire apocalyptique où l’avenir du monde repose sur le sauvetage… des vers de terre…

Ingénieurs agronomes fraîchement diplômés, Arthur et Kevin ont noué leur amitié autour d’une idée commune : le plus grand - mais pourtant le plus ignoré, tant la science du sol et la géodrilogie restent balbutiantes - des désastres écologiques est la disparition des lombrics, première biomasse au monde indispensable à la vie des sols et donc à la production agricole. « Sans vers de terre, plus de terre ». En quelques décennies de productivisme agro-industriel, la fragile couche d’humus constituée au cours de millions d’années d’évolution biologique s’est transformée en poussière infertile que l’on continue d’épuiser à grands coups de chimie. Alors, eux qui n’ont jamais rejoint les rangs des bifurqueurs, ces étudiants de grandes écoles dont les velléités écolo-contestataires produisent à leurs yeux plus de bruit que d’effets, se lancent chacun dans un projet censé exorciser leur éco-anxiété.

Pendant qu’Arthur, le Parisien issu d’un milieu aisé, se met en tête de faire revivre, par l’inoculation de vers de terre, la terre tuée en Normandie par son grand-père agriculteur, Kevin le fils de paysan pauvre crée une petite entreprise de vermicompostage. Dès lors, les rebondissements se bousculent dans un crescendo confrontant leurs idéaux et leurs principes à la réalité. Entre tempêtes amoureuses et financières, les erreurs et les échecs répétés de l’un, l’engrenage du succès en mode start-up pour l’autre, déboucheront sur une troisième voie beaucoup plus violente et désespérée, dans une explosion finale bouclant le tour des comportements, finalement tous voués au fiasco, adoptés par les uns ou les autres face à l’urgence écologique.

Si, soutenu par une documentation qui rend le propos fascinant, le récit fait la part belle à ses petits personnages rampants et méconnus, les « intestins du sol », que l’on ne verra plus désormais du même œil, l’autre grande force du roman est le regard moqueur, qu’avec autant de cruelle lucidité que de vraie tendresse, il porte, sans jamais les juger, sur les différents acteurs de la société. Il faut dire que, créateur d’un think tank et un temps membre d’un cabinet ministériel, l’auteur a fréquenté l’élite et les dîners parisiens comme il a sillonné la France et l’Europe au plus près de ses habitants lors de plusieurs mois d’un périple à cheval. De ce matériau, il tire une satire percutante, n’épargnant ni zadiste, investisseur ou ministre, ni écologie libertaire, éco-frugalité ou greenwashing. Et, tandis que ses observations soulignent sans prendre parti le grand désordre de tous ces tâtonnements qui s’étagent des plus idéalistes aux plus opportunistes et hypocrites, des plus cosmétiques aux plus radicaux et violents, il recentre le débat sur une vision prophétique et, selon sa démonstration, encore très inédite : l’avenir passera par les sciences de la terre ou ne sera pas, n’en déplaise aux uns et aux autres et à leurs différentes manières de réagir face à l’urgence environnementale.

Malgré un final, à y réfléchir pas si invraisemblable, mais quand même très (trop?) spectaculaire, un livre intéressant et original, dont on retiendra les vérités satiriques d’une humanité écartelée, dans sa course folle, entre son confort immédiat et ses craintes d’un avenir menaçant, autant que son exploit inattendu de passionner son lecteur pour les vers de terre. (3,5/5)

 

Citations : 

À une époque où le moindre geek prétend réinventer le monde, Arthur trouvait réconfortant de découvrir en Marcel Combe un vrai savant : un esprit curieux qui sait ce qu’il ne sait pas. 
 

La nature en sursis les invitait à philosopher. Ils ne refaisaient pas le monde, comme les générations précédentes. Ils le regardaient se défaire et tentaient de se trouver un rôle dans l’effondrement à venir.
 

Arthur dissertait ainsi (...) avec ce faux désespoir de la vingtaine, quand on peut s’amuser à ne croire à rien parce qu’on croit encore en soi-même.
 

De dix ans plus âgée que Philippine, Zo-iii avait travaillé chez Google comme avocate spécialisée dans le droit du travail (autrement dit, experte en licenciements express) avant de créer une agence de chasseurs de têtes. Elle passait donc son temps dans les conférences et les cocktails à scruter qui pourrait débaucher qui. D’un physique avenant sans être remarquable, elle était en passe de devenir la mère maquerelle de la Valley. Déjà divorcée, elle ne voulait plus entendre parler d’amour et envisageait de recourir dans quelques années à une mère porteuse pour élever un enfant, ou plutôt le faire élever par des baby-sitters philippines, l’équivalent des dog walkers mexicains pour l’espèce humaine.
 

Zo-iii avait arrangé une série d’entretiens à Menlo Park, selon elle « l’endroit sur la planète où il y a le plus de fric ». Pour leur premier rendez-vous de la journée, Kevin et Philippine se rendirent à l’hôtel Rosewood Sand Hill, au milieu de la réserve naturelle de Jasper Ridge. Ce n’était pas ainsi que Kevin imaginait l’épicentre mondial du capital-risque. Depuis la terrasse, on voyait les cyprès qui descendaient jusqu’à la piscine, puis plus loin les forêts de séquoias qui moutonnaient à perte de vue. Il n’y avait ni immeuble de quinze étages, ni banquier en costume, ni écran diffusant les cours de Bourse. C’était plutôt une paisible et luxueuse retraite dans une nature épargnée par l’homme. Certains séquoias séculaires au tronc rougeoyant avaient dû grandir au temps des tribus amérindiennes. Comme si, au cœur du capitalisme le plus déchaîné, il fallait ce calme soudain. L’œil du cyclone, sans un brin de vent.
 
 
— C’est un bois communal, il n’a rien à dire. Arrivés là-bas, on pourra s’éparpiller, rien ne sert de rester groupés. Il faut si possible repérer les turricules, des mottes de terre pas plus grosses que le pouce, pures déjections lombriciennes…  
— Je vois bien. C’est gras comme de la boue. Ça colle aux doigts.
— Ensuite, pour faire sortir les vers… — C’est facile. On met du détergent.
— Pour faire simple, je vous propose la méthode vibratoire. On prend une fourche…
— Le détergent, c’est ce qui marche le mieux.
— C’est vrai, mais ça prend plus de temps, et qui va trimbaler les barriques d’eau savonnée ? Donc on prend une fourche, on la plante et on balance le manche des deux côtés pour envoyer des ondes dans la terre. Les vers détestent ça. Ils vont se précipiter à la surface.  
— Marrant. Comme les pommiers à l’automne. On secoue et on attend que ça tombe. Sauf que là, ça tombe d’en bas.
— Si tu veux. Ensuite, on les attrape délicatement entre deux doigts, de préférence par l’extrémité la plus claire.
— Par le cul, en fait ?
— Voilà. Le ver de terre rentre souvent dans le sol par l’arrière. Mais attention, quand vous le prenez, il faut faire attention de ne pas le casser en deux.
— Je croyais que les anneaux repoussaient.
— Difficilement. Ensuite, vous les mettez dans le seau où ils trouveront tout seuls leur chemin. Si chacun pouvait en rapporter entre deux et trois cents, ce serait idéal.
— On va en avoir pour la nuit !
— Justement. D’ici une petite heure, vous allez devoir allumer vos lampes frontales. J’ai mis des ampoules à faible luminosité pour ne pas effrayer nos petits amis.
— On ne pourrait pas remettre ça à demain, en plein jour ?
— Les vers sortent plus volontiers au crépuscule et à la nuit tombée.
— Ça va te coûter le poids des lombrics en bière, Arthur !


En les contemplant de très près, Arthur put distinguer leur bouche. Elle n’avait ni langue ni croc. C’était un simple vide annelé, comme le trou formé par une pelote de fils. Et ce vide était surmonté d’une grosse babine pelleteuse qui venait y fourrer indistinctement ce qu’elle trouvait devant elle, feuille, herbe, charogne, résidus divers. Le ver avalait tout sans rien mâcher, et laissait ensuite son intestin broyer les éléments organiques à l’aide des petits cailloux qui s’y trouvaient mêlés. C’était une membrane ambulante, ingérant et excrétant. Les vers formaient les intestins du sol.


« À quoi pense un ver de terre ? », se demandait Arthur en jetant son butin grouillant dans le seau. Il se trouve plongé dans un monde aveugle, sans odeur, ni forme, ni goût, ni son. Le seul sens qu’il possède, le toucher, doit être formidablement développé. Anneau par anneau, le ver perçoit le moindre changement de température ou d’humidité. Toujours poussant, engagé tête la première dans les concrétions du sol, il balise son territoire selon des zones plus ou moins compactes, plus ou moins friables. Un mètre cube de terre représente un univers dont il connaît les cavités et les recoins. Il sait où il peut se faufiler et quand il doit rebrousser chemin. Il y retrouve même les petites chambres qu’il a aménagées, où il fait macérer ses propres excréments comme des fromages et où il se réunit parfois avec quelques amis choisis, peau contre peau, pour passer les saisons inclémentes. De même que les grands espaces avec leurs géométries figées nous ont appris à raisonner de manière causale, le ver pense selon les catégories de la masse et de la résistance. 


Cette ambiance lui rappelait une scène de livre. Une battue au loup, l’hiver, quelque part dans un village perdu des Alpes. Des centaines de villageois en armes avançant dans la neige et agitant leurs crécelles. La traque qui progresse, lentement et inexorablement. L’ambiance légère de bonne camaraderie. La bête qui se révèle par son absence, qui s’exprime par son silence, qui s’impose par ses ruses. La peur qui surgit, absurde et tyrannique. Les flambeaux qu’on apporte à la tombée de la nuit. Le découragement qui point. Les traces qui se précisent. Le cercle des hommes qui se referme du côté de la muraille. La bête acculée, tranquille, attendant son destin. La paix, soudain. Le commandant de louveterie qui s’avance et tire deux coups de pistolet en même temps. Le sang sur la neige. La mort. Et cet affreux sentiment que l’essentiel, dans toute cette mise en scène, était de se divertir.
Ce soir avec les vers de terre, pensa Arthur, c’était pareil, et c’était tout l’inverse. Il ne s’agissait pas de la mort mais de la vie. Cette obsession du meurtre, cette esthétique du néant, c’était le luxe des époques paisibles. À présent, le néant menaçait pour de bon, celui d’un monde stérile, desséché, vitrifié. On n’avait plus le temps, on n’avait plus le droit de s’ennuyer. La question n’était pas de se divertir mais d’agir. Il fallait vivre, vivre et faire vivre.


En démocratie, pensa Arthur, le pouvoir accorde à ses opposants le plus vicieux des privilèges : l’illusion de la révolte. Une révolte tolérée, confortable et donc bénigne. Au moins, en Russie ou en Chine, on joue sa liberté sur un tweet. Ici, on se contente de l’épuiser.


Arthur marcha une bonne dizaine de minutes sans trouver personne. La nuit ne lui faisait pas peur. Le temps médiéval des loups et des ogres était révolu, remplacé par la conscience plus ancienne encore de trouver dans cet espace touffu un refuge contre les prédateurs. Réunis par la nuit, les arbres coalesçaient en masses compactes d’où émergeait un moucharabieh de branchages, une architecture complexe qui transformait la forêt en palais oriental. Arthur s’y sentait protégé.


Ce vers idiot d’Éluard : “La Terre est bleue comme une orange.” Finalement, notre siècle lui donne raison. L’homme a pelé la Terre comme on pèle une orange. Il en a ôté le zeste. Ne reste plus qu’un caillou aux reflets d’argent.


Ils diront : et si on remettait des vers de terre là-dedans ? Bon courage, les amis. Les lombrics n’aiment pas qu’on les bouscule, voyez-vous. Le temps de les convaincre, ce sera la famine. L’apocalypse alimentaire. Le changement climatique, les raz-de-marée, les sécheresses et les inondations, c’est un amuse-bouche, ça ne touche pas à l’essentiel. Ce qui fait notre humanité, ce n’est pas la température. C’est le sol. Imaginez un été où les céréales refusent de pousser. Où les graines restent toutes ratatinées dans le bunker qu’on appelle encore un champ. Juste un été. Les vaches, moutons, poulets, toute notre viande sur pied sera la première sacrifiée. Menu végétarien pour tout le monde. Grognement du peuple. On videra les silos pour faire du pain. Quand les réserves seront épuisées, émeutes. Resteront encore quelques légumes sous serre : on s’entretuera pour un poireau. Imaginez l’hiver suivant, quand les nappes phréatiques cesseront de se remplir, l’eau de pluie ne s’écoulant plus à travers une terre devenue minérale. On ouvre le robinet : plus rien. On va voir le voisin : rien non plus, c’est bizarre. On attend une journée. Pas deux. Les villes se dépeupleront en quelques heures dans un chaos indescriptible. Il n’y aura plus personne pour entretenir les réseaux de téléphone, ’Internet et d’électricité. La planète plongera dans le noir. Les maîtres du monde, ceux qui possèdent un potager et un puits, repousseront les hordes chapardeuses de cadres, d’ingénieurs et d’ouvriers chassés des villes.
Les Romains le savaient bien : Homo vient d’humus. Homo vit d’humus. Puis Homo a détruit humus. Et sans humus, pas d’Homo. Simple.


Maintenant qu’il avait sous la main la clé des champs, comme disait Montaigne, chaque jour devenait une prime offerte par le temps. Rien de tel que de se préparer à la mort pour ne plus la désirer.


— Notre technique marche. Ta technique, celle que tu as mise au point. On connaît désormais le rythme de traitement et les rendements en compost. Quand l’usine du Limousin sera ouverte, il n’y aura plus aucun problème. D’ici là, il faut s’arranger. Encore quelques mois, au pire, un an. Avec le cash qu’on a en réserve, on pourra lancer la production très vite dès que tous les permis seront délivrés.
— Je ne vois pas de quelle production tu parles. On a menti. Il faut tout arrêter.
— Ne fais pas la tête, partner ! C’est de bonne guerre. Comme on dit dans la Valley : « Fake it until you make it. » On n’a fait de mal à personne.
— L’incinération, c’est le pire des…
— D’accord ! Ça représentera quoi, au final, ce qu’on a brûlé ? Une goutte d’eau dans l’océan du carbone. Alors que notre projet, il va changer le monde pour de bon.
Kevin fit la moue.
— Le monde du déchet, en tout cas. Veritas va justement mettre fin à tous ces fours à merde répugnants. On ne peut pas se faire hara-kiri, si près de la réussite ! Je dirais même qu’on n’en a pas le droit. Moralement.
Kevin se sentit fléchir. Il aurait voulu s’appesantir sur cette idée. « Moralement. » Au Petit Lutetia, Arthur lui avait parlé de deux types de morale, l’une intentionnelle, l’autre conséquentialiste.


 

dimanche 24 septembre 2023

[Frèche, Emilie] Les amants du Lutetia

 




 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Les amants du Lutetia

Auteur : Emilie FRECHE

Parution : 2023 (Albin Michel)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :

 « Qu’il vous reste de nous notre amour infini de la vie, de sa beauté et de sa légèreté, et que du fin fond de notre sommeil éternel, vous nous entendiez rire encore. Rire, chanter, danser et célébrer la vie. Nous l’avons tant aimée. »
Un matin, un garçon d’étage de l’hôtel Lutetia, découvre un couple d’octogénaires, main dans la main, endormis pour l’éternité. Ce geste ultime et romantique, cette liberté qu’ils n’ont pas hésité à s’offrir a certes du panache, mais Ezra et Maud ont-ils pensé à leur fille Eléonore qu’ils laissent en proie à l’incompréhension et au chagrin ? Ont-ils seulement pensé à elle en planifiant leur mort spectaculaire, leur funérailles extravagantes, le legs compliqué de leur maison des Bulles ? Ultime coup d’éclat d’un couple de publicitaires, vendeurs de rêves, incarnations vibrantes des dernières décennies euphoriques du XXe siècle ou témoignage d’amour maladroit, absurde, tapageur mais d’amour malgré tout ? C’est drôle, c’est perturbant, c’est bouleversant, et Emilie Frèche signe ici son meilleur roman.

 

Un mot sur l'auteur :

Emilie Frèche est romancière et cinéaste. Elle est connue pour son engagement contre le racisme et l’antisémitisme.

 

Avis :  

En 2013, plus effrayé par la dépendance et la séparation que par la mort, un couple d’octogénaires mettait fin à ses jours dans une chambre d’un palace parisien, Le Lutetia. Bouleversée par ce fait divers qui relançait la question du droit à une mort digne et choisie, Emilie Frèche s’est projetée dans leur histoire en leur imaginant une fille unique qui, le monde saluant un acte d’amour absolu, doit pour sa part faire face à un double abandon.

Ce matin de septembre 2018, lorsqu’un commissaire de police lui apprend au téléphone la découverte de ses parents suicidés dans leur chambre d’hôtel, une lettre seule expliquant leur geste, Eléonore est foudroyée. Ils venaient de passer en famille plusieurs jours heureux et détendus, et rien n’avait jamais percé de leur projet, pourtant soigneusement orchestré jusqu’aux moindres détails de leurs obsèques et de leur succession. Pour cette architecte divorcée et mère d’un grand fils, qui, enfant non désirée, s’était toujours sentie une intruse dans le couple que formaient ses parents, tout entiers happés par le tourbillon professionnel et mondain où s’ancrait leur éclatante réussite de publicitaires influents, cette disparition volontaire et organisée dans le plus grand secret, la mise en scène spectaculaire de leurs funérailles et les dispositions prises pour contrôler par-delà la mort la destinée de leur chère maison des Bulles, un chef d’oeuvre d’architecture organique imaginé par le célèbre Jacques Couëlle, mettent la dernière main à un égoïsme monstrueux, la laissant anéantie, à la fois meurtrie et pleine d'incompréhension.

Comment faire son deuil, quand, plus que tout, l’on en veut à ses parents de ce qu’ils ne furent jamais pour soi et de ce que leur ultime abandon renvoie encore de mise à distance et d’exclusion, cette fois définitives ? Le cheminement d’Eléonore devra passer par une longue et douloureuse introspection. Son questionnement l’amène à réfléchir sur les schémas, conscients ou non, qui ont construit la relation et le mode de vie de ses parents. Tandis qu’en filigrane de leur frénétique soif de vivre épousant l’euphorie des Trente Glorieuses, transparaît la chaîne de transmission familiale des failles et des traumatismes hérités des camps de la mort pendant la guerre, leur fille apprend à les comprendre avant de se comprendre elle-même. Pour éclairer le rapport à la mort, il faut d’abord se poser la question du rapport à la vie. Et, poussée dans ses retranchements par son propre fils par le biais providentiel de conversations anonymes sur Instagram, la voilà qui peu à peu se retrouve à envisager la fin de vie selon différents points de vue, recentrant le débat sur ce qui, pour reprendre les mots de Simone de Beauvoir, ne devrait être que la seule question véritable : « Que devrait être une société pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? »

Tout en justesse et en délicatesse, ce livre aussi lumineux qu’émouvant, qui réussit si bien à ancrer son souffle romanesque dans la réalité que l’on a du mal à se défaire de l’illusion d’une véritable autobiographie, est une formidable peinture du sentiment d’abandon, de la difficulté des relations aux parents et, dans un monde qui ne laisse guère de place à la fragilité, de notre incapacité à accompagner le vieillissement de nos proches. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Deux êtres se suicident en se racontant qu’ils commettent un acte qui n’engage qu’eux, mais en réalité, c’est votre santé mentale qui fout le camp, votre vie entière qui bascule.
 

Toute leur vie, mes parents avaient fabriqué des images. Et toute leur vie, par ces images et par leurs slogans, ils avaient décidé de ce qui allait ou non s’imprimer dans le cerveau des gens. Leur métier leur avait donné les pleins pouvoirs. Pendant près de cinq décennies, Ezra et Maud avaient choisi ce que leurs semblables allaient porter – des collants Dim, des pulls Benetton, des chaussures Éram –, manger – des barres Ovomaltine, du Banga, de la Ricoré –, penser et même voter – Mitterrand –, comment imaginer qu’ils abandonneraient au hasard la dernière image qu’ils laisseraient d’eux ? Alors que l’identificateur rabattait les deux draps sur leurs visages et que la psychologue m’invitait à quitter les lieux, une évidence m’apparut : Ezra et Maud avaient pensé leur mort comme ils avaient travaillé leurs campagnes publicitaires. Ils s’étaient mis en scène de manière à s’inscrire pour toujours dans la mémoire collective, et les articles, reportages, émissions et colloques qui allaient bientôt tomber en cascade, plaçant leur couple dans la grande famille des amants éternels que sont Orphée et Eurydice, Tristan et Iseult ou encore Roméo et Juliette auxquels les journalistes aimeraient tant les comparer, me prouveraient que je ne m’étais pas trompée : leur double suicide en tenue de soirée dans un palace parisien aura été leur dernier coup de pub. Un coup de génie. Un stunt1 du tonnerre ! auraient-ils dit eux-mêmes en se jetant dans les bras l’un de l’autre après la bataille, seuls au monde dans leur bureau de ministre perché au-dessus de l’Arc de triomphe, au dernier étage de leur agence.
 

Ezra et Maud s’étaient regardés, et ils avaient échangé un sourire moqueur qui m’avait profondément humiliée. Un sourire qui disait : Ma pauvre chérie, tu prends vraiment tes rêves pour la réalité. Tu adorerais qu’on te demande quelque chose mais tu sais bien que ça n’est jamais arrivé, et que ça n’arrivera jamais. Je savais cela, en effet. Parce que très tôt dans leur vie, mes parents avaient décidé qu’ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes, et de ce fait, ils tarifaient toutes leurs relations. Ils payaient des gens pour les servir, les conseiller, les seconder, les accompagner, les soulager, les divertir. Ils ne demandaient rien gratuitement. Ils disaient en se marrant qu’ils voulaient pouvoir se plaindre et gueuler à leur guise, être mécontents, virer les gens si ça leur chantait. Mais en réalité, ils ne plaisantaient pas : aucun affect nulle part, telle était la règle. Et le seul moyen aussi qu’ils avaient trouvé pour se sentir libres, redevables de rien ni de personne, pas même de leur propre fille.
 

Car qu’est-ce que l’amour, sinon trouver du plaisir au bonheur d’autrui ?
 
 
Le pire ? C’était peut-être toutes ces fois où ma mère avait accueilli chez nous les maîtresses de mon père et où, taisant sa jalousie, elle s’était occupée de ces filles bien plus jeunes et plus jolies qu’elle, mannequins pour les campagnes publicitaires qu’ils dirigeaient de concert. Russes, polonaises, norvégiennes, argentines, brésiliennes, ces filles venaient passer leurs vacances aux Bulles ou leurs dimanches d’hiver à Georges-Mandel, je les revois encore allongées telles des odalisques sur le lit nuptial où ma mère leur apportait un plateau-repas pour eux trois tandis que j’avais soupé seule, dans la cuisine, un peu plus tôt dans la soirée. Ces filles sublimes, mon père les tirait à la sauvette dès que ma mère avait le dos tourné. (…)
Comment ma mère pouvait-elle supporter cela ? Où trouvait-elle la force d’abnégation nécessaire pour fermer à ce point les yeux ? N’y tenant plus, une année, je lui avais lâché le morceau. Je devais avoir treize ou quatorze ans et ma mère m’avait giflée – De quoi tu te mêles ? Je t’interdis de parler de ton père comme ça ! Il ne fallait surtout pas abîmer l’image du couple soudé et harmonieux qu’ils formaient. Parce que ce couple était aussi une société, M.E.K. Agency, qui faisait désormais plusieurs centaines de millions de francs de chiffre d’affaires, et que, s’il explosait, c’était tout un système qui risquait de s’effondrer avec lui, des actifs, des salariés, du patrimoine immobilier. Cela ne m’empêcha pas de recommencer. Cette fois, j’étais majeure, et la jeune femme meurtrie d’avoir une mère pareille, une mère capable par soumission de donner à sa fille une si piètre image de la femme, lui avait posé la question un jour au déjeuner, devant une dizaine de convives. Mais Maud ne s’était pas démontée. Elle était demeurée d’une dignité exemplaire pour très calmement me répondre qu’il n’était pas donné à toutes les femmes d’épouser Alain Delon – Toi, par exemple, Éléonore, tu n’épouseras jamais d’Alain Delon – et j’avais eu envie de mourir de honte.


Petit, chétif, les yeux marron, les cheveux bouclés et la peau laiteuse parsemée de son si typique des Ashkénazes, on l’aurait volontiers rangé du côté d’un Bob Dylan ou d’un Allen Ginsberg, mais certainement pas dans la catégorie des sex-symbols. Il n’y avait que ma mère pour le voir ainsi ! En revanche, c’est vrai, il possédait le charme des grands séducteurs, ce bagout et cette superbe qui donnaient la sensation qu’avec lui, la vie serait toujours une grande aventure. Or ma mère n’avait soif que de cela. Elle exécrait la réalité qui avait fait d’elle une orpheline. Elle voulait être un personnage de roman et que son mari lui en écrive chaque chapitre. Elle, elle ne s’en sentait pas capable. Elle avait l’impression de connaître si peu de chose, comparée à lui. Elle pouvait seulement se tenir à ses côtés, mais c’était une place qui la rendait fière, parce qu’en son temps, être l’épouse d’un homme pareil, un homme qui n’avait ni nom, ni diplôme, ni héritage, mais qui s’était montré capable de transformer en or tout ce qu’il avait touché, suffisait à se tenir droite. Ce dont elle ne se rendait absolument pas compte, c’est que sans elle, il n’était rien. Elle était son épouse, sa mère, sa compagne, sa jumelle, son associée, son oxygène. Il ne pouvait pas faire trois pas sans l’avoir dans son champ de vision, seul son avis avait véritablement de l’importance, et quand au détour d’une conversation elle lui rappelait qu’un jour, comme tout le monde, elle rendrait l’âme, il lui ordonnait aussitôt de se taire. Il ne plaisantait pas.


(…) pour lui comme pour la plupart des hommes de sa génération, les filles étaient un marqueur de réussite sociale. Mon père ne parlait d’ailleurs jamais de ses maîtresses, mais de ses conquêtes. Une femme était un trophée, un territoire qu’il disputait et sur lequel il pouvait, en cas de victoire, planter son drapeau. Et ma mère y croyait puisque les mots le disaient. Alors avec cette docilité qui caractérisait si bien son sexe, elle continuait d’accueillir et de servir toutes ces filles magnifiques qui couchaient avec son mari et qui, de campagne publicitaire en campagne publicitaire, leur rapportaient toujours plus d’argent. 


Longtemps, j’ai espéré que mes parents divorcent. Pour plus de calme, plus de dignité, et peut-être aussi, c’est vrai, dans l’espoir de voir naître chez eux autre chose qu’un époux et une épouse – un père et une mère, par exemple. Ou même tout simplement un homme et une femme, ce que leur couple ne leur permettait pas d’être. C’était pour cela que par moments leur tandem me faisait horreur. Enfermés dans une cage verrouillée à triple tour, mes parents n’avaient pas d’autre choix que de s’entre-dévorer. Pourquoi restaient-ils ensemble ? Je n’arrivais pas à le comprendre, surtout du point de vue de ma mère, qui n’avait pas été écrasée par des modèles de femmes soumises. (…)


[Elle] avait choisi par trois fois, avant ma naissance, d’avorter dans une chambre de bonne au sixième étage d’un immeuble de la petite ceinture. Ezra l’avait toujours soutenue, ne voyant pas, lui non plus, l’utilité de se reproduire. À la rigueur, à l’époque des princes et des rois, pour transmettre le nom et les terres, mais après la Shoah et Hiroshima, cela n’avait pour eux aucun sens. La vie n’a aucun sens, disaient-ils d’ailleurs à tout bout de champ, et ce n’était pas chez eux un abus de langage. L’absurdité de notre condition, ils l’avaient tous deux expérimentée dans leur chair, au début de leur existence, pourquoi seraient-ils allés jeter dans un tel bordel un être innocent qui n’avait rien demandé ? C’eût été d’un égoïsme crasse. Trois fois de suite, ils avaient donc fait preuve d’altruisme et eu recours à cette fameuse faiseuse d’anges, Dorothée Levanant. Je connaissais ce nom pour l’avoir entendu plusieurs fois dans leur bouche, comme le nom de celle à qui ils devaient tout, c’est-à-dire leur liberté. Pourtant, au troisième avortement, ma mère avait bien failli y passer. Elle avait souffert d’une hémorragie et s’était, selon ses propres mots, vidée comme un goret. Mais jamais ni l’un ni l’autre n’en avaient voulu à cette femme. À sa quatrième grossesse, ma mère avait simplement décidé qu’elle n’y retournerait pas. Ezra avait compris. Il n’avait pas fait d’histoires en dépit de sa déception, et ainsi avais-je pu tranquillement poursuivre ma croissance intra-utérine, devenant dans la vie de mes parents ce qu’ils appelleraient plus tard un accident. Ce mot avait souvent choqué leur entourage et ils ne comprenaient pas pourquoi. Ils disaient Mais enfin, vous croyez quoi, que ce n’est pas par un merveilleux accident que l’Humanité est arrivée sur terre ? Un accident, ça peut être heureux !


Je me dis, depuis la nuit des temps les êtres humains s’occupent de la mort de leurs proches parce que c’est ce qui les aide à canaliser leur chagrin, à faire correctement leur deuil. Ils choisissent la couleur et le bois du cercueil, les vêtements du défunt, le type de fleurs, le déroulé de la cérémonie, et chacun de ces choix est un petit caillou sur le chemin de leur résilience. À quel moment de notre histoire contemporaine tout a foutu le camp ? À quelle date exactement les gens se sont dit qu’ils ne pouvaient plus laisser leur mort entre les mains de leurs enfants, et qu’il fallait qu’ils s’en occupent eux-mêmes ? Je n’en sais rien, sinon que mes parents sont ces gens-là, des êtres convaincus de leur droit inaliénable à disposer d’eux-mêmes. Des gens libres, audacieux, pourvus d’une fantaisie sans limites, à qui tout le monde voudrait ressembler, mais que personne ne souhaiterait avoir comme parents. Et ils sont les miens.


Au cœur de l’hiver suivant, j’en parlerai à la généraliste que j’irai consulter pour insomnie chronique et crises de panique à répétition, et elle n’en sera pas surprise. Elle me parlera de dissociation, m’expliquera ce mécanisme de défense classique selon lequel un individu, pour pouvoir supporter un choc traumatique, se déconnecte de la réalité. Elle évoquera les victimes des attentats de Charlie Hebdo, des terrasses et du Bataclan, et elle me dira : « Le double suicide de vos parents, c’est votre 13-Novembre à vous. »
 
 
(…) au moment où les deux cercueils de mes parents ont été avalés par les flammes, je me suis entendue dire qu’on les mettait dans le four. Oui, c’est la phrase qui m’est venue – Voilà, ça y est, ils mettent mes parents dans le four – et je me suis souvenue que cette phrase n’était pas la mienne, mais la leur. Elle leur appartenait. Cent fois, enfant, j’avais en effet entendu Ezra et Maud dire que leurs parents étaient morts dans les fours. Ils disaient dans les fours, pas dans les camps, et cent fois, la petite fille que j’étais avait imaginé ses grands-parents couchés dans un plat en pyrex gigantesque leurs deux corps recouverts d’huile, d’ail et d’aromates, enfournés à cent quatre-vingts degrés tel notre joli poulet du dimanche. De ces aïeux, je ne savais rien. Ni leur âge, ni leur prénom, ni leur nationalité exacte, ni leur métier. Mais je connaissais la façon dont ils étaient morts car c’était la seule chose qu’Ezra et Maud avaient retenue de leur courte vie, dans les fours, et à ce moment précis, une autre évidence m’apparut – mes parents avaient choisi et la mort brutale et la crémation pour cette unique raison, demeurer encore, en cet instant, les enfants de leurs parents. 


Vincent et moi étions seuls, à présent. Nous n’avions plus d’enfant à charge, plus de parents dont il fallait s’occuper, et ni lui ni moi n’avions refait notre vie. Qu’allions-nous faire ? Travailler uniquement, lui à ses BD, moi à mes chantiers ? C’était une perspective désespérante, et pourtant nous n’en avions pas d’autre. Je lui ai demandé si ce destin était celui que nous nous étions imaginé à l’époque de notre rencontre, sur les bancs de cette école d’arts appliqués où l’on avait fait de nous des enragés prêts à tout pour écraser nos concurrents et obtenir le meilleur classement, le meilleur poste, le meilleur salaire. Vincent n’a pas su quoi répondre, et j’ai eu la sensation que le système nous avait eus, comme tout le monde. Comme les perdants de la première heure. Pourquoi nous raconte-t-on que la vie est une jungle ? Pourquoi nous dit-on qu’elle est une guerre de tous contre tous ? Ce sont des choses auxquelles on croit lorsqu’on est jeune. Alors on s’arme jusqu’aux dents, on se bat avec la fureur d’un lion, on dégomme tout ce qui bouge, tout ce qu’on peut, et puis un beau matin on se réveille et on réalise qu’en réalité, la vie n’est rien d’autre qu’un grand désert, un interminable tête-à-tête avec soi-même, et tout ce que l’on a dépensé en énergie pendant des années pour être le plus performant possible paraît dérisoire, juste ridicule.


Les vieux sont des êtres improductifs au coût d’entretien très élevé, je vous l’accorde, chose parfaitement aberrante dans une société marchande qui envisage l’humain avant tout à l’aune de ses diplômes, de son salaire, de son statut social et de sa consommation, mais est-ce une raison pour les pousser gentiment vers la sortie en leur susurrant à l’oreille combien ils sont DIGNES d’alléger nos charges en se supprimant ? Et les autres, alors ? Les handicapés mentaux, les tétraplégiques, les Alzheimer, les fous, les détenus, les sous-tutelle, qu’en faites-vous ? Vous les considérez indignes de vivre, ces gens-là ? Et si oui, que proposez-vous ? De tous les exterminer ? Vous avez posté il y a quelques jours l’affiche du film Amour, de Michael Haneke, mais je me demande si vous avez bien compris le sens de cette œuvre. Ce film n’est pas un plaidoyer pour l’euthanasie, c’est un sublime éloge de notre vulnérabilité. C’est une déclaration d’amour pour ce que nous sommes au plus profond, des êtres fragiles et aimables jusqu’au bout. 


Tu connais cette phrase de Jankélévitch, « Les morts dépendent entièrement de notre fidélité » ? Eh bien c’est cette fidélité qu’Ezra et Maud ont achetée en choisissant de vendre Georges-Mandel pour nous faire garder Les Bulles. C’est leur esprit qu’ils veulent que nous perpétuions en continuant à faire vivre cette maison, mais je te le dis en toute franchise, je ne sais pas si j’ai envie d’accepter cette charge.  


– Mon père s’est suicidé aussi. C’est complètement dingue, mais je vous jure que c’est vrai. Il s’est suicidé en 1997, six mois après que le haut-fourneau où il travaillait a fermé. (…)
– Est-ce que vous lui avez pardonné ? L’homme hésita un certain temps. Puis il finit par me dire : – Non, si je suis honnête, je ne lui ai pas complètement pardonné. J’étais déjà adulte, pourtant. J’avais trente-cinq ans, une femme, un marmot, je comprenais très bien le désarroi et la honte, le sentiment d’inutilité qui avait pu envahir mon père, mais une part de moi restait hermétique à tous ces arguments. Avec les années, j’ai identifié cette part-là comme l’enfant qu’on demeure au fond de soi tout au long de la vie. Cet enfant-là avait la haine, il lui en voulait à mort. Et cette haine, figurez-vous que j’ai fini par la retourner contre moi en me répétant chaque jour pendant trente ans que j’étais un nul, un minable, parce que je n’avais pas réussi à me faire aimer de mon père, suffisamment aimer pour qu’il choisisse la vie, et non la mort. Des parents qui vous tournent le dos, c’est un abandon dont on ne se remet jamais.


Elle voulut tout de même citer Simone de Beauvoir dans La Vieillesse qui, selon elle, posait la seule question à laquelle nous devions répondre : « Que devrait être une société pour que, dans sa vieillesse, un homme demeure un homme ? » 


Ce que la vieillesse fait à un corps humain, seul son spectacle peut le révéler. C’est le tableau d’une entreprise de démolition massive, un anéantissement de tout ce que nous avons été, esprit et corps, corps et esprit, et de tout ce que nous avons patiemment construit au fil des ans. C’est une tour que quelqu’un vient de faire péter à la dynamite et que nous regardons, impuissants, s’affaisser sur elle-même.


Régulièrement, Simon livrait le récit d’un de ces pactes. Parmi les plus célèbres, il y avait eu celui d’Hitler et d’Eva Braun, cette folle qui avait choisi de retourner à Berlin en avril 45 pour rejoindre le Führer dans son bunker, alors qu’elle le savait fait comme un rat. Elle l’avait épousé le 29 avril, puis le lendemain, ils s’étaient tués tous les deux, lui par arme à feu et elle par intoxication, lui offrant la possibilité d’écrire, dans une ultime lettre : « Moi et mon épouse choisissons la mort. » À l’autre bout de l’échelle humaine, Simon avait aussi rapporté sur son compte l’histoire de deux désespérés, Stefan Zweig et son épouse Charlotte Elisabeth Altmann, qui s’étaient donné la mort ensemble le 22 février 1942 à Petrópolis, au Brésil, où ils s’étaient réfugiés pour fuir la montée du nazisme en Europe. Où se situaient Ezra et Maud entre ces deux couples ? Du côté de la lâcheté ou du côté du désespoir ? À mi-chemin entre les deux ? Je m’interrogeais.


– Vous voyez le building, là ? J’essayai à mon tour de me glisser dans mon siège et de suivre son index. – Oui… – Vous croyez que des gens sont là, dans des bureaux, derrière des ordinateurs en train de travailler ? Eh bien, pas du tout. ll n’y a pas une seule personne dans un seul de ces bureaux, ce sont toutes des tours fantômes. Elles n’abritent que des boîtes aux lettres pour domicilier des sociétés offshores qui n’ont pas d’autre raison d’être que de détenir des parts de sociétés étrangères et de permettre à leurs actionnaires d’échapper à la fiscalité de leur pays de résidence. Voilà comment les milliardaires spéculent sur la pierre et transforment les mégalopoles d’Europe en villes-musées – fortiche, non ?


En faisant de moi la locataire à vie des Bulles, j’avais la sensation affreuse qu’Ezra et Maud ne m’offraient pas un héritage, mais qu’ils m’obligeaient à m’inscrire dans leurs pas. Ils me privaient de la liberté de le liquider, d’être quelqu’un d’autre que le prolongement d’eux-mêmes, ce contre quoi toute ma vie j’avais lutté. 


– Pourquoi as-tu rompu avec tes parents ?
L’impudeur de ma question sembla le déstabiliser. Il prit le temps d’y réfléchir pour me répondre au plus juste, puis il dit :
– Parce qu’ils ne m’ont pas protégé. C’est pourtant la seule chose qu’on demande à des parents, non ?
Je laissai cette phrase infuser, sans lui répondre, et il reprit :
– Non, tu n’es pas d’accord ?
– Si. Je pourrais dire exactement la même chose, mais de leur couple. Mes parents ne m’ont pas protégée de leur couple.
– Ça veut dire quoi, cette phrase ?
– Ça veut dire qu’il n’y avait pas de place pour moi dans leur histoire. Tout le monde veut faire des enfants pour défier la mort, mais quand deux personnes se sont trouvées au point de se suffire à elles-mêmes, on devrait leur dire de ne pas se reproduire. Ça ne sert à rien. Et ça complique tout.


La vie, c’est rien, Léo. C’est un battement de cils. L’important, c’est après. C’est à côté de quel nom tu veux que le tien soit gravé dans la pierre, c’est tout. 

 
Quel que soit le lieu où j’avais vécu, je n’avais pas réussi à prendre racine. Mes parents, eux, avaient été arrachés aux leurs, et ils avaient réussi cet exploit, ils s’étaient rempotés aux Bulles. Mais ce qu’on réussit pour soi, comment le transmettre à ses enfants ? Ce qu’on arrache de haute lutte au destin et à l’atavisme – toute la volonté, l’énergie, la rage qu’on met pour ne pas reproduire ce qui fut mais pour inventer quelque chose de neuf –, par quel miracle parvient-on à l’offrir en héritage à ses descendants ? Ce qui se transmet n’est pas ce qu’on fait, mais ce qu’on est au plus profond de soi, c’est-à-dire ce qu’on cache. Et tout ce que mes parents m’avaient caché pour s’en sortir avait pris la forme de ces cartons que je remplissais et déballais régulièrement, comme pour me rappeler de quelle errance nous venions. 


Je voudrais que tu lises ce livre parce que parfois, les mots des autres sont le chemin le plus court pour nous mener vers ceux qu’on aime, mais qu’on est incapable de comprendre.


L’enfance est comme le ressac, toute la vie, elle vous revient, parfois avec douceur en vous caressant l’âme, mais parfois pourvue d’une violence qui vous démolit si vous allez contre. Il faut donc lâcher prise. Accepter d’être malmené pour avoir une petite chance, une fois la tempête passée, de se retrouver sain et sauf sur le rivage. 

 
Voilà ce que le grand âge produit, de l’isolement qui se traduit par une suite infinie de pages blanches dans un agenda…