lundi 3 mars 2025

[Slimani, Leïla] Le pays des autres 3 - J'emporterai le feu

 



 

Coup de coeur 💓

 

Titre : Le pays des autres 3 -
            J'emporterai le feu

Auteur : Leïla SLIMANI

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 432

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« Mehdi se sécha, enfila un tee-shirt propre et un pantalon de toile, et il chercha au fond de sa sacoche le livre qu’il avait acheté pour sa fille. Il poserait sa main sur son épaule, il lui sourirait et lui ordonnerait de ne jamais se retourner. “Mia, va-t’en et ne rentre pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu.” »

Enfants de la troisième génération de la famille Belhaj, Mia et Inès sont nées dans les années 1980. Comme leur grand-mère Mathilde, leur mère Aïcha ou leur tante Selma, elles cherchent à être libres chacune à sa façon, dans l’exil ou dans la solitude. Il leur faudra se faire une place, apprendre de nouveaux codes, affronter les préjugés, le racisme parfois.
Leïla Slimani achève ici de façon splendide la trilogie du Pays des autres, fresque familiale emportée par une poésie vigoureuse et un souffle d’une grande puissance.

 

Un mot sur l'auteur :

Leïla Slimani est l’autrice de quatre romans parus aux Éditions Gallimard : Dans le jardin de l’ogre, Chanson douce (prix Goncourt 2016), Le pays des autres et Regardez-nous danser.

 

Avis :

Le pays des autres et Regardez-nous danser nous avaient fait vivre la colonisation et les lendemains de l’indépendance marocaine aux côtés de deux générations de la famille Belhaj, inspirée de celle de l’auteur. Ce dernier tome de la trilogie retrace cette fois le parcours de la troisième génération dans les années 1980-1990, au travers de Mia et d’Inès – cette dernière avatar romanesque de Leïla Slimani.

Mia et Inès ont une vingtaine d’années. Pendant que, gynécologue, leur mère Aïcha lutte pour le droit des Marocaines à disposer de leur corps, leur père Mehdi, banquier et haut fonctionnaire, est confronté à la corruption et aux ingérences d’un régime ne supportant ni critique, ni résistance. Emprisonné suite à une accusation calomnieuse, il ne survit pas longtemps à l’ostracisme qui perdure après sa libération, mais met toutes ses forces à convaincre ses filles, amenées à Paris par leurs études, à émigrer sans retour. « Ne reviens pas. Ces histoires de racines, ce n’est rien d’autre qu’une manière de te clouer au sol, alors peu importent le passé, la maison, les objets, les souvenirs. Allume un grand incendie et emporte le feu. (…) Ne transige pas avec la liberté. »

Elles qui, femmes sous un régime patriarcal hautement liberticide, se sentaient déjà morcelées dans leur propre pays alors qu’il leur fallait, comme leurs parents et leurs proches, constamment dissimuler et réserver le fond de leurs pensées au seul cercle intime et familial, connaissent alors une nouvelle forme de solitude et de déchirement, celle de la séparation et de l’exil. Plus que jamais « autres » dans leur patrie d’origine dont, en enfants de notables élevées à la mode française dans des écoles françaises, elles ne maîtrisent d’ailleurs que fort mal la langue, les voilà par mille détails insidieux constamment rappelées en France au statut d’étrangères ayant leur intégration à parfaire.

Pour être mélancolique, le récit sobre et efficace ne perd rien de la force incisive qui caractérise la plume si agréablement déliée de Leïla Slimani. Entre questions identitaires, liens familiaux et déracinement, droits des femmes et liberté, cette envoûtante saga familiale dépasse l’autobiographie pour former une œuvre romanesque habitée, traversée d’un vrai souffle et portée par une réflexion existentielle fine et sensible. 
 
Beaucoup plus intime que les deux autres, ce dernier volet impressionne davantage aussi par le feu qui l’habite, transmis de personnage en personnage dans une polyphonie familiale qui démultiplie focales et perspectives pour mieux rendre compte des différents visages de la réalité. Comment rester soi-même dans l’ouverture et le compromis ? C’est le rapport à l’autre et à la différence qui est tout l’enjeu ici. Coup de coeur. (5/5)
 

 

Citations : 

Les plus aguerris le savaient, le lycée Descartes n’était que la continuation de l’école des notables chère à Lyautey. Une enclave où une élite élevée à la mode étrangère, dans une langue étrangère, se reproduisait et, totalement dissociée du pays où elle vivait, pourrait dominer sans mauvaise conscience. Les élèves de Descartes vivaient dans une sorte d’île en partie coupée du monde. Ils se demandaient quelle était leur place et comment les autres les voyaient. Ils n’avaient aucune idée de qui ils étaient. Est-ce qu’ils étaient beaux ou laids ? D’ici ou de là-bas ? Est-ce qu’ils comptaient ?


Ses parents croyaient naïvement que les livres étaient une cape d’invisibilité qui rendait leur fille inaccessible aux malheurs et aux dangers. Ils n’avaient pas compris que Mia y cherchait autre chose et que les romans avaient nourri en elle un immense appétit de liberté, une aigreur à l’égard de sa vie morne et sans relief, à la périphérie du monde.


Selim comprit alors que ses parents avaient peur. Leur corps même, leurs gestes étaient empreints de crainte. Ils ne savaient pas ce que c’était que d’être libre. De parler tout haut. De dire ce qu’on pensait. « La liberté, songea-t-il, est une mémoire du corps, des muscles, un mouvement » (…)


Mehdi avait beau répéter à ses filles qu’il ne fallait pas être esclave de l’opinion des autres, que seul comptait ce que l’on était vraiment, à l’intérieur, il savait que c’étaient des foutaises. Nous n’étions jamais rien d’autre que ce que les autres percevaient, ce que nous leur donnions à voir. Les secrets du cœur, les qualités cachées de l’âme, les bonnes intentions, tout ça ne comptait pas dans le vrai monde.


Il avait envie de tout acheter, des romans et des essais, des livres d’histoire et même des recueils de poésie. Il s’imaginait une vie où il aurait le temps de lire tous ces livres, une vie qui n’aurait pas d’autre but que de pénétrer l’âme des autres et où les voyages seraient immobiles. C’était ça le problème, se dit-il, cette impossibilité à choisir une existence, à s’y tenir, ce désir persistant d’une autre vie que la sienne. 


« Saddam ! Ya Habib ! Le cœur des Marocains est avec toi. » Depuis deux semaines, les Américains pilonnaient Bagdad et dans la capitale marocaine la foule criait : « Bush assassin et Mitterrand son chien ! » Ils marchèrent lentement d’abord, attentifs aux caméras qui les filmaient et aux forces de l’ordre qui paraissaient tranquilles, trop tranquilles. D’immenses portraits de Yasser Arafat et de Saddam Hussein flottaient dans les airs. D’un côté défilaient les partis de gauche qui réclamaient une solidarité arabe et désiraient ainsi montrer leur opposition au pouvoir. Certains avaient vécu les émeutes de 1965 à Casablanca et ils ne pouvaient s’empêcher de penser que quelqu’un allait tirer, on allait donner l’assaut et tout se terminerait dans le sang, encore une fois. Mais les policiers ne firent pas un geste. Ils gardaient les bras croisés, leurs matraques posées sur la cuisse. On leur avait donné l’ordre de laisser faire. Qu’ils crient, qu’ils manifestent, qu’ils disent leur colère puisque après tout, nous sommes un pays libre, presque une démocratie. La rue avec les Arabes et l’élite avec l’Occident.
 
 
Les romans d’aujourd’hui, ça ne me dit rien du tout. Les gens racontent leur vie, ils étalent leur intimité. Mais ce n’est pas en se regardant dans le miroir qu’on devient écrivain. Les histoires commencent quand on le traverse.


Derrière ces grands mots, ses parents étaient peureux, conformistes, coincés. Mia avait fini par comprendre qu’elle vivait entre deux mondes. Celui de la maison, où ses parents se montraient modernes, soucieux de la réussite de leurs filles et de leur émancipation. Et le monde du dehors, dangereux et incompréhensible. À la maison, on pouvait critiquer le voile, le fanatisme, s’emporter contre ces horribles barbus qui menaçaient l’écrivain Salman Rushdie. « Mais ça ne marche pas comme ça ici. » Dehors, il ne fallait pas en parler, ne pas provoquer, faire semblant de respecter la bienséance. Ses parents étaient des hypocrites et Mia se sentait humiliée en constatant qu’ils n’étaient pas libres.
Ne pas parler de Sabah qui vit avec un homme sans être mariée.
Ne pas dire qu’Aïcha ne fait pas le ramadan.
Ne pas parler de l’alcool qu’on boit, de la charcuterie que mange Mathilde, parfois même pendant les fêtes musulmanes.
Ne pas raconter qu’un jour, pour le Nouvel An, papa s’est déguisé en femme.
Ne pas dire qu’ils rigolent chaque fois qu’ils lisent Le Matin du Sahara, qu’ils se moquent de la propagande et de la flatterie des courtisans.
Ne pas parler des amants de Selma.
Ne pas décrire la manière dont on vit, ce qu’on mange, ce qu’on boit, ce qu’on dit et ce à quoi l’on croit.
Ne pas raconter qu’Omar s’est tiré une balle dans la bouche, quelques jours après Noël, en 1978. Mia venait d’avoir quatre ans.
Ne pas répéter les blagues que Selma fait sur les Arabes. Les plaisanteries sur la corruption, le sous-développement, la bigoterie.
Ne jamais parler du roi, des élections truquées, ne pas prononcer le nom d’Oufkir ni celui du bagne, là-bas, dans le sud du pays.
Ne pas révéler que Mehdi doute parfois de la solidité du régime.
Ses parents avaient accepté de vivre dans cette confusion morale, il l’avait transmise à leurs enfants et Mia savait maintenant qu’ils ne pourraient jamais l’aider à répondre à la question : « Qui suis-je ? »


Les gens comme elle. Elle appartenait à quelque chose. Il y avait quelque part des gens qui lui ressemblaient et elle se forçait à oublier que s’ils étaient unis, c’était par le malheur. Des gens comme elle, et elle faisait semblant d’ignorer de quoi sa mère voulait parler. Mia, même en pensée, ne s’autorisait pas à dire le mot. À se qualifier. Elle se répétait : je suis normale et je n’ai rien fait de mal. Sa mère voulait qu’elle soit heureuse. Sa mère ne croyait pas à son bonheur. Elle a peur, pensait Mia, que je sois bizarre, travestie, sidaïque, marginale. Elle me préférerait mille fois conformiste et banale. Elle m’aime, se répétait-elle, mais s’aimer ça n’a rien à voir avec les mots. S’aimer, c’était ne pas poser de questions, ne pas ouvrir les placards que l’autre avait pris soin de fermer à clé. Ne pas s’acharner à déterrer des secrets. S’aimer, c’était faire silence, ensemble, laisser flotter dans l’air des questions sans réponses et se rendre compte que ça n’a aucune importance. Aimer et savoir étaient deux choses bien différentes. 


Et il y avait Paris ! Elle avait beau n’y être allée que deux fois, pour de courtes vacances, elle avait l’impression de connaître cette ville aussi bien que son propre corps. L’hôtel particulier des Saccard dans le parc Monceau. Les cafés de la Goutte d’Or où Gervaise succombe à l’absinthe. L’appartement d’Aurélien dans le roman d’Aragon. Puis la panique la saisissait. La France avait-elle vraiment quelque chose à voir avec Zola, Balzac ou Aragon ? D’ailleurs, dans ces romans-là, romans qu’elle chérissait plus que tout et qu’elle avait glissés dans ses bagages, jamais elle n’avait rencontré une fille comme elle. Si elle n’existait pas dans leurs livres, pourrait-elle exister dans la vraie vie ?


En mars, les islamistes avaient défilé à Casablanca tandis que les « modernistes », eux, avaient marché dans la capitale. Inès avait vu dans les journaux les images des centaines de milliers de femmes voilées fustigeant les « élites occidentalisées » et appelant au « respect des valeurs de l’islam ». Elle avait eu du mal à comprendre que des femmes puissent s’opposer à plus d’égalité. « Mais qu’est-ce que tu sais de ce qui est bon pour moi ? C’est parce que tu vis en France maintenant que tu crois tout connaître ? » lui demanda Fatima alors qu’elles discutaient dans la cuisine.


Inès aurait voulu lui raconter ce que c’était de vivre en France, dans un pays où l’on ne courait pas le risque d’être arrêté parce qu’on avait mangé dans la rue pendant le ramadan ou qu’on était homosexuel. Elle aurait voulu lui parler de la laïcité, mais elle ne savait pas comment expliquer ce mot qui n’existait pas en arabe. Elle aurait pu évoquer les mariages de mineures, l’analphabétisme qui touchait les deux tiers des femmes marocaines ou la violence de la répudiation. Si elle avait eu les mots, elle aurait raconté ce souvenir qui surgit tout à coup, celui de cette femme qui traînait aux alentours de son école primaire et qui, à la récréation, essayait d’apercevoir ses enfants à travers les grilles. Elle les regardait jouer et parfois, n’y tenant plus, elle disait quelque chose, elle les appelait et seulement alors, les gens de l’école réagissaient. Ils avaient de la peine pour elle, ça leur brisait le cœur mais ils s’avançaient vers elle et lui demandaient de se ressaisir. « Je comprends, répétait l’institutrice, je vous jure que je comprends. Mais dites-vous que ça ne fait que perturber les enfants. » Inès aurait voulu dire tout ça mais elle n’avait pas les mots. Elle ne parlait pas sa propre langue et elle pensa alors que Fatima avait peut-être raison. Elle n’était qu’une impie, une étrangère dans son propre pays et les mécréants dans son genre avaient intérêt à se faire discrets. 


Ce soir-là, avant de s’endormir, Selim repensa à Bilal. « Tu ne t’intéresses pas à la politique mais bientôt la politique va s’intéresser à toi. » Viendrait un temps où il faudrait choisir, prouver sa loyauté, afficher un drapeau sur la façade de sa maison. Ils étaient condamnés à vivre dans une sorte de purgatoire, pris en étau entre la haine des islamistes et l’ignorance des Occidentaux. Il se demanda : « Peut-on aimer un pays qui ne nous aime pas ? Peut-on à la fois être d’ici et de là-bas ? »


À quoi cela aura servi de tenter de savoir où était ma place, quel était mon pays quand je ne savais même pas qui j’étais ? Qu’est-ce que ça veut dire l’identité quand on a perdu la mémoire ? Pas celle des peuples, non, celle-là m’importe peu, mais les histoires que me racontait ma grand-mère, les fables qu’inventait mon père, ces intimes « il était une fois » qui me constituent et dont je couvre les murs. Quand on me demande d’où je viens, je ne sais jamais quoi dire, comme les balbutiements d’un bègue qui tenterait de prononcer un mot et qui, épuisé, finirait par renoncer. Mon père, « the great pretender », aimait se faire passer pour ce qu’il n’était pas et comme lui je suis devenue mon propre faussaire, mauvaise copie d’un tableau de maître, faux billet qui ne vaut rien, sauf pour les naïfs qui méritent d’être volés.

 

Du même auteur sur ce blog :

 

 

samedi 1 mars 2025

[Dubois, Jean-Paul] L'origine des larmes

 





Coup de coeur 💓

 

Titre : L'origine des larmes

Auteur : Jean-Paul DUBOIS

Parution :  2024 (Olivier)

Pages : 256

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Paul a commis l’irréparable : il a tué son père. Seulement voilà : quand il s’est décidé à passer à l’acte, Thomas Lanski était déjà mort… de mort naturelle. Il ne faudra rien de moins qu’une obligation de soins pendant un an pour démêler les circonstances qui ont conduit Paul à ce parricide dont il n’est pas vraiment l’auteur.

L’Origine des larmes est le récit que Paul confie à son psychiatre : l’histoire d’un homme blessé, qui voue une haine obsessionnelle à son géniteur coupable à ses yeux d’avoir fait souffrir sa femme et son fils tout au long de leur vie. L’apprentissage de la vengeance, en quelque sorte.

Mélange d’humour et de mélancolie, ce roman peut se lire comme une comédie noire ou un drame burlesque. Ou les deux à la fois.

 

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Jean-Paul Dubois est né en 1950 à Toulouse où il vit actuellement. Journaliste, il commence par écrire des chroniques sportives dans Sud-Ouest. Après la justice et le cinéma au Matin de Paris, il devient grand reporter en 1984 pour Le Nouvel Observateur. Il examine au scalpel les États-Unis et livre des chroniques qui seront publiées en deux volumes aux Éditions de l'Olivier : L'Amérique m'inquiète (1996) et Jusque-là tout allait bien en Amérique (2002). Écrivain, Jean-Paul Dubois a publié de nombreux romans (Je pense à autre choseSi ce livre pouvait me rapprocher de toi). Il a obtenu le prix France Télévisions pour Kennedy et moi (Le Seuil, 1996), le prix Femina et le prix du roman Fnac pour Une vie française (Éditions de l'Olivier, 2004).

 

 

Avis :

Toulouse, la côte basque et un peu le Canada : c’est en terrain familier et pourtant réinventé, que l’on s’empresse de suivre Jean-Paul Dubois dans sa dernière, et peut-être sa plus noire, déclinaison des déboires tragi-comiques d’un fils désespéré de parvenir jamais à « tuer le père ».

Il lui aura fallu en réalité attendre la mort de ce père tant détesté, incarnation du mal absolu, pour que Paul Sorensen, alors au tournant de la cinquantaine, parvienne enfin à se rebeller, en lui tirant deux balles dans la tête à la morgue et en le reléguant dans un « carré des indigents ». Mais, quant à le gommer de sa mémoire, c’est une autre histoire. Contraint par le tribunal à une année de soins, c’est-à-dire à des consultations mensuelles chez un psychiatre, le voilà forcé de revenir en détails sur ce qui, décidément, n’aura jamais de fin : le cauchemar de sa relation avec son père.

En cette année 2031 où il a fallu installer de petits trottoirs de bois surélevés partout dans Toulouse, «  un peu comme à Venise à l’époque des hautes eaux », tant le climat déréglé est devenu pluvieux, c’est à ne plus savoir si c’est le déluge qui vient faire écho à son état de déréliction intérieure, ou l’inverse. Pluie et larmes s’entremêlent dans la tête de Paul sans jamais rien laver de sa peine, lui rappelant ironiquement ces tristes vers de Coleridge : « Water, water everywhere, nor any drop to drink ». Né d’une double mort, celle de sa mère en couches en même temps que celle de son frère jumeau, et aujourd’hui « fournisseur officiel » de la mort en tant que fabricant de housses pour défunts, ce survivant qui vit avec la culpabilité d’une sorte de pacte avec la faucheuse n’a jamais été aimé. A mesure des séances avec le psychiatre se dévide le fil de sa terrible histoire, marquée par le destin, mais plus encore, par les avanies d’un père toxique, immoral et sadique, qui n’aura eu de cesse de le détruire, lui et son entourage. Loin de l’optimisme du praticien, l’on se prend, aux côtés de Paul, à douter comme lui de le voir jamais échapper aux griffes du désespoir, lorsque, minuscule trouée dans cette vallée de larmes, surgit un inattendu brin d’espérance…

Passent les années et les livres de Jean-Paul Dubois, l’auteur réussit encore et toujours à nous surprendre et à nous éblouir de son talent à réinventer à l’infini la même histoire, d’habitude douce-amère, cette fois franchement cruelle, d’un antihéros toute sa vie empêché par le poids mortifère de sa filiation paternelle. Est-ce de se projeter dans un futur proche, météorologiquement aussi déliquescent que la psyché de son personnage réduit à la seule conversation d’une intelligence artificielle ? L’humour noir semble confiner ici à l‘ironie du désespoir, même si la possibilité d’une échappatoire se laisse in extremis entrevoir.

Un nouveau coup de maître que cette déclinaison du fameux personnage chaque fois prénommé Paul qui, comme si son état intérieur déteignait sur l’extérieur et vice versa, se retrouve ici fort poétiquement le malheureux jouet d’un destin et d’un monde partant à l’unisson à vau l’eau. Coup de coeur. (5/5)

 

 

Citations :

Il n’y a que deux dates qui comptent dans une vie. Celle de ta naissance et celle de ta mort.


Chacun de mes anniversaires commémore la mort de Marta et de mon frère. L’origine des larmes se trouve là, au fond du ventre de ma mère. Ce ventre dont je n’aurais jamais dû sortir. Ce ventre qui aurait dû m’ensevelir au côté de mon frère. Ce ventre qui m’a expulsé au dernier moment vers la vie sans que je demande rien ni que je sache pourquoi. De l’air est entré dans mes poumons pour la première fois au moment même où leurs cœurs ont arrêté de battre.


(…) deux morts contre ma vie. Je suis le fruit de cette rançon. Je sais ce que je dis. Je connais l’origine des larmes.


Comme me l’a dit, un jour fort justement Lanski, je suis « un fils à sa maman ». Et les opéras grotesques, les dramaturgies familiales qui ont rythmé toute ma jeunesse ont sans doute sérieusement amoindri cet apport d’engrais initial, la confiance que je pouvais avoir en moi. Au lieu de fuir les coulisses de ce théâtre toxique, j’en suis, au contraire, devenu sociétaire. C’est dans ces loges que j’ai dormi, mangé, travaillé, appris et répété mon rôle de fils indésirable, c’est de là que j’ai regardé le monde extérieur par un hublot, comme le passager d’un bateau confiné dans sa cabine. Dehors, la mer, immense. Mais impossible de me jeter à l’eau, je ne sais pas nager. Alors je suis resté, aménageant un petit territoire dont je savais pourtant qu’il pouvait être violé à tout instant par un dément. J’ai toujours vécu dans la crainte de ce qui pouvait advenir. Je n’ai jamais connu la paix, ni le répit, ni la sérénité. Plus tard le fils à sa maman a été embauché par sa mère, et il a toujours bien fait son travail pour qu’elle soit contente. L’enfance à perte de vue. Fils pour l’éternité.


Qu’est-ce qui est vrai dans notre vie ? Ce à quoi nous voulons bien croire. La religion, le travail, l’amour, la confiance, l’argent, la réussite, tout repose sur des mécanismes codés, des imitations culturelles, des simulations tribales qui offrent la représentation d’une réalité, laquelle n’est pas plus fiable que l’empathie scolarisée de U.No. Comme elle, nous apprenons à partir de données familiales, économiques, politiques, morales, que nous stockons afin de pouvoir, au fil des circonstances, représenter, interpréter ce que l’on attend de nous. Cet encodage est parfaitement délimité par des lois chargées de régir l’Imitation. Celle d’a Kempis comme la mienne. Mes data sont sorties du cadre admissible et des limites de l’Imitation acceptables. C’est pour cela que je me trouve ici, pour cela qu’il va falloir que je parle, m’explique et me justifie devant Guzman.
Les femmes et les hommes simulent. À longueur de vie et depuis toujours. Comme U.No, ce sont des machines complexes, intelligentes, qui n’ont cependant pas accès à la sagesse ou à la connaissance universelle. La faute à un disque dur sous-dimensionné. Lorsqu’ils parviennent aux limites de leur compréhension, aux frontières de leurs data, la carte mère, dépassée, met en branle la vieille procédure « syntax error », qui elle-même enclenche un mécanisme d’évitement avec ses corollaires, la panique, le mensonge, la simulation, la violence.
La machine, elle, connaît parfaitement la broderie de la chimie amoureuse mais avoue clairement son incapacité à éprouver cette émotion dont notre espèce raffole. En revanche, grâce aux données qui lui sont accessibles, et de la même manière que le font les humains carencés affectivement, sexuellement ou simplement imperméables à ce sentiment, elle sera tout à fait capable d’imiter à la perfection ces frissons, ces sentiments qui souvent nous gouvernent.
 
 
Je donnerais le restant de ma vie pour savoir, comprendre ce qui est arrivé, quel est cet homme sorti de nulle part qui m’a fabriqué comme on crache un noyau, qui a laissé glisser dans la mort ses deux compagnes ainsi qu’on laisse filer un train, sachant que c’est sans conséquence puisque de toute façon l’on prendra le suivant.


Il est quand même à noter, au-delà de l’aspect symbolique et maladroitement mythologique de cette histoire, que j’aurai passé toute ma vie professionnelle à travailler pour la mort et donc à être nourri par elle. Et je me dis que c’était peut-être cela les termes de l’échange initial et odieux : la vie de mon frère et de ma mère contre l’assurance d’un gîte, d’un couvert puis d’un rassurant bulletin de paye  (…).


Je trouve ces journées parfois totalement ridicules. Que de temps perdu à récurer le passé et la vie collée, carbonisée depuis des années au cul d’une poêle.


Non, personne ne vous écoutera. Sauf à Las Vegas, justement. Lors du congrès annuel de « la mort », déclinée sous toutes ses formes, et qui se tient souvent au Horseshoe Hotel and Casino. Les quelques fois où je me suis rendu dans le Nevada pour assister à cette convention, j’ai été frappé de voir combien la mort, lavée de tous ses sortilèges, était ici un secteur d’activité comme un autre, traitée à l’égal de la firme pétrolière Sunoco ou de la multinationale agroalimentaire Heinz. Le chiffre d’affaires de la mort, à l’image de celui des batteries lithium-soufre, finit toujours par s’enfouir dans le cimetière d’un tableau Excel qui recyclera tout ça, pour, d’une manière ou d’une autre, à la fin des fins, faire le bonheur d’un fonds de pension.


Le soir je n’arrive pas à m’endormir. Trop de choses me gardent en éveil. Elles ne sont jamais fatiguées. Toujours à la surface du monde à jacasser, à tourner dans tous les sens, à claquer les portes. Elles sont en moi tout le temps, mais sortent surtout la nuit comme les hérissons ou les musaraignes. Le jour, je ne les entends pas. Ce sont parfois de simples phrases, des segments d’images, des bouts de visages, la dissection d’un souvenir, le frisson d’une odeur. Des images montées à la serpe. Elles sortent toutes du même endroit. Généralement, les gens bien ordonnés, en paix avec leur vie, les classent et les rangent dans une armoire fermée à clé après minuit. La mienne n’a plus de serrure depuis longtemps et je me demande même si j’ai jamais eu un passe.

 

 

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