mercredi 2 décembre 2020

[Sire, Guillaume] Avant la longue flamme rouge

 


 

 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : Avant la longue flamme rouge

Auteur : Guillaume Sire

Parution : 2020 chez Calmann-Lévy

Pages : 336

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

«  Il essaye de courir en poussant sa famille devant lui, mais un hurlement ouvre le ciel et  une  mitraillette frappe des millions de coups de  hache partout en même temps. Dans le Royaume, il y a des vrombissements lointains.  »
 
1971 : le Cambodge est à feu et à sang. Saravouth a  onze  ans. Sa petite sœur Dara en a neuf. Leur  mère  enseigne la littérature au lycée français. Leur  père travaille à la chambre d’agriculture. Dans  Phnom  Penh assiégée, le garçon s’est construit un  pays imaginaire  : le  «  Royaume  Intérieur  ».
Mais un jour, la guerre frappe à sa porte. Les fondations du  Royaume vacillent. Séparé de ses parents et de sa sœur, réfugié dans la forêt sur les rives du Tonlé Sap, Saravouth devra survivre dans un pays en plein chaos, animé par  une  volonté farouche de retrouver sa famille.
Inspiré d’une histoire vraie, ce roman restitue une épopée intérieure d’une rare puissance.

Avant la longue flamme rouge a été récompensé par le Prix Orange du Livre 2020.
 
  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Guillaume Sire est écrivain et enseignant à l’université Toulouse Capitole. Il a publié trois romans : Les Confessions d’un funambule (La Table ronde, 2007), Où la lumière s’effondre (Plon, 2016) et Réelle (L’Observatoire, 2018).

 

 

Avis :

Alors que la guerre civile fait rage au Cambodge, Saravouth et Dara, onze et neuf ans, ont néanmoins pu, jusqu’en cette année 1971, mener une existence heureuse auprès de leurs parents, à Phnom Penh. Mais les combats finissent par atteindre leur ville. Séparé des siens dans la tourmente et réfugié dans la forêt, Saravouth va devoir survivre dans l’enfer d’un pays en plein chaos, avec pour seule obsession : retrouver sa famille.

Inspiré d’une histoire vraie, ce roman terrible et bouleversant commence doucement, au sein d’un cocon familial qui a jusqu’ici réussi à supporter les rigueurs de la réalité grâce au pouvoir des livres et de l’imagination. Saravouth s’est ainsi créé un monde imaginaire, alimenté par la littérature que lui fait découvrir sa mère. Le contraste entre cette poésie et la barbarie qui va venir la saccager n’en est que plus frappant, alors que, consterné, le lecteur voit bientôt sombrer les personnages, auxquels il a eu le temps de s’attacher, dans un maelstrom aussi terrifiant qu’inextricable.

Lorsque s’achève cette lecture aux allures de tornade, images et mots continuent à hanter longtemps l’esprit : pas seulement en raison des atrocités commises pendant cette guerre, mais tellement le destin de Saravouth s’avère stupéfiant de bout en bout, sa personnalité magnétique et sa force de survie impressionnante. En nous signalant le court métrage Odysseus’ Gambit, tourné sur Saravouth devenu adulte,
l’épilogue nous permet de réaliser comment la vie de cet homme est demeurée bloquée dans une impasse tragique. L’on ne peut que s’émouvoir de la stupéfiante résilience de cet être fracassé depuis l’enfance, que la mort n’aura épargné que pour lui en laisser une terrible culpabilité.

Ce livre intense et vibrant se lit en un seul souffle de sidération et vous laisse groggy, accablé par le poids de certains destins que l’on dirait tragiques par essence, et impressionné, tant par son héros malgré lui, que par l’émouvant hommage qui lui est ainsi rendu. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations : 

— Les mots, leur dit-elle, sont des hameçons envoyés par les poètes pour creuser des sillons sous le soleil, la mer, les cimes de l’Himalaya, les jardins multicolores, les horloges mécaniques. Les mots dansent partout. Ils travaillent. Ils organisent des batailles. La vie, les étoiles, la peau, le silence, ce sont des mots. Ce sont des hameçons. Il suffit d’écouter.
Et elle leur apprend à écouter. Pas seulement avec les oreilles, mais aussi avec l’estomac, la nuque, les genoux, les mains. Les lycéens tirent les ficelles lestées par les hameçons des mots. Et ils constatent en le faisant qu’il y a toujours quelque chose au bout. Toujours quelque chose qui existe vraiment.

Saravouth a compris depuis longtemps que le Royaume Intérieur de sa mère se situait dans les livres. Les livres permettent à Phusati d’observer et de comprendre depuis le Royaume ce qui se passe dans l’Empire [Le monde réel]. E la fois des armes, des boucliers, des longues-vues, des loupes, des microscopes, des instruments de mesure et des cachettes. Depuis l’enfance, elle collectionne les mots dont elle se sert, dit-elle, « pour habiter la vie ». Elle joue de la harpe sur les cordes tendues par les poètes entre l’âme et les choses.

Si Dara s’intéresse elle aussi aux plantes, c’est surtout pour la cuisine. Seule la cuisine réussit à la tenir occupée plus de dix minutes. C’est sa manière de pratiquer la poésie et « d’habiter la vie ». Sa manière de bâtir un Royaume Intérieur. Elle sait quoi ajouter, quand, équilibrer les goûts, comment chauffer, combien de temps, le geste du poignet pour la spatule, la cuillère, le fouet. Elle tire sur les saveurs comme les poètes sur les ficelles des mots. Elle compose, recompose, extrait, transvase, transpose.

Quelques jours plus tard, un homme en complet bleu accompagné de deux soldats se présente chez les Inn. Phusati ne le laisse pas entrer. Il pose des questions à propos de la voisine. Elle répond qu’elle ne la connaît pas très bien et qu’elle n’a pas vu « cette sale Vietnamienne » depuis plusieurs mois. Thàn était peut-être déjà partie au moment du coup d’État, ajoute-t-elle. En entendant sa mère proférer ces mensonges, Saravouth comprend que la situation est grave. Il ne faut pas que l’homme en complet bleu tire sur les ficelles de ces mots-là, autrement il s’apercevra que la boîte hameçonnée au bout est vide et voudra tirer d’autres ficelles.

Phusati n’a pas moins été affectée par l’enlèvement de Reth et Bopha. Elle lit encore des livres à Saravouth mais sans conviction, luttant contre une pensée dont elle ne se serait jamais crue capable, et dont la voix la submerge aussitôt qu’elle ouvre un roman : On peut tirer les ficelles des mots autant qu’on voudra ; de toute façon on ne trouvera jamais autre chose au bout que des ficelles, encore, et d’autres mots, des millions de hameçons plantés dans le néant ; même dans la tombe, vivants, les mots nous empêcheront d’être libres ; le mot « éternité » y dévorera les cadavres qu’on lui aura donnés à manger.
 
Durant une nuit anormalement opaque, alors que Iaï ronfle en couvrant à elle seule le bruit de la pluie sur les flancs de la cabane, Saravouth, effrayé par l’obscurité, se souvient d’un passage de Peter Pan et de l’intonation un peu triste de Phusati quand elle le lui lisait. Dans ce passage, Michael, le frère de Wendy, demande à sa maman :  — Est-ce que quelque chose peut nous faire du mal du moment que les veilleuses sont allumées ?  — Rien mon chéri, répond madame Darling. Elles sont les yeux qu’une mère laisse derrière elle pour veiller sur ses enfants.

Il repense à cette soirée en famille sur un bateau à vapeur à l’occasion de la fête des Eaux, Bon Om Touk, au moment où le Tonlé Sap est au plus haut et s’apprête à changer de sens pour couler non plus vers le Grand Lac comme c’est le cas jusqu’à la fin de la saison des pluies, mais vers le Mékong et la plaine des Quatre-Bras. Ce phénomène a fait la gloire et la richesse du Cambodge. Aucun autre fleuve ne change de sens de la sorte deux fois par an. Saravouth a appris cela en classe. Pour s’adapter à ce changement, le Tonlé Sap a développé de son propre chef une combinaison inédite entre faune et flore, eau et terre, vent et pluie, neiges fondues de l’Himalaya, mousson, eaux salines, galets, limons argileux.

— Moi aussi j’aurais voulu aller à Paris, dit finalement Vanak, mais ils ne prennent que les enfants qui ne savent pas parler, ceux qui n’ont pas encore des images dans la tête. C’est ça qu’ils veulent, les Français : ils veulent des montres sans aiguilles. Je suis trop grand, tu vois (…).

C’est en haut des immeubles qu’on ressent le mieux la pression liée au siège. La ville est un corps jeté à la mer qui après avoir retenu son air en espérant retrouver la surface s’apprête à ouvrir les poumons et à avaler de grandes gorgées d’eau mortelle. Elle subit dans ses ressorts intimes une force qui n’avait pesé jusqu’ici que sur ses parois. Les murs cèdent, la guerre pénètre. Tous les jours, des roquettes tuent des civils. Des lianes parasites couvrent les arbres de fleurs suintantes. Les anomalies du réseau électrique créent près des disjoncteurs des ronflements sordides. On ne répare rien. Le crépi des immeubles part en lambeaux. Les chaussées sont constellées de nids-de-poule. Les égouts ne sont plus entretenus, les ordures s’amoncellent. Des animaux lacérés fouillent la gadoue et grignotent les câbles et le bois des portes, en proie à une détresse qui ne va pas de pair avec la servilité. 

 

 

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