J'ai beaucoup aimé
Titre : L'effondrement
Auteur : Edouard LOUIS
Parution : 2024 (Seuil)
Pages : 240
Présentation de l'éditeur :
Mon frère a passé une grande partie de
sa vie à rêver. Dans son univers ouvrier et pauvre où la violence
sociale se manifestait souvent par la manière dont elle limitait les
désirs, lui imaginait qu’il deviendrait un artisan mondialement connu,
qu’il voyagerait, qu’il ferait fortune, qu’il réparerait des
cathédrales, que son père, qui avait disparu, reviendrait et l’aimerait.
Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.
Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.
À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.
Ce livre est l’histoire d’un effondrement.
Ses rêves se sont heurtés à son monde et il n’a pu en réaliser aucun.
Il voulait fuir sa vie plus que tout mais personne ne lui avait appris à fuir et tout ce qu’il était, sa brutalité, son comportement avec les femmes et avec les autres, le condamnait ; il ne lui restait que les jeux de hasard et l’alcool pour oublier.
À trente-huit ans, après des années d’échecs et de dépression, il a été retrouvé mort sur le sol de son petit studio.
Ce livre est l’histoire d’un effondrement.
Le mot de l'éditeur sur l'auteur :
Édouard Louis est écrivain. Il est
l’auteur de plusieurs livres autobiographiques qui ont été traduits dans
plus de trente langues.
Avis :
De neuf ans son aîné, ce frère sans prénom dans le livre avait la même mère qu’Edouard Louis, mais pas le même père. Un père qui les a abandonnés, lui et une autre demi-sœur de l’auteur, lorsque leur mère s’est remariée. La fille s’en est remise, pas le garçon qui a sombré dans la dépression et l’alcoolisme, incitant l’auteur à réfléchir, au-delà des déterminismes sociaux liant ici pauvreté, délinquance, alcool et mort prématurée, à la psychologie de ce frère par ailleurs si violemment homophobe que lui-même avait depuis longtemps préféré ne jamais le revoir.
« Je détestais souvent mon frère, mais j’ai besoin de comprendre », écrit-il. Parce que, même s’il n’était alors qu’adolescent, une question l’obsède : « Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas. » « Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli. » Alors, l’auteur fouille ses souvenirs, interroge ses proches et ceux de son frère, s’intéresse à la psychiatrie et à la psychanalyse en lisant Freud, Binswanger, Michel Foucault ou encore Julia Kristeva, enfin trouve dans la littérature, chez Anne Carson et Jamaica Kincaid par exemple, d’autres récits en résonance avec le sien.
Entre doute et tristesse, une forme de tendresse hésitante pour ce frère maudit, blessé dans son être jusqu’à s’autodétruire, s’insinue entre les lignes de ce texte qui, s’ouvrant sur l’annonce d’une mort sordide et s’attachant dans la plus grande sobriété de style à recoller les morceaux d’une existence enlisée dans la souffrance, reconstitue ce qui apparaît comme le destin aveugle d’un personnage de tragédie grecque. Né dans un autre milieu et non dans cette « partie de la classe ouvrière [où] les blessures psychologiques n’existent pas », où il n’y a aucun lieu pour les dire et pas non plus « d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies » par manque d’argent et d’accompagnement, qui sait ce que ce frère aurait pu devenir malgré tout ? Et l’auteur de s’interroger sur ce qui fait nos destinées. « A quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop tard ? »
Terrible anamnèse d’un naufrage humain, social et familial, ce texte très contenu qui dévoile fort honnêtement la perplexité mêlée de ressentiment et de regret de l’auteur ne laisse de beau rôle à personne. Un récit navrant et bouleversant, aussi sensible que lucide. (4/5)
Citations :
Mon frère a toujours eu cette tendance à vouloir le monde, il n’a jamais su que rêver grand, jamais de petits rêves, jamais les petits rêves que la plupart des gens formulent au quotidien, trouver un pavillon, acheter une voiture pour les promenades du dimanche, non, il n’a jamais su rêver que de gloire, et je crois que c’est la dimension de ses rêves, et le désajustement entre leur dimension et toutes les impossibilités qui ont formé sa vie, la misère, la pauvreté, le nord de la France, son destin, je crois que ce sont toutes ces contradictions qui l’ont rendu si malheureux. Mon frère était malade de ses rêves.
(…) mon père a laissé éclater un long rire sonore.
Il a ri, un long rire saccadé qui remplissait toute la pièce, et il a dit, je me souviens, je sens encore ma présence au milieu de la cuisine, la tiédeur sur mon visage, mon père a dit : Mais tu te fous de ma gueule ou quoi ? Tu crois que je vais croire un raté comme toi qui n’a jamais été capable de foutre quelque chose de sa vie ? Un bon à rien comme toi ? Tu crois que je vais te croire parce que tu m’as apporté un bout de papier que n’importe qui peut me ramener ? Mais tu me prends vraiment pour un con ou quoi ? Tu penses que je suis assez débile pour confondre un bout de papier que tout le monde peut trouver n’importe où et un contrat de travail ? Allez dégage – et il s’est tourné vers l’écran de télévision. Il a continué son émission, comme si de rien n’était, comme si mon frère n’était jamais apparu.
(…) plus tard il a téléphoné à notre mère. Il pleurait. Il lui a dit qu’il était allongé sur une voie ferrée, il attendait qu’un train vienne le percuter, il voulait mourir. Il disait à notre mère de bien écouter le silence autour de lui, c’était celui de la campagne autour de la voie ferrée, celui des arbres dans la nuit, c’était le silence de la terre humide. Il a cru qu’elle le soutiendrait, qu’elle serait de son côté, elle était souvent moins dure que mon père avec lui, mais tandis que mon frère lui parlait elle est restée muette, et mon père a repris son rire, Ah, ah, et maintenant un suicide, on aura tout vu avec lui, allez, bon suicide, à plus.
J’ai parfois le sentiment que l’histoire de mon frère est l’histoire d’une Blessure jetée au monde et sans cesse ré-ouverte. J’ai parfois le sentiment que si ça n’avait pas été l’absence de son père, mon frère aurait trouvé autre chose. J’ai parfois le sentiment que la vie de mon frère n’a été qu’un instrument au service de sa Blessure, et que la question n’est pas de savoir où elle a commencé, mais pourquoi le monde lui a offert autant d’occasions de la creuser.
Mon frère, selon l’expression du psychiatre allemand Hubertus Tellenbach, mobilisait n’importe quel matériau de combustion pour entretenir le feu de sa souffrance.
Dans une large partie de la classe ouvrière les blessures psychologiques n’existent pas. Dans l’entourage de mon frère on ne parlait jamais de traumatisme, de mélancolie, de dépression. Il existe au contraire dans les classes plus privilégiées des lieux et des institutions collectives pour évoquer ses blessures : la psychanalyse, la psychologie, l’art, les thérapies collectives. Si mon frère était blessé, il n’avait aucun lieu pour le dire.
À quel moment est-ce que des actes deviennent destin ? Jusqu’à quel moment quelqu’un, mes parents par exemple, aurait pu infléchir la direction que prenait sa vie ? À partir de quand est-il trop tard ?
Comme tous les garçons dans notre monde il pensait que l’école ne l’intéressait pas, sans voir que c’était le cas de tous les garçons autour de nous, et que donc c’était un destin social qui s’imposait à eux, que c’était l’école qui ne voulait pas d’eux et qu’elle transformait l’exclusion en l’illusion d’un choix.
Ce que je vois – et ce que je m’apprête à dire est important pour la compréhension de mon frère, je crois – c’est que dans notre monde on ne pouvait pas se permettre d’essayer, pendant que dans d’autres mondes les erreurs sont possibles, et je me dis – ce n’est qu’une hypothèse, c’est trop tard maintenant – je me dis aujourd’hui que si mon frère avait grandi dans un autre monde nos parents lui auraient donné l’argent nécessaire pour commencer sa formation, ils auraient pu le faire, et peut-être qu’il ne l’aurait pas suivie jusqu’au bout, peut-être qu’il aurait abandonné ou qu’il aurait menti comme il l’avait fait avec le lycée, mais peut-être qu’il l’aurait suivie jusqu’au bout, et peut-être que cette formation aurait changé sa vie, et peut-être qu’il serait devenu quelqu’un d’autre, et peut-être qu’il aurait été plus heureux, plus épanoui, ces choses qu’on dit, et peut-être que grâce à ce bonheur nouveau il n’aurait pas sombré, et qu’il ne serait pas mort, on ne le saura jamais, parce que dans notre monde essayer n’était pas une chose possible, je l’ai vu plus tard dans le monde de ceux qui vivent dans le confort et dans l’argent, ou du moins avec plus d’argent et plus de confort, certains de leurs enfants étaient comme mon frère, certains buvaient, certains volaient, certains détestaient l’école, certains mentaient, mais leurs parents essayaient des choses pour les aider et pour tenter de les transformer, ils leur offraient une formation de pâtissier, de danseur, d’acteur dans une mauvaise école de théâtre trop chère, ils essayaient, et c’est aussi ça l’Injustice, certains jours il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès à l’erreur, il me semble que l’Injustice, ce n’est rien d’autre que la différence d’accès aux tentatives, qu’elles soient ratées ou réussies, et je suis tellement triste, je suis tellement triste.
Mon père souffrait de la pauvreté et de la vie à l’usine et il était dur avec ma mère. Ma mère subissait cette violence de mon père et elle était dure avec nous. Elle aurait fait n’importe quoi, certains jours, pour que la violence de mon père à son égard s’apaise ; elle formait des alliances avec lui (des souvenirs où mon père se moquait de moi et où ma mère riait, ses dents apparentes tout à coup, et je ne comprenais pas comment elle pouvait s’allier à lui alors que la veille c’était d’elle qu’il s’était moqué, en l’appelant La Grosse par exemple ou Grosse vache, je ne comprenais pas comment elle pouvait pactiser avec quelqu’un qui lui faisait tant de mal, mais je vois aujourd’hui que ce que j’éprouvais comme un paradoxe était en réalité une conséquence logique, que c’était justement parce qu’il l’humiliait qu’elle s’alliait à lui, qu’il n’y avait aucune contradiction mais au contraire une évidence parfaite, une causalité limpide, elle s’alliait avec lui pour déplacer sur d’autres, le temps de quelques heures, quelques minutes, la souffrance qu’il faisait peser sur elle).
Et si mon frère était mort à trente-huit ans non pas à cause du déterminisme social, mais à cause d’un accident dans le fonctionnement normal des forces sociales ? Voilà ce que je crois : dans le milieu de mon enfance, nos conditions de vie nous dictaient souvent nos rêves et nos espoirs. La violence du déterminisme social résidait aussi dans la façon dont il délimitait nos désirs : avoir une promotion à l’usine, acheter une télévision plus grande, obtenir un prêt pour une voiture. Si les rêves de mon frère étaient si vastes, et si désajustés par rapport à son existence, si ses rêves le plongeaient dans ce désespoir qui un jour est devenu la substance de sa vie, alors c’est que les mécanismes du déterminisme social ont échoué à totalement conditionner la personne qu’il était. La société n’a pas accompli sa mission. Ou elle n’en a accompli qu’une partie : la précarité, l’isolement, l’alcool. Mais pas le reste. Pas la délimitation des rêves.
L’être blessé, chez Binswanger, n’a plus ni passé, ni présent, ni futur : le passé n’est jamais passé puisque l’être blessé ressasse ses souvenirs malheureux, ne les laisse jamais derrière lui, ne les laisse jamais passer. Le futur n’est pas un futur puisque l’être blessé ne le voit que comme un risque de répétitions des souffrances déjà éprouvées. Le présent lui-même se dissout, écrasé sous les fantômes de ce passé jamais passé et sous l’angoisse d’un futur qui n’est plus – plus rien que la projection d’un cauchemar ancien toujours sur le point de faire son retour.
« Tout l’avenir du présent s’épuise à devenir son propre passé », commente Michel Foucault dans sa lecture de Binswanger.
« Tout l’avenir du présent s’épuise à devenir son propre passé », commente Michel Foucault dans sa lecture de Binswanger.
Mon frère parlait souvent de son rêve d’avoir des enfants, et surtout un fils. Il voyait ce projet comme une manière de rattraper avec ce fils rêvé la relation que lui n’avait jamais eue avec son père ; la plupart des gens veulent des enfants non pas pour transformer leur avenir, mais pour conjurer leur passé.
(…) parler de mon frère a toujours signifié, pour elle [la sœur de l’auteur] comme pour moi, tenter de résoudre une énigme, que parler de mon frère, c’était toujours émettre des hypothèses, et donc que sa vie, comme sa mort, a depuis les origines pris la forme d’un point d’interrogation.
Je sais pourtant que je n’étais qu’un adolescent et que je n’étais pas tenu d’aider une personne qui m’avait fait souffrir, mais pourtant je ne peux pas ne pas me poser la question : Qu’est-ce que je n’ai pas fait ? Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Et ce sourire de mon frère me jette la question au visage, et je ne sais pas, je ne sais pas.
Comment oublier, quand il n’y a rien devant ? Quand on n’a rien devant, on se réfugie dans le passé. On se réfugie dans un passé qui nous blesse. C’était comme un autre cercle. Ton frère était pris dans des cercles, des cercles partout.
Ludwig Binswanger, dans ses analyses de cas psychiatriques comme Mélancolie et manie ou encore Le Cas Ellen West, fait une proposition étonnante : il affirme en effet que c’est l’amour et l’amour seul qui fait passer le temps. Binswanger formule la théorie suivante : que c’est l’amour qui donne la stabilité et la sécurité suffisantes pour permettre à un individu d’avancer, de faire la distinction entre passé, présent, et futur. Sans amour, pas de temps. S’il ne peut pas « aimer en sécurité », l’être-présent est « menacé par son néant ».
Un ami m’a dit il y a quelques semaines : « Les dernières fois ne s’éprouvent comme dernière fois que quand il est trop tard. Nous passons du temps avec des personnes, nous vivons une certaine vie, un certain quotidien, et un jour nous voyons une de ces personnes sans savoir que c’est la dernière fois. Ce n’est que des mois, une décennie, longtemps après, qu’on s’en rend compte. »
Rien ne peut dire cette distance entre nous. Rien ne peut dire la distance mais cette distance dit tout. La distance est une mémoire. Même quand je ne pensais pas à mon frère je ne l’oubliais pas. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie était celle que j’aurais pu avoir, et que je ne l’ai pas eue, écrit Jamaica Kincaid. Je ne l’oubliais pas parce que sa vie contenait et représentait une trace de la mienne, de ma fuite loin de lui.
J’ai bu pour m’évader et l’alcool est devenu ma prison.
Peut-être que je ne sais rien de mon frère, mais j’ai besoin de croire que je sais. Peut-être que j’ai besoin d’une histoire, d’une explication, de quelque chose qui ait un sens. D’un rempart contre l’oubli.