vendredi 3 mai 2024

[Duquesnoy, Isabelle] La chambre des diablesses

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : La chambre des diablesses

Auteur : Isabelle DUQUESNOY

Parution :  2023 (Robert Laffont)

Pages : 384

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

442 accusés de commerce de sorcellerie. 36 condamnés à mort, dont ma mère, brûlée vive. Sur ordre du roi. Et moi, sa fille, dois-je tout dire pour sauver ma tête ?
 
Depuis cinq heures du matin, la foule rassemblée devant le bûcher piaffe d’impatience de voir brûler celle que l’on surnomme « la Voisin ». Son supplice sera le divertissement à ne pas manquer. Ordre du roi. On ne badine pas avec la colère de Louis XIV. Accusée de sorcellerie et de crimes atroces, elle repousse le curé qui tente de sauver son âme et s’agite comme une possédée.
- Allez tous vous faire foutre !
Et d’un seul coup la fumée montant vers le ciel emporte les cheveux fondus de la plus redoutable empoisonneuse de Paris. Bientôt, on soupçonne de complicité sa fille âgée de vingt et un ans. Ainsi, Marie-Marguerite devra tout dire : livrer les secrets de sa mère, révéler ses formules et la liste de ses clients dans la haute noblesse courtisane. Mais cela suffira-t-il à sauver sa tête ?
L’un des plus gros scandales qui ébranla le règne du Roi-Soleil est ici raconté avec la truculence et la précision historique si singulières d’Isabelle Duquesnoy.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Isabelle Duquesnoy a publié de nombreux livres, dont les remarqués La Redoutable Veuve Mozart (prix des Musiciens, Paris, 2021), L’Embaumeur ou L’Odieuse Confession de Victor Renard (prix du Roman, Saint-Maur en Poche, 2018 ; prix Passeurs d’encre, Bayeux, 2018), La Pâqueline ou Les Mémoires d’une mère monstrueuse. Son dernier roman La Chambre des diablesses est publié aux éditions Robert Laffont.

 

 

Avis :

Le 22 février 1680, Catherine Montvoisin, dite la Voisin, est brûlée vive pour son implication dans l’affaire des poisons qui fait alors scandale. Elle aussi soupçonnée, sa fille Marie-Marguerite est incarcérée à la prison de Vincennes. Pour tenter d’échapper à la peine de mort, elle relate, à l’intention de M. de la Reynie, premier lieutenant général de police de Paris, les faits et gestes de sa mère, livrant les secrets de ses activités et la liste de ses clients.

Au départ accoucheuse et guérisseuse, l’ambitieuse et cynique Voisin réalise bien vite que la fortune lui tend les bras, pourvu qu’elle s‘applique, elle qu’aucun scrupule n’étouffe, à adapter sans broncher ses services à la demande. De sage-femme à avorteuse, de pourvoyeuse de remèdes à marchande de philtres d’amour puis, surtout, de poisons, de devineresse à sorcière recourant à des cérémonies sataniques, elle devient si bien providentielle que la voilà bientôt presque victime de son succès, petites gens comme grands de ce monde piétinant sans discontinuer devant chez elle pour acheter à prix d’or poudres et maléfices destinés à résoudre leurs tracas et déboires.

« Dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se débarrasser d’eux. Un vrai sac de nœuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement ! » C’est à croire que la France entière a un époux volage à retenir, un rival à éliminer, un ivrogne ou un barbon trop peu empressé de libérer la place. Venus masqués en leurs carrosses, les grands noms de la Cour ne sont pas les moins assidus. Au point qu’après le scandale et le procès qui surviendront, Louis XIV ordonnera, pour ne pas entacher durablement l’éclat de sa Cour, de faire brûler procès-verbaux et rapports de police. Il faut dire qu’il n’y aura pas jusqu’à la célèbre maîtresse royale, Madame de Montespan, à se retrouver impliquée : friande de poudres aphrodisiaques, commanditaire de messes noires comprenant des sacrifices de nourrissons, elle aurait fini par vouloir empoisonner le roi lui-même et sa maîtresse du moment, Marie Angélique de Fontanges. D’ailleurs, en tout, ce sont des milliers d’enfants et de nourrissons qui auraient été éviscérés pour fournir à la Voisin les ingrédients nécessaires à ses potions...

En virtuose des détails historiques les plus truculents, Isabelle Duquesnoy poursuit dans la veine de ses précédents romans L’embaumeur et La Pâqueline, à ceci près qu’ici, aucun personnage n’est fictif. L’on retrouve donc avec plaisir le ton réaliste et insolent, l’humour grinçant et le vocabulaire ancien qui accompagnent une narration terriblement vivante où la réalité historique dépasse de loin la fiction pour nous stupéfier littéralement. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Désormais Marie-Marguerite savait prendre sa part sans affolement. Dès que pointait une petite touffe de cheveux, la Voisin empoignait tout ce qui lui tombait sous la main : lampe à huile, crochet de balance romaine ou pelle à feu.  Alors, forcément, il n’était pas rare qu’elle déchiquette un peu le nouveau-né. Ou qu’elle blesse la petite tête, dans la difficulté à la sortir. Mais nul ne lui en faisait le reproche, car les femmes étaient résignées : les chirurgiens et les sages-femmes mettaient souvent leur nourrisson en pièces. 


Nombreux étaient les mort-nés, et c’est elle qui leur administrait un sacrement, signe de croix bâclé et esbroufe en latin, toutefois partagée entre ses obligations morales et ses nécessités pécuniaires.
 — J’ai entendu parler d’un tire-tête à trois branches et d’un levier. J’ai bien envie de me les procurer. Mais si les nourrissons survivent, on me payera moins que pour un baptême de cadavre. Quand je les sauve, c’est vingt sous, tandis que pour une petite prière avant de l’enterrer, j’en prends trente. C’est à réfléchir…


La réputation de la Voisin étant établie jusqu’à la cour de Louis XIV, on échangeait son nom lors d’une promenade, ou durant les soupers entre couples fortunés. La transmission de cette adresse devint donc un sujet de divertissement, où chacun redoublait de fantaisie.
Pour situer la rue, on battait des cils, manière d’évoquer « Beauregard », et pour indiquer le nom de la devineresse, il suffisait d’un jeu de mots sur son voisin de table. La mode des colliers à tube dévissable se répandit au sein de la compagnie des femmes mal mariées, et l’on ouvrait de merveilleux pendentifs à charnière, dont la cavité dissimulée, autrefois remplie d’une mèche de cheveux fétiche, contenait à présent le numéro 23 de sa rue.
Mais les dames ne portaient plus de grosses bagues endiamantées car, au lieu de s’extasier sur l’énorme taille de la pierre, on soupçonnait l’élégante d’y cacher un compartiment secret rempli de poison.
La ville et maintenant la cour s’endormaient dans l’illusion d’être bientôt exaucées par le ciel, auprès duquel la Voisin prétendait avoir audience de jour comme de nuit.
Son écoute assidue de toutes les confessions, sa façon de froncer les sourcils en prenant des notes, assorties au décor feutré de la deuxième chambre, réservée aux gens de qualité, attisaient de folles espérances chez les insatisfaits ou les malheureux.
Paris murmurait, sans pour autant y croire réellement, qu’elle parlait à l’oreille de Dieu.
 
 
Marie-Marguerite assistait aux réjouissances depuis le fenestron de sa chambre. Elle salivait en observant les servantes passer des plateaux entre les convives, proposant des compotes, des marmelades et des gelées. On s’amusait à manger des mousses, la bouche en cul-de-poule, car la mastication était devenue triviale ; les mouvements de mâchoires ainsi déclarés grossiers, la Voisin faisait fouetter les crèmes afin de les rendre plus légères.  Des raviers de tabac posés sur les murets de pierre invitaient les clients à s’en bourrer le nez. Les dames trempaient leurs doigts dans la poudre et s’en gavaient au point d’avoir les narines noires comme si elles avaient respiré de la boue. Certains provinciaux apportaient leur tabatière, et la jeune fille avait appris à les reconnaître ; elle en avertissait aussitôt son père :  
— Il faut prévenir Mère que l’homme à rhingrave couleur puce n’a pas d’argent. Il pique dans les assiettes, mais il ne pourra pas payer le prix d’une consultation.  
— T’en connais, des choses, ma Guiguite !  
— Quand il prend une pincée de tabac, il éternue dix fois. C’est le signe qu’il l’a remplie de bétoine, beaucoup moins chère que la nicotiane, mais ça fait éternuer, et Maman dit que ça rend bête.  
Le père descendit avertir son épouse.  
— Ah, mais je le reconnais, celui-là ! souffla-t-elle derrière la vitre au plomb. Il vient accompagner une cliente, et il en profite pour râteler toute la boustifaille. Mais il n’est pas le seul… Regarde-moi tous ces crasseux ! Le crâne infesté d’poux sous la darniche et la culotte remplie de poils gris, ils font le paon pour épater les demoiselles qui écrasent mes pétunias. Je vais ordonner à Margot de leur proposer des pipes dans une corbeille ; au moins, la fumée éloignera leur vermine de mes parterres.


Jusqu’à peu, la noble création de beaux vêtements était réservée aux hommes. On flatta donc la vocation de Marie-Marguerite aux oreilles de sa mère, tandis qu’elle hésitait sur le choix des couleurs d’étoffe. Ce n’était pas une mince affaire ; elle vérifiait l’éclat de son visage dans un miroir, des monceaux de tissu drapés sur l’épaule. Le nom des couleurs déchaînant en elle de nombreux désirs et beaucoup d’hésitations, elle les notait fidèlement, afin de les communiquer ensuite à sa fille sous forme de listes.     
Pour ma jupe « modeste » :  
Vert de mer ?  
Merdoie ou merde d’oie ?  
Trépassé revenu ?  
Pour ma jupe « friponne » :  
Face grattée ?  
Poil de rat ?  
Ris de guenon ?  
Veuve réjouie ?  
Brun constipé ?  
Pour ma jupe « secrète » :  
Singe envenimé ?  
Espagnol mourant ?  
Temps perdu ?  
Baise-moi-ma-mignonne ? 


Les médecins tentaient parfois de soigner leurs patients en leur soufflant de la fumée dans l’anus, croyant que la fumée pouvait réamorcer la respiration. Celui qui recevait ce traitement était souvent moqué, à condition qu’il se réveille. On l’appelait alors « l’enfoiré » ou « l’enfumé » et l’on s’amusait du fait qu’il « l’avait eu dans le cul ».


Il n’y a pas que les religieuses qui enfantent dans les couvents. Chaque jour, des femmes célibataires y accouchent, sous de faux noms. On les surnomme « madame d’une fesse », car elles profitent de leur anonymat pour s’inventer des quartiers de noblesse. La santé du nouveau-né ne les intéresse pas. Ces poufiotes n’ont le plus souvent qu’une fantaisie à l’esprit : revenir au plus vite dans les draps du galant avant qu’il ne les remplace. Aussi, lorsqu’un enfant mâle peine à pousser son premier cri, nul ne l’y aide. Au contraire : on conseille à la jeune mère de le serrer un peu trop fort contre son sein, histoire de lui faire avaler sa langue.


Et là, Marie-Marguerite, je reconnais mon formidable talent : dire aux plus grands que leurs pairs et leurs proches me consultent, tandis que je leur cache que ceux-ci viennent me demander de se débarrasser d’eux. Un vrai sac de nœuds ! Il arrive que, dans un seul foyer, on me paie doublement !


Le mari Leféron avait la réputation d’être bon juge, ne craignant pas d’assumer les décisions pénibles, aimant respecter les règles et d’une conversation fort ennuyeuse d’après moi. Son caractère indépendant et juste, lors du procès de Fouquet, a beaucoup marqué les esprits. « Mon mari est avare et déserte ma couche », se plaignait ma cliente, qui pourtant a plus de cinquante ans et la figure couverte de taches comme une poire d’octobre. Son amant, M. de Prade, l’a accompagnée chez moi. Il ne regardait guère sa maîtresse, semblant un peu écœuré par sa vilaine peau, mais son visage s’illuminait à l’évocation des richesses de sa « belle ». Est venu seul la semaine passée, me commander une poupée de cire, afin de s’attacher le cœur de Mme Leféron ; une poupée de cire, enfermée dans une boîte en fer, est à poser chaque trois jours près d’un feu de cheminée, afin d’échauffer le cœur de Mme Leféron. Elle est venue seule dix jours avant, m’acheter quelques fioles de sirop à verser dans la compote de son époux. Elle prévoit, après son veuvage, de détruire son propre fils, qu’elle déteste jusqu’à la frénésie. Elle le dit laid, « loupé comme son père et colérique.


Après avoir lu les aveux de la fille Monvoisin, Louis XIV convoque en privé Mme de Montespan et lui dit : « Par amour ? Vous osez parler d’amour quand vous m’avez fait avaler toutes sortes d’immondices qui auraient pu me mener au trépas ? De la bave de crapaud, un cœur de nouveau-né réduit en cendres, de la semence de puceau et que sais-je encore ? »


Tiens, pourquoi, dès le jour de sa naissance, une demoiselle de riche famille est-elle condamnée à l’obéissance ? Déjà négligée par ses parents du simple fait d’être une fille – un être charmant mais inutile –, on l’envoie pousser à l’abri des regards : chez une nourrice à grosses mamelles mais sans jugeote, puis dans un couvent, dès qu’elle sera en âge de recevoir une instruction. Dans ce cloître d’une rigueur qui n’connaît point la caresse, on lui enseignera ce que les hommes de son rang apprécieront : quelques notions de calcul, afin de tenir une maison et limiter les chapardages des employés. Un peu de géographie, mais pas trop, afin de ne pas éveiller en elle l’appétit du voyage. De la broderie, car il faudra s’occuper durant les conversations des messieurs, assise près des croisées, l’air de ne rien y comprendre. Du latin, naturellement sorti des livres de messe. De la modestie, ou l’art de baisser les yeux devant un compliment. Sourire, mais pas rigoler en montrant ses dents. De la musique, à condition que le couvent dispose d’instruments, à défaut d’quoi elle chantera simplement. De l’hygiène, se réduisant à une lessive deux fois par an, ainsi que le trempage de ses pieds lorsqu’ils empesteront le dortoir.
Puis, un jour, madame sa mère viendra reprendre sa morveuse, laissant une bourse remplie de pièces aux sœurs, qui l’ont correctement giflée et vexée des années durant. L’enfant découvre alors la vaste demeure de ses parents, dont elle ne connaît pas un recoin. Elle se perd dans les cuisines, où toute marque d’amitié est interdite. On l’habille, l’enrubanne jusqu’aux oreilles, puis elle apprend les révérences, l’art de manger sans montrer d’appétit. Bah oui, seuls les gueux ont faim ! Les autres dégustent par politesse ou par curiosité, ça pignoche devant l’assiette. Alors, la petite écoute les discussions légères, compte les amants de sa mère et tremble à l’idée d’être bientôt montrée, puis promise au soupirant dont la condition et le nom flattent la famille.
La voilà consacrée “Mme de Quelque-Chose”, avec château et carrosse aux armoiries du mari. Une visite régulière de sa chambre : écartement des cuisses au plus large possible, afin de satisfaire l’époux et donner au plus vite une descendance mâle. Pendant ce temps, M. de Quelque-Chose court les forêts à cheval, dépense l’argent de la dot de sa femme aux tables de jeu et s’enivre avec des putains. Mais monsieur vieillit, pue de la bouche car ses dents se gâtent. Il bande avec paresse, car ses maîtresses l’épuisent et le vin endort ses désirs. Il rapine quelques bijoux dans la cassette, afin de les perdre au tric trac ou de les offrir à une coquine qui se joue de lui.
Esseulée au fond de son lit, madame ne donne naissance qu’à des filles. Des pisseuses, comme on dit.
Puis enfin, miracle ! Un garçon !
Monsieur baise la main de sa femme, lui achète deux ou trois colifichets qu’elle pourra arborer au prochain bal donné en son honneur. Ou plutôt, en l’honneur du petit enfant mâle, dont on loue la robustesse. On plaint aussi sa laideur en cachette, lorsqu’il ressemble à son père, en miniature.
Ce qui n’est pas ton cas.
Vient alors le temps des calculs mesquins, des scènes outrageantes et des propos malheureux : ayant rempli son rôle de pouliche, madame ferme sa porte au mari, dont elle désavoue désormais les assauts comme les infidélités notoires. L’argent de sa dot entièrement dépensé en bêtises, elle doit piocher dans le tiroir de son mari, mais il en garde la clef dans son pourpoint. Alors, elle lui vole sa montre, et laisse accuser sa servante. Puis, elle songe à mettre en gage ses bijoux de famille.
Mais une amie lui conseille de recourir à de plus efficaces moyens : me rencontrer, moi.  
On songe d’abord à se faire lire la main, pour connaître un avenir dont la noirceur est déjà mesurée. Ensuite, on me porte la chemise à frotter, sans trop y croire. Alors, le projet d’assassinat mûrit doucement, au fil des frustrations. Ou, parfois, au gré d’une amitié masculine qui se transforme en passion tourmentante…
N’oublie jamais ça : je vends des remèdes à des femmes désespérées qui n’ont aucun droit ni aucun moyen honorable de gagner leur propre argent.  
Telle est la misère des nobles clientes qui fréquentent ma maison.  
De quoi nous les faire prendre en pitié quelquefois.


Je vais te conter maintenant, poursuivit Catherine à l’adresse de Marie-Marguerite qui comprenait que sa mère tentait de se justifier, le sort des filles nées pauvres, auxquelles je n’ai jamais refusé mes services : naître fille est une malchance, mais chez les gueux, c’est une malédiction. (…)
Reprenons donc, et fais un effort d’imagination. Une fois que les sages-femmes, dont j’ai fait partie, ont remodelé le petit crâne qu’elles ont déformé ou écorché, selon ses gênes pécuniaires, on décide d’offrir au ciel cet enfant chétif ou difforme. Vivant ou mort, le nouveau-né coûte toujours trop d’argent. On le baigne dans l’eau-de-vie, puis on le maillote et l’entoure d’une ficelle bien serrée, afin de lui raffermir le corps – ça, tu le sais, tu l’as appris avec moi. Les maris qui ont eu le temps de tailler un berceau dans une pièce de bois achèvent leur travail, perçant plusieurs trous dans le fond, afin que s’écoulent les urines. On suspend le lit au plafond, façon de protéger le nourrisson des morsures de rats et des coups de becs de poules, que ses yeux larmoyants attirent.
Le moment de la naissance n’est pas une fête, d’ailleurs nul n’en retient la date. Le curé se charge de noter le jour du baptême, que l’enfant soit vivant, bientôt mort ou déjà refroidi.
Entre deux tétées, Mme Pauvresse entretient son taudis ; elle nettoie son sol composé de terre battue et de poussière, et prépare les repas en attisant le feu de cheminée. Elle s’occupe du jardin, de la traite des vaches deux fois par jour, fabrique les fromages et soigne les animaux fournissant les œufs et la viande. Il n’est pas rare qu’elle doive cuire son pain, lorsque le couple possède quelques sacs de farine ; un chat est employé à chasser les rongeurs, qui pissent dans les réserves et crottent dans les tiroirs.
Qu’elle vive chez ses vieux beaux-parents ou flanquée de nombreux enfants, elle dort avec eux : tous ensemble, dans le même lit ! Ce lit dans lequel meurt le vieux, dont on redoutait les toux nocturnes, qui réveillaient la maisonnée aspergée de postillons. Mme Pauvresse met au monde un enfant chaque année, conçu au milieu des petits endormis et près de la vieille veuve, qui perd la vue. Ou feint de ne rien voir, ces choses-là n’étant plus de son âge, ni engageantes. (…)
Durant le travail des jeunes parents, l’ancêtre surveille les enfants, épluche les légumes de la soupe et retourne les viandes séchées pendues au-dessus du feu de cheminée. Elle raconte de fabuleuses histoires, évoque ses souvenirs et transmet son peu de savoir.
Puis, elle meurt à son tour.  
Encore des frais ! Il faut payer son enterrement, ailleurs que dans le potager, puisque c’est interdit.  
Puis, Mme Pauvresse se met à rêver d’une autre vie, dans laquelle elle se transporte déjà : vêtue proprement et peut-être de dernière mode paysanne, elle serait à la tête de cette maison et saurait profiter des trois sous que lui rapporte la vente de son lait de vache ou de chèvre, de ses œufs, et d’un cochon engraissé chaque semestre. Il suffirait d’envoyer travailler les garçons ailleurs. Et d’encourager les filles à la chasse au mari, à traîner en ville, quitte à ce qu’elles perdent leur virginité en même temps que leurs dents de lait.  
Parlant de mari : M. Pauvre qui continue à sauter sur le ventre de sa femme commence à fatiguer son monde : trop saoul pour se lever dès l’aube, il titube en chemise et maltraite sa marmaille, autant que son épouse.  
Qu’il aille au diable !  
Justement, les commères racontent au marché qu’une femme habitant Villeneuve-sur-Gravois reçoit toutes les demandes et exauce les prières, même les plus folles. Ou les moins avouables.  
Ces rumeurs prétendent aussi que j’aurais appris mon métier d’empoisonneuse dans les hospices, en abrégeant les souffrances des malades que je jugeais condamnés.  
Mais combien coûteraient les services de cette magicienne ? se demandent ces femmes trop tôt vieillies. Oh ! on la dit très arrangeante ! Elle fait crédit aux indigents, et accepte parfois même d’être payée en cageots de blettes ou en têtes de veau farcies…  
Jour de foire sur le pont, Mme Pauvresse insiste pour que ses enfants tiennent son étal d’œufs, pendant qu’elle ira faire une petite commission… jusqu’à ma porte.


Les jeunes enfants dont les viscères étaient nécessaires aux distillations venant à manquer, la Voisin se trouva dans l’obligation de refuser des commandes.  
Elle avait enquêté auprès des sages-femmes pour savoir si des scrupules les empêchaient de fournir les petits cœurs et les intestins qu’elle attendait. Mais non ! Les accoucheuses n’avaient pas modifié leurs habitudes, et elles ne rechignaient pas. Simplement, beaucoup d’épouses se refusaient de plus en plus à leurs maris, fatiguées de souffrir pour rien. Catherine avait eu connaissance par ses clientes des plaintes de Madame, duchesse d’Orléans, après seulement cinq ans de mariage avec Monsieur, frère du roi. Elle comparait sa matrice à un tuyau d’orgue, ne servant qu’à recevoir la semence du mari, puis à expulser un corps. Démembré ou mort.  
À dix-neuf ans passés, Marie-Marguerite observait et comprenait le malheur d’être née femelle, cette image de boyau, stilligouttée dans son esprit mature, lui faisant envisager une union comme une menace continue ; l’on mourait trop en couches et l’on était aussi vite remplacée.
La faute incombait aux chirurgiens, qui sapaient la profession. Devenus très à la mode, depuis qu’un certain François Mauriceau avait écrit son Traité des femmes grosses et celles qui sont nouvellement accouchées, ils étaient réclamés aux accouchements, jusque dans la petite bourgeoisie. Ce Mauriceau, très pieux et fort cultivé, formait à son art de nombreux jeunes gens à tous les coins de Paris et, à cause de leur bonne réputation, on n’appelait plus les employées de la Voisin. Ces hommes animés des plus nobles intentions et convaincus de leur grand savoir se pavanaient même dans le petit parc de Catherine, lors de consultations nocturnes. Ils n’en demeuraient pas moins des incapables aux yeux de leur hôtesse, et elle ne pouvait s’empêcher de les haïr.  
Le M. Mauriceau prétendait être guidé dans ses mains par Dieu, et contestait le savoir des sages-femmes.  
— De mon temps, les femmes mouraient moins souvent, fulminait Catherine. Et je n’quittais jamais leur chevet sans leur proposer des plantes fortifiantes à consommer, contrairement à ces culs pourris d’chirurgiens, qui s’enfuient pour ne pas être responsables du désastre.  
Ce soir-là, il promenait sa supériorité dans le jardin, un verre de vin de Champagne à la main, se plaisant à raconter le dernier accouchement difficile pour lequel on l’avait appelé. Deux jeunes qu’il avait formés venaient d’abandonner une femme, après avoir tiré comme des sonneurs de cloche sur l’enfant encore vivant, le premier lui ayant arraché la tête, le second, les bras et un pied. Tel un sauveur de l’humanité, M. Mauriceau était arrivé le dernier, se contentant de retirer ce qu’il restait au fond de la matrice de la malheureuse, morte d’infection six jours plus tard.


La Reynie a pris des notes de tout ce qu’il entendait et a fait arrêter la Voisin soixante-sept jours après ses deux comparses. Elle a immédiatement avoué avoir brûlé dans le four de son alambic ou enterré les restes d’au moins deux mille cinq cents enfants.  
Entre le 10 avril 1679 et le 21 juillet 1682, la Chambre ardente créée pour ce dossier a interrogé quatre cent quarante-deux accusés, et ordonné l’arrestation de trois cent soixante-sept d’entre eux.  
Une grande partie de la noblesse a été relâchée, après avoir désigné des personnes de première importance (dont Mme de Montespan, la favorite), bénéficiant de la volonté du roi de ne pas ébruiter la culpabilité de son proche entourage. En effet, Louis XIV redoutait que le peuple ne découvre que, malgré les règles de vie qu’il avait imposées, celui-ci était composé de scélérats.  
Pour autant, 218 accusés ont été maintenus en prison.  
36 ont été condamnés à mort.  
4 sont partis aux galères.  
23 ont été bannis.

 

 

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