mardi 8 décembre 2020

[Koszelyk, Alexandra] A crier dans les ruines

 


 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : A crier dans les ruines

Auteur : Alexandra KOSZELYK

Parution : 2019 (Aux forges de Vulcain)

Pages : 254

 

 

  
 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Tchernobyl, 1986. Lena et Ivan sont deux adolescents qui s’aiment. Ils vivent dans un pays merveilleux, entre une modernité triomphante et une nature bienveillante. C’est alors qu’un incendie, dans la centrale nucléaire, bouleverse leur destin. Les deux amoureux sont séparés. Lena part avec sa famille en France, convaincue qu’Ivan est mort. Ivan, de son côté, ne peut s’éloigner de la zone, de sa terre qui, même sacrifiée, reste le pays de ses ancêtres. Il attend le retour de sa bien-aimée. Lena grandit dans un pays qui n’est pas le sien. Elle s’efforce d’oublier. Un jour, tout ce qui est enfoui remonte, revient, et elle part retrouver ce qu’elle a quitté vingt ans plus tôt.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Alexandra Koszelyk est née en 1976. Elle enseigne, en collège, le français, le latin et le grec ancien.

 

 

Avis :

En 1986, Ivan et Lena ont treize ans et sont inséparables depuis l'âge le plus tendre. Ils habitent à Pripiat, à proximité de la centrale nucléaire, dite de Tchernobyl. Lorsque la catastrophe se produit et que toute la zone est évacuée, Lena part en France avec sa famille et, sans nouvelle d’Ivan, le croit mort. Le garçon est en fait resté dans la région. Il est même revenu habiter son ancienne maison malgré le danger. Vingt ans plus tard, Lena entreprend un voyage en Ukraine, sur les lieux de son enfance…

Si l’histoire seule d’Ivan et de Lena pourrait passer pour une jolie romance à l’issue somme toute aussi gentille qu’improbable, c’est elle qui donne vie et émotions à la terrible et stupéfiante restitution de son contexte historique qui, lui, donne tout son poids et son intérêt au roman. Le lecteur, plein d’empathie pour les personnages attachants et campés avec justesse, se retrouve plongé dans des événements qui dépassent l’imagination. L’accident lui-même, puis l’incurie des autorités et l’évacuation seulement deux jours après d’une population tenue dans l’ignorance de ce qui se passe, font froid dans le dos. Que dire du sort de ces familles, désormais pestiférées, qui n’ont pu emporter le moindre objet personnel ? Beaucoup mourront, tous se retrouveront dans la misère, et nombreux seront les samossiols : les « revenants », ceux qui retourneront vivre, malgré tout, dans la zone interdite. A jamais figée dans l’instant où la vie humaine s’en est enfuie, la ville de Pripiat tombe peu à peu en ruines, envahie par une végétation rousse et des espèces animales qui profitent paradoxalement d’une intimité inédite. Pendant qu’un mal invisible et pernicieux continue à y décimer la vie qui tente de s’y maintenir, curieux et touristes y viennent aujourd’hui y promener leurs yeux incrédules…

En particulier au travers de Lena et de son émouvante grand-mère, d’Ivan et de son père incapable de survivre à l’arrachement de sa terre, le récit immerge le lecteur dans le déchirement de l’exil et du déracinement, mais aussi dans le désespoir de ceux qui, faute d’une autre solution plus acceptable, se sont résolus à revenir brûler ce qui reste de leur vie au contact du danger. La lecture suscite un mélange d’effroi et de sidération, de désolation et de compassion, tant à propos de cette catastrophe aux responsabilités mal endossées et aux conséquences dramatiquement sous-estimées, que du sort de la malheureuse population ukrainienne, décidément durement frappée au cours du dernier siècle…

Son style fluide, ses personnages attachants et sa stupéfiante plongée au coeur des suites, si peu présentes à l’esprit du public, de la catastrophe de Tchernobyl, font de ce roman un moment de lecture fort qui ne peut laisser indifférent. (4/5)

 

Citations :

Souvent, la dernière attention, un dernier geste ou regard, n’est pas prise au sérieux. On ne sait jamais quand elle arrive, personne n’y prend garde, l’instant glisse sur nous et s’échappe. Mais quand le dernier instant se fige, quand on sait qu’il portera le nom de « dernier », alors l’instant revient et perfore l’inconscient. Si j’avais su…

Pripiat, elle, ne serait évacuée officiellement que le surlendemain.
(…)
Très rapidement, la ville prendrait des couleurs guerrières : des chars, et un millier de cars sillonneraient les chemins déchus. Aucun autre véhicule n’aurait le droit de sortir. Ni voiture ni carriole. Il ne faudrait rien prendre. On expulserait à tour de bras, un mot d’ordre pour ce capharnaüm meurtrier s’étranglerait sur toutes les bouches :
« Évacuation ! »
Dans un rayon de trente kilomètres, tous les civils seraient refoulés ailleurs. Les exilés seraient de nouveau sur la route. Tous ces gens en déroute, les yeux effrayés par ce mal invisible. Il leur fallait abandonner tout ce qui hier constituait leur vie. Aucune photo, aucun vêtement, aucun objet. Tout serait brûlé ou laissé en l’état. Pillé par la suite. Le mal devait rester sur ses terres meurtries. Chaque personne plongerait dans l’inacceptable à pas mesurés. Un déracinement forcé sous les mitraillettes des militaires. Des cris, puis des pleurs, des haines lancées à la face de ceux qui les poussaient vers l’inconnu. Et toujours cette incompréhension au fond des yeux.
« Pourquoi partons-nous aussi rapidement ? Est-ce la Centrale ? Pourquoi ne nous dites-vous rien ? »
.
 
Elle ne comprit pas l’école française. Très tôt, les Soviétiques baignent dans le chaudron de l’excellence. Lever du drapeau, chants partisans, rigueur et classement. Marche ou crève. Toujours au-dessus des autres. Des athlètes du quotidien. Formés, déformés, ils gardent le cap même sans boussole. Pour inaugurer la journée, les jeunes Soviétiques s’asseyent et écoutent, mi-effrayés, mi-subjugués, les récits des maîtresses. Splendeur et démesure de la Russie éternelle, comme ce tsar qui, émerveillé par la beauté de sa cathédrale Saint-Basile-le-Bienheureux, creva les yeux de son architecte, Barma. Ivan le Terrible, ce souverain qui avait de son sceptre tué son propre enfant, n’était pas à une ignominie près. La tragédie était le chaudron des Slaves.
Léna compara les élèves français à de joyeux marcassins. Repus et gorgés. Presque las de cette corne d’abondance à leur disposition.

Les livres n’étaient pas seulement des outils pour apprendre le français ou pour s’évader : ils comblaient cette absence qui la dévorait et étaient un pont de papier entre les rives de ses deux vies. La lueur d’une bougie blèche au fond d’une caverne.

« L’homme est étrange, avait marmonné sa grand-mère. Seul l’éloignement lui fait prendre conscience de la beauté des choses. De l’Ukraine je ne voulais pas garder l’effroi des dernières heures. Alors je l’ai enfantée d’une nouvelle mythologie. Je n’ai cessé de broder de nouvelles histoires en te les racontant soir après soir. Au fil des pages de mon livre imaginaire, l’Ukraine s’est effacée au profit de ces nouvelles couleurs que je t’avais transmises. Mais aujourd’hui, vois-tu, j’ai peur de me mesurer au monde, car mes peintures ne sont pas la réalité. Et si je n’aimais plus mon pays ? »

« Quand le salaire ne tombe plus, quand l’eau et l’air de la ville ne sont qu’émanations toxiques, quand le ventre d’un enfant crie famine, alors l’invisible n’est rien. Comment vivre avec moins de cent euros par mois ? Sur les marchés, tout le monde achète des légumes, même si tous connaissent leur taux de radiations. Pour d’autres encore, les plus vieux, l’attachement à la terre est plus fort encore que leur propre santé. “La peur du nucléaire est un luxe des pays riches”, disent les samossiols.

« Les samossiols vivent en autonomie, ils cultivent leur terre, mangent leurs récoltes. Ils doivent aussi faire attention aux vents dominants, car certains leur apportent la poussière radioactive des ruines de Pripiat. Ils sont un peu des bons sauvages : ils vivent de troc et de partage. Autour d’eux, les animaux sont tranquilles : ils ne les chassent ni pour leur viande ni pour leur fourrure. Il règne une certaine utopie. Certains pourraient les traiter d’inconscients, mais leur terre est plus forte que leur mort. Ils sont heureux ainsi. Le monde les a oubliés. » 
 
« En 1986, il y a eu une autre catastrophe : l’explosion de Challenger. Il paraît que cela a fait perdre vingt ans au Programme spatial international. Tout ça pour sept morts. Et Tchernobyl ? Combien de morts ? Combien d’années cela a-t-il fait perdre ? Aucune. Dans le monde, les réacteurs nucléaires ont continué de proliférer, comme si tout le monde avait détourné le regard. Comme si notre ville avait été enfouie sous le tapis. L’humanité ne peut pas gérer ce genre de vérité. Voilà la vraie raison. Tout cela nous dépasse. »

« La nature n’aime pas le vide, alors elle l’a comblé. Ici, les animaux vivent sereinement, loin de la folie des hommes. Ils vivent moins longtemps et sont moins touchés par les conséquences des radiations. Pour les zoologistes, c’est une aubaine : Pripiat devient une réserve naturelle d’espèces parfois menacées. C’est le nouvel eldorado des animaux. Quel paradoxe ! Des scientifiques ont même démontré que la radioactivité serait moins néfaste pour les animaux que l’agriculture, la chasse ou encore la déforestation. L’animal se débrouille mieux sans l’homme. Dans Pripiat, il y a énormément de chevreuils, alors que dans le reste de l’Ukraine ce mammifère décroît ! Cette Zone n’a pas fini de nous étonner. »

« Le platane est un arbre extraordinaire. Il s’adapte à tout, il est insensible aux radiations. Un arbre d’avenir dans la région… La sève de bouleau est, elle, dépurative et anticancérigène. Cet arbre est un peu l’alpha et l’oméga de nos forêts. J’ai eu cette idée après avoir lu Le Pavillon des cancéreux de Soljenitsyne. En Sibérie, les gens sont si pauvres qu’ils boivent à longueur de temps du thé d’écorce de bouleau. Là-bas, le taux de cancéreux est le plus faible de Russie. »

 

 

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