dimanche 20 décembre 2020

[Silla, Karine] Aline et les hommes de guerre


 

 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Aline et les hommes de guerre

Auteur : Karine SILLA

Parution : 2020 

Editeur : Editions de l'Observatoire

Pages : 304

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Aline Sitoé Diatta naît en 1920, au beau milieu des forêts luxuriantes de la Casamance, dans le sud du Sénégal. Enfant déterminée, puis adolescente indépendante, solitaire et douce, elle quitte la brousse pour se rendre à Dakar afin d’y travailler comme gouvernante dans une famille de colons. C’est là qu’elle entend, pour la première fois, des voix qui lui ordonnent de rentrer chez elle pour libérer son peuple. 

Prônant la désobéissance civile et la non-violence, Aline appelle les Sénégalais à lutter pour leurs terres et le respect qui leur reviennent de droit. S’entourant des anciens, comme le veut la tradition diola, écoutant les conseils de son sage ami Diacamoune, la jeune femme est vite érigée en icône de la résistance, magnétique et insoumise, et est sacrée reine. Menaçant l’ordre établi et mettant à mal l’administration française, Aline, la « Jeanne d’Arc du Sénégal », devient l’ennemie à abattre, mettant, dès lors, sa jeune vie en danger.

À travers Aline, Karine Silla renoue avec l’histoire de ses origines et fait entendre la musique de tout un pays grâce à son écriture aussi envoûtante et inspirante que la voix de cette femme de lutte et de cœur qui, plus jamais, ne nous quittera. 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Dramaturge, réalisatrice et scénariste franco-sénégalaise, Karine Silla est l’auteur de deux romans remarqués, Monsieur est mort et Autour du soleil.

 

Avis :

Aline Sitoé Diatta naît en 1920 en Casamance, cette région du sud du Sénégal majoritairement peuplée par les Diolas, de tout temps réputés pour leur attachement à la liberté et pour leur refus de toute domination étrangère. Menée par des voix intérieures lui intimant de libérer son pays de la colonisation, prônant la désobéissance civile non violente, Aline est consacrée reine par son peuple et devient l’icône d’une résistance que l’administration française de 1942, affaiblie par la seconde guerre mondiale, décide aussitôt de mater. Arrêtée et déportée, la jeune femme meurt à vingt-quatre ans, devenant à jamais l’héroïne de la résistance sénégalaise à la colonisation.

Franco-sénégalaise, Karine Silla rend un splendide hommage à cette femme d’exception, sorte de version africaine de Jeanne d’Arc et de Gandhi, qui reste totalement méconnue en dehors du Sénégal. Ce roman biographique nous fait découvrir son étonnant portrait, en même temps qu’un grand pan d’histoire du Sénégal, depuis l’arrivée des premiers Portugais puis le début de la colonisation française entre les 15ème et 17ème siècles, jusqu’à la seconde guerre mondiale. On y assiste à la bataille de Dakar, qui oppose De Gaulle aux Alliés et à la France de Vichy en 1940. On y voit partir pour la France des dizaines de milliers d’engagés, pendant que la discrimination raciale du régime pétainiste, les confiscations et l’arrêt des importations françaises ne cessent de dégrader les conditions de vie des autochtones.

Au travers de personnages travaillés en profondeur, notamment l’ambivalent Martin, amené peu à peu à reconsidérer les convictions héritées de son éducation occidentale, s’expriment tour à tour les points de vue des Sénégalais, de plus en plus pressurés et réduits à la famine alors que l’arachide est venue remplacer le riz des cultures vivrières, et celui des colons qui, majoritairement abrités derrière leurs préjugés de supériorité blanche, convaincus d’apporter la « civilisation » aux « sauvages », mettent tout en place pour asseoir leur pouvoir sur ce territoire et en exploiter les ressources au seul bénéfice de la métropole.

Un puissant souffle romanesque traverse cette fresque aussi vivante que passionnante qui, en ressuscitant une figure historique injustement oubliée hors de son pays, nous rappelle avec réalisme les méfaits de la colonisation en Afrique. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

Nous sommes un écho profond du tout début de l’humanité. Une maison hantée de questions et d’amours jamais comblées, toujours interrompues. Nous ne pouvons pas éviter de subir les conséquences des actes de nos prédécesseurs, ni séparer notre inconscient de l’inconscient collectif.

On n’est censé pleurer que les absents et les souvenirs d’antan, mais il y a autre chose qui se rappelle à nous, à part le souvenir ; le manque de tout ce que l’on n’a pas vécu.

Les Diolas animistes croient en un seul dieu, maître de l’univers. Ils s’adressent à Lui à travers les fétiches habités par les âmes des ancêtres. L’être humain est trop petit, infiniment petit, et ne peut s’adresser directement à Dieu.

Il faut dorénavant dresser des allées de palissades aiguisées pour transpercer l’ennemi s’il se représente aux portes de leur village. Tout est devenu méfiance, tout est devenu bataille. Ils ne sont plus protégés par leurs chefs. Certains de leurs amis sont devenus des traîtres. C’est si difficile d’être des héros et de ne pas se laisser tenter par les portes grandes ouvertes de l’Enfer quand celui-ci prend des allures de Paradis. Les armes et l’alcool noient les sentiments et achètent sans résistance les collaborateurs que la honte rend cruels. Dans les miroirs, offerts par l’ennemi, ils ont découvert leur image. Ils se sont contemplés et, émerveillés par leurs reflets, le soi a pris le dessus et l’autre a disparu. Fiers de leurs visages, vêtus de leurs nouvelles étoffes, ils ont voulu monts et merveilles. Ces traîtres n’ont plus de frères, ils n’ont plus d’ancêtres, l’avidité a rompu les liens. La soif de puissance, le goût du sang et de l’argent ont tout emporté. La population a peur. Il faut monter des clôtures autour des cases en guise de boucliers, maintenant que les bêtes sauvages ne sont plus les gibiers de la forêt, à l’odeur reconnaissable, mais les hommes blancs, imprévisibles, venus de loin.

L’homme doit se trouver toujours seul face à la mort pour comprendre ce qu’il aurait dû faire durant sa vie.
 
Sans la pression constante de l’administration, la plus grande partie d’entre eux ne travaillent pas parce qu’ils n’y voient pas leurs intérêts. Je ne parle pas de Moussa qui lui est plutôt vaillant. Je ne garderais pas un paresseux, il le sait. Il est de notre devoir de leur donner le goût du travail si la colonie et les entreprises particulières veulent continuer à prospérer. Nous ne sommes pas là seulement pour faire œuvre de civilisation humaine. Nous devons absolument faire en sorte que tous ces efforts de colonisation, qui nous séparent, pour la plus grande partie d’entre nous, des gens qu’on aime, soient profitables et nous emmènent tous vers un avenir plus radieux. Sinon quel sens donner à tout ça ?

— Les hommes, assis devant elle, n’avaient pas la figure de l’ennemi. Ils avaient l’air aimables, alors, malgré l’hostilité de son peuple, elle les invite pour partager son repas.
— Mais mon oncle, où étaient tous les autres blancs ?
— Il n’y en avait pas. Le Zimbabwe les avait refusés. Trois siècles auparavant les Portugais avaient tenté de s’introduire dans leur pays mais on les avait chassés.
— C’est dommage ! Nehanda n’aurait jamais dû les laisser rentrer.
— Elle aimait le mouvement et ces hommes avec leurs grandes idées pour développer le pays lui proposaient une nouvelle aventure. Ils promettaient de rester en retrait. Et que pouvaient bien faire une poignée d’hommes face à son immense armée ?
— Mais mon oncle, est-ce que des gazelles même si elles sont nombreuses peuvent faire confiance aux lions affamés ?

Elle voulait le mieux pour son pays. Elle leur a fait confiance, ignorant la voix qui la tenait en alerte, et très vite, malheureusement, ce fut terrible, comme chez nous, en Casamance. Les Anglais ont imposé l’impôt, ils leur ont confisqué leurs terres, interdit de pratiquer leurs rites traditionnels en les accusant de magie noire. Il fallait que le peuple accepte leur Christ mort sur la croix et toutes ces histoires de la mère miraculeuse mariée au menuisier auxquelles ils ne croyaient pas. La zizanie commence, son peuple se divise et la guerre éclate. Une grande rébellion armée, conduite par un prêtre traditionnel, s’organise pour chasser les Anglais. Nehanda sait maintenant qu’elle a eu tort de faire confiance à l’envahisseur parce qu’il n’existe pas de bons envahisseurs.

— Je n’aime pas les traîtres.
— Il faut avoir pitié des gens qui ont peur… Leur vie est souvent misérable, ils rampent sur le sol comme des cafards et finissent toujours par se faire écraser.
 
N’oublie jamais qu’un homme qui veut te dominer, Aline, est tout simplement un homme qui a peur.

Chaque instant compte, remplis-le avec joie et courage parce que la vie, quelle que soit sa durée, doit être entreprise comme un long projet qui continuera au-delà de nous.

C’est rageant de vouloir aider des gens qui préfèrent se laisser mourir plutôt que d’accepter la main qu’on leur tend. Je m’efforce à leur répéter : aidez-vous, et le ciel vous aidera ! Il est si difficile de faire comprendre au nègre l’importance du travail. Il est désespérément lent, un rien le distrait, une mouche qui passe, un âne qui braille, une feuille qui s’envole, le bruit d’un tam-tam lui donne immédiatement un goût de fête et une envie de rire, c’est vraiment pénible. Aucune discipline, aucune régularité, parfois ce n’est pas méchant, comme des grands enfants qui s’amusent au fond de la classe au lieu d’écouter le professeur. On ne peut jamais baisser notre vigilance. Tout est prétexte au repos. Il essaie même de nous faire croire qu’il supporte moins la chaleur que nous pour pouvoir justifier son besoin de sieste. Tout le monde sait que le travail, même pour nous Européens, n’est pas une fin en soi. Personne ne conteste le plaisir de l’oisiveté, mais on s’active par ambition. Toujours désireux d’une vie meilleure, pour nous et pour celle de notre société. On travaille pour satisfaire ses besoins et en proportion de ces derniers. Or l’indigène, qui n’est pas toujours de mauvaise foi, voit la vie en petit. Il est incapable de se projeter ailleurs et ses besoins sont limités. Alors pourquoi travailler ? L’ambition nous devons l’avoir pour lui et lui imposer le travail forcé pour l’aider à l’emmener vers une évolution. Un jour, il verra les résultats et ne pourra que nous être redevable. C’est comme avec les enfants, si notre père ne nous avait pas forcé à prendre telle ou telle direction nous serions très certainement des ratés. Pour l’indigène africain tout n’est peut-être pas perdu parce que nous avons tout de même remarqué qu’il est sensible au profit. La cueillette du caoutchouc qui est bien rémunérée trouve main-d’œuvre plus facilement. C’est étonnant de voir aussi le progrès rapide de certaines tribus arriérées que nous avons, tant bien que mal, sauvées de l’esclavage. Les plus malins ont su profiter du système et sont devenus marchands, boutiquiers, commerçants, on voit même poindre des salons de coiffure ! Certains occupent des hautes situations dans l’administration et revêtent avec fierté un costume tout à fait respectable. Il ne faut pas oublier que c’est cette même génération d’hommes, ceux qu’on voit porter le chapeau haut de forme, qui sont nés dans la sauvagerie ! Je dois avouer que rien n’est plus grisant que le progrès et qu’au nom de la civilisation tout doit être permis.
 
Commerce, christianisme et civilisation. Ce sont les mots d’ordre. La mission. La grande ambition. L’Afrique est la nuit qu’il faut éclairer. Enraciner l’Église, encourager une autre idée du couple et de la famille. L’idée est simple, renoncer aux codes des familles traditionnelles africaines, la famille et le clan ne doivent pas intervenir et se mettre en travers du progrès. Sur le papier on vend aux Africains la culture de l’Occident, un pacte de mariage devant l’Église qui n’implique que deux personnes, l’idée d’un choix libre et réciproque de deux êtres qui se doivent fidélité jusqu’à ce que la mort les sépare. La France c’est la liberté d’aimer. L’ode aux sentiments, l’ivresse des poètes. Les indigènes animistes font les yeux rond, impossible d’intégrer, de taire les murmures incessants de leurs ancêtres : restez ensemble, méfiez-vous des travers de l’individu, dansez pour faire tomber la pluie, honorez vos arbres en guise d’églises. C’était à prévoir, il y a toujours les méfiants, les trouble-fête, ceux qui résistent au progrès. Mais la France entend, c’est un grand pays connu pour ses droits de l’Homme, elle n’est là que pour le mieux. Pour étouffer les rebellions, on accepte en guise de transition le code coranique plus proche des coutumes locales. À contre-cœur, on tolère l’islam pour les indigènes trop ancrés dans leur barbarie initiale. Certains sont ravis de cette nouvelle religion que leur offrent les Européens qui vient réveiller des fantasmes de plaisirs individuels et les détachent des contraintes du clan.
En s’agenouillant dans l’église, baptisant leurs nouveaux-nés et refusant l’autorité de leur chef de village, ils s’imaginent pouvoir échapper à toutes les obligations de l’indigénat. Ils n’ont rien compris, les indigènes restent des indigènes, il faut vite parer à ce malentendu, le christianisme ne doit surtout pas être l’arme de leur libération. L’égalité dans le système colonial est inenvisageable. Il faut que l’Église forme ses nouveaux chrétiens tout en gardant l’appui précieux des chefs conciliants pour pouvoir former les bons employés de l’administration sans perdre le pouvoir. Les nouveaux chrétiens lettrés doivent absolument rester dans le giron de la France pour qu’ils puissent la défendre avec acharnement. Ils doivent profondément comprendre et accepter la grandeur du projet colonial pour pouvoir la transmettre à leurs enfants.

Pour se savoir deux ou plusieurs, dans ce bateau chancelant de la vie, il fallait être heureux.
 
La vie coloniale avilit doucement, pernicieusement, c’est un réel danger je pense. Ce n’est pas toujours évident de s’adapter dans ces contrées et de vivre en minorité parmi les sauvages. (Jean n’aime pas du tout que j’emploie ce terme, il prétend que ce sont nous les sauvages et que nous aurions piétiné des siècles de civilisation !) Nous restons une toute petite poignée de blancs dans une gigantesque marée noire !

Nous nous devons d’être semblable à une mère protectrice qui doit nourrir, soigner, enseigner la vie à ses petits pour qu’ils puissent devenir des hommes respectables. On se doit de faire franchir une étape, à ces Africains, vers une semi-civilisation. La nôtre comme dirait Jean mais je lui assure qu’elle est bien supérieure à celle qui était déjà en place toutefois que je lui reconnaisse qu’il en existait une. Nous sommes sur un immense réservoir de matières premières en grande partie inutilisées, et pour en profiter, je reconnais à Jean que nous n’y parviendrons pas sans les indigènes. Ils doivent rester forts, bien nourris, aptes à se servir des nouveaux outils que nous leur fournissons, avec un bon esprit à la tâche pour que nous tirions le maximum de leur force de travail.

Je préfère les observer sans croiser leur regard qui me rend souvent mal à l’aise. Je me sens parfois un peu comme un voleur, moi qui n’ai jamais rien volé, même si je sais pertinemment que la mission civilisatrice est essentielle pour l’évolution de l’humanité. Nous vivons en minorité comme des clandestins dans un pays emprunté. Une sensation de vivre dans une France usurpée sous le regard ahuri parfois méprisant d’une population qui retient sa colère. Je n’ai peut-être pas l’âme d’un conquérant et préfère juste profiter du système sans pour autant m’en sentir responsable.

On ne peut pas être contre l’évolution de l’homme. Le progrès demande des sacrifices. C’est une vraie révolution pour la population indigène mais il n’y a pas de révolution sans violence, sans dommages collatéraux, notre histoire nous l’a appris.

Nous tentons d’imposer, avec force souvent, un régime foncier à des gens qui sont habitués au collectivisme. Chez eux le socialisme est un atavisme. L’individu, sorti de sa collectivité, n’a pas grande valeur. Ils fonctionnent en troupeaux, ignorant peut-être que la prise en charge de sa propre individualité est le tout début de la civilisation.
 
L’autre jour il m’a parlé du peuple diola qui fait régner la terreur depuis la nuit des temps. Ces gens ne tarissent pas d’exploits et de légendes. Dès la première heure, ils ont refusé toute domination et toute collaboration avec les esclavagistes portugais. Les guerriers diolas ont empêché l’accès aux contrées forestières de la rive sud aux Européens. Pendant des années, personne n’y avait accès et le mystère y allait bon train. C’est très récent qu’on s’y aventure. Jean y est déjà allé plusieurs fois pour compléter une étude qui permet de comprendre les populations locales. Sa mission est par ailleurs beaucoup plus intéressante que la mienne. La prochaine fois je ferai de nouveau le voyage avec lui. J’éviterai de toute évidence la région qui pratique la magie noire. On parle de cérémonies qui invoquent les fantômes et les esprits maléfiques. Beaucoup de Français ont pris peur et ont préféré les laisser tranquilles. Ça fait des siècles que ce peuple évolue en toute indépendance. Comment veux-tu qu’on s’impose là-dedans ? D’après Jean, et je serais d’avis à l’écouter, ce peuple est inaliénable, non pas par pur esprit de rébellion, mais par leurs croyances qui sont la base de leur identité. Pour eux, le respect sacré des valeurs ancestrales est primordial ; l’égalité entre les êtres humains, la liberté des individus, la protection et le respect des personnes, des ancêtres et de la nature, l’interdiction d’exploiter l’être humain, l’interdiction de tuer son prochain, l’honnêteté, l’ardeur au travail, la persévérance individuelle et communautaire, l’honneur, le courage, la solidarité, la fraternité, l’indépendance, la paix, la cohésion sociale. Jean insiste sur leur sens aigu de la liberté d’égalité. Il a tenté de renseigner le nouvel administrateur en poste à Ziguinchor pour que les choses se passent mieux et qu’ils arrêtent de se mélanger les pinceaux avec les différentes tribus. Ils ont tendance à diriger les autochtones comme les chiens de berger dirigent les moutons ! D’après Jean, ceux qui dirigent nos colonies ont une méconnaissance complète du pays et imposent des chefs incapables de maîtriser leur population.

— Dieu est bien moqueur, ce brave homme a survécu à la rude épreuve de la mer, aux bombes sur les champs de bataille, au chagrin dévorant de la perte de son épouse puis de ses fils et il a suffi d’un tout petit moustique, à peine visible dans la nuit, pour lui ôter la vie.

Depuis quelques mois ils ont installé un grand espace pour décortiquer les arachides sur place et réduire le volume des quantités à transporter. Avec les coques ils font de la lumière. C’est magique. Dans le quartier des blancs la lumière existe même la nuit. Diacamoune ne s’était pas trompé, des tout petits globes en verre avec des fragments de soleil. Quand on monte sur la bute au-dessus du port, on aperçoit au loin les points lumineux qui scintillent comme si les étoiles s’étaient posées sur leurs maisons.
 
Les divisions populaires parmi les noirs sont assez subtiles, voire compliquées, pour qui se contentent de ne se fier qu’à la couleur de peau. Avec évidence, il y a sur le haut de la pyramide, les blancs, les indigènes nous surnomment les toubabs ! Partout on entend les enfants chanter, toubab, toubab ! Ensuite, il y a ce qu’on appelle les blancs-noirs, petits fonctionnaires de bureau, on les reconnaît à leurs habits et leurs airs enjoués par leur ascension dans l’échelle sociale, ensuite les nègres qui travaillent pour les toubabs et les blancs-noirs et tout en bas les noirs-noirs, ceux qui nous regardent avec méfiance et qui peuvent être dangereux.

— Je ne comprends pas le sens de tout ça. On ne peut plus cultiver notre riz en quantité suffisante pour se nourrir, alors les paysans sont contraints d’agrandir leurs champs pour pouvoir payer l’impôt et avoir suffisamment d’argent pour acheter du riz qui vient d’ailleurs ! Mais Diacamoune, c’est pas logique, on ne peut pas continuer comme ça. Il faudrait pouvoir dire non.
— C’est fini ma petite, le système est enclenché. C’est la modernité… il faut s’habituer et chaque chose a ses bienfaits.
— Je ne sais pas si on doit s’habituer aux mauvaises habitudes… Il n’est jamais trop tard pour dire non.

— Notre plus grand ennemi… c’est la peur qui est en nous. Il ne faut pas seulement combattre l’ennemi du dehors il faut aussi chasser l’ennemi du dedans.

Il n’existe pas par le monde plusieurs magies, mais une seule, à laquelle toute l’humanité est connectée. Sans tenir compte des détails qui nous divisent, les grandes lignes sont partout les mêmes. De Lourdes, jusqu’au fin fond de la Mongolie, en passant par les forêts sacrées, les chamans, les voyants, les marabouts, les sorcières vaudous des îles, les sorciers de la Côte d’Ivoire ou la Vierge miraculeuse, tous tendent vers la promesse d’un ailleurs qui nous rend la mort plus douce. D’un ailleurs où les nuits sont domptées, où la mort est une partie de jeu qu’on invoque pour qu’elle arrête de nous effrayer.
 
Il a fallu plusieurs années d’expérience parmi les indigènes pour comprendre les techniques qu’il fallait mettre en œuvre pour obtenir les meilleurs résultats. Un savant mélange d’autorité et de considération de leurs tâches quand elles sont bien accomplies. La récompense est une chose qui fonctionne bien, la flatterie aussi, et tout ce qui brille. L’homme noir est comme la pie, fidèle à son nid, bavard et chapardeur. La queue longue aussi, de laquelle il tire un certain orgueil. Un sourire narquois se dessine, sur ses lèvres charnues, quand il voit les blancs passer avec leurs dames. Il faut éviter à tout prix la familiarité, trouver la bonne distance. Beaucoup d’agents coloniaux ont des relations intimes avec des femmes indigènes qui sont forcément vouées à l’échec. Deux cultures si opposées ne peuvent pas s’assembler. Les enfants métis sont des êtres égarés qui renient les noirs et jalousent les blancs. Souvent délaissés par leurs pères, ils appellent tous les blancs « papa ». Heureusement l’administration a construit une école à Saint-Louis pour les former à des métiers inaccessibles aux noirs, postiers ou infirmiers.

Un pauvre est un homme qui n’a plus de bête à sacrifier lors de son enterrement.

J’exige le maintien de nos traditions, nous devons les remettre au centre de nos vies, pour retrouver l’axe sur lequel on s’équilibre. Si on vide un homme de sa substance, il se retrouve comme un coquillage échoué sur la plage qui trompe l’homme, en confondant le bruit du vide avec celui du vent. Chérissons nos racines, un être colonisé est un être déraciné à qui on ne donnera jamais la possibilité de s’enraciner ailleurs. Il faut remettre à l’honneur toutes les valeurs que nous ont léguées nos ancêtres : la littérature orale, les proverbes, fables, chants, et aussi la sculpture, vannerie, poterie, habillement, nourriture, toutes les mœurs et les coutumes. Cette fidélité n’exclut pas tout apport positif de l’extérieur. L’égalité doit exister entre tous les êtres humains sans distinction de race, religion, ethnie, âge, sexe. Si vous rencontrez des blancs qui sont bons, ne soyez pas hostiles. L’amour de notre prochain, l’entraide, la solidarité et la charité, doivent rester nos préoccupations quotidiennes.

— Une masse silencieuse qui s’oppose au système est plus efficace que les armes. La violence crée la confusion dans la pensée et transforme le cœur en pierre. En prenant les armes vous devenez ce que les adversaires attendent de vous.

Il ne faut pas oublier que nos oppresseurs sont si peu et nous sommes si nombreux. Ce n’est seulement qu’une poignée d’hommes qui font semer la terreur, puisant leur puissance dans la masse effrayée en les plongeant dans l’obscurantisme. Si on veut l’indépendance il faut pouvoir se libérer de cette peur, nous sommes un peuple fort.
 
— Et le bonheur, Aline, et le bonheur ?
— Il est simple… Il suffit de ne pas vouloir sans cesse décrocher la lune pour la posséder, aussi sublime soit-elle, mais de se contenter de la contempler.

L’amour nécessite un point de départ, il implique forcément l’amour de soi pour parvenir à l’autre.

Existent-ils des bons colons ? Ceux qui ont fait de l’Afrique une terre civilisée en éduquant les sauvages. Beaucoup de gens biens le pensent encore, on dit encore aujourd’hui, malgré le recul, qu’il y a de la noblesse dans le colonialisme. Non. La cruauté efface la noblesse. La noblesse est une qualité du cœur et non une affaire de pouvoir. Noblesse, grandeur des qualités morales, de la valeur humaine. Peut-on dire qu’il y a de la noblesse dans le colonialisme ? Je suis seule autour de cette table, on me dit qu’il y a débat, mais Sartre, de ses lumières immortelles, éclaire notre pensée : « L’intention la plus pure si elle naît à l’intérieur de ce cercle infernal, est pourrie sur-le-champ. Il n’est pas vrai qu’il y ait de bons colons et d’autres qui soient méchants : il y a des colons c’est tout. »

Les tyrans trouvent leur pouvoir dans les faibles qui les entourent.

Les envahisseurs ne se sentent pas responsables, ils n’étaient pas les premiers à faire le mal. Au contraire, ils ont voulu réparer en apportant leur civilisation incontestablement supérieure. C’est le crime organisé. La perversion narcissique. La douleur est au fond de chacun. L’Afrique est blessée. L’homme a ça de commun avec l’animal, il forge certains traits de son caractère sur des blessures initiales. La douleur ne disparaît jamais, elle s’apprivoise. Les enfants des Africains qui ont traversé les mers, enchaînés dans les cales des bateaux négriers, et ceux qui les ont vus partir, pleurent encore, en Afrique, dans les îles aux paysages paradisiaques, dans les banlieues françaises, et à Charlottesville.

 

 

A propos du Sénégal et de la Casamance sur ce blog : 

 
 

 

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