vendredi 3 mai 2024

[Duquesnoy, Isabelle] La chambre des diablesses

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : La chambre des diablesses

Auteur : Isabelle DUQUESNOY

Parution :  2023 (Robert Laffont)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

PrĂ©sentation de l'Ă©diteur :  

442 accusĂ©s de commerce de sorcellerie. 36 condamnĂ©s Ă  mort, dont ma mĂšre, brĂ»lĂ©e vive. Sur ordre du roi. Et moi, sa fille, dois-je tout dire pour sauver ma tĂȘte ?
 
Depuis cinq heures du matin, la foule rassemblĂ©e devant le bĂ»cher piaffe d’impatience de voir brĂ»ler celle que l’on surnomme « la Voisin ». Son supplice sera le divertissement Ă  ne pas manquer. Ordre du roi. On ne badine pas avec la colĂšre de Louis XIV. AccusĂ©e de sorcellerie et de crimes atroces, elle repousse le curĂ© qui tente de sauver son Ăąme et s’agite comme une possĂ©dĂ©e.
- Allez tous vous faire foutre !
Et d’un seul coup la fumĂ©e montant vers le ciel emporte les cheveux fondus de la plus redoutable empoisonneuse de Paris. BientĂŽt, on soupçonne de complicitĂ© sa fille ĂągĂ©e de vingt et un ans. Ainsi, Marie-Marguerite devra tout dire : livrer les secrets de sa mĂšre, rĂ©vĂ©ler ses formules et la liste de ses clients dans la haute noblesse courtisane. Mais cela suffira-t-il Ă  sauver sa tĂȘte ?
L’un des plus gros scandales qui Ă©branla le rĂšgne du Roi-Soleil est ici racontĂ© avec la truculence et la prĂ©cision historique si singuliĂšres d’Isabelle Duquesnoy.

 

 

Le mot de l'Ă©diteur sur l'auteur : 

Isabelle Duquesnoy a publiĂ© de nombreux livres, dont les remarquĂ©s La Redoutable Veuve Mozart (prix des Musiciens, Paris, 2021), L’Embaumeur ou L’Odieuse Confession de Victor Renard (prix du Roman, Saint-Maur en Poche, 2018 ; prix Passeurs d’encre, Bayeux, 2018), La PĂąqueline ou Les MĂ©moires d’une mĂšre monstrueuse. Son dernier roman La Chambre des diablesses est publiĂ© aux Ă©ditions Robert Laffont.

 

 

Avis :

Le 22 fĂ©vrier 1680, Catherine Montvoisin, dite la Voisin, est brĂ»lĂ©e vive pour son implication dans l’affaire des poisons qui fait alors scandale. Elle aussi soupçonnĂ©e, sa fille Marie-Marguerite est incarcĂ©rĂ©e Ă  la prison de Vincennes. Pour tenter d’échapper Ă  la peine de mort, elle relate, Ă  l’intention de M. de la Reynie, premier lieutenant gĂ©nĂ©ral de police de Paris, les faits et gestes de sa mĂšre, livrant les secrets de ses activitĂ©s et la liste de ses clients.

Au dĂ©part accoucheuse et guĂ©risseuse, l’ambitieuse et cynique Voisin rĂ©alise bien vite que la fortune lui tend les bras, pourvu qu’elle s‘applique, elle qu’aucun scrupule n’étouffe, Ă  adapter sans broncher ses services Ă  la demande. De sage-femme Ă  avorteuse, de pourvoyeuse de remĂšdes Ă  marchande de philtres d’amour puis, surtout, de poisons, de devineresse Ă  sorciĂšre recourant Ă  des cĂ©rĂ©monies sataniques, elle devient si bien providentielle que la voilĂ  bientĂŽt presque victime de son succĂšs, petites gens comme grands de ce monde piĂ©tinant sans discontinuer devant chez elle pour acheter Ă  prix d’or poudres et malĂ©fices destinĂ©s Ă  rĂ©soudre leurs tracas et dĂ©boires.

« Dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se dĂ©barrasser d’eux. Un vrai sac de nƓuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement ! Â» C’est Ă  croire que la France entiĂšre a un Ă©poux volage Ă  retenir, un rival Ă  Ă©liminer, un ivrogne ou un barbon trop peu empressĂ© de libĂ©rer la place. Venus masquĂ©s en leurs carrosses, les grands noms de la Cour ne sont pas les moins assidus. Au point qu’aprĂšs le scandale et le procĂšs qui surviendront, Louis XIV ordonnera, pour ne pas entacher durablement l’éclat de sa Cour, de faire brĂ»ler procĂšs-verbaux et rapports de police. Il faut dire qu’il n’y aura pas jusqu’à la cĂ©lĂšbre maĂźtresse royale, Madame de Montespan, Ă  se retrouver impliquĂ©e : friande de poudres aphrodisiaques, commanditaire de messes noires comprenant des sacrifices de nourrissons, elle aurait fini par vouloir empoisonner le roi lui-mĂȘme et sa maĂźtresse du moment, Marie AngĂ©lique de Fontanges. D’ailleurs, en tout, ce sont des milliers d’enfants et de nourrissons qui auraient Ă©tĂ© Ă©viscĂ©rĂ©s pour fournir Ă  la Voisin les ingrĂ©dients nĂ©cessaires Ă  ses potions...

En virtuose des dĂ©tails historiques les plus truculents, Isabelle Duquesnoy poursuit dans la veine de ses prĂ©cĂ©dents romans L’embaumeur et La PĂąqueline, Ă  ceci prĂšs qu’ici, aucun personnage n’est fictif. L’on retrouve donc avec plaisir le ton rĂ©aliste et insolent, l’humour grinçant et le vocabulaire ancien qui accompagnent une narration terriblement vivante oĂč la rĂ©alitĂ© historique dĂ©passe de loin la fiction pour nous stupĂ©fier littĂ©ralement. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

DĂ©sormais Marie-Marguerite savait prendre sa part sans affolement. DĂšs que pointait une petite touffe de cheveux, la Voisin empoignait tout ce qui lui tombait sous la main : lampe Ă  huile, crochet de balance romaine ou pelle Ă  feu.  Alors, forcĂ©ment, il n’était pas rare qu’elle dĂ©chiquette un peu le nouveau-nĂ©. Ou qu’elle blesse la petite tĂȘte, dans la difficultĂ© Ă  la sortir. Mais nul ne lui en faisait le reproche, car les femmes Ă©taient rĂ©signĂ©es : les chirurgiens et les sages-femmes mettaient souvent leur nourrisson en piĂšces. 


Nombreux Ă©taient les mort-nĂ©s, et c’est elle qui leur administrait un sacrement, signe de croix bĂąclĂ© et esbroufe en latin, toutefois partagĂ©e entre ses obligations morales et ses nĂ©cessitĂ©s pĂ©cuniaires.
 â€” J’ai entendu parler d’un tire-tĂȘte Ă  trois branches et d’un levier. J’ai bien envie de me les procurer. Mais si les nourrissons survivent, on me payera moins que pour un baptĂȘme de cadavre. Quand je les sauve, c’est vingt sous, tandis que pour une petite priĂšre avant de l’enterrer, j’en prends trente. C’est Ă  rĂ©flĂ©chir



La rĂ©putation de la Voisin Ă©tant Ă©tablie jusqu’à la cour de Louis XIV, on Ă©changeait son nom lors d’une promenade, ou durant les soupers entre couples fortunĂ©s. La transmission de cette adresse devint donc un sujet de divertissement, oĂč chacun redoublait de fantaisie.
Pour situer la rue, on battait des cils, maniĂšre d’évoquer « Beauregard Â», et pour indiquer le nom de la devineresse, il suffisait d’un jeu de mots sur son voisin de table. La mode des colliers Ă  tube dĂ©vissable se rĂ©pandit au sein de la compagnie des femmes mal mariĂ©es, et l’on ouvrait de merveilleux pendentifs Ă  charniĂšre, dont la cavitĂ© dissimulĂ©e, autrefois remplie d’une mĂšche de cheveux fĂ©tiche, contenait Ă  prĂ©sent le numĂ©ro 23 de sa rue.
Mais les dames ne portaient plus de grosses bagues endiamantĂ©es car, au lieu de s’extasier sur l’énorme taille de la pierre, on soupçonnait l’élĂ©gante d’y cacher un compartiment secret rempli de poison.
La ville et maintenant la cour s’endormaient dans l’illusion d’ĂȘtre bientĂŽt exaucĂ©es par le ciel, auprĂšs duquel la Voisin prĂ©tendait avoir audience de jour comme de nuit.
Son écoute assidue de toutes les confessions, sa façon de froncer les sourcils en prenant des notes, assorties au décor feutré de la deuxiÚme chambre, réservée aux gens de qualité, attisaient de folles espérances chez les insatisfaits ou les malheureux.
Paris murmurait, sans pour autant y croire rĂ©ellement, qu’elle parlait Ă  l’oreille de Dieu.
 
 
Marie-Marguerite assistait aux rĂ©jouissances depuis le fenestron de sa chambre. Elle salivait en observant les servantes passer des plateaux entre les convives, proposant des compotes, des marmelades et des gelĂ©es. On s’amusait Ă  manger des mousses, la bouche en cul-de-poule, car la mastication Ă©tait devenue triviale ; les mouvements de mĂąchoires ainsi dĂ©clarĂ©s grossiers, la Voisin faisait fouetter les crĂšmes afin de les rendre plus lĂ©gĂšres.  Des raviers de tabac posĂ©s sur les murets de pierre invitaient les clients Ă  s’en bourrer le nez. Les dames trempaient leurs doigts dans la poudre et s’en gavaient au point d’avoir les narines noires comme si elles avaient respirĂ© de la boue. Certains provinciaux apportaient leur tabatiĂšre, et la jeune fille avait appris Ă  les reconnaĂźtre ; elle en avertissait aussitĂŽt son pĂšre :  
— Il faut prĂ©venir MĂšre que l’homme Ă  rhingrave couleur puce n’a pas d’argent. Il pique dans les assiettes, mais il ne pourra pas payer le prix d’une consultation.  
— T’en connais, des choses, ma Guiguite !  
— Quand il prend une pincĂ©e de tabac, il Ă©ternue dix fois. C’est le signe qu’il l’a remplie de bĂ©toine, beaucoup moins chĂšre que la nicotiane, mais ça fait Ă©ternuer, et Maman dit que ça rend bĂȘte.  
Le pĂšre descendit avertir son Ă©pouse.  
— Ah, mais je le reconnais, celui-lĂ  ! souffla-t-elle derriĂšre la vitre au plomb. Il vient accompagner une cliente, et il en profite pour rĂąteler toute la boustifaille. Mais il n’est pas le seul
 Regarde-moi tous ces crasseux ! Le crĂąne infestĂ© d’poux sous la darniche et la culotte remplie de poils gris, ils font le paon pour Ă©pater les demoiselles qui Ă©crasent mes pĂ©tunias. Je vais ordonner Ă  Margot de leur proposer des pipes dans une corbeille ; au moins, la fumĂ©e Ă©loignera leur vermine de mes parterres.


Jusqu’à peu, la noble crĂ©ation de beaux vĂȘtements Ă©tait rĂ©servĂ©e aux hommes. On flatta donc la vocation de Marie-Marguerite aux oreilles de sa mĂšre, tandis qu’elle hĂ©sitait sur le choix des couleurs d’étoffe. Ce n’était pas une mince affaire ; elle vĂ©rifiait l’éclat de son visage dans un miroir, des monceaux de tissu drapĂ©s sur l’épaule. Le nom des couleurs dĂ©chaĂźnant en elle de nombreux dĂ©sirs et beaucoup d’hĂ©sitations, elle les notait fidĂšlement, afin de les communiquer ensuite Ă  sa fille sous forme de listes.     
Pour ma jupe « modeste Â» :  
Vert de mer ?  
Merdoie ou merde d’oie ?  
TrĂ©passĂ© revenu ?  
Pour ma jupe « friponne Â» :  
Face grattĂ©e ?  
Poil de rat ?  
Ris de guenon ?  
Veuve rĂ©jouie ?  
Brun constipĂ© ?  
Pour ma jupe « secrĂšte Â» :  
Singe envenimĂ© ?  
Espagnol mourant ?  
Temps perdu ?  
Baise-moi-ma-mignonne ? 


Les mĂ©decins tentaient parfois de soigner leurs patients en leur soufflant de la fumĂ©e dans l’anus, croyant que la fumĂ©e pouvait rĂ©amorcer la respiration. Celui qui recevait ce traitement Ă©tait souvent moquĂ©, Ă  condition qu’il se rĂ©veille. On l’appelait alors « l’enfoirĂ© Â» ou « l’enfumĂ© Â» et l’on s’amusait du fait qu’il « l’avait eu dans le cul Â».


Il n’y a pas que les religieuses qui enfantent dans les couvents. Chaque jour, des femmes cĂ©libataires y accouchent, sous de faux noms. On les surnomme « madame d’une fesse Â», car elles profitent de leur anonymat pour s’inventer des quartiers de noblesse. La santĂ© du nouveau-nĂ© ne les intĂ©resse pas. Ces poufiotes n’ont le plus souvent qu’une fantaisie Ă  l’esprit : revenir au plus vite dans les draps du galant avant qu’il ne les remplace. Aussi, lorsqu’un enfant mĂąle peine Ă  pousser son premier cri, nul ne l’y aide. Au contraire : on conseille Ă  la jeune mĂšre de le serrer un peu trop fort contre son sein, histoire de lui faire avaler sa langue.


Et lĂ , Marie-Marguerite, je reconnais mon formidable talent : dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se dĂ©barrasser d’eux. Un vrai sac de nƓuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement !


Le mari LefĂ©ron avait la rĂ©putation d’ĂȘtre bon juge, ne craignant pas d’assumer les dĂ©cisions pĂ©nibles, aimant respecter les rĂšgles et d’une conversation fort ennuyeuse d’aprĂšs moi. Son caractĂšre indĂ©pendant et juste, lors du procĂšs de Fouquet, a beaucoup marquĂ© les esprits. « Mon mari est avare et dĂ©serte ma couche Â», se plaignait ma cliente, qui pourtant a plus de cinquante ans et la figure couverte de taches comme une poire d’octobre. Son amant, M. de Prade, l’a accompagnĂ©e chez moi. Il ne regardait guĂšre sa maĂźtresse, semblant un peu Ă©cƓurĂ© par sa vilaine peau, mais son visage s’illuminait Ă  l’évocation des richesses de sa « belle Â». Est venu seul la semaine passĂ©e, me commander une poupĂ©e de cire, afin de s’attacher le cƓur de Mme LefĂ©ron ; une poupĂ©e de cire, enfermĂ©e dans une boĂźte en fer, est Ă  poser chaque trois jours prĂšs d’un feu de cheminĂ©e, afin d’échauffer le cƓur de Mme LefĂ©ron. Elle est venue seule dix jours avant, m’acheter quelques fioles de sirop Ă  verser dans la compote de son Ă©poux. Elle prĂ©voit, aprĂšs son veuvage, de dĂ©truire son propre fils, qu’elle dĂ©teste jusqu’à la frĂ©nĂ©sie. Elle le dit laid, « loupĂ© comme son pĂšre et colĂ©rique.


AprĂšs avoir lu les aveux de la fille Monvoisin, Louis XIV convoque en privĂ© Mme de Montespan et lui dit : « Par amour ? Vous osez parler d’amour quand vous m’avez fait avaler toutes sortes d’immondices qui auraient pu me mener au trĂ©pas ? De la bave de crapaud, un cƓur de nouveau-nĂ© rĂ©duit en cendres, de la semence de puceau et que sais-je encore ? Â»


Tiens, pourquoi, dĂšs le jour de sa naissance, une demoiselle de riche famille est-elle condamnĂ©e Ă  l’obĂ©issance ? DĂ©jĂ  nĂ©gligĂ©e par ses parents du simple fait d’ĂȘtre une fille – un ĂȘtre charmant mais inutile â€“, on l’envoie pousser Ă  l’abri des regards : chez une nourrice Ă  grosses mamelles mais sans jugeote, puis dans un couvent, dĂšs qu’elle sera en Ăąge de recevoir une instruction. Dans ce cloĂźtre d’une rigueur qui n’connaĂźt point la caresse, on lui enseignera ce que les hommes de son rang apprĂ©cieront : quelques notions de calcul, afin de tenir une maison et limiter les chapardages des employĂ©s. Un peu de gĂ©ographie, mais pas trop, afin de ne pas Ă©veiller en elle l’appĂ©tit du voyage. De la broderie, car il faudra s’occuper durant les conversations des messieurs, assise prĂšs des croisĂ©es, l’air de ne rien y comprendre. Du latin, naturellement sorti des livres de messe. De la modestie, ou l’art de baisser les yeux devant un compliment. Sourire, mais pas rigoler en montrant ses dents. De la musique, Ă  condition que le couvent dispose d’instruments, Ă  dĂ©faut d’quoi elle chantera simplement. De l’hygiĂšne, se rĂ©duisant Ă  une lessive deux fois par an, ainsi que le trempage de ses pieds lorsqu’ils empesteront le dortoir.
Puis, un jour, madame sa mĂšre viendra reprendre sa morveuse, laissant une bourse remplie de piĂšces aux sƓurs, qui l’ont correctement giflĂ©e et vexĂ©e des annĂ©es durant. L’enfant dĂ©couvre alors la vaste demeure de ses parents, dont elle ne connaĂźt pas un recoin. Elle se perd dans les cuisines, oĂč toute marque d’amitiĂ© est interdite. On l’habille, l’enrubanne jusqu’aux oreilles, puis elle apprend les rĂ©vĂ©rences, l’art de manger sans montrer d’appĂ©tit. Bah oui, seuls les gueux ont faim ! Les autres dĂ©gustent par politesse ou par curiositĂ©, ça pignoche devant l’assiette. Alors, la petite Ă©coute les discussions lĂ©gĂšres, compte les amants de sa mĂšre et tremble Ă  l’idĂ©e d’ĂȘtre bientĂŽt montrĂ©e, puis promise au soupirant dont la condition et le nom flattent la famille.
La voilĂ  consacrĂ©e “Mme de Quelque-Chose”, avec chĂąteau et carrosse aux armoiries du mari. Une visite rĂ©guliĂšre de sa chambre : Ă©cartement des cuisses au plus large possible, afin de satisfaire l’époux et donner au plus vite une descendance mĂąle. Pendant ce temps, M. de Quelque-Chose court les forĂȘts Ă  cheval, dĂ©pense l’argent de la dot de sa femme aux tables de jeu et s’enivre avec des putains. Mais monsieur vieillit, pue de la bouche car ses dents se gĂątent. Il bande avec paresse, car ses maĂźtresses l’épuisent et le vin endort ses dĂ©sirs. Il rapine quelques bijoux dans la cassette, afin de les perdre au tric trac ou de les offrir Ă  une coquine qui se joue de lui.
EsseulĂ©e au fond de son lit, madame ne donne naissance qu’à des filles. Des pisseuses, comme on dit.
Puis enfin, miracle ! Un garçon !
Monsieur baise la main de sa femme, lui achĂšte deux ou trois colifichets qu’elle pourra arborer au prochain bal donnĂ© en son honneur. Ou plutĂŽt, en l’honneur du petit enfant mĂąle, dont on loue la robustesse. On plaint aussi sa laideur en cachette, lorsqu’il ressemble Ă  son pĂšre, en miniature.
Ce qui n’est pas ton cas.
Vient alors le temps des calculs mesquins, des scĂšnes outrageantes et des propos malheureux : ayant rempli son rĂŽle de pouliche, madame ferme sa porte au mari, dont elle dĂ©savoue dĂ©sormais les assauts comme les infidĂ©litĂ©s notoires. L’argent de sa dot entiĂšrement dĂ©pensĂ© en bĂȘtises, elle doit piocher dans le tiroir de son mari, mais il en garde la clef dans son pourpoint. Alors, elle lui vole sa montre, et laisse accuser sa servante. Puis, elle songe Ă  mettre en gage ses bijoux de famille.
Mais une amie lui conseille de recourir Ă  de plus efficaces moyens : me rencontrer, moi.  
On songe d’abord Ă  se faire lire la main, pour connaĂźtre un avenir dont la noirceur est dĂ©jĂ  mesurĂ©e. Ensuite, on me porte la chemise Ă  frotter, sans trop y croire. Alors, le projet d’assassinat mĂ»rit doucement, au fil des frustrations. Ou, parfois, au grĂ© d’une amitiĂ© masculine qui se transforme en passion tourmentante

N’oublie jamais ça : je vends des remĂšdes Ă  des femmes dĂ©sespĂ©rĂ©es qui n’ont aucun droit ni aucun moyen honorable de gagner leur propre argent.  
Telle est la misĂšre des nobles clientes qui frĂ©quentent ma maison.  
De quoi nous les faire prendre en pitié quelquefois.


Je vais te conter maintenant, poursuivit Catherine Ă  l’adresse de Marie-Marguerite qui comprenait que sa mĂšre tentait de se justifier, le sort des filles nĂ©es pauvres, auxquelles je n’ai jamais refusĂ© mes services : naĂźtre fille est une malchance, mais chez les gueux, c’est une malĂ©diction. (
)
Reprenons donc, et fais un effort d’imagination. Une fois que les sages-femmes, dont j’ai fait partie, ont remodelĂ© le petit crĂąne qu’elles ont dĂ©formĂ© ou Ă©corchĂ©, selon ses gĂȘnes pĂ©cuniaires, on dĂ©cide d’offrir au ciel cet enfant chĂ©tif ou difforme. Vivant ou mort, le nouveau-nĂ© coĂ»te toujours trop d’argent. On le baigne dans l’eau-de-vie, puis on le maillote et l’entoure d’une ficelle bien serrĂ©e, afin de lui raffermir le corps â€“ ça, tu le sais, tu l’as appris avec moi. Les maris qui ont eu le temps de tailler un berceau dans une piĂšce de bois achĂšvent leur travail, perçant plusieurs trous dans le fond, afin que s’écoulent les urines. On suspend le lit au plafond, façon de protĂ©ger le nourrisson des morsures de rats et des coups de becs de poules, que ses yeux larmoyants attirent.
Le moment de la naissance n’est pas une fĂȘte, d’ailleurs nul n’en retient la date. Le curĂ© se charge de noter le jour du baptĂȘme, que l’enfant soit vivant, bientĂŽt mort ou dĂ©jĂ  refroidi.
Entre deux tĂ©tĂ©es, Mme Pauvresse entretient son taudis ; elle nettoie son sol composĂ© de terre battue et de poussiĂšre, et prĂ©pare les repas en attisant le feu de cheminĂ©e. Elle s’occupe du jardin, de la traite des vaches deux fois par jour, fabrique les fromages et soigne les animaux fournissant les Ɠufs et la viande. Il n’est pas rare qu’elle doive cuire son pain, lorsque le couple possĂšde quelques sacs de farine ; un chat est employĂ© Ă  chasser les rongeurs, qui pissent dans les rĂ©serves et crottent dans les tiroirs.
Qu’elle vive chez ses vieux beaux-parents ou flanquĂ©e de nombreux enfants, elle dort avec eux : tous ensemble, dans le mĂȘme lit ! Ce lit dans lequel meurt le vieux, dont on redoutait les toux nocturnes, qui rĂ©veillaient la maisonnĂ©e aspergĂ©e de postillons. Mme Pauvresse met au monde un enfant chaque annĂ©e, conçu au milieu des petits endormis et prĂšs de la vieille veuve, qui perd la vue. Ou feint de ne rien voir, ces choses-lĂ  n’étant plus de son Ăąge, ni engageantes. (
)
Durant le travail des jeunes parents, l’ancĂȘtre surveille les enfants, Ă©pluche les lĂ©gumes de la soupe et retourne les viandes sĂ©chĂ©es pendues au-dessus du feu de cheminĂ©e. Elle raconte de fabuleuses histoires, Ă©voque ses souvenirs et transmet son peu de savoir.
Puis, elle meurt Ă  son tour.  
Encore des frais ! Il faut payer son enterrement, ailleurs que dans le potager, puisque c’est interdit.  
Puis, Mme Pauvresse se met Ă  rĂȘver d’une autre vie, dans laquelle elle se transporte dĂ©jĂ  : vĂȘtue proprement et peut-ĂȘtre de derniĂšre mode paysanne, elle serait Ă  la tĂȘte de cette maison et saurait profiter des trois sous que lui rapporte la vente de son lait de vache ou de chĂšvre, de ses Ɠufs, et d’un cochon engraissĂ© chaque semestre. Il suffirait d’envoyer travailler les garçons ailleurs. Et d’encourager les filles Ă  la chasse au mari, Ă  traĂźner en ville, quitte Ă  ce qu’elles perdent leur virginitĂ© en mĂȘme temps que leurs dents de lait.  
Parlant de mari : M. Pauvre qui continue Ă  sauter sur le ventre de sa femme commence Ă  fatiguer son monde : trop saoul pour se lever dĂšs l’aube, il titube en chemise et maltraite sa marmaille, autant que son Ă©pouse.  
Qu’il aille au diable !  
Justement, les commĂšres racontent au marchĂ© qu’une femme habitant Villeneuve-sur-Gravois reçoit toutes les demandes et exauce les priĂšres, mĂȘme les plus folles. Ou les moins avouables.  
Ces rumeurs prĂ©tendent aussi que j’aurais appris mon mĂ©tier d’empoisonneuse dans les hospices, en abrĂ©geant les souffrances des malades que je jugeais condamnĂ©s.  
Mais combien coĂ»teraient les services de cette magicienne ? se demandent ces femmes trop tĂŽt vieillies. Oh ! on la dit trĂšs arrangeante ! Elle fait crĂ©dit aux indigents, et accepte parfois mĂȘme d’ĂȘtre payĂ©e en cageots de blettes ou en tĂȘtes de veau farcies
  
Jour de foire sur le pont, Mme Pauvresse insiste pour que ses enfants tiennent son Ă©tal d’Ɠufs, pendant qu’elle ira faire une petite commission
 jusqu’à ma porte.


Les jeunes enfants dont les viscĂšres Ă©taient nĂ©cessaires aux distillations venant Ă  manquer, la Voisin se trouva dans l’obligation de refuser des commandes.  
Elle avait enquĂȘtĂ© auprĂšs des sages-femmes pour savoir si des scrupules les empĂȘchaient de fournir les petits cƓurs et les intestins qu’elle attendait. Mais non ! Les accoucheuses n’avaient pas modifiĂ© leurs habitudes, et elles ne rechignaient pas. Simplement, beaucoup d’épouses se refusaient de plus en plus Ă  leurs maris, fatiguĂ©es de souffrir pour rien. Catherine avait eu connaissance par ses clientes des plaintes de Madame, duchesse d’OrlĂ©ans, aprĂšs seulement cinq ans de mariage avec Monsieur, frĂšre du roi. Elle comparait sa matrice Ă  un tuyau d’orgue, ne servant qu’à recevoir la semence du mari, puis Ă  expulser un corps. DĂ©membrĂ© ou mort.  
À dix-neuf ans passĂ©s, Marie-Marguerite observait et comprenait le malheur d’ĂȘtre nĂ©e femelle, cette image de boyau, stilligouttĂ©e dans son esprit mature, lui faisant envisager une union comme une menace continue ; l’on mourait trop en couches et l’on Ă©tait aussi vite remplacĂ©e.
La faute incombait aux chirurgiens, qui sapaient la profession. Devenus trĂšs Ă  la mode, depuis qu’un certain François Mauriceau avait Ă©crit son TraitĂ© des femmes grosses et celles qui sont nouvellement accouchĂ©es, ils Ă©taient rĂ©clamĂ©s aux accouchements, jusque dans la petite bourgeoisie. Ce Mauriceau, trĂšs pieux et fort cultivĂ©, formait Ă  son art de nombreux jeunes gens Ă  tous les coins de Paris et, Ă  cause de leur bonne rĂ©putation, on n’appelait plus les employĂ©es de la Voisin. Ces hommes animĂ©s des plus nobles intentions et convaincus de leur grand savoir se pavanaient mĂȘme dans le petit parc de Catherine, lors de consultations nocturnes. Ils n’en demeuraient pas moins des incapables aux yeux de leur hĂŽtesse, et elle ne pouvait s’empĂȘcher de les haĂŻr.  
Le M. Mauriceau prĂ©tendait ĂȘtre guidĂ© dans ses mains par Dieu, et contestait le savoir des sages-femmes.  
— De mon temps, les femmes mouraient moins souvent, fulminait Catherine. Et je n’quittais jamais leur chevet sans leur proposer des plantes fortifiantes Ă  consommer, contrairement Ă  ces culs pourris d’chirurgiens, qui s’enfuient pour ne pas ĂȘtre responsables du dĂ©sastre.  
Ce soir-lĂ , il promenait sa supĂ©rioritĂ© dans le jardin, un verre de vin de Champagne Ă  la main, se plaisant Ă  raconter le dernier accouchement difficile pour lequel on l’avait appelĂ©. Deux jeunes qu’il avait formĂ©s venaient d’abandonner une femme, aprĂšs avoir tirĂ© comme des sonneurs de cloche sur l’enfant encore vivant, le premier lui ayant arrachĂ© la tĂȘte, le second, les bras et un pied. Tel un sauveur de l’humanitĂ©, M. Mauriceau Ă©tait arrivĂ© le dernier, se contentant de retirer ce qu’il restait au fond de la matrice de la malheureuse, morte d’infection six jours plus tard.


La Reynie a pris des notes de tout ce qu’il entendait et a fait arrĂȘter la Voisin soixante-sept jours aprĂšs ses deux comparses. Elle a immĂ©diatement avouĂ© avoir brĂ»lĂ© dans le four de son alambic ou enterrĂ© les restes d’au moins deux mille cinq cents enfants.  
Entre le 10 avril 1679 et le 21 juillet 1682, la Chambre ardente crĂ©Ă©e pour ce dossier a interrogĂ© quatre cent quarante-deux accusĂ©s, et ordonnĂ© l’arrestation de trois cent soixante-sept d’entre eux.  
Une grande partie de la noblesse a Ă©tĂ© relĂąchĂ©e, aprĂšs avoir dĂ©signĂ© des personnes de premiĂšre importance (dont Mme de Montespan, la favorite), bĂ©nĂ©ficiant de la volontĂ© du roi de ne pas Ă©bruiter la culpabilitĂ© de son proche entourage. En effet, Louis XIV redoutait que le peuple ne dĂ©couvre que, malgrĂ© les rĂšgles de vie qu’il avait imposĂ©es, celui-ci Ă©tait composĂ© de scĂ©lĂ©rats.  
Pour autant, 218 accusĂ©s ont Ă©tĂ© maintenus en prison.  
36 ont Ă©tĂ© condamnĂ©s Ă  mort.  
4 sont partis aux galĂšres.  
23 ont été bannis.

 

 

Du mĂȘme auteur sur ce blog :

 



 

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire