lundi 14 décembre 2020

[Gyasi, Yaa] Sublime Royaume

 


 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Sublime Royaume
            (
Transcendent Kingdom)

Auteur : Yaa GYASI

Traductrice : Anne DAMOUR

Parution : en anglais (USA)
                   et en français en 2020

Editeur : Calmann Lévy

Pages : 374

 

 

   

 

 

Présentation de l'éditeur :  

"Maman je t’en supplie, dis-je en twi. Je te supplie d’arrêter. Je te supplie de te réveiller. Je te supplie de vivre."
Gifty, américaine d’origine ghanéenne, est une jeune chercheuse en neurologie qui consacre sa vie à ses souris de laboratoire. Mais du jour au lendemain, elle doit accueillir chez elle sa mère, très croyante, qui n’est plus que l’ombre d’elle-même et reste enfermée dans sa chambre. Au fil de souvenirs d’enfance émouvants, Gifty s’interroge sur sa passion pour la science si opposée aux croyances de sa mère et de ses ancêtres. Sublime Royaume raconte les difficultés d’avoir une peau noire en Amérique, et le choc des générations au sein d’une famille issue de l’immigration. 
Un deuxième roman qui confirme l’immense talent de Yaa Gyasi dont la plume si subtile prend toujours une force incroyable.

  

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Yaa Gyasi, vingt-sept ans, est née au Ghana avant d’émigrer aux États-Unis à l’âge de deux ans. Lectrice précoce de Toni Morrison, elle est diplômée de la prestigieuse Université de l’Iowa. Un voyage au Ghana déclenche son désir d’écrire No Home. Bestseller immédiat encensé par la critique américaine, ce premier roman magistral est sur le point de devenir un phénomène mondial.

 

 

Avis :

A vingt-huit ans, Gifty, chercheuse en neurologie dans un laboratoire californien, a fait le vide dans son existence pour ne se consacrer qu’à ses travaux sur l’addiction. Le passé resurgit pourtant lorsque sa mère, dépressive, vient s’installer chez elle. Face à cette femme prostrée qui ne quitte plus sa chambre, Gifty s’interroge et se remémore le parcours de sa famille depuis son départ du Ghana peu avant sa naissance.

Construite en d’incessants aller-retours entre passé et présent, cette histoire est l’infinie quête de sens d’une jeune femme noire en Amérique, alors que, depuis l’enfance, elle a vu sombrer un par un les membres de sa famille. Le récit revient sur les espoirs, puis sur le désenchantement de l’exil, lorsque le racisme, insidieux, mine peu à peu l’équilibre des personnages. Le père choisit la fuite, le fils se perd dans la drogue, la mère finit par sombrer dans la dépression. Dans cette débâcle, Gifty réussit de brillantes études mais peine à rassembler les morceaux d’une psyché fracassée depuis son jeune âge. Après s’être détournée de la religion chère à sa mère, en laquelle elle culpabilise de ne plus trouver de réponse, elle a fait de la science le réceptacle de toutes ses interrogations. Pourtant, rien n’apaise son lancinant questionnement sur le « bric-à-brac » de son existence.

Crise d’identité d’êtres traumatisés par un racisme qu’ils ont fini par intérioriser, mal de vivre débouchant sur les extrêmes de la dépression et de l’addiction, insatiable quête de sens entre foi et science, difficultés à s’autoriser une vie affective, mais aussi découverte des étonnantes avancées de l’optogénétique : toutes ces thématiques s’entrecroisent en un subtil questionnement, pour dessiner le portrait tout en nuances d’une femme dont la courageuse résilience ne parvient pas à combler les profondes béances intérieures.

La dignité et la discrétion d’un personnage central qui ne se dévoile que peu à peu et avec réticence donnent au récit la plus grande crédibilité. C’est avec tristesse qu’on abandonne Gifty à sa si pudique détresse une fois la dernière page tournée. (4/5)


Citations :  

Mes souvenirs de lui, bien que rares, sont plutôt agréables, mais les souvenirs de gens que vous connaissez à peine sont souvent teintés d’une sorte de charme en leur absence. Ce sont ceux qui ne sont pas partis qu’on trouve moins plaisants, simplement parce que le seul fait qu’ils soient restés permet de les juger.

« À quoi ça sert ? » Voilà la question qui distingue les humains de tous les autres animaux. C’est de notre curiosité que sont nées aussi bien la science que la littérature, la philosophie que la religion. Quand la réponse à cette question est : « Parce que Dieu en a décidé ainsi », nous pouvons nous sentir confortés. Mais si la réponse est « Je l’ignore » ou pire : « À rien » ?

« Si la Bible est l’infaillible parole de Dieu, devons-nous l’interpréter littéralement ? »
(…)
Le sermon de la prédicatrice ce jour-là était magnifique. Elle analysa la Bible avec une extraordinaire acuité et son interprétation était si humaine, si réfléchie, que je me sentis honteuse d’associer aussi rarement ces deux qualités à la religion. Toute ma vie aurait été différente si j’avais été élevée dans l’Église de cette femme au lieu d’une Église qui fuyait l’intellectualisme, vu comme un piège du monde séculier destiné à ébranler votre foi.
(…)
Quand le pasteur John prêchait contre les travers du monde, il parlait de la drogue, de l’alcool et du sexe, certes, mais il demandait aussi à notre Église de se protéger d’une forme de progressisme qui s’y était implanté depuis plusieurs années. Je ne parle pas du progressisme au sens politique, bien que cela en fît partie. Je parle du progrès dans le sens où apprendre naturellement quelque chose de nouveau implique de se débarrasser de quelque chose d’ancien, comme découvrir que la Terre est ronde signifie que vous devez renoncer à l’idée qu’un jour vous pourriez tomber de son rebord. Et maintenant que vous avez appris que cette chose que vous pensiez vraie ne l’a jamais été, vous remettez tout en question. Si la Terre est ronde, alors Dieu existe-t-il ? La littéralité est utile dans l’opposition au changement.
(…)
Nous lisons la Bible comme nous voulons la lire. Elle ne change pas, nous si.
 
Quand j’étais enfant, personne n’employait des expressions comme « racisme d’état ». Nous utilisions à peine le terme « racisme ». Je ne pense pas avoir suivi un seul cours à l’université qui parlait des effets physiologiques d’années de discrimination personnelle et d’internalisation du racisme. C’était avant la publication d’études montrant que le risque de décès des femmes noires lors de l’accouchement était quatre fois plus élevé, avant qu’on ait commencé à parler d’épigénétique et de la possibilité de transmission intergénérationnelle des traumas.

C’est une chose que je ne dirais jamais au cours d’une conférence ou une présentation ou, Dieu m’en garde, dans un article, mais à un certain moment, la science ne fonctionne plus. Les questions deviennent des suppositions, des idées philosophiques sur le fait que quelque chose doit probablement, peut-être, exister. J’ai grandi parmi des gens qui se méfiaient de la science, qui pensaient qu’il s’agissait d’une ruse destinée à leur dérober leur foi, et j’ai été formée parmi des scientifiques ou des laïcs qui parlaient de la religion comme d’un médicament de confort pour les simples d’esprit ou les faibles, une manière d’exalter les vertus d’un Dieu plus improbable que notre existence humaine. Mais cette tension, cette idée que nous devons nécessairement choisir entre la science et la religion, est fausse. J’avais été accoutumée à voir le monde à travers l’objectif de Dieu, et quand cet objectif s’est obscurci, je me suis tournée vers la science. L’un et l’autre sont devenus pour moi des moyens valables d’y voir clair, mais en fin de compte, l’un et l’autre ont échoué à remplir totalement leur fonction : apporter la clarté, donner un sens.

Des centaines de rides profondes couraient sur son visage et ses mains, telles d’innombrables rivières qui auraient coulé, zigzaguant et s’entrecroisant, de son front à ses orteils. Mais l’eau s’était tarie avec le temps, ne laissant que les lits de ruisseaux et de rivières asséchés.
 
Je connais ma mère uniquement en fonction de ce qu’elle est par rapport à moi, dans son rôle de mère, si bien que c’est lorsque je la vois telle qu’elle est en personne, par exemple lorsqu’on la siffle dans la rue, que naît le désaccord. Quand elle désire pour moi des choses que je ne désire pas moi-même – le Christ, le mariage, des enfants –, je lui en veux de ne pas me comprendre, de ne pas voir qui je suis, une personne différente d’elle, mais ma colère vient de ce que je ne la vois pas non plus de cette façon. Je veux qu’elle sache ce que je désire de la même manière que je le sais moi-même, intimement, immédiatement. Je veux qu’elle se rétablisse parce que je veux qu’elle se rétablisse, cela ne suffit-il pas ? Ma première pensée, l’année où mon frère est mort et où ma mère s’est couchée, fut que j’avais besoin qu’elle redevienne ma mère, une mère telle que je la concevais. Et quand elle ne se leva pas et resta dans son lit des jours entiers, dépérissant, j’en vins à comprendre que je ne la connaissais pas, ni entièrement ni profondément. Que je ne la connaîtrais jamais.

Nombreux sont ceux qui boivent sans devenir alcooliques, mais certains prennent une gorgée et quelque chose se déclenche, sans raison apparente. La seule manière sûre d’éviter l’addiction est de ne jamais toucher à la drogue. Cela paraît facile, et les politiciens et fanatiques qui prêchent l’abstinence dans de multiples domaines veulent nous faire croire que ça l’est. Peut-être serait-ce simple si nous n’étions pas humains, seul animal au monde qui soit prêt à essayer quelque chose de nouveau, de plaisant, d’inutile, de dangereux, d’excitant, de stupide, même au risque d’en mourir. J’ai pu choisir l’addiction comme sujet de recherche dans une université de ce grand État de Californie grâce aux milliers de pionniers qui sont montés dans leurs chariots, ont affronté les maladies, les accidents et la faim, ont fait face à la brutale immensité du pays, traversé montagnes, rivières et vallées, dans un seul but : atteindre l’autre côté de ce continent gigantesque. Ils connaissaient les risques, mais l’espoir du triomphe, du plaisir, de quelque chose d’un peu meilleur, était largement suffisant. Observez un enfant précipiter sa bicyclette dans un mur de brique ou sauter de la plus haute branche d’un sycomore et vous comprendrez que nous autres humains n’hésitons pas à mettre en danger nos corps et nos vies, pour le seul besoin de savoir ce qui pourrait arriver, d’éprouver la sensation de frôler la mort, d’aller jusqu’à la limite extrême de notre vie, et donc, d’une certaine manière, vivre pleinement.

Je comprends que ce qui fait notre supériorité humaine – la curiosité, la créativité, l’audace – est aussi ce qui menace la vie de tout ce qui existe autour de nous. Parce que nous sommes cette espèce animale qui ose s’embarquer sur les mers, même si nous croyons que la Terre est plate et que nos bateaux peuvent passer par-dessus bord une fois sa limite atteinte, nous avons découvert des pays nouveaux, des peuples inconnus et la forme ronde de la Terre. Le coût de ces découvertes fut la destruction de ces nouveaux pays, de ces peuples inconnus. Sans nous, les mers ne deviendraient pas acides, les grenouilles, les abeilles, les chauves-souris et les coraux ne seraient pas condamnés à disparaître.
 
Il me fallut bien des années pour admettre qu’il est difficile de vivre dans ce monde. Je ne parle pas de la mécanique de la vie, car pour la plupart d’entre nous, nos cœurs battent, nos poumons aspirent de l’oxygène sans que nous ayons à le leur dire. Pour la plupart d’entre nous, mécaniquement, physiquement, il est plus dur de mourir que de vivre. Pourtant, nous bravons la mort. Nous roulons trop vite sur des routes sinueuses, nous faisons l’amour sans protection avec des inconnus, nous buvons, nous nous droguons. Nous essayons de demander un peu plus à la vie. Il est naturel de se comporter ainsi. Mais être en vie dans le monde, chaque jour, tandis que nous recevons chaque jour davantage, tandis que la nature de ce que « nous pouvons supporter » change et que nos façons de le supporter changent également, c’est une sorte de miracle.


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