lundi 31 mars 2025

[Boyer, Frédéric] Si petite



 

 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Si petite

Auteur : François BOYER

Parution : 2024 (Gallimard)

Pages : 128

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

À l’été 2009 un drame se produit dans la Sarthe, une enfant de huit ans, déclarée disparue par ses parents, est retrouvée morte un mois après. La police conclut vite à l’infanticide. Un meurtre inexplicable, d’une violence inouïe qui révèle une vie entière de maltraitance.
« Depuis toujours je n’ai pu oublier ce que j’avais appris de la petite cette année-là. Les souffrances inimaginables infligées par ses parents. J’ai voulu entendre ce que cela avait touché en moi. Raconter ce que cela dénonçait de notre désir d’histoires, et de notre rapport au mal. »

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Frédéric Boyer a récemment publié aux Éditions Gallimard un roman, Le Lièvre (2021), et une nouvelle traduction des Évangiles (2022). Le reste de son œuvre a été publié aux Éditions P.O.L.

 

Avis :

L’histoire le hantait, jusqu’à l’inciter à se déplacer sur les lieux dans l’année qui suivit les faits, et aujourd’hui lui faire prendre la plume pour partager ses réflexions, sous la forme d’un dialogue intérieur, sur la question de notre rapport au mal.

Le récit commence sur l’hippodrome d’Ecommoy, dans la Sarthe, à l’été 2009. Un cheval tombe, foudroyé en plein galop, sans même que cette mort n’arrête la course ni n’entame la frénésie des turfistes tout entiers à leurs paris. Cette scène inaugurale, Frédéric Boyer en fait la préfiguration symbolique d’un autre drame, survenu les jours suivants dans la même commune, et à propos duquel il se refuse pour de bon à jouer les spectateurs indifférents : après ce que l’on découvrit d’années de maltraitance, une fillette de huit ans y mourait, tuée par des parents qui, s’étant débarrassés du corps, signalaient ensuite la disparition en singeant l’inquiétude.

Cette affaire terrible s’il en est, l’écrivain l’évoque sans jamais de noms et par bribes éparses dans la narration, y revenant comme à une parabole sur le mal et y ancrant une réflexion nourrie de lectures de la Bible et de Saint Paul, de Dostoïevski et de Simone Weil, ou encore des vers de Jodelle. Et puisque le mal est une aporie, que, comme le rabbi de la vieille histoire hassidique citée dans ces pages, l’on ne peut lui opposer au final qu’un silence compassionnel, l’auteur de conclure avec mélancolie dans son face-à-face avec lui-même : «  qu’imagines-tu ainsi pouvoir réparer ? Rien. Mais j’ai pensé souffrir avec ce que je ne peux réparer, c’est la signification la plus haute de la compassion. Cela n’éclaire en rien l’âme de celle qui a souffert et qui n’est plus. Mais cela, ai-je dit, nous aide à soutenir la faible humanité que nous sommes sous le poids du mal commis. »

Mêlant inextricablement les registres, tantôt plus personnels, psychologiques et moraux, tantôt davantage métaphysiques, philosophiques et théologiques, une lecture très exigeante qui, pour risquer d’en perdre parfois son lecteur, ne le rattrape que mieux par l’évidence de sa profonde humanité. (4/5)

 

Citations :

J’aurais aimé me penser comme celui que le mal n’atteignait pas. Tu m’as dit le mal est ; c’est ce qui est là. Et il est ce qu’il est parce que nous sommes. Chacun d’entre nous et collectivement. C’est déjà beaucoup d’admettre que sans nous le mal ne serait pas. Qu’il ne serait pas là. Il n’y a pas d’autre mal que là où nous sommes ; pas d’autre mal que celui que nous faisons aux autres et à nous-même, ou que nous laissons faire. Je n’en suis toujours pas certain. Est-ce que le mal n’est pas une force qui nous préexiste ? Qui viendrait d’où ? me demandes-tu. Ou n’est-ce que l’encombrant bagage que l’humanité trimballe avec elle depuis ses commencements obscurs. Depuis qu’elle est là. Chacun d’entre nous, tout au fond de lui, en porterait sa part. Je me suis repris. J’ai pensé que je voulais parler du mal absolu, que la vieille théologie appelait en latin le mal simpliciter, c’est-à-dire le mal simplement, le mal franchement, et qu’il est impossible de nier ou de refuser. Qui est tel « à quelque point de la vie où on se place », explique saint Thomas d’Aquin. Aucune perspective, aucun point de vue particulier ne saurait nous détourner de cette vérité du mal, et nous aurions beau faire, nous retrouverions inlassablement la présence du mal depuis le moindre petit point de vue humain, banal et pauvre, sur les choses. La simplicité du mal devient autant son évidence qu’un vide où se perdre. Comme s’il pouvait avoir la même qualité qu’une roche cristalline, la limpidité d’une source fade et glacée. C’est, par exemple, l’évidence de la violence infligée au plus faible, au plus innocent et vulnérable d’entre nous. Sachant pourtant que cette évidence est immédiatement obscurcie par l’impuissance de la raison à comprendre que d’autres semblables à nous aient pu commettre de tels actes sans apparemment en reconnaître l’évidence. Ou est-ce l’évidence au contraire, celle de faire mal, et parfois d’en jouir, que certains traversent comme un miroir ? Et qu’ils passent ainsi de l’autre côté sans perdre cette semblance à nous, cette même apparence commune, fraternelle, qui a soudain la profondeur d’un vertige.
 

Je disais, à toi qui es moi, avec orgueil et soulagement je n’y participerais pas, jamais, jamais. Sans comprendre que nous participons au mal de différentes et parfois d’invisibles façons. Et parfois même (et surtout ?) en ne faisant rien, en ne bougeant pas, en refusant d’accepter ou d’entériner la franchise terrifiante de l’acte. Et aussi en n’y pensant pas, jamais. Par oubli et par omission. Par peur. Par ignorance aussi. Je me suis dit ça se joue parfois à des détails si minuscules. Je me demandais à partir de quand ou de quoi devient-on complice. Et si être complice était aussi grave que de commettre l’acte lui-même, sur une échelle de jugement que je ne pouvais établir. Sans doute avais-je besoin de me rassurer quant à ma proximité avec le mal. Mais toi en moi, tu savais bien que ça ne marchait pas comme ça.
 

À l’époque, je vivais à Paris. J’avais déjà trois filles. Ma vie était devenue tendue comme un arc. J’ai le sentiment aujourd’hui de m’être rebellé contre un sort imaginaire. Je venais de divorcer de la mère de mes filles. J’avais pris la décision de la séparation, mais je ne savais pas encore le mal que je faisais. Ni ce que dans l’amour je cherchais à fuir et à réinventer. Ou je ne voulais pas le savoir. C’est le problème avec le mal que nous nous faisons les uns les autres, et le mal que nous infligeons aux autres : nous ne voulons pas y croire.
 
 
On parle souvent et facilement du mystère du mal mais je me demande si le plus grand mystère précisément n’est pas qu’il n’y a pas de mystère ici. Le mal ne cache rien. Il n’est ni chose ni substance, comme l’affirmait saint Augustin. Le mal est le mal. Une tautologie. Une proposition logique qui est toujours vraie mais privée d’être ou de substance. Je ne suis pas certain de comprendre de quelle vérité serait la vérité implacablement vraie du mal. J’éprouve un vertige particulier et négatif, celui qui nous saisit non pas du plus haut sommet mais de la profondeur du gouffre. Il ne devrait donc pas y avoir de difficulté à reconnaître le mal, sa vérité, et pourtant tous nous fuyons pour ne pas avoir à le reconnaître et l’affronter. Nous nous crevons les yeux et nous bouchons les oreilles. Nous trouvons un misérable et éternel refuge dans l’inconnu, l’incompréhensible, comme si cette ruse minable et lâche suffisait pour l’éviter. Ou faut-il accepter que notre faible condition soumise à la transparence terrible du mal n’ait d’autre refuge que de le couvrir d’un voile épais avec des trous par lesquels nos yeux de voyeurs assouvissent leur curiosité. Et quitte à prendre l’opacité précaire du voile que nous jetons sur le mal pour la chose même que nous refusons de voir. Mais si mystère il y a, il ne porte pas sur le mal lui-même sinon sur notre volonté de le précipiter dans les abîmes de notre cœur, de l’enfouir comme un horrible secret. Et je t’entends me dire, à moi-même, faire du mal un horrible secret ça nous arrange hein ? Ça nous soulage bien, oui.


Me servir des mots pour démasquer non le mal lui-même (je crois que cela est, sinon impossible, toujours défaillant) mais démasquer l’imposture de notre situation face au mal. (…) Et surtout ce que j’ai voulu nommer et désigner, c’est ma propre faiblesse face au mal.


Quand l’étonnement d’être maltraité ne trouve aucune réponse on se sent mystérieusement fait pour les mauvais traitements.


Il n’est pas impossible que certains criminels puissent oublier le mal qu’ils ont commis. Ils ont beau errer dans le château hanté de leur mémoire, l’aveu de leur crime n’est plus qu’un souvenir fantôme.


Pour chacune des dix-neuf cicatrices relevées par le médecin qui l’avait examinée, alerté par l’école maternelle de Parennes, la petite, vêtue d’une blouse rose et d’une jupe blanche, a donné calmement aux gendarmes une explication raisonnable et rassurante. Là, un coup reçu dans la cour de récréation, ou une chute par mégarde. Ici, une griffure dans les arbres ou la morsure d’un chien, ou le jet brûlant de la douche, et souvent les murs du dehors. Elle leur a dit dans un sourire de presque complicité : « C’est parce que je tombe tout le temps dehors. Je me cogne dans tous les murs. » Une vraie casse-cou, a répondu en souriant le gendarme. C’est une forme étrange de mensonge infaillible par lequel la plus innocente créature accuse les murs et l’extérieur comme pour cacher l’abîme de l’intérieur et l’absence de toute protection. Pour dissimuler l’absence du moindre rempart et du moindre mur à l’intérieur. « Personne ne te fait du mal alors ? » a demandé le gendarme. Elle a répondu cette phrase d’une maladresse implacable : « Non sauf mon papa sauf ma maman. Mon papa tape pas. Ma maman aussi. » 


Devant l’horreur de ce qui est arrivé, nous préférons curieusement nous amputer de la faculté d’imaginer comme on se trancherait un bras. Couper ce fil de soie poisseux qu’est l’imagination. Mais n’est-ce pas qu’imaginer nous est devenu insupportable parce qu’alors nous participons comme des voyeurs à une cérémonie sauvage, à un sacrifice humain ? Il faut trouver en nous une énergie folle et noire pour admettre que nous sommes, nous aussi, les protagonistes de cette horreur. Ne serait-ce qu’en habitant ce temps-là, ce monde-là, dans cette chair commune gonflée d’imagination, qui croît et qui décroît. Reconnaître que nous courons avec les autres, nos sœurs, nos frères, à perdre toute raison, et que la plupart du temps nous savons sans nous l’avouer que nous n’aurons jamais le courage nécessaire d’arrêter la course. Même si l’un d’entre nous, le plus petit d’entre nous, est tombé sous nos yeux.


Tu m’as demandé te souviens-tu de cette phrase de Philip K. Dick dans un entretien : « Reality is that which, when you stop believing in it, doesn’t go away » ? Le réel c’est ce qui, quand tu arrêtes d’y croire, ne s’en va pas. Je ne veux pas y croire, dit-on. Mais c’est là, ça ne passe pas, et le réel se nourrit en quelque sorte de notre impuissance ou de notre refus d’y croire.


Et sur une échelle de vraisemblance pas nécessairement plus terrible qu’une autre, nous tentons de situer ce moment du récit où on pourrait accepter de croire que certains puissent faire disparaître des enfants. Et nous découvrons alors avec lassitude un vice logé dans notre désir de fiction. Croire le pire ne serait donc pas si naturel ni si facile. Croire le pire serait une forme absolue du courage et que peut-être toute fiction tente avec dignité de nous rendre. C’est le réel qui nous perd quand la fiction n’est plus pour nous qu’un refuge où nous serions dispensés de l’acte de croire alors même que la fiction s’efforce de nous faire entendre la parole inaudible du réel à laquelle, il me semble, nous préférons sagement ou cyniquement refuser notre confiance. C’est vrai aussi de tous les abus sexuels, intimes, mais aussi économiques, sociaux.


J’ai repris les carnets de Simone Weil : « Souffrir autant c’est impossible. Ce sentiment d’impossibilité c’est le sentiment du vide. L’imagination s’arrête. D’où ce sentiment d’irréalité dans le malheur. Ce n’est pas vrai. Ce n’est pas possible. Ce n’est pas possible parce qu’il ne m’est pas possible de le supporter. » Ce qui n’est pas possible alors, ce n’est pas la souffrance elle-même, mais d’imaginer la souffrance subie et endurée par autrui.


Et tu m’as interrogé ainsi : Pour quelle raison devrions-nous imaginer ou croire que les enfants échapperaient aux souffrances que l’on inflige à tous ? Pour quelle raison devrions-nous espérer qu’ils n’aient pas à souffrir eux aussi ? Je t’ai répondu par cette question de saint Augustin à saint Jérôme, dans une lettre de 415 : « Pour quel juste motif les enfants sont condamnés à souffrir ? » La réponse de Jérôme s’est perdue dans les siècles. On ne l’aura pas retrouvée, ou je préfère croire qu’il n’aura jamais répondu. Parce que ce n’était pas la bonne question, ai-je dit, il n’y a pas de juste motif. La seule, l’unique question qui se pose à nous tous et à chacun personnellement serait : pourquoi les laissons-nous souffrir ? Et pourquoi notre lâcheté théologique voudrait à tout prix, et en vain, trouver un juste motif à leurs souffrances ?


Tu m’as enfin demandé, à moi qui suis toi, qu’imagines-tu ainsi pouvoir réparer ? Rien. Mais j’ai pensé souffrir avec ce que je ne peux réparer, c’est la signification la plus haute de la compassion. Cela n’éclaire en rien l’âme de celle qui a souffert et qui n’est plus. Mais cela, ai-je dit, nous aide à soutenir la faible humanité que nous sommes sous le poids du mal commis.


 

samedi 29 mars 2025

[Heller, Peter] La pommeraie

 


 

 

J'ai beaucoup aimé 

Titre : La pommeraie (The Orchard)

Auteur : Peter HELLER

Traduction : Céline LEROY

Parution : en anglais (Etats-Unis) en 2019
                  en français (Actes Sud) en 2025

Pages : 272

 

  

  

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Frith a six ans quand sa mère Hayley, professeure et traductrice de poésie chinoise, décide de plaquer sa carrière universitaire pour venir s’installer dans une cabane rustique au pied des montagnes du Vermont et s’inventer une vie libre et belle. Ce retour à la terre est rude, mais toutes deux subsistent grâce à la pommeraie qui flanque leur terrain et au sirop d’érable qu’elles produisent. Scolarisée à domicile, l’intrépide Frith s’imagine reine de leur paradis sauvage, ignorant tout des peines et des regrets qui ont poussé Hayley à se réfugier ici. Saison après saison, mère et fille vivent en autarcie, affrontant “le monde et ses déceptions main dans la main”, jusqu’au jour où Rose, une artiste locale, frappe à leur porte et bouleverse leur existence. Près de trente ans plus tard, Frith se remémore les jours heureux d’avant les tragédies et revisite sa relation fusionnelle avec Hayley à travers les sublimes poèmes qu’elle lui a légués.
L’auteur de La Rivière signe un roman tout en pudeur et délicatesse, nimbé d’une mélancolie tchékhovienne, sur les pertes de l’enfance, les amitiés indéfectibles et la force inébranlable de l’amour entre mère et fille.
 

   

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Poète, grand reporter nature et aventure, ardent pratiquant du kayak, de la pêche et du surf, et adepte des voyages à sensations fortes, Peter Heller est devenu romancier avec son page-turner post-apocalyptique et néanmoins solaire, La Constellation du chien (Actes Sud, 2013) et salué comme une révélation. Talent qu'il n'a cessé de confirmer et de développer depuis avec Peindre, pêcher et laisser mourir (Actes Sud, 2015), Céline (Actes Sud, 2019), La Rivière (Actes Sud, 2021) et Le Guide (Actes Sud, 2023).

 

 

Avis :

Sa grossesse la renvoyant avec toujours plus d’insistance au souvenir de sa mère, Frith, professeur de lettres en Californie, trouve enfin le courage d’ouvrir le petit coffre que, bien des années plus tôt, celle-ci lui a laissé. A mesure que la jeune femme en effeuille le contenu, principalement des poèmes traduits par sa mère, en son temps une éminente spécialiste de la poésie chinoise ancienne, s’échappent de cette boîte de Pandore réminiscences et fantômes d’un passé qui, par-delà l’absence et la perte, finira par servir de boussole à un présent jusqu’ici indécis.

Hayley n’est encore qu’au début de la trentaine, lorsque, tournant le dos à sa vie de professeur associé et à sa renommée internationale dans le monde très pointu de la traduction de poésie chinoise ancienne, elle choisit de venir s’installer avec sa fille de six ans, Frith, dans une cabane sans eau ni électricité au milieu d’une pommeraie en déshérence dans le très rural Vermont. Rustique et précaire, leur existence à toutes deux s’organise entre école à domicile, récolte des pommes et du sirop d’érable, solidarité et amitié entre voisins, enfin omniprésence rude mais enchanteresse d’une nature authentique et sauvage.

Pour l’enfant à mille lieues de se représenter les douleurs et les désillusions motivant chez sa mère cette retraite loin du monde, les saisons passent dans une insouciance libre et joyeuse, nourrie des bonheurs simples d’une vie au naturel qu’un amour maternel fusionnel semble sanctuariser. Jusqu’au jour où tout bascule, selon cette loi universelle dont Frith fait simplement l’apprentissage beaucoup trop tôt et qui veut que sur cette « terre d’une beauté sans pareille », « ce qui est certain, c’est que nous finissons par tout perdre. »

D’une profonde mélancolie, le texte chante les joies et les rudesses d’une vie proche de la nature et de ses magnificences, le bonheur d’une existence en harmonie avec son entourage et son environnement, la nécessité de profiter au jour le jour de ce fragile mais merveilleux cadeau qu’est notre courte vie. Lent et contemplatif à ses débuts, le récit ponctué de poèmes soulignant à travers les siècles l’universalité de nos destins humains se charge au fil des pages d’une nostalgie de plus en plus prégnante, la tristesse et les larmes menant en définitive à une prise de conscience, une reprise en mains d’une destinée qui avait fini par s’égarer loin de son sens fondamental.

L’on retrouve ici des thèmes chers à l’auteur, sa passion pour la nature et sa propre expérience du Vermont lui ayant inspiré un roman tout en retenue et en sensorialité pour une quête intime d’une très touchante mélancolie. Loin du suspense et de l’esprit d’aventure de La rivière, un récit plus profond, plus contemplatif, d’une grande beauté. (4/5)

 

Citations :

C’est ce qui fait la beauté de la jeunesse, ce temps où le monde est essentiellement malléable, où les petits événements peuvent devenir grands et les grands disparaître.


L’absence produit elle aussi un bruit qui peut être aussi bruyant que ce qui l’a précédée. Parfois elle est même plus bruyante.


Je l’avais regardée taper ses notes sur son ordinateur portable et m’étais interrogée sur les moyens qui nous sont donnés pour approcher un univers chaotique, une terre d’une beauté sans pareille, une existence où la perte est une constante.


Si bien que nous passons la moitié de notre temps à avoir le cœur brisé, une autre à être perdus, une autre à nous demander pourquoi nous avons pris tel chemin, une autre encore à chantonner, tout excités d’explorer une nouvelle voie, et je sais que ce temps mis bout à bout dépasse largement les cent pour cent, ce qui constitue d’ailleurs une partie de notre problème.


Hayley prenait-elle les libertés qu’elle semble avoir prises ? Sans doute. C’est ce que fait un grand traducteur. Parce que celui qui reste trop près du texte “gère des voies ferrées, m’a dit Hayley un jour. Il ne fait qu’aiguiller les mots comme si c’étaient des wagons”.


La vérité est peut-être belle, mais elle fend aussi le cœur. C’est certain. Parce que la vérité, ou ce qui est certain, c’est que nous finirons par tout perdre.


Quand un proche meurt, on a tendance à se concentrer sur nos propres désirs. On le fait quand on est enfant, mais aussi à l’âge adulte. C’est d’un égoïsme terrible. Le désir que cette personne jamais ne disparaisse. Qu’elle reste près de nous, nous serre dans ses bras, qu’elle soit présente pour nous écouter quand on a quelque chose à raconter, quand on a du chagrin. Qu’elle passe la main sur nos cheveux, les ébouriffe ou nous les démêle. Qu’elle rie face à notre perspicacité. Qu’elle soit là, pour toujours. On imagine si rarement ce qu’elle-même pourrait vouloir : un matin supplémentaire avec un brouillard aussi épais que du coton au fond de la vallée. Une autre question agaçante de sa petite fille. Une autre tasse de thé. Une nuit dans les bras l’une de l’autre. Un poème.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

jeudi 27 mars 2025

[Menegaux, Mathieu] Impardonnable

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : Impardonnable

Auteur : Mathieu MENEGAUX

Parution : 2025 (Grasset)

Pages : 234

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Deux récits, deux voix, deux ennemis a priori.
Lui s’appelle Paul Dufourcq. Jusqu’à peu, il avait une situation, une famille, un grand appartement dans le XVIème arrondissement de Paris, une vie. Mais un soir, il rentre en voiture après avoir bu, renverse un jeune homme à scooter et prend la fuite. L’accident tue l’adolescent et envoie Paul derrière les barreaux d’une prison. Elle s’appelle Anna. Elle a perdu sa fille, Lucie, dans des circonstances similaires, mais son coupable à elle s’en est sorti avec un bracelet électronique. Depuis, Anna va de rage en peine. La justice les a broyés tous deux, murant l’une dans la colère et l’autre dans la culpabilité. Pour les aider, on leur propose de participer à une autre forme de justice, dite restaurative. Anna devra rencontrer Paul, l’écouter, lui parler. De son côté, Paul pourra enfin s’excuser. Mais peut-on accorder son pardon à celui qu’on ne hait que par procuration  ? Et peut-il affranchir de la culpabilité  ?
On suit d’abord à tour de rôle les récits séparés d’Anna et Paul, revivant avec eux leur histoire, du procès aux murs de béton ou de rage entre lesquels ils vivent depuis deux ans. Jusqu’à leur rencontre, point d’acmé de ce roman tendu comme une corde sur laquelle Mathieu Menegaux, funambule attentif, évolue pour nous faire éprouver les sentiments qui rongent ses personnages, honte, rage, peur et désir de vengeance, et éclairer aussi bien les impasses d’une justice qui punit, que les espoirs d’une autre appelant au pardon. Un roman poignant que la tendresse habite.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Mathieu Menegaux est né en 1967. Il est l’auteur Je me suis tue (Grasset, 2015, Points 2017), primé aux Journées du Livre de Sablet, de Un fils parfait (Grasset, 2017, Points 2018), prix Claude Chabrol du roman noir, porté à l’écran en 2019, de Est-ce ainsi que les hommes jugent ? (Grasset, 2018, Points, 2019), prix Yourcenar, adapté lui aussi pour la télévision (Jugé sans justice – France 2), et dernièrement de Femmes en colère (Grasset, 2021) déjà adapté au théâtre et en cours d’adaptation pour le cinéma.

 

Avis :  

La justice et les vies détruites qu’elle côtoie tous les jours sont au coeur des romans de Mathieu Menegaux. Entrelaçant deux affaires de violence routière, son septième ouvrage met à l’honneur la justice restaurative encore peu pratiquée en France.

L’on pourrait s’y méprendre et croire longtemps que les deux voix qui entrecroisent leur histoire sont les deux parties d’une même affaire. Mais, dans un cas, la victime est une jeune fille de seize ans qui roulait à vélo, dans l’autre, un adolescent percuté sur son scooter. Les chauffards ont tous deux pris la fuite, abandonnant les jeunes gens à leur mort, mais l’un s’en est sorti avec un bracelet électronique, l’autre, parce qu’un célèbre humoriste venait de défrayer la chronique, avec la peine maximale de sept ans d’emprisonnement.

La première voix est celle d’Anna, la mère qui, dans sa détresse et sa colère, attend réparation de la justice. Celui qui lui a volé sa fille doit souffrir un enfer au moins semblable au sien. Désespérément longue à venir, froidement jargonneuse et distanciée, et surtout injustement laxiste à ses yeux, la condamnation décidée par le tribunal la dévaste. Pour elle, c’est le deuil à perpétuité ; pour le coupable, la liberté, même si sous surveillance électronique.

De l’autre côté, celui de ceux qui ont basculé au revers de la société, derrière les barreaux de ce qu’il faut bien appeler l’enfer carcéral, se fait entendre la seconde voix du roman. Paul n’est plus que culpabilité cuisante. Et si l’on compatit sans peine à la souffrance d’Anna, l’on finit par ressentir aussi une forme d’empathie pour cet homme jusqu’ici sans tache, qu’une grave erreur, un soir trop arrosé, a éjecté du monde humain. Sa femme a divorcé, il ne voit plus ses filles et sombre dans le désespoir. Pas un jour où le personnel carcéral ne sonde ses éventuelles intentions suicidaires.

Alors, se référant à Badinter qui insistait sur le droit à réparation et sur la différence entre un monstre et un homme qui a commis un acte monstrueux, Mathieu Menegaux se fait dans cette histoire l’avocat de la justice restaurative. Certes un peu trop miraculeuse dans ce roman où un seul entretien suffit à dénouer les impasses où les deux personnages se trouvaient enfermés, cette pratique complémentaire de la justice pénale consiste à offrir un espace de dialogue, encadré par un médiateur, où victimes et auteurs, pas forcément d’une même affaire, peuvent échanger sur leurs ressentis et leurs attentes. Cette libération de la parole s’avère essentielle à la reconstruction des victimes, tout comme à la responsabilisation, et donc à la réintégration, des auteurs.

Toujours juste et irréprochablement empathique, l’écriture fluide et efficace de Mathieu Menegaux explore sans pathos la douleur de ses personnages dans un récit poignant menant au final à une réflexion de fond sur la justice. Où que l’on place le curseur, le plus souvent au gré des pressions politiques et médiatiques, entre laxisme et punitivisme, l’on perd trop souvent de vue un objectif primordial : la reconstruction des victimes et des auteurs d’actes délictueux et criminels. Un bel hommage en passant au si progressiste et humaniste Robert Badinter. (4/5)

 

Citations : 

Quinze mois pour obtenir un procès, tout ça pour n’avoir que deux heures d’audience ! Deux heures. Le procès du 13 Novembre a duré huit mois. Avec cent trente victimes, ça fait deux jours d’audience par victime. Pas deux heures. La vie de Lucie valait-elle moins ? Tout ça lui semble injuste. Tellement injuste. Il n’y a plus rien à dire, plus rien à faire, juste à attendre. Encore attendre, pour un verdict qui n’apportera ni satisfaction ni réconfort. Maître Furcotte avait raison depuis le premier jour. Le procès ne résoudrait rien. Anna l’avait écouté, avait essayé de s’en convaincre mais en vain. La soif de justice, la nécessité d’être reconnue comme victime et le désir de vengeance, d’une punition légitime, l’avaient emporté sur les mises en garde de l’avocat. Maintenant, le procès est terminé et Anna se sent vide.


L’idée est venue de Badinter, encore lui, qui avait deux obsessions dans sa vie : celle que tout le monde connaît, l’abolition de la peine de mort, et l’autre, moins connue, la place donnée à la victime dans notre système pénal. Dès 1983, il a encouragé la création de premières associations à Rouen, à Strasbourg : quelques années plus tard s’est créé le réseau INAVEM, qui deviendra ensuite France Victimes. 


Quand il a entendu parler d’une expérimentation de justice restaurative à la maison centrale de Poissy en 2010, il s’est tout de suite porté volontaire. L’idée était de mettre face à face quatre personnes détenues et quatre victimes d’infractions, impliquées dans des affaires différentes, mais de même nature. Le tout sous l’égide du professeur Robert Cario. Seraient organisées cinq rencontres plénières et une rencontre-bilan, pour aborder les répercussions de l’infraction dans leurs vies. Un espace de parole sécurisé, où chacun pourrait formuler tout ce qu’il n’est pas possible de dire au cours d’un procès, les victimes pouvant poser directement des questions à un criminel, et réciproquement. Pour Bonnefond, l’enjeu était autant d’exprimer ses sentiments que de découvrir la situation et les états d’âme de ces détenus dont il ne connaissait rien.


Je crois que c’est ça que j’ai appris lors de ces rencontres, Anna. Ce ne sont pas des monstres. Ce sont des hommes, qui ont commis des actes monstrueux. Et c’est très différent.


Cette discipline est inspirée de pratiques séculaires des peuples autochtones, les Maoris en Nouvelle-Zélande ou les Inuits au Canada. Chez eux, l’essentiel est de préserver le bon fonctionnement de la communauté après et malgré un traumatisme. Ils doivent renouer le dialogue entre les parties pour leur permettre de continuer à vivre ensemble et restaurer l’harmonie. Les conflits et leurs conséquences sont ainsi résolus au sein de la communauté, plutôt que d’être externalisés vers un système de justice formel. Une pratique ancestrale qui privilégie la réconciliation à la punition ou au châtiment.


 

mardi 25 mars 2025

[Pagan, Hugues] L'ombre portée

 



 

J'ai beaucoup aimé

 

Titre : L'ombre portée

Auteur : Hugues PAGAN

Parution : 2025 (Payot et Rivages)

Pages : 452

 

 

 

 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

L’inspecteur principal Claude Schneider et son groupe viennent d’être appelés sur un incendie: une ancienne menuiserie a été réduite en cendres. Les premières constatations révèlent la présence de trois corps calcinés, trois clochards qui avaient trouvé refuge dans le sous-sol. Très vite l’origine criminelle est confirmée et la police ne tarde pas à recevoir le témoignage d’un maçon qui dit avoir été contacté pour allumer l’incendie. Le début d’une enquête où Schneider aura souvent l’impression de rencontrer le diable.

 

Un mot sur l'auteur :

Un auteur récompensé par tous les grands prix du genre : Prix Mystère de la critique, Grand Prix de Littérature policière, Prix Landerneau Polar.

 

Avis :

Après Le carré des indigents paru il y a trois ans, une nouvelle affaire vient secouer la ville moyenne de province où, en ces années 1970, le très rugueux et désenchanté inspecteur Schneider continue à officier et à jouer le double de l’auteur, lui-même officier de police à la même époque.

Rien a priori que de très classique dans ce profil archétypal du flic désabusé et solitaire qui cache de vieilles blessures sous une carapace de dur à cuire –  la guerre d’Algérie et un drame personnel ne cessent de le hanter – et qui, droit dans ses bottes, a depuis longtemps remisé toute ambition carriériste par dégoût des manœuvres politiques enfiévrant autorités et étages hiérarchiques. Pourtant, la minutie de l’auteur à construire ses personnages et à restituer, non sans mélancolie, l’ambiance d’une époque depuis longtemps révolue fait toute la différence et le régal du lecteur.

Au point que, peu importe presque le fil alambiqué de l’intrigue et ses raisons, alors que, d’un incendie criminel malencontreusement meurtrier aux rivalités sans vergogne gangrenant le système notabiliaire de la ville, les cadavres se mettent à pleuvoir, c’est véritablement la tonalité renforcée touche après touche jusqu’à infuser la sensation d’un Mal général aussi insidieux et incoercible qu’une marée noire qui fait le vrai coeur du récit.

Dans cette déliquescence générale entre « gros poissons », loin de « l’inépuisable provende de malheureux et de malheureuses, de crétines ou de crétins – et parfois même de leurs tristes rejetons » alimentant habituellement « la large gueule béante des audiences criminelles ou correctionnelles », le triste et amer Schneider écope la mer avec un dé à coudre, fatigué et blasé de n’être « que l’un des rouages anonymes et sans âme d’une machine anonyme et sans âme tournant au bénéfice exclusif de quelques-uns, tout aussi anonymes et sans âme. »

Et toujours en toile de fond, avec le vocabulaire et les repères typiques des années 1970, une ville en pleine mutation, clivée entre, d’un côté, ses beaux quartiers arrogants et bourgeois, de l’autre, ses zones plus populaires où promoteurs, mairie et notables intriguent salement pour de juteux projets de rénovation faits de HLM et de lotissements pavillonnaires. Entre leurs machines à écrire, leurs bureaux enfumés et leurs tournées des troquets, Schneider et ses hommes sont les derniers témoins d’une époque évocatrice de films à la Audiard. Surtout, sombre et revenu de tout, mais poursuivant coûte que coûte ses missions comme le dernier des Mohicans, Schneider campe un personnage d’une magnifique crédibilité, terriblement attachant même si franchement atrabilaire.

Peut-être moins accessible que le précédent volet des enquêtes de l’inspecteur Schneider, alourdie aussi d'un peu trop d'« il y avait », cette nouvelle intrigue policière résolument sombre et mélancolique se lit comme en une lente et contemplative immersion en eau noire, dans le trouble marécage où la vie en société semble pourrir par les racines. C’est élégamment désespéré, un rien caustique et puissamment évocateur : de quoi vous fasciner de la première à la dernière page. (4/5)


Citations : 

Schneider, toujours absorbé par les images qu’il avait sous les yeux, s’interdisant la moindre forme d’émotion, pressentait l’une de ces auditions à la con durant lesquelles le mis en cause se révèle n’être qu’un pauvre type, un malchanceux comme il s’en compte des milliers d’autres, un abruti laissé pour compte, un être d’emblée destiné à perdre et dont on pouvait douter à bon droit qu’il avait seulement eu une mère, à défaut même de père. Durant quelques secondes, Schneider se trouva dans un dangereux état d’abattement.


L’enfer, c’étaient les bidonvilles, qu’on était parvenus à résorber tant bien que mal au cours les années cinquante. Le purgatoire, c’était ce dispositif de clapiers verticaux, ni insonorisés ni convenablement isolés contre le froid, avec en guise de leurres qu’on faisait danser devant le nez des malheureux, des salles de bains faméliques et des chiottes privés. Il s’agissait de sortes de pourrissoirs sociaux où se pratiquait le tri entre ceux, méritants et plutôt blancs, qu’on orienterait ensuite vers l’accession à la propriété et ses paradis pavillonnaires, les minces pelouses rases, les haies de fusains dissuasives, les croumes à 14 % et les pétarades des tondeuses à gazon dominicales, signes irréfragables d’ascension sociale – entre ceux qui méritaient et les autres. Tous les autres. On échangeait l’eau chaude et froide à tous les étages, les vide-ordures sur le palier contre la soumission à l’ordre établi, un peu d’hygiène contre beaucoup de liberté au grand bénéfice de la classe dominante. On savait bien déjà que, volontaire ou non, la ségrégation sociale passait d’abord par le logement. Même si le citoyen en lui n’y trouvait pas son compte, d’un strict point de vue de flic, Schneider n’y trouvait rien à redire.


La mort d’un proche, c’est comme la roue qui cesse brusquement de tourner. La sinistre quiétude qui suit d’abord l’impact. Et puis, passé l’effet de souffle, il faut bien quand même repartir. La roue se remet à tourner, d’abord lentement et ensuite à vitesse normale, quand on roule sans forcer. Alors, peu à peu, l’absence se répand lentement comme un venin dont on ne meurt pas à tous les coups ni tout de suite, mais qui vous laisse infirme, un venin que l’on se fabrique à vie, à base de silence, de souvenirs déchirants et de regrets.


Oui, dit Schneider. J’ai une femme dans ma vie. J’espère même qu’un jour je la rencontrerai.


Inspecteur Principal. Officier de Police Judiciaire de l’article 16.
Il n’était que l’un des rouages anonymes et sans âme d’une machine anonyme et sans âme tournant au bénéfice exclusif de quelques-uns, tout aussi anonymes et sans âme. Au détriment de tous ces innombrables anonymes, qui tâchaient seulement de se sauver eux-mêmes, et peut-être de sauver leurs âmes.


Les coriaces, c’est dans les films, déplora Schneider. Dans la vraie vie, personne n’est coriace. On tâche seulement de s’accommoder, c’est tout.


Vous avez le choix, annonça Schneider avec un sourire à contretemps. Harengs pommes à l’huile, gigot de mouton flageolets. Île flottante. Un pot de chiroubles. Vous avez le choix entre ça et rien d’autre. Toute notre existence est ainsi faite, le choix entre ça et rien d’autre.
 
 
Schneider alluma une cigarette, son regard parcourut les murs et le sol – des décennies de crimes et délits, de dossiers tout aussi bancals et dépourvus d’intérêt, bouclés à la hâte ou au bout d’années et d’années, à la seule fin d’alimenter la large gueule béante des audiences criminelles ou correctionnelles à l’aide de leur inépuisable provende de malheureux et de malheureuses, de crétines ou de crétins – et parfois même de leurs tristes rejetons.


Schneider s’était déclaré surpris (et même choqué) d’entendre de tels propos dans la bouche d’un magistrat. Buddy Holly avait rétorqué qu’on pouvait être magistrat sans cesser d’être lucide, comme on pouvait être flic sans être (totalement) abruti. On sentait pourtant, derrière ces propos, la sourde inquiétude de laquais très incertains de leur sort et le pressentiment confus de leur déchéance prochaine. La techno-structure qui se mettait en place, mécaniste et sans âme, ne laisserait bientôt plus guère de marge de manœuvre à ses exécutants, remisés pour la plupart au rang de simples chaouches.

 

Du même auteur sur ce blog :

 
 

 


 

dimanche 23 mars 2025

[Erre, J.M.] La loi de la tartine beurrée

 



 

J'ai moyennement aimé

 

Titre : La loi de la tartine beurrée

Auteur : J.M. ERRE

Parution : 2025 (Buchet-Chastel)

Pages : 160

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

Anna et Jean-Luc Godart viennent d'emménager dans leur nouvel appartement. Après une soirée crémaillère échevelée, le réveil est difficile : le téléphone sonne sous des prétextes absurdes, un plombier débarque en expliquant avoir été appelé en urgence, des livreurs apportent des objets soi-disant commandés. Anna et Jean-Luc sont-ils victimes d'actes de malveillance ou responsables inconscients de ces dérèglements ? Le doute s'installe, les certitudes s'effritent, les failles apparaissent : le terrain idéal pour une psychothérapie de couple déjantée. Nous le savons bien, les emmerdements sont la force noire qui régit l'univers. La Loi de la tartine beurrée, nouveau roman de J.M. Erre, se propose d'en être la plaisante illustration, histoire d'oublier un instant nos tourments en nous divertissant avec ceux des autres. Enfin un peu d'humour dans ce monde de brutes !

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

J.M. Erre est né à Perpignan en 1971. Il enseigne le français et le cinéma. Il écrit des romans publiés chez Buchet/Chastel depuis 2006.

 

Avis :  

En ce lendemain de pendaison de crémaillère manifestement bien arrosée, les époux Godart se réveillent avec leur mal aux cheveux et le désordre de leur appartement pour seuls souvenirs des réjouissances. Ils ne se doutent pas encore que la tartine beurrée inexplicablement collée au plafond de leur salon augure une journée difficile. Mais un premier coup de sonnette retentit. Le coup d’envoi d’une cavalcade d’ennuis tous plus rocambolesques les uns que les autres est donné.

C’est écrit comme un roman, mais cela a tout d’une pièce de théâtre. Le rideau s’ouvre à peine, pardon la première page vient juste de se tourner, que les deux acteurs groggy commencent à subir ce qui ne va plus aller que crescendo, dans un loufoque ballet d’allées et venues surprises. De quoi ébranler ce couple bourgeois jusqu’ici pétri de certitudes tranquilles, du genre « Les emmerdes ne volent pas forcément en escadrille » selon le titre de l’ouvrage que Monsieur, psychologue clinicien de profession, s’enorgueillit d’avoir publié.

En vérité, rien dans la vie ne se passe comme dans les livres. Et la pantalonnade de tourner en ridicule nos fort illusoires prétentions au confort d’une existence qu’un certain nombre de conventions protègeraient du pire. Ainsi de celle du couple, puisqu’on nous a tous « mis dans la tête qu’il fallait vivre à deux », alors qu’un couple est « névrotique pas essence », occupé qu’il est à « résoudre à deux les problèmes qu’on n’aurait jamais eus tout seul ». Sous la moquerie, la critique sociale n’est pas loin, qui met en cause les « schémas paternalistes archaïques » et leur fonction de garde-fous sociétaux  –  « Tant qu’on crie sur son conjoint, on ne se révolte pas contre le pouvoir. »

Ceux, qu’un peu trop léger pour convaincre, le message pourra laisser sceptiques, auront toujours en main la carte de l’humour plaisamment jouée par l’auteur. A condition toutefois de goûter l’absurdité d’une farce des plus tirées par les cheveux. (2/5)

 

Citations : 

– Excusez-moi, je suis fatiguée. Quelle était votre question ?  
– Eh bien, j’ai remarqué votre tartine collée au plafond…  
– Oui, je sais… soupire Anna.  
– Je me demandais… Comment elle fait pour tenir ?  
Anna lève les yeux vers la tartine et la fixe un long moment.  
– Vous posez la seule vraie question, cher monsieur. Comment on fait tous pour tenir ?


Comme disait l’autre, le couple, c’est résoudre à deux les problèmes qu’on n’aurait jamais eus tout seul. Les emmerdements seraient-ils indissociables du couple ? La réponse est oui. Mais prenons le temps d’y réfléchir. Et si c’était une bonne nouvelle ? Et si l’on changeait de regard sur la dispute conjugale ? Il est temps de réévaluer l’enjeu inestimable de la scène de ménage : la possibilité offerte de déployer toute notre mesquinerie face à un partenaire qui nous renvoie la balle avec la même bassesse. Dans tout autre cadre – professionnel, amical ou familial – nous serions disqualifiés par l’expression de notre petitesse. Partout en société, nous devons nous montrer irréprochables, performants, lumineux, aimables. Cette terrible pression sociale, qui nous oblige à faire taire les pires versions de nous-même, seule l’intimité du couple nous en affranchit. Sans autre témoin qu’un partenaire capable de se montrer aussi minable que nous, nous pouvons laisser s’exprimer la version la plus honteuse de notre être pour une expérience cathartique des plus salutaires. À condition bien entendu d’avoir pour conjoint un partenaire de même niveau de jeu que nous, pas une victime à écraser.
 
 
– Le couple est névrotique par essence, insiste l’intrus. Il n’est pas naturel de cohabiter avec quelqu’un tous les jours, toutes les nuits, pendant des années. Comment ne pas prendre l’autre en grippe avec sa présence permanente à vos côtés ? Son regard porté sur vous à chaque instant, ses jugements, sa mauvaise foi, sa lucidité, c’est insupportable ! M. et Mme Godart, votre conjoint vous agace, n’est-ce pas ?  
JL et Anna sont affalés dans le canapé, somnolents.  
– Ça ne vous regarde pas… J’aime Anna…  
– Moi aussi, je t’aime, mais il a raison… Qu’est-ce que tu peux m’agacer parfois…  
– Toi aussi, tu m’agaces, qu’est-ce que tu crois…  
– Vous voyez ? Vous vous insupportez, et c’est normal. Le couple n’est pas une structure naturelle, mais tout est fait pour que l’on vive à deux. Car la société a besoin du couple pour s’appuyer sur des bases stables. Si tout le monde change de partenaire sans cesse, c’est le retour à la loi de la jungle. Sans la famille, c’est l’anarchie.  
– La société a besoin du couple, annone Anna, mais pas l’individu…  
– D’où l’affluence de patients chez les psys. Vous vivez tous les deux sur le dos du couple névrotique, miné à la base par des frustrations, des déceptions, des rancœurs.  
– Par le sentiment d’avoir été privé de sa liberté… soupire Anna.  
– Par l’obligation de rendre des comptes… renchérit JL dans son demi-sommeil.  
– La nécessité de se montrer disponible…  
– D’être fidèle…  
– D’entretenir la flamme…  
– D’offrir des fleurs à sa femme…  
– De se soumettre à des schémas paternalistes archaïques…  
– De forcer sa nature, brider ses désirs, étouffer ses pulsions…
– D’où les disputes, les inévitables scènes de ménage…  
– C’est le but recherché, conclut l’intrus.  
– Le couple est l’espace de la tension, murmure Anna. On garde ainsi la colère du citoyen au cœur de la cellule familiale.  
– Tant qu’on crie sur son conjoint, chuchote JL, on ne se révolte pas contre le pouvoir.  
– L’État ne survit que grâce à la névrose du couple.  
– C’est ça, confirme l’intrus. Le pire, ce sont les célibataires qui se gâchent la vie en cherchant désespérément à être en couple.  
– Alors qu’ils vivent la situation idéale…  
– On leur a mis dans la tête qu’il fallait vivre à deux.  
– On leur a fait un lavage de cerveau.  
– On nous a fait à tous un lavage de cerveau.


 

vendredi 21 mars 2025

[Gustavsen, Ellen] L'héritage sans nom

 



J'ai aimé

 

Titre : L'héritage sans nom
            (Den navnløse arven)

Auteur : Ellen GUSTAVSEN

Traduction : Mathis FERROUSSIER

Parution : en norvégien en 2023,
                  en français en 2025 (Gallmeister)

Pages : 464

 

 

  

 

 

 

Présentation de l'éditeur : 

Un soir d’été, une bande d’amis se retrouve pour fêter l’entrée au lycée. La fête bat son plein, les relations se nouent, se dénouent, portées par les excès en tout genre et une insouciance toute juvénile. Mais lorsque les brumes de la nuit se dissipent, la descente est brutale : Elisabeth, seize ans, a été violée. Saisie par une rage vengeresse, elle commet un acte lourd de conséquences qui marquera les jeunes gens à jamais.
Seize ans plus tard, le docteur Haraldsen, gynécologue respecté, est retrouvé assassiné dans une mise en scène macabre. Le policier Lars Lukassen est mis sur le coup, mais son travail est parasité par une affaire privée qui l’obsède. À moins que ces trois affaires n’aient un lien ?

Un thriller sombre et hypnotique, qui puise dans les contradictions les plus intimes de la société norvégienne.

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur : 

Née en 1975, Ellen Gustavsen vit à Ringerike, près d’Oslo. Elle est professeur et conseillère d’orientation professionnelle. Elle a intégré l’école d’écriture de fiction policière de Cappelen Damm et anime le podcast sur la criminalité Helt Kriminelt. Elle organise également des cours d’écriture créative pour les jeunes. La vertu du mensonge est son premier roman.

 

Avis :

Après une première publication sous le pseudo Ellen G. Simensen, la Norvégienne Ellen Gustavsen signe cette fois de son vrai nom un second polar mettant en scène le policier Lars Lukassen. Sur fond de neige et de brouillard, de lacs glacés et de forêts obscures, son intrigue savamment construite interroge les lois de la bioéthique.  

Véritable déflagration dramatique, la scène inaugurale laisse le lecteur en proie à mille interrogations. Un bébé malformé vient de voir le jour. Rien dans le récit ne permettra de comprendre avant longtemps qui sont cette petite fille et ses parents, ni même de situer clairement cette naissance entre les deux fils narratifs, datés pour leur part, qui vont désormais entrelacer leurs temporalités de manière aussi addictive l’un que l’autre.

Nous voici donc, pleins d’une perplexité préparée au pire, à voyager entre 2016 et les années qui ont précédé. Un soir d’été, une fête organisée entre lac et forêt par une bande de lycéens tourne au cauchemar. Elisabeth, seize ans, est violée. Le violent différent qui s’ensuit entre plusieurs jeunes tourne à la tragédie. Rien ne pourra plus en effacer les terribles conséquences. Quinze ans plus tard, le policier Lars Lukassen est appelé sur les lieux d’un meurtre sinistrement mis en scène. Morten Haraldsen, gynécologue révéré pour sa Clinique de la Fertilité, a été sauvagement assassiné. L’enquête ne tarde pas à faire résonner le passé, remettant le drame d’il y a quinze ans au premier plan, mais pas seulement. Lars lui-même ne sera pas épargné par la mise au jour d’un scandale abyssal.

Intrigue ancrée dans l’actualité – au coeur du livre palpite une question de fond à l’origine de maints débats nationaux, la Norvège faisant partie des pays, précurseurs peut-être, qui ont récemment fait évolué leur législation sur le sujet  –, ambiance nordique et suspense bien mené dans une construction narrative précise et soignée sont autant d’atouts pour une lecture agréable et captivante, aisée malgré l’intrication des liens entre personnages. Alors, même si la caractérisation de Lars mériterait davantage d’aspérité pour lui faire une place parmi les flics les mieux campés de la littérature policière, l’on passe assurément un bon moment en compagnie de ce polar de bon aloi. (3,5/5)

 

jeudi 20 mars 2025

Entretien avec l'auteur, journaliste et réalisatrice Dorothée-Myriam Kellou

 


(Crédit photographique Elise Ortiou Campion) 

 

Bonjour Dorothée-Myriam Kellou,


Vous êtes auteur, journaliste et réalisatrice. Vous avez réalisé en 2019 A Mansourah, tu nous as séparés, un film-documentaire multi-récompensé sur la « mémoire intime des regroupements de populations pendant la guerre d'Algérie dans le village natal de votre père en Kabylie », puis en 2020, une série documentaire sonore pour France culture, L'Algérie des camps. Et puis, en 2023, vous êtes passée à l'écriture de votre premier livre Nancy-Kabylie, une réflexion, nourrie de votre propre parcours, sur la transmission malgré la guerre, l'exil et les non-dits, aussi bien familiaux qu'institutionnels.

 


Pourquoi ce livre ?

Mon film A Mansourah tu nous as séparés a été un long voyage initiatique. Pendant toutes ces années de recherche et de questionnement, j'ai pris des notes dans des carnets. J'y ai consigné mes lectures, mes réflexions, mes rêves, mes cauchemars. Au bout de huit années, après avoir réalisé mon film et mon podcast, j'ai eu le désir de raconter le poids du silence, des non-dits, sur ma génération. Nous qui sommes nés après la colonisation, nous sommes pleins d'interrogations sur cette période, ses violences, les traces qu'elle laisse en nous et dans notre/nos sociétés au Nord et au Sud de la Méditerranée.
 

Nancy-Kabylie : qu'est-ce qui a rendu si longue et si difficile cette route de l'apprivoisement de votre double identité culturelle symbolisée par votre double prénom Dorothée-Myriam ? 


Je crois qu'il y a longtemps eu, pour ma part, un interdit familial et sociétal à se penser Français et Algérien. C'est vrai aussi pour beaucoup de jeunes issus de familles traversées par la colonisation, un héritage politique qui continue de nous dévaster par ce qu'il implique : le dénigrement, voire la négation de "l'Autre". C'est au prix d'un immense effort que j'ai retrouvé cette part effacée de mon histoire et me réinscrire dans ces héritages multiples, sans les hiérarchiser.


Pour accomplir ce cheminement personnel, il vous a fallu ressusciter une mémoire refoulée, celle de votre père qui s'était emmuré dans l'oubli à cause de profonds traumatismes et parce qu'il pensait ainsi vous protéger. En explorant vos racines et votre part algérienne, vous avez aussi fait renaître votre père à lui-même ? 


C'est une belle question. C'est vrai que je compare parfois mon père à un phénix. Il renait de ses cendres. Ce travail de mémoire, de transmission, était essentiel, non seulement pour moi, mais aussi pour lui. Il vient de finir un nouveau film "Mange ton orange et tais-toi", où il explore l'histoire de son fantôme, celle de la statue du sergent Blandan. Aurait-il pu faire aboutir ce projet sans ce travail que nous avons fait ensemble ? Je n'en suis pas sûre. Il a découvert qu'un public existait, avide de connaître ces histoires. Ainsi la mémoire devient partagée. L'oubli était jusque là contraint et si lourd à porter.
 

Votre histoire à tous les deux témoigne de l'importance des mots et, pour éviter qu'elles n'entachent l'avenir de leur ombre restée béante, de la reconnaissance des souffrances infligées, qu'il s'agisse des guerres et de leurs crimes, des génocides, des blessures coloniales. Comment vos différentes prises de parole sur ce sujet sont-elles reçues de part et d'autres du tiret Nancy-Kabylie ?


En général, nos contributions sont très bien reçues. Je suis étonnée de voir à quel point les récits intimes, l'inscription historique de ces faits, restent nécessaires. Nous préparons de nouveaux projets. Nous avons tiré un fil il y a quinze ans qui nous invite à tisser, sans cesse. Je vous invite à suivre l'actualité de nos projets sur mon site : dmkellou.com


La reconnaissance de ces héritages douloureusement reniés semble le fil rouge de vos engagements médiatiques. Vous n'hésitez pas à vous attaquer à des montagnes, comme en 2016 lorsque vous avez révélé dans Le Monde l’affaire des financements indirects de l'Etat islamique par Lafarge pendant la guerre en Syrie. Est-ce chez vous le combat de toute une vie ?


Je ne sais pas si l'on choisit ses combats. Ils s'imposent à soi. On peut toujours se défiler mais je crois que la vérité nous rattrape. Quand un projet est nécessaire pour soi, pour la société, qu'il rencontre nos convictions profondes et intimes, avons-nous encore le choix ? Je ne crois pas.


Merci Dorothée-Myriam Kellou pour cet entretien.

 

Retrouvez ici les chroniques de :

 

Nancy-Kabylie 

 

 

 et de :

Personne Morale de Justine Augier
(Histoire de l'affaire Lafarge en Syrie,
dénoncée dans le journal Le Monde par Dorothée-Myriam Kellou)


 

 

mercredi 19 mars 2025

[Gougaud, Henri] De ciel et de cendres

 



 

Coup de coeur 💓💓

 

Titre : De ciel et de cendres

Auteur : Henri GOUGAUD

Parution : 2025 (Albin Michel)

Pages : 224

 

 


 

 

 

 

Présentation de l'éditeur :  

« La plupart des personnages qui peuplent ce livre figurent dans le Registre d’inquisition de Jacques Fournier, évêque inquisiteur de Pamiers de 1317 à 1326. J’avoue avoir pris avec ces êtres simples au destin émouvant quelques libertés de conteur, ce qui ne m’a pas empêché de rapporter fidèlement ce que j’ai appris de leur vie, de leur parcours, de leurs révoltes, de leurs croyances, voire de leurs opinions politiques. Par contre, j’ai fait de l’évêque inquisiteur Jacques Fournier (que les historiens concernés me pardonnent) un personnage romanesque, bien que je me sois appliqué à respecter les grandes étapes de sa carrière. Enfin, le nom du narrateur est celui du greffier qui était chargé de rédiger les comptes rendus en bon latin. Il savait tout de la vie des autres, mais n’a jamais rien dit de la sienne. Je lui ai donc prêté ma voix. » Henri Gougaud

 

Le mot de l'éditeur sur l'auteur :

Conteur, romancier et essayiste, Henri Gougaud (1936-2024) est l’auteur d’une quarantaine de livres. Entièrement basé sur des faits réels extraits des registres de l’Inquisition du XIVe siècle, De ciel et de cendres renoue avec la veine cathare de L’Enfant de la neige (2011) et de La Confrérie des innocents (2021), c’est le dernier roman d’Henri Gougaud.

 

Avis :  

Décédé en mai dernier, Henri Gougaud était romancier, journaliste, homme de radio et remarquable conteur. La publication posthume de son dernier roman nous plonge une ultime fois dans ce pays Cathare que, natif de Carcassonne, il affectionnait tant, pour une évocation historique de l’Inquisition au XIVe siècle qui ne manque pas d’entrer en résonance avec certaines facettes de l’actualité contemporaine.

« On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout. » 
 
C’est au travers du regard et de la conscience tourmentée par le doute et l’effroi de Jean Jabaud, engagé malgré lui par Jacques Fournier, alors évêque inquisiteur de Pamiers mais futur pape Benoît XII, pour lui servir de greffier, que l’on pénètre au coeur-même de Notre-Dame de la peur, le terrible tribunal où, tous restitués d’après le registre d’Inquisition qui nous est parvenu, défilent les accusés immanquablement condamnés, souvent après torture, soit au bûcher, soit au Mur, c’est-à-dire au cachot.

De par sa fonction témoin privilégié d’un grand théâtre de la terreur visant hypocritement à réduire les populations à la soumission la plus stricte – qui pour oser sortir du rang quand une simple délation haineuse suffit à vous envoyer, trop Juif, trop riche, trop lépreux, trop gênant ou trop jalousé, entre les mains du bourreau ? –, Jean le greffier devient aussi le confident obligé de l’Inquisiteur. On ne résiste pas, en effet, à ce genre de phrase : « Je peux faire de vous n’importe quel coupable. »

Si semblable à vous et moi dans sa confrontation à un monde qui semble avoir perdu la raison dans sa soumission à des egos prêts à toutes les hypocrisies et les turpitudes pour satisfaire leur narcissique soif de pouvoir, notre homme tremblant mais subjugué découvre chez son maître, mais aussi chez ses semblables, l’ambivalente complexité de l’âme humaine. L’un a choisi l’ambition, la politique et le chemin du pouvoir et incarne la violence et l’absurdité institutionnelles. Les autres dont les réactions vont de la résistance frontale, au risque de leur vie, à tous les degrés de compromission, quitte à y perdre leur âme, forment le tout-venant de l’humanité s’efforçant comme elle peut de composer avec l’injustice et l’oppression.

Avec ses personnages tout en nuances et sa plume délicieusement travaillée à l’ancienne, Henri Gougaud signe une composition historique riche, précise et gouleyante, doublée d’une dimension métaphorique aux échos très actuels. Très grand coup de coeur. (5/5)

 

Citations : 

Mais, plus que la sinistre procession de croix et de cantiques qui mena cette femme au feu, me parut effrayant le plaisir sans nuages des agapes et du bon appétit, au retour du brûlement. Ils mangèrent joyeusement ce que l’on avait préparé ! Comment pouvaient-ils se trouver joyeux d’avoir brûlé vive une femme ? La vie est un chemin aimé troué de gouffres insondables. Des frères prêcheurs, j’en connaissais depuis notre commune et peu lointaine enfance, au temps où nous étions de sacrés dénicheurs de pies et de mésanges. Comment les imaginer, devenus grands, tisonnant joyeusement, pour l’amour du Christ, la chair calcinée d’une vieille en plaisantant sur ses seins nus ? Ils furent pourtant ordinaires, comme moi, frères en âneries et chapardages de cerises. Comment est-il possible de s’endormir humain et de se réveiller monstre ? Peut-on se perdre par hasard, comme on perd la clé d’une porte ?


Croyez ce qui vous fait du bien, refusez ce qui vous épuise. Vous vivrez, au moins, un peu mieux. De toute façon, rien n’est vrai. La vérité, mon bon ami, est hors de portée de nos crânes, de nos mains tendues, de nos cœurs. Elle n’est pas accessible à notre entendement. Nous sommes condamnés jusqu’à la fin des temps à nous raconter des histoires pour oublier qu’on ne sait rien.


– Moi, je voudrais, dit-il encore, que vos lieux saints soient jetés bas, que nos enfants soient baptisés dans nos sources et nos fontaines, que les messes soient célébrées au bord des routes, dans les champs, sur les vastes landes désertes, sous le ciel où jamais on n’a vu de gardien armé d’une clé de portail. Ainsi, au moins, aucun curé, aucun évêque, aucune foudre ne pourrait empêcher qui en aurait l’envie d’entrer dans le cercle de Dieu.  Rumeur d’approbation dans l’ombre de la salle. L’homme se tait enfin. Il sait à cet instant qu’à discourir ainsi il a déjà perdu sa maison, sa famille, sa liberté, sa vie. Quel désespoir faut-il pour se défaire ainsi des hypocrisies ordinaires, des faux-semblants, des beaux envols ? Je ne sais pas. Je suis naïf. Je crois (mais c’est sans doute absurde) qu’il y aura toujours quelque part un grain d’espérance à semer. Le soir avant la nuit de la Nativité, Raymond de Laburat fut jeté au Mur strict, autant dire au trou noir sans la moindre lucarne, où l’on oublie bientôt qui se meurt là-dedans.


On n’aime pas savoir que les léproseries sont, de nos jours, des résidences de mieux en mieux achalandées. Les malades nouveaux y viennent, parfois avec leur pauvreté, parfois avec leurs biens solides, mobiliers et immobiliers. Le plus souvent, ils lèguent tout à la maison qui les accueille. Ainsi vivant sans bruit ni plainte et cheminant vers l’avenir comme sur le bout des orteils, leur sinistre communauté a fait fructifier de puissantes fortunes. Il semble qu’aujourd’hui leur force et leur pouvoir effraient nos guildes de marchands, qui n’ont rien à leur opposer qu’une figure regardable. Ils ne voient pas, je crois, d’un œil défavorable ces « sottises », comme vous dites, qui font un mal d’apocalypse à leurs concurrents maladifs. Je sais bien que parfois elles furent encouragées à voler de porte en fenêtre. Mais quelques boutiquiers pervers n’ont certainement pas suffi à répandre partout ces mensonges mortels déguisés en nouvelles fraîches. Il leur fallait aussi, et peut-être surtout, le feu noir de la haine qui couve chez les gens du peuple et n’attend qu’un murmure à l’oreille tendue pour que renaissent un peu partout les ressentiments increvables et les désespoirs assassins. La haine est un feu noir qui envahit les âmes, comme la peste fait des corps. Il suffit de souffler dessus et la voilà qui se répand, qui dévore l’air alentour, et qui invente des fantômes où sont des gens pareils à nous. Quelques marchands, je crois, ont réveillé les braises. J’espère pour eux qu’ils ignorent ce qu’ils ont réellement fait.
 
 
Il me contempla longuement, une étrange lueur dans l’œil, puis il me dit tout doux :  
– Païen, sans Dieu ni diable, menteur et mécréant, greffier d’un serviteur de Dieu détesté comme un jour de deuil. Je peux faire de vous n’importe quel coupable.  Une suée mouilla mon front et mon cœur s’arrêta soudain comme un animal méfiant. Monseigneur Fournier, en effet, avait tout pouvoir sur ma vie. Je l’avais oublié. L’avais-je jamais su ? Nouveau silence, exaspérant, puis il me dit ces mots inquiets, comme s’il me posait une question d’aveugle :  
– Dans quel chaudron suis-je tombé ?


Chacun sait que, des quartiers juifs aux léproseries maléfiques, les chemins sont méchants mais guère malaisés. Il fut bientôt dit et redit, de confidences boutiquières en racontars de coin de rue, que les fils de Moïse aussi empoisonnaient les puits, les ruisseaux, les fontaines. Pourquoi ? Vite pensé, vite dit, vite cru. Parce qu’ils haïssaient les vrais enfants de Dieu. Voilà ce qui se racontait. En vérité, les marchands juifs, tout comme les bourgeois lépreux, étaient pour les bons catholiques d’inadmissibles concurrents. Tout de même, ces nez-crochus étaient les maudits petits-fils des assassins de Jésus-Christ. « Ces gens-là, plus riches que nous ? » murmurait-on dans les églises. Inconvenant, injuste, impossible, indécent ! Il convenait de les brider, de les rançonner, de leur nuire, et pourquoi pas de les charger de tous les meurtres imaginables, des complots les plus biscornus, des accointances les plus noires avec tel roi de Tunisie, avec tel sultan de Cordoue ou tel diable évadé d’enfer. 


On peut aisément faire croire ce qu’on veut aux ânes bâtés. Il suffit de savoir parler à cette haine enthousiaste qui les rend capables de tout.


Vous m’imaginez tout semblable à ces malfaiteurs sans vergogne qui font dire et redire au peuple les bruits qu’ils veulent voir courir. Erreur grossière, mon ami. Ces gens-là, ne l’oubliez pas, cultivent l’embrouillamini, l’égarement, la confusion. Moi, je n’ai de souci que la santé des lois de notre sainte Église. Ces lois ont grand besoin de serviteurs fidèles et d’impitoyable respect. C’est pourquoi je punis, j’enferme s’il le faut, je brise, j’accepte qu’on torture et qu’on brûle des gens qui eurent un jour le tort majeur d’oublier les règles sacrées dictées par Dieu le Père, son Fils et l’Esprit Saint. Nos tristes rôtisseurs de juifs et de lépreux sont à l’envers de nous. Ils n’ont de goût que pour la haine et le pouvoir d’emplir à l’abri des regards leur belle bourse en peau de loup. Ils ne servent pas Dieu. Moi, oui. Mon travail, en tout cas l’unique qui m’importe, est d’édifier pierre à pierre, pour le temps qui m’est accordé, la demeure terrestre du Miséricordieux qui veille aujourd’hui sur nos vies.


Si quelqu’un avait entendu vos insolentes réprimandes, j’aurais dû, me dit-il, vous faire emprisonner. Grâce à Dieu, la maison est vide. Mais prenez garde, à l’avenir, je ne pourrai pas tolérer vos grincements de mécréant devant témoin, donc, soyez sage. Les délateurs sont nos vrais maîtres, aujourd’hui. Souvenez-vous-en. Leurs murmures sont plus prisés que les enseignements des saints. Ne risquez pas le Mur, Jabaud !  
Il se leva. Je le suivis. Il s’en alla ouvrir la porte. Comme je franchissais le seuil, il dit, à nouveau amical :  
– Combattre la colère ne fait que l’attiser. Nous la laissons donc s’épuiser. Les outrances sont ainsi faites qu’elles ne font mal que peu de temps. Les juifs et les lépreux vont reprendre leur place et l’Église sa marche lente vers un avenir infini. Salut à votre sœur Marie. 


Les certitudes font toujours un bruit de porte qui se ferme !


Garde pour toi ce qui t’importe. Raconte ta vie à ton Dieu, si tu le veux, c’est ton affaire, mais ne raconte pas ton Dieu à ceux qui fréquentent ta vie.


– Savez-vous ce que j’aimerais être ? Curé d’une paroisse oubliée des évêques où les gens seraient tous si lourdement fautifs que je me sentirais somme toute acceptable avec mon panier de boulets.  
Il sourit pauvrement. Je ne répondis pas. Je pensai, tout à coup : « Pourquoi donc, sacredieu, se sentir fautif ? Et de quoi ? D’être né, d’avoir des envies, des peurs, des amours, des colères contre l’absence de réponse qui désespère les questions ? Dieu qui sait tout, à ce qu’on dit, ne peut certes pas ignorer que si je ne suis pas meilleur, c’est que je ne sais comment faire. Chrétiens, hérétiques, brigands, pauvres, puissants, heureux ermites, trompeurs, trompés, bourreaux, fuyards, bref, mortels de tout acabit, je vous le dis, Père éternel, je vous l’écris, je vous le crie du plus profond de mes sommeils, nous faisons ce que nous pouvons avec ce qui nous fut donné. M’entendez-vous, de vos nuages ? »