samedi 26 décembre 2020

[Aïssaoui, Mohammed] Les funambules

 


 

 

J'ai aimé

 

Titre : Les funambules

Auteur : Mohammed Aïssaoui

Parution : 2020 (Gallimard)

Pages : 224

 

  

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Le héros de ce roman a quitté son pays natal à neuf ans, avec sa mère désormais «analphabète bilingue». D’une enfance pauvre dont les souvenirs reviennent par bribes, il a su sortir grâce à la littérature. Biographe pour anonymes, il écrit l’histoire des autres. Pour quelles raisons s’intéresse-t-il à présent aux bénévoles qui prennent soin des plus démunis? Peut-être retrouvera-t-il parmi eux Nadia, son amour de jeunesse? Dans cette traversée, il rencontre des hommes et des femmes, comme lui en équilibre sur le fil de la vie.

 

Un mot sur l'auteur :

Mohammed Aïssaoui est un écrivain et journaliste français né à Alger en 1964. Il est actuellement journaliste au Figaro littéraire.

 

 

Avis :

Arrivé d’Algérie à neuf ans, le narrateur Kateb a grandi dans la pauvreté au sein d’une cité HLM d’Ile-de-France. Aujourd’hui âgé de trente-quatre ans et biographe pour anonymes, il est invité par un ami neuropsychiatre à participer à une expérience, qui vise à sauver des êtres à la dérive en les aidant à coucher leur souffrance sur le papier. Amené par ce biais à côtoyer des bénévoles au service des exclus, Kateb voit resurgir de plus en plus nettement le souvenir de Nadia, son grand et secret amour de jeunesse qui se dévouait elle aussi aux plus démunis. Peu à peu, c’est son propre fil de vie qu’il se met à dérouler…

Roman, enquête, récit personnel ? Ce livre brouille tellement les pistes que l’on ne sait plus. En tous les cas, Kateb semble beaucoup emprunter à l’intimité de l’auteur, et le récit apparaît trop précis et authentique pour ne pas refléter une véritable expérience personnelle du milieu des bénévoles et des exclus. Il y a d’abord la survivance du passé de Kateb qui, de l’Algérie à la France, puis de la cité aux beaux quartiers, vit tous les jours le délicat exercice de funambule de qui change de pays et de milieu social, et qui, toujours entre deux identités, conserve au fond de lui les doutes et la culpabilité du transfuge. En constante recherche d’équilibre culturel et social, ce personnage va peu à peu reconnaître ses fêlures, au contact des êtres cabossés que sa mission lui fait rencontrer : hommes et femmes tombés du fil de leur vie ou à la recherche d’un accomplissement personnel dans l’humanitaire. Dès lors le texte prend des allures de reportage, où se dessine une foule d’anonymes d’autant plus en souffrance que leur misère reste muette et les exclut ni plus ni moins de l’humanité qui les ignore. Une réflexion s’engage sur l’assistance et la charité, qui rend particulièrement hommage aux restos du Coeur, dont on connaît l’aide alimentaire d’urgence mais beaucoup moins les actions pour le retour à l’autonomie des personnes accueillies.

Avec cet homme qui trouve, dans le bénévolat au service des exclus et des démunis, un pansement à son enfance misérable et aux fêlures de son identité, l’auteur semble revisiter sa propre histoire. Il s’interroge ainsi sur la manière dont les livres et l’écriture l’ont aidé à trouver un équilibre sur le fil d’une vie tendue entre deux cultures et deux milieux sociaux. Si l’ensemble a curieusement peiné à me toucher, sans doute en raison de la tonalité journalistique que prend souvent le récit, j’ai littéralement fondu pour Zina, la mère de Kateb, si digne et si généreuse dans l’amour maternel qui, seul, lui tient lieu de balancier dans sa trajectoire d’« analphabète bilingue ».

Hommage aux démunis et à leurs aidants, reconnaissance du pouvoir de l’écriture et de la littérature, ce livre qui renvoie au parcours personnel de l’auteur, mais aussi à nos propres fêlures, sonne profondément juste. Dommage que l’aspect souvent très documentaire du texte tende à masquer sa sensibilité pleine de délicatesse et de pudeur. (3/5)

 

Citations :

J’ai trente-quatre ans, maintenant. Je ne suis jamais retourné au pays natal. Je ne peux plus dire « Chez nous ». Je ne sais pas le dire. Je ne me sens chez moi nulle part – d’autres ont déjà exprimé ce sentiment, je peux ajouter qu’on se sent allergique à toute communauté, même à la sienne. On se sent étranger à soi. On met du temps à se lier à quelqu’un. On n’adopte jamais vraiment un lieu. On n’habite nulle part.

J’exerce le métier de biographe pour anonymes. Je raconte les vies de ceux qui veulent laisser une trace, même dérisoire. J’écris pour ceux qui ne trouvent pas les mots. Ceux qui pensent utile de narrer leur histoire afin qu’un membre de leur famille éclatée puisse la découvrir un jour. À chaque fois, j’ai l’impression de rédiger des messages dans des bouteilles jetées à la mer ; je sais que ceux à qui s’adressent ces livres les ouvrent à peine, quand ils ne les oublient pas dans un carton. À force, j’ai compris : on écrit pour soi.

Je ne peux m’empêcher de trouver toute existence extraordinaire. Pour peu qu’on veuille bien prendre la peine de se pencher dessus, chaque vie est exceptionnelle et mérite d’être contée, avec sa part de lumière, ses zones d’ombre et ses fêlures – il y en a toujours, je sais comment les détecter. D’ailleurs, c’est mon obsession, ça, quand je rencontre quelqu’un je me demande quelle est sa fêlure : c’est ce qui le révèle. Et dans ce domaine, il n’existe pas d’injustice, pas d’inégalité : chacun porte sa fêlure, les misérables et les milliardaires, les petites gens et les puissants, les employés et les patrons, les enfants et les parents.

Scott Fitzgerald, qui s’y connaissait en existences fêlées, écrivait que « toute vie est bien entendu un processus de démolition », c’était dans La fêlure, justement. Mais, chez nous, c’est le contraire : toute vie est une entreprise de reconstruction. Parce qu’on naît détruit. Après on essaye de bâtir comme on peut quelque chose qui ressemble à une existence normale. Je me demande si l’écrivain américain ne partageait pas cette idée. Dans la même page, il ajoutait : « On devrait par exemple pouvoir comprendre que les choses sont sans espoir, et cependant être décidé à les changer. »

Lui aussi son père est parti sans laisser de nouvelles, ça nous rapproche. Ce n’est pas tant le malheur et la misère qui ont failli le tuer, mais le silence. Cette impossibilité de raconter, devoir mentir, cacher qui il est. « Je me taisais, je me taisais, et j’étouffais. C’est écrire qui m’a sauvé. » Il me dit ces mots forts, comme ça, mine de rien : le silence est assassin. Quand il était gamin, écrire était un instinct de survie. Aujourd’hui, le grand médecin qu’il est devenu sait que raconter son histoire, si tragique soit-elle, participe à la reconstruction. Il sait qu’une fêlure ne se referme jamais. On met du baume dessus, des couches de protection pour ne pas imploser. On fait avec.
 
Je pense que les mots peuvent, peut-être pas guérir ni réparer, mais contribuer à ce que les personnes vulnérables se sentent véritablement exister. (…) Les gens précaires souffrent de ne pouvoir écrire, de ne pouvoir coucher leur récit sur du papier, de ne pouvoir en parler. Ils flottent, ils ne possèdent pas de généalogie, pas de traces, pas d’appuis, leurs familles sont le plus souvent disloquées.

Ne pas écrire. Ne pas savoir écrire. Est-ce que quelqu’un sait à quel point ne pas savoir écrire est une souffrance ? Ma mère m’en parle, elle qui n’a jamais pu mettre noir sur blanc ses pensées. Ni une liste de courses. Même son prénom ou son nom. Elle me dit « C’est difficile, la vie, sans savoir écrire, mon fils. C’est comme si j’étais handicapée. Je ne peux pas t’envoyer un mot, et je ne comprends rien à ces téléphones à main (c’est ainsi qu’elle appelle les portables). Et puis tous ces papiers qu’on reçoit ; à chaque fois, je suis obligée de demander aux voisines. Savoir lire et écrire, c’est être libre, habibi. »
(…)
Même à l’oral, c’était compliqué tous les jours. Elle ne pouvait pas s’exprimer en français. Dans un supermarché, c’était la galère : elle montrait du doigt pour désigner ce qu’elle voulait – comme un bébé. J’en ai passé du temps avec elle à lui montrer cinq produits pour en choisir un, à lui dire le prix de chacun, car elle ne lisait pas les chiffres non plus.

Quand vous avez partagé un café ou une conversation avec ces cabossés, ils ne vous quittent jamais vraiment, on traîne avec eux comme on traîne son passé. Il n’y a pas de promesses dans la relation, juste un moment passé ensemble à additionner des solitudes avec l’illusion que moins plus moins donne un peu plus. 
 
Je ne me suis pas interrogé, ou j’ai fait semblant. Ça m’arrangeait bien. Mais oui, il faut se dévoiler, à un moment se laisser aller à confier : « Voici ma fêlure. Voici qui je suis. » Leur attitude était compréhensible, ils ne désiraient pas une interview mais un échange, un partage. C’est plus juste. Aussi, quand je leur racontais que ma famille avait été aidée par le Secours populaire, que j’ai porté des vêtements que d’autres avaient portés, que la cantine de l’école était un palace, que l’on faisait une fête d’un sandwich kebab, alors le lien de confiance s’établissait. Ils me comprenaient. J’en restais là. Pas besoin d’en rajouter. Mais j’en suis conscient : on se perd à trop vouloir fuir.
La fêlure est sans doute là, dans ce qu’il faut bien appeler une revanche sur le sort qui m’attendait. Une rage de vivre quand même. Chez nous, chez ceux que l’on met dans le camp des perdants de naissance, on est capable de montrer de la fierté, de l’orgueil. Ce ne sont pas de beaux sentiments, comme dirait le Philosophe, parce qu’on vit sous l’emprise du regard des autres ; mais à notre manière c’est une sorte d’amour-propre qui nous pousse à agir, à nous surpasser, la conscience qu’on mérite la dignité, le respect. On sourit quand on est sous-estimé, c’est notre lot quotidien, et notre force aussi car ça nous permet de surprendre. C’est sûr, on ne démarre pas avec la confiance chevillée au corps.
La fêlure, c’est aussi, il faut bien l’avouer, un désir fou d’être aimé, ou, du moins, de recevoir un peu d’égards. On est prêt à en faire beaucoup pour mériter tout ça. Moi, c’est ma mère qui m’a donné la main et ce goût de la bagarre. Elle ne sait ni lire ni écrire ? Alors, j’en ferai mon métier. On a changé de pays ? Alors, j’adopterai celui qui m’a accueilli au plus profond de moi, avec sa langue, sa culture, jusqu’à ses contradictions même ; pour lui dire merci de m’avoir sauvé, d’avoir aidé ma mère et ces compagnons d’infortune (…). 

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